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Ce collectif, qui rassemble les présentations tenues à l’occasion du colloque portant sur « l’émergence de la puissance indienne », organisé par Le Monde diplomatique et l’association « Carrefours de la pensée » les 13, 14 et 15 mars 2009 à Mans en France, réussit avec brio le pari que se lancent à chaque année les Carrefours dans le cadre de leurs conférences thématiques : « […] fournir à tous ceux qui le désirent des éléments d’information et d’analyse fiables permettant d’engager un débat éclairé entre citoyens responsables » (p. 15). Regroupant des articles de spécialistes français et indiens provenant d’horizons diversifiés (histoire, économie, politique, philosophie, journalisme, etc.), ce livre donne, tout autant au spécialiste qu’au simple curieux, des clés d’analyse et des pistes de réflexion pour aborder les questions touchant aux différents enjeux de la modernité indienne. Il réussit de plus ce que plusieurs ouvrages issus de colloques ne parviennent généralement pas à reproduire : le climat des échanges qui suivent les présentations. À la fin de chacune des cinq séquences du livre se trouve une section intitulée « Débat », dans lesquelles une partie des discussions entre le public et les participants a été retranscrite, qui contiennent une mine d’informations et où le lecteur pourra apprécier des réflexions touchant des thèmes aussi variés que la question des castes, le secteur agraire en Inde et l’avenir des études indiennes en France.

Le livre est divisé en cinq parties, qui correspondent aux séquences des trois journées de conférences, et comprend en tout dix-neuf textes. À défaut de faire un compte rendu systématique de chacune des contributions à ce livre, exercice au demeurant déjà bien fait par Alain Chemin dans l’introduction, quelques-uns des textes seront présentés ici. Ce choix, bien qu’aléatoire, donnera un portrait d’ensemble assez juste, me semble-t-il, de ce que le lecteur trouvera dans ce collectif et la diversité des sujets qui y sont abordés.

Comme son titre l’indique, la première partie du livre, « Quelques aspects de l’histoire économique et politique de l’Inde », aborde l’histoire politique et l’émergence de l’Inde comme puissance économique à travers l’examen de trois périodes de son histoire. Elle comprend des contributions d’Éric Paul Meyer, « L’Inde et la première mondialisation : l’économie de l’Inde avant la colonisation britannique », d’Olivier Louis, « Le système des partis politiques en Inde au lendemain des élections législatives de 2009 », et de Jean-Pierre Dardaud, « La société civile dans l’Inde contemporaine : émergence ou évolution ? ». Dans le premier article de ce collectif, É.P. Meyer montre comment l’émergence de l’Inde au xxie siècle dans le marché économique mondial n’est pas un phénomène inédit et sans précédents dans l’histoire indienne, mais s’inscrit plutôt dans un long passé d’échanges commerciaux et de luttes économiques. Contrairement à « l’image d’une paysannerie immobile et incapable d’initiative » (p. 39) forgée par les Britanniques au xixe siècle, l’Inde connaît une période d’essor agricole du xive siècle au xviie siècle. Les innovations dans les domaines de l’agriculture et de l’artisanat sont nombreuses dès le xive siècle (système de prêts mis en place, adoption de l’irrigation et de nouvelles plantes d’Amérique, utilisation du rouet, perfectionnement des techniques d’orfèvrerie et de joaillerie pour répondre aux exigences d’une demande croissante, etc.), et le commerce maritime stimule un marché dont les frontières s’étendent jusqu’au Moyen Orient. L’arrivée au xvie siècle des commerçants européens, qui se greffent à des circuits d’échanges déjà établis, ne sera pas sans conséquence sur l’économie indienne à long terme, et d’autres bouleversements, comme le déclin de l’Empire moghol, modifieront aussi la donne. C’est cette fresque historico-économique de l’Inde que peint, en quelques pages, É.P. Meyer.

La deuxième partie du livre, intitulée « Dynamiques culturelles et religieuses », questionne les idées reçues sur l’Inde et les images tenaces qu’elle charrie en dégageant son caractère fondamentalement diversifié. Quatre textes sont proposés : « Le dynamisme de la littérature indienne » de Josiane Racine, « Du Veda à l’ordinateur » de Michel Hulin, « Les religions de l’Inde : un pluralisme sous tension » de Camille Tarot, « Art contemporain indien : entre mythes et réalités » d’Hervé Perdriolle. Dans une très belle présentation de la littérature de l’Inde des xxe et xxie siècles, J. Racine, en prenant soin de rappeler la longue culture littéraire dans laquelle s’enracinent les littératures de l’Inde d’aujourd’hui, des traités spéculatifs en langue sanskrite aux épopées comme le Mahabharata et la poésie de Kabir (xve siècle), retrace les auteurs et les moments marquants de la vie littéraire indienne — Tagore et son prix Nobel de littérature en 1913, bien sûr, mais aussi Bibhutibhusan Bandopadhyay et son Pather Panchali, Nirmal Verma, plus récemment Aravind Adiga et son succès international Le tigre blanc (2008), aux auteurs moins connus internationalement comme l’écrivaine ourdoue Ishmat Chuglai, le poète du Maharasthra Arjun Dangle, etc. L’auteure constate l’extrême diversité de la production littéraire indienne — diversité linguistique (littérature hindie, bengalie, tamoule, malayalam, etc.), thématique (la nation, la vie rurale, la famille, la ville, etc.), sociale et culturelle (littérature féminine, dalit, de la diaspora) — qui, loin d’avoir été asphyxiée par l’anglais comme certaines prédictions le laissaient entendre, s’en est plutôt trouvé aiguillonnée : « L’anglais, loin de tuer la création dans les langues vernaculaires, l’a au contraire stimulé, en étant un ferment, dans le fond comme dans la forme, d’un bouillonnement culturel qui, touchant d’abord les élites indiennes anglicisées, se diffusa ensuite bien au-delà de leur cercle » (p. 87).

De son côté, C. Tarot étudie la question du pluralisme religieux en Inde et ses enjeux. À cette pluralité, il voit en l’absence, dans l’hindouisme, d’un fondateur et d’une « structure centrale laissée ou esquissée par lui » (p. 99), l’une des raisons majeures. Dans la première partie de son texte, il brosse un tableau des religions de l’Inde, qu’il divise en traditions endogènes (l’hindouisme et ses multiples courants, le jaïnisme, le bouddhisme, le sikhisme) et exogènes (le judaïsme, le christianisme, l’islam, le parsisme), émaillé d’une foule de renseignements sur ces religions et leurs particularismes en contexte indien. L’auteur examine ensuite comment le pluralisme hindou s’est négocié entre tolérance, entre autres à travers la pensée et l’action des réformateurs modernes Gandhi et Vivekananda, et nationalisme, avec ce qu’il appelle « la crise du pluralisme laïque de Nehru » et la montée du nationalisme hindou. Il termine sa réflexion par une analyse des enjeux du nationalisme sur l’État indien, enjeux dont le noeud du problème se situe, remarque-t-il, dans l’inexorable paradoxe de la rencontre entre l’hindouisme et la modernité (qui est aussi le problème de l’égalité et de la hiérarchie) :

L’angoisse des nationalistes hindous est d’intégrer à l’hindouisme ces catégories [les autres religions, les femmes, les Scheduled Castes, Scheduled Tribes et Other Backward Classes] que pendant des siècles et des millénaires leurs ancêtres hindous, voire eux-mêmes, ont tenu hors du corps social à cause de leur impureté et qu’ils revendiquent désormais bruyamment comme faisant partie de la nation, donc de l’hindutva, face aux risques de « séparatisme » musulman ou chrétien ! (P. 112).

Commençant par la présentation faite par Mira Kamdar, « Les enjeux d’une société en mouvement : “une société inégalitaire”… », la troisième partie propose une réflexion sur les problèmes sociaux que posent les changements qu’entraînent le libéralisme économique et la mondialisation en Inde, et comprend aussi les articles d’Ingrid Therwath, « La diaspora indienne : un facteur de changement et de puissance », de Bénédicte Manier, « L’élimination des filles, paradoxe du développement en Inde », et de Frédéric Landy, « L’urbanisation indienne : des bidonvilles aux centres commerciaux ». Dans un texte pertinent et engagé, M. Kamdar fait ressortir la violence que génère (ou stimule) une économie néolibérale qui accentue les écarts sociaux et économiques déjà existants, dans un monde par ailleurs de plus en plus fragmenté :

Les Indiens savent que l’écart se creuse entre « l’Inde qui brille » et l’autre […]. La société indienne devient, plus que jamais, une société non seulement qui progresse à plusieurs vitesses mais aussi une société où quelques-uns jouissent de tout ce que la consommation peut apporter de plaisirs et de conforts, alors qu’une trop grande proportion de la population survit difficilement. Aux prises avec les forces de la mondialisation qui concentrent les capitaux vers le haut, avec un environnement naturel à la limite de la surexploitation, avec un projet de développement à l’occidental néolibéral et une population qui ne cesse d’augmenter, la fracture sociale en Inde est multiforme et croissante (p. 133).

Après avoir donné des exemples politiques et économiques des inégalités engendrées, ou renforcées, par l’émergence de l’Inde comme puissance dans le contexte de la mondialisation, et questionné le sens de la démocratie en Inde, elle conclut que la principale menace qui pèse sur l’avenir du pays est le fait que « l’élite indienne comprend très bien le problème de l’inégalité sociale, mais, à quelques exceptions près, ne voulant guère céder de ses privilèges et de son pouvoir, elle s’en moque » (p. 144). À travers le sujet de la diaspora, la question de l’élite indienne est également traitée dans l’article d’I. Therwath. L’auteure commence par faire le portrait de la diaspora indienne, « qui représente 25 millions de personnes réparties dans 110 pays » (p. 145). Elle met en garde contre une vision homogène de cette diaspora, qui ne se limite pas aux Indiens aisés et éduqués des pays riches occidentaux, en rappelant les différentes migrations qui la constituent et les origines diverses (régions et castes) des Indiens qu’on regroupe sous cette appellation. Alors que l’Inde entretenait une certaine méfiance envers sa diaspora, qu’elle voyait surtout comme un fardeau économique, il s’opère, dans les années 1990, un changement de perception des émigrés indiens qui, d’une « communauté » peu désirable, devient le symbole de l’Inde nouvelle qu’il faut à tout prix séduire. C’est ce changement qu’explique I. Therwath en analysant les rôles économique et politique de la diaspora indienne, entre autres à travers l’exemple des groupes d’influence, les lobbies, aux États-Unis, dont elle insiste sur le caractère trompeur de l’apparente unité et fait ressortir les contradictions :

On sous-estime ce poids de la diaspora et on minimise aussi sa diversité. En Inde, on veut montrer l’image d’une communauté unie et homogène. Cette diaspora active, celle des lobbyistes, veut toujours se présenter comme une communauté modèle : pro-démocratique, pro-Droits de l’homme, une communauté riche et éduquée qui réussit. Jamais on ne vous parlera de caste, jamais on ne vous parlera de questions de dot, jamais on ne vous parlera d’infanticide ou de foeticide alors que, évidemment, ces questions existent. On ne vous parlera pas du tout de questions partisanes. Ces Indiens essaieront toujours de gommer leur appartenance, fréquente, aux réseaux de l’extrême droite hindoue, alors que ce sont des aspects absolument fondamentaux (p. 149).

Poursuivant la réflexion sur les enjeux économiques, les contributions de la quatrième partie, « Atouts et faiblesses d’un géant », sondent les spécificités de l’économie indienne en la comparant à celle la Chine (Jean-Joseph Boillot, « Les perspectives économiques du géant indien »), en retraçant les grandes étapes des réformes du monde agricole (Gilbert Étienne, « Agriculture et économie rurale en Inde : succès et aléas »), et en se penchant sur la question épineuse de la pauvreté (Max-Jean Zins, « La pauvreté : un obstacle au développement ? »). Dans ce dernier article, M.-J. Zins observe, avec prudence, certains traits de la pauvreté en Inde : phénomène massif dans ce pays émergent, la pauvreté rurale est en progression, créant ainsi un « déséquilibre urbain/rural qui est très important » (p. 209). Cette pauvreté, aussi traversée par des déséquilibres régionaux (zones irriguées/zones non irriguées), a des conséquences multiples : montée de la violence à travers l’action de mouvements armés, frein économique à la consommation et au développement de la productivité — les pauvres ne consomment pas et forment un bassin important de main-d’oeuvre non qualifiée. Or, malgré son importance en Inde, la pauvreté reste un phénomène accessoire ; les pauvres jouent un rôle très secondaire sur la scène politique où, tout au mieux, ils sont utilisés pour servir les intérêts politiques d’un groupe plus riche. À partir des exemples connus de la « Révolution verte » dans les années 1950-1960 et de la figure politique « intouchable » de Madame Mayawati, M.-J. Zins, pour penser le difficile enjeu de la pauvreté, présente deux pistes qui donnent à réfléchir : 1) le modèle économique indien, qui repose sur l’idée qu’une minorité de la population (les consommateurs) va tirer vers le haut le reste de la population (la masse de pauvres), devrait-il être repensé ? ; 2) la politique de discrimination positive, qui favorise les basses castes, sert qui vraiment ? Les Indiens pauvres ou les éléments les plus riches des basses castes ? Si les réponses ne sont pas simples, les questions sont au moins lancées.

Enfin, la dernière partie aborde plus directement les enjeux politiques, à travers une étude sur la modernisation de l’outil militaire indien (Isabelle Saint-Mézard, « L’Inde, une grande puissance militaire ? »), une analyse des relations indo-sino-américaines (Martine Bulard, « Inde, Chine, États-Unis : la danse triangulaire »), et une réflexion plus générale sur le rapport de l’Inde moderne à l’Occident (Jean-Luc Racine, « L’Inde et l’Occident : histoire, idéologies, géopolitique »). En sorte de conclusion à cet ouvrage, deux textes : le premier, de Nadine Tarbouriech, présente l’histoire, les particularités et les tendances actuelles du cinéma indien, et le second, de l’anthropologue Alexandra Quien, est une invitation à pénétrer l’univers des femmes de l’Inde à travers, entre autres, le prisme des activités quotidiennes comme la cuisine et le travail — ce texte est un complément à l’exposition photo « L’Inde au féminin » présentée par l’auteur durant le colloque. Le livre s’ouvre sur une habile préface d’Any Bourrier qui esquisse un tableau de l’Inde moderne, ses enjeux et les images qu’elle projette, et se ferme sur un cahier couleurs de douze pages comprenant des photos de scènes quotidiennes de l’Inde, dont certaines sont tirées de l’exposition d’A. Quien sur les femmes, et deux cartes géopolitiques du pays. Pour donner au moins un aperçu de la teneur des sections « Débat » de ce livre, il vaut la peine de laisser le mot de la fin à M. Hulin, qui répond à la question d’un auditeur au sujet de l’accouchement de la modernité indienne :

[…] je me demande si cette démocratie indienne tant vantée, si son principal mérite, ce n’est pas d’exister et de subsister vaille que vaille, car, si on y regarde d’un peu plus près — les politologues expliqueront cela beaucoup mieux que moi naturellement —, on mesure tout de suite son énorme imperfection et d’abord le fait qu’assez rarement les votes sont des votes de décisions individuelles. Presque toujours, tout se passe par vote de castes, par votes qui arrivent comme des « packages » à partir de négociations que les leaders de telle ou telle caste font avec les différents candidats. Ils donnent, en somme, le vote des gens de leur caste au plus offrant. Mais, cela dit, quand même, ce n’est pas du tout la même chose que de basculer dans un système dictatorial. Il y a des états où vous avez quasiment la moitié des ministres du gouvernement qui font l’objet de poursuites pour corruption. Il y en a même où il y a quelquefois des ministres en prison et qui continuent néanmoins à exercer leur fonction. Il y a donc des troubles extrêmement graves dans le fonctionnement de cette démocratie. Malgré tout, je crois que le paysan indien moyen y est quand même attaché, qu’il pense que c’est de là que peut venir l’amélioration de son sort. Je suis tout à fait conscient du caractère laborieux et douloureux de l’accouchement de la modernité dans la société indienne. Mais, quand on pense à son immensité, à son extrême diversité, à toutes ces couches religieuses et culturelles qui se sont accumulées au cours des âges, en un sens, c’est presque un miracle que vaille que vaille, le système se maintienne, alors qu’on a souvent prédit son effondrement (p. 129-130).

Ces remarques apparaissent particulièrement appropriées à la lumière des Jeux du Commonwealth qui ont eu lieu à Delhi en octobre 2010. À l’approche des Jeux, les médias internationaux font état de nombreux problèmes : infrastructures obsolètes, délais des préparatifs non respectés, installations sanitaires défaillantes, droits de l’homme bafoués alors que des milliers d’Indiens parmi les tranches les plus pauvres de la société sont délogés, sommes gênantes d’argent gaspillées et corruption importante au sein même du comité organisateur. Une semaine avant la tenue des Jeux, des pays comme la Nouvelle-Zélande menacent d’annuler leur participation. Alors que, du côté indien, les autorités répètent avec une confiance qui semble naïve que la situation est sous contrôle, le reste du monde retient son souffle et s’attend au pire. Or, le pire n’arrivera pas. Mieux, de retour au pays, les athlètes canadiens saluent l’organisation de ces Jeux et le président du Comité International Olympique envisage avec enthousiasme une candidature du pays pour l’organisation des Jeux Olympiques. Un exemple, parmi d’autres, qui témoigne de la pertinence et de l’acuité des réflexions proposées dans ce livre.