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Louis Lavelle est un philosophe inactuel — et c’est ce qui rend sa lecture d’autant plus intéressante. Le xxe siècle philosophique a massivement été, malgré de belles résurgences, celui du rejet et de l’ignorance de la métaphysique. Les leçons de Kant et de Comte auront été finalement retenues, même par ceux qui comme les phénoménologues ou les existentialistes ne se rattachaient ni au criticisme ni au positivisme.

Or l’oeuvre de Lavelle, qui est considérable, est métaphysique de part en part, puisqu’elle tourne autour de questions qu’Aristote avait désignées comme constitutives de la « philosophie première » : celle de l’être en tant qu’être et celle de l’essence ultime (intime) des choses.

L’idée de la totalité a été l’une des grandes idées métaphysiques de la tradition philosophique, des Présocratiques à Hegel. Au xxe siècle, exception faite de certains philosophes marxistes comme Lukács[1], cette idée a été récusée soit comme illusoire (Wittgenstein), soit comme totalitaire (Levinas). Inconsistance d’un côté, violence de l’autre. Pour Lavelle, à l’inverse, la totalité est à la fois, comme nous le verrons, consistante et accueillante.

Sous la forme du « Tout » (terme que Lavelle utilise de préférence à celui de « totalité »)[2], cette idée est omniprésente dans les textes du philosophe, même si aucun ouvrage, ni aucun chapitre parmi les nombreux ouvrages publiés ne lui est spécifiquement consacré, contrairement à l’être, à l’acte et à la valeur.

Le Tout de Lavelle n’est ni celui, panthéistique, de l’univers[3], ni celui, épistémique, des holismes et des théories du système. Il s’agira donc dans cet article de dégager une présence et un sens diffus, pour tâcher de déterminer la fonction que Lavelle fait jouer à l’idée de Tout dans l’économie générale de sa pensée.

Commençons par déterminer ce que le tout n’est pas. Les analyses qu’effectue Lavelle dans De l’Être et La Présence totale constituent ce qu’on pourrait appeler une métaphysique négative par analogie avec la théologie négative : une manière d’ontologie apophatique. L’Être se détermine d’abord par ses négations. Il découle en effet de la présence totale de l’Être qu’il n’est pas une qualité, car une qualité est quelque chose de séparé : tout au plus peut-on dire qu’il est la totalité des qualités exprimées par ses différentes formes, en chacune desquelles il est présent tout entier. Il n’est pas non plus un genre, car les individus contenus dans un genre s’en distinguent par une détermination qu’ils lui ajoutent, alors que dans l’Être il n’y a pas de différence, puisque l’être de la partie n’est pas différent de celui du tout. Il n’est pas enfin une classe, car une classe n’est qu’un groupement artificiel et la totalité de l’Être repose sur une unité métaphysique essentielle. Faut-il dire alors qu’il est un universel ? Oui, mais à condition de ne pas l’entendre au sens où l’on parle de concept universel, car ce serait le lier à une abstraction qui ne convient pas à la suffisance concrète qu’il représente. L’Être est universel « d’une universalité concrète » : il est en définitive un individu mais contenant en lui ses modes qui sont eux-mêmes des individus[4]. Cette plénitude omniprésente de l’Être se marque — et ici Lavelle rompt avec un « dogme » capital des logiciens classiques — au fait qu’en lui la compréhension et l’extension finissent par s’identifier[5].

« Il n’y a pas, écrit Lavelle, d’autre être que l’être du Tout ; et attribuer l’être à la partie, c’est dire qu’il faut l’inscrire elle-même dans le Tout[6] ». La partie n’est jamais, à proprement parler, un « élément » du tout, elle en est « l’expression[7] », c’est la définition même, reçue par les scolastiques, de la partie expressive. Le tout lavellien est un avant d’être tout[8]. Il n’est pas une totalité extensive construite synthétiquement à partir de ses éléments divers mais une plénitude intensive : il « contient toutes les différences et les abolit toutes[9] ».

L’originalité de Lavelle dans sa conception du Tout vient de ce que celui-ci n’est pensé ni comme transcendance indéfinie et inaccessible, ni comme immanence panthéistique. Lorsque Lavelle écrit : « La représentation que j’ai de mon corps est inséparable de la totalité du monde[10] », il ne faudrait pas entendre la formule comme l’expression d’un sentiment océanique par lequel le moi se fondrait dans le grand Tout. « Je ne suis rien, je vois tout ; les courants de l’Être universel circulent en moi ; je fais partie de Dieu », s’exclamait Emerson, le philosophe transcendantaliste. Lavelle récuse cette (con)fusion. Son Tout n’est pas ce dans quoi nous devrions nous fondre. Il n’est pas un ensemble extensif comme le feu stoïcien dont les êtres particuliers sont les étincelles. En définissant le Tout comme « subjectivité absolue[11] », Lavelle se démarque nettement de tout panthéisme. « Subjectivité absolue », cela signifie : l’impossibilité du devenir objectal.

Le Tout ne peut non plus être dit ni fini ni infini : « La notion du Tout ne peut pas être formée par une accumulation d’éléments finis qu’il serait possible de clore ; et elle n’est pas non plus un infini qui nous déborde et qui nous échappe. Elle est le fondement et non pas la somme de cette multiplicité d’objets que l’on ne découvre qu’après coup par l’analyse et que l’on n’achève jamais d’énumérer. En réalité, l’être contient toutes les différences et les abolit toutes[12] ». Il est arrivé que Lavelle utilise l’expression scolastique d’infini actuel, tirée de la pensée aristotélicienne, pour définir le Tout : « De ce tout, on pourra dire aussi qu’il est un infini actuel[13] bien qu’aucune conscience ne puisse actualiser les différents termes qu’elle pourra distinguer autrement qu’en les faisant entrer dans des séries, elles-mêmes indéfinies[14] ». Mais cette « actualité », justement, n’interdit pas l’ouverture.

Le Tout n’est pas statique. « Il n’y a pas, écrit Lavelle, de différence entre l’être et la totalité des phénomènes, à condition de joindre à tous les phénomènes donnés tous les phénomènes possibles[15] ». Cette condition change tout, car le possible est ce qui n’est pas encore être. De ce point de vue, le Tout est un infini potentiel.

Maintenant, quelles sont les déterminations positives de ce tout ?

Un tout, dit Lavelle, peut être « décomposé en parties sans être lui-même composé en parties[16] ». Lavelle distingue le « tout de fait[17] » (la totalité réelle) et le « tout en idée[18] » (la totalité idéelle). La partition est une opération que nous effectuons dans l’être sans que celui-ci puisse être lui-même dit composé de parties. La Présence totale dit de l’être : « […] un tout qui est donné avant ses parties ». L’être en effet ne résulte pas de la somme de ses parties de telle sorte qu’il ne serait rien sans elles, mais au contraire c’est de lui que découle leur existence. D’où cette affirmation qu’il y a identité[19] ou, comme dit encore notre philosophe, homogénéité[20], consubstantialité[21] de l’être du tout et de l’être des parties. Bechara Sargi parle de « la présence soutenante du Tout[22] ». Si l’être contient tout, il est partout présent tout entier : « L’être ne se divise pas, il est le tout donné avec chaque partie, présent avec elle et en elle[23] », présent tout entier en chacun des êtres particuliers « sans subir d’émiettement[24] ». L’être n’est pas fait de morceaux. C’est le même être qui est dit du tout et des parties. L’être n’est pas une simple notion hospitalière qui se contenterait de donner l’accolade aux étants.

L’expression d’effet holiste a été utilisée pour désigner cette propriété selon laquelle le tout est plus grand que la somme de ses parties. Certes, il n’y a pas de pensée sans neurones comme il n’y a pas de cathédrale sans matériaux, mais le vrai et le faux ne sont pas affaire de neurones et le style gothique ne résulte pas d’un simple tas de pierres. Si le Tout lavellien n’est pas celui du holisme — un terme qui n’a de sens véritable que dans le cadre épistémologique contemporain — il n’en reste pas moins vrai qu’il possède cette propriété holistique d’être antérieur à ses parties. La propriété du tout n’est pas identique à celle de ses parties, que celles-ci soient prises distributivement, ou collectivement.

Lavelle nous invite à méditer sur cette « admirable convenance qui s’établit entre l’être et le tout ». « L’existence, étant corrélative de l’indépendance parfaite, ne peut appartenir primitivement qu’au tout[25] ». Exister, c’est partager avec le tout ce qui le définit en premier ressort — à savoir l’être. C’est pourquoi, au sens rigoureux, l’on ne saurait, en dehors de la mort (qui encore la convertit pour une autre) échapper à la totalité.

Puisque l’être et le tout ne font qu’un, les parties ne peuvent avoir d’être que par leur inscription dans le tout ; de ce fait, leur être n’est pas différent du tout. Tout fait partie du même tout. « L’être pur c’est non pas sans doute le total mais la source de toutes les déterminations que l’on obtient non pas en y ajoutant, mais en le divisant[26] ».

Hegel voyait dans l’Être la plus abstraite, donc la plus inconsistante des notions, Lavelle y reconnaît, à l’inverse, « la plus riche […] de toutes les notions[27] ». L’Être est présence ; il ne peut être absence que pour un être déjà capable de mémoire ou de prévision. Si l’être humain avait été réduit à sa seule perception (le monde étalé dans l’immédiat), il n’aurait jamais eu le mot rien à sa disposition. Il n’y a donc pas rien face au tout comme chien de faïence, et l’on comprend bien que lorsque Lavelle écrit que « ce qu’il y a d’admirable dans l’exercice de la liberté, c’est qu’il y a en elle le Tout et le Rien[28] », c’est pratiquement au sens où Sartre prendra le Néant, en lui donnant un immense poids ontologique.

La compréhension et l’extension ne varient en raison inverse l’une de l’autre que lorsque l’on a affaire à des notions abstraites. « Dans le concret, la plénitude et la totalité ne font qu’un[29] ». L’emboîtement des extensions ne compte pas en regard de la présence totale de l’être, et dans ce passage on entend un écho de Leibniz :

La connaissance poursuit, à travers le jeu infini des relations, la possession du même être qui l’actualise elle-même par sa présence totale en chaque point. En montrant que dans l’objet viennent se rejoindre non pas seulement toutes les vues qu’un sujet fini pourra prendre sur lui, mais encore toutes les vues que pourront jamais en obtenir tous les sujets finis, nous avons établi non seulement que l’être particulier suppose l’être universel, mais encore qu’en tant qu’être, il ne s’en distingue pas[30].

La thèse défendue par Lavelle de l’univocité de l’être remonte à Duns Scot[31] et, plaçant d’emblée le sujet avec le Tout, elle dépasse la dualité cartésienne de la conscience (le sujet) et du monde (les objets). La conscience et le Tout ont, pour reprendre le concept de Jaspers[32], la même structure d’englobant : rien ne saurait dans le monde exister en dehors du Tout, rien ne saurait pour nous exister en dehors de notre conscience[33].

L’être de chaque chose, c’est la totalité de ses caractères, qui ne diffère pas de sa relation avec la totalité des autres choses[34]. L’Être, dit Lavelle, est partout tout entier — il n’admet ni plus ni moins. Nul objet, nulle classe d’objets ne peut exprimer l’Être en sa totalité — et pourtant, le caillou ramassé au hasard sur le chemin n’a pas moins d’être, n’est pas moins plein de lui que l’arbre ou la brebis.

L’Être, écrit Lavelle, ne peut appartenir qu’au tout — et l’être de chaque partie, c’est l’être du tout présent en elle et qui la soutient avec toutes les autres parties[35]. De fait, lorsque l’on applique l’Être à un terme particulier sans référence au tout dont il fait partie, c’est dans la mesure où l’on considère ce terme comme un tout qui se suffit à lui-même.

La présence ne peut être que totale. L’Être n’est pas en partie pour nous, et nous ne sommes pas en partie pour lui. Et même si nous n’avons accès (par la perception ou la pensée) qu’à un secteur étroit du réel, nous sommes ouverts totalement à l’Être et l’Être est totalement ouvert à nous. Dire d’une chose qu’elle est, ce n’est pas lui attribuer une propriété distincte mais reconnaître qu’elle s’inscrit au sein de la présence et qu’elle fait par conséquent partie d’un tout hors duquel elle ne saurait être posée. D’où cette expression d’être total que Lavelle emploie comme synonyme d’être.

Si l’Être est présent tout entier en chaque point du réel, et même au-delà, sa compréhension est nécessairement la même partout où on le rencontre. Cela ne se vérifiant, bien sûr, que de l’Être total. L’Être est total ou particulier : l’Être en tant qu’Être est total, les étants sont particuliers. On ne dit pas « être partiel ». Aucun être ne dispose que d’une partie de l’Être, aucun être n’a seulement sa part, l’Être n’est pas du gâteau ; être c’est, intensivement, être tout ce que l’on est. Aucun être n’a plus d’être qu’un autre : l’Être n’est pas non plus ce pain universel dont les étants seraient les miettes. Le thème lavellien de la présence totale synthétise la totalité extensive (l’ensemble considéré comme la somme de ses éléments) et la totalité intensive (le tout intégré qui structure ses éléments) au sein d’un unique Être-tout. La présence totale signifie que la présence du tout est l’acte qui donne l’être à toutes choses, ce n’est pas une collection de données[36] : c’est, insiste Lavelle « un tout qui est donné avant ses parties[37] ». Mais si l’Être est antérieur aux parties, ce n’est pas comme un tout qui serait effectivement composé de parties : l’analyse doit se départir de son modèle spatialisant (la partition est d’origine spatiale)[38]. Mieux que de parties, il est préférable de parler des formes particulières de l’être total ; les étants ne sont pas des éléments mais des aspects[39]. C’est pour éviter la tentation de l’idée de rassemblement que Lavelle a utilisé le syntagme d’être-source. On comprend ainsi qu’il ait remplacé l’expression d’Être total, utilisée dans La Dialectique du monde sensible, par celle de Présence totale : en considérant l’Être comme une forme vivante et concrète, Lavelle prend le contre-pied de tous ceux qui avec Hegel voyaient dans ce terme la plus vide des notions. L’Être pour lui est une réalité concrète puisqu’il est le tout qui englobe en lui toutes les qualités exprimées par ses différentes formes et non une dénomination extrinsèque à celles-ci[40]. L’Être n’est pas une somme mais une source, et de même que dès sa source la Loire est la Loire, chaque étant est déjà l’Être tout entier. L’Être ne saurait être qu’univoque. Cela dit, Lavelle distinguait un panthéisme de la nature — qui confond l’Être avec le Tout de la matière[41] — et un panthéisme spirituel ou « panthéisme de la liberté[42] » qui fond l’Être dans le Tout de l’esprit. Au sein de l’Être surgit l’inévitable scission du réel et de l’idéel qui sont les pôles extrêmes de la Totalité même.

La question du sens est inséparable de celle de la totalité. À chaque conscience, le monde est présent tout entier — présence que Louis Lavelle a nommée acte total[43].

Lavelle a mis l’accent sur l’ambiguïté et la richesse du terme de participation — à la fois mouvement d’analyse (étymologiquement, participer, c’est prendre sa partie) et de synthèse (puisque participer, c’est se lier comme partie à un tout)[44]. La participation au monde ne fait pas de chaque conscience une simple partie du Tout, comme on dit qu’on participe à une fête, à un jeu ou à une manifestation. On ne participe pas, en effet, à une chose, ni à un espace ou à un horizon, « on ne participe qu’à un acte qui est en train de s’accomplir, mais qui s’accomplit aussi en nous et par nous grâce à une opération originale et qui nous oblige, en assumant notre propre existence, à assumer aussi l’existence du Tout[45] ». La participation n’est pas « appartenance statique » mais « coopération dynamique » au Tout[46]. Le dynamisme (cette liberté) s’intensifie à mesure que l’on monte dans la hiérarchie des Touts. La participation physique au monde des êtres et des choses, la participation morale et politique au monde des hommes, la participation idéelle au monde de l’esprit définissent trois situations différenciées où ce sont le tout et la partie qui changent eux-mêmes de signification. La participation enrichit la partie — ce que ne fait pas la simple appartenance. La participation désintéressée — c’est par cet oxymore que Lavelle définit la relation authentique à l’Être[47].

Il convient en effet de différencier la participation de et la participation à. « Participer de » signifie recevoir une part, « participer à » signifie apporter sa part. La participation platonicienne était exclusivement réceptive ; la participation lavellienne est également contributive. Chez Platon, la participation est le lien entre le sensible et l’intelligible : le sensible participe de l’intelligible en ce sens qu’il en est l’effet et l’imitation. C’est un lien d’ordre logique et métaphysique, donc sans mouvement. Chez Lavelle, la participation — qui est dite « au coeur de la philosophie[48] » — est dynamique et inventive.

« L’acte de participation est incapable de diviser le monde », écrit Lavelle[49]. Lorsque l’on prend part à quelque chose — ce qui se dit proprement participer (du latin partem capere, prendre part) —, ce n’est pas une part que l’on prend mais bien un tout dans lequel l’action s’insère. D’ailleurs on prend part à quelque chose, la part ici n’a rien d’une autosuffisance enfermée sur elle-même.

Pour que la participation ne crée pas entre l’être particulier et l’être total un abîme infranchissable, il faut non seulement que nous soyons intérieur au Tout mais encore que le Tout nous soit présent dans une perspective personnelle et subjective qui vient se croiser en lui avec une infinité d’autres perspectives subjectives et personnelles de telle manière qu’elles puissent se distinguer et s’accorder en lui sans l’épuiser jamais[50].

C’est, dit Lavelle, la dissociation de la volonté et de l’intelligence qui est la condition de la participation[51]. « La volonté par laquelle en modifiant le monde et en y ajoutant, je me crée moi-même, s’étend beaucoup moins loin que l’intelligence qui en droit est coextensive au Tout[52] ». Lavelle inverse les attributs traditionnels (repérables chez Descartes) d’une intelligence humble, donc humiliée, et d’une volonté orgueilleuse et conquérante. En fait seule l’intelligence accueille le Tout que la volonté aurait tendance à rabougrir dans son projet même d’élargissement. Lavelle renverse les termes du pacte volontariste par lequel depuis Descartes l’homme a voulu se rendre comme maître et possesseur des choses. La volonté n’est pas, comme dans le prométhéisme technoscientifique, ce qui outrepasse les limites du monde mais, à l’inverse, ce qui enferme l’individu dans la finitude de ses projets particuliers. La philosophie de Lavelle est une philosophie de l’accueil dont on voit les implications morales. C’est pourquoi la sainteté — délivrée qu’elle est du souci propre à la volonté — est considérée comme supérieure à la sagesse.

Cela dit, la volonté a ceci de supérieur qu’elle est insertion dans l’être davantage que ne peut l’être l’intelligence. Par ailleurs, « il n’y a rien qui ait de la valeur, même la vérité, autrement que par rapport à la volonté[53] ».

Dans un entretien à Radio Paris en 1938, Louis Lavelle confiait ceci à ses auditeurs : « L’émotion la plus ancienne que je retrouve dans mes souvenirs est d’une extrême simplicité, mais d’une extrême acuité : c’est celle de faire partie du monde, non pas seulement comme une chose parmi les choses, mais comme un être qui peut dire moi, qui dispose d’une initiative qui lui est propre et qui, par l’usage qu’il en fait, est capable de changer le monde[54] ». La matière individualise ; « par rapport à l’individu, le Tout, c’est l’esprit lui-même par lequel l’individu ne cesse de se dépasser indéfiniment[55] ». Le moi ne cesse de se séparer du tout pour s’y unir à nouveau[56]. Lavelle appelle ce processus « notre respiration dans l’être[57] ».

La philosophie de Lavelle peut être considérée comme une forme spiritualiste de personnalisme. Son moi est aux antipodes de l’absolu de Fichte ou de Stirner. Et tel est le sens déjà évoqué de la participation qui écarte la double hypothèque de la confusion panthéistique et de l’exaltation égologique. L’Être, pourtant totalement présent en chaque point, ne peut s’y révéler en entier à une conscience finie[58], car celle-ci s’y engloutirait et disparaîtrait. Quant à la subjectivité, son rapport à l’être n’est pas simple mais double : à la fois détachée du monde et attachée à lui. Il n’y a d’ailleurs pas de détachement sans lien préalable : « […] l’erreur de Narcisse » consiste dans l’oubli du nécessaire dessaisissement de soi. Narcisse « ignore que sa propre existence ne se réalise que par la connaissance du monde[59] ». Et le monde, certainement, implique les autres moi. « Le propre de notre doctrine, écrit Lavelle, c’est de substituer à la relation des parties avec le Tout la relation des libertés entre elles et avec le principe qui les soutient toutes[60] ». « Le moi ne se réalise qu’en se tenant aussi éloigné que possible de lui-même, c’est-à-dire de ce qui est déjà et aussi près que possible de cette idée même du Tout dont il n’est qu’une partie […][61] ». « Par une sorte de paradoxe, seule l’idée du Tout peut être le centre du moi[62] ». Le Tout adhère à nous plus fortement que notre être même : « Nous pouvons imaginer que nous disparaissions et que le Tout subsiste ; mais nous ne pouvons pas imaginer qu’il disparaisse et que nous subsistions[63] ». Ce serait, dit Lavelle, une « double idolâtrie » de vouloir distinguer le moi du faisceau de relations qu’il soutient avec la totalité des choses, et de vouloir distinguer l’être total de ce faisceau infini de sujets à la fois indépendants et interdépendants auxquels il ne cesse de donner une puissance indéfinie d’accroissement et de communication mutuelle[64].

De Maine de Biran à Bergson et Maurice Blondel, le primat de l’action caractérise le courant spiritualiste français. Lavelle écrit que « ce tout antérieur aux parties qui, au lieu de résulter de leur addition, les engendre dans son sein sans recevoir aucun accroissement, et qui se découvre comme identique à sa propre idée, ne peut être défini lui-même que comme un acte[65] ». Le terme englobe le sens courant d’activité et le sens aristotélicien d’énergéia.

Lavelle dit du tout qu’il n’est pas seulement un spectacle mais aussi un acte[66]. Chaque partie, fait-il observer, en acquérant une indépendance apparente, ne peut pourtant pas se séparer d’une conscience qui n’est elle-même qu’un tout en puissance, inscrit dans le tout en acte[67].

La thèse énoncée dans le Traité des valeurs : « On ne peut […] introduire une relation entre l’être et la valeur qu’à condition de substituer à la notion de l’être-tout la notion de l’être-acte[68] » semble opposer l’être au tout. En note, Lavelle s’empresse de préciser : « La notion de l’acte ne contredit pas celle du tout, elle l’appréhende seulement dans sa pointe la plus extrême et la plus fine[69] ». La valeur ne saurait être définie comme un simple devoir-être, en attente de l’être dont elle serait exclue. L’acte est ce qui permet de penser la valeur comme insérée dans l’être. Lavelle caractérise l’être total par ce paradoxe : d’un côté, il n’a pas besoin de nous pour être, il ne nous a pas attendu, mais, d’un autre côté, il nous requiert pour se déployer pleinement en tant que totalité. Que ce soit du côté de l’être ou de celui de la pensée — la totalité chez Lavelle n’est jamais arrêtée. L’Acte n’est pas une action déterminée une fois pour toutes. Lui non plus n’est jamais arrêté.

L’accès à la totalité n’est pas une construction intellectuelle, procédant par synthèses successives, comme chez Octave Hamelin[70]. Le Tout précède la connaissance que l’on peut en prendre — en ce sens Lavelle n’est pas idéaliste. Le Tout n’est pas synthétique (ce qui présupposerait une analyse, donc une opération préalable de l’esprit) mais syncrétique : « L’existence s’applique immédiatement à la totalité du monde, mais elle ne s’applique à ses parties que grâce à l’analyse qui les distingue les unes des autres[71] ». C’est parce que la conscience n’est pas le tout de l’Être, et qu’elle le sait, qu’elle est libre et créatrice.

Dans le chapitre 9 de son ouvrage La Présence totale (« Chaque individu imite le tout à sa manière »), Lavelle écrit : « Le tout ne se réalise qu’en se proposant lui-même comme fin à une infinité d’individus dont chacun cherche à l’atteindre et à l’envelopper par l’effort de son développement autonome[72] ». Ce n’est pas tant l’omniscience qui figure la totalité que la connaissance elle-même. Lavelle écrit que « la connaissance exprime […] bien la totalité de l’être, mais une totalité en puissance, cette totalité toujours ouverte, figurée par le terme d’infinité, et dont il faut nécessairement admettre la possibilité pour que l’individu reste distinct du tout dans l’opération même par laquelle il cherche à l’envelopper[73] ».

La dialectique lavellienne n’est ni platonicienne (elle n’est pas nécessairement ascendante) ni hégélienne (elle ignore la négation). « Le propre de la dialectique doit être de montrer que l’acte est le fondement commun de l’idée de totalité et de celle d’infinité[74] ». C’est l’acte, dit Lavelle, qui fait l’unité de l’être et de la valeur[75], qui donc empêche la valeur de creuser dans l’être une brèche impossible à colmater. La notion de totalité, écrit Lavelle, n’exprime rien de plus que l’indivisibilité toujours présente de l’acte par lequel l’Être peut être posé. Être, Acte et Tout sont indissociables. La connaissance, l’amour, le bonheur, auxquels Lavelle consacre de belles analyses, sont autant d’ouvertures vers le Tout — ce qui ne signifie pas que pour l’atteindre le moi doive se dilater. Bien à l’inverse : c’est en acceptant de renoncer à lui-même que le moi peut découvrir en lui la présence du Tout[76].