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Les rares études menées sur la réalité du dialogue social dans les organisations de l’économie sociale concluent à un effet de taille important : la présence de multiples petites structures, notamment associatives, explique la faiblesse des institutions représentatives du personnel (IRP). Toutefois, c’est davantage le degré d’engagement des salariés (réel ou attendu) qui semble le plus préjudiciable aux pratiques effectives de dialogue social dans les organisations d’économie sociale (OES), les grandes mutuelles mises à part.

Cette première partie nous amène à évoquer succinctement la manière dont les syndicats de salariés se sont saisis de cette question du dialogue social dans un secteur, l’économie sociale, qu’ils n’appréhendent pas bien en tant que tel. Des avancées récentes dans les négociations entre syndicats de salariés et d’employeurs témoignent néanmoins d’une réelle évolution des pratiques en la matière.

Ce point nous invite à questionner enfin l’existence d’un cadre de pensée spécifique à la « démocratie sociale » en économie sociale. Nous avançons alors l’hypothèse selon laquelle la figure du sociétaire promue, après les coopérateurs du XIXe siècle, par la littérature scientifique comme emblème de l’économie sociale se traduit historiquement par une relativisation de l’importance du droit des salariés. Pourtant, ce retour au discours de l’économie sociale naissante sur la démocratie sociale rappelle l’objectif initial, porté par les premiers coopérateurs, d’en finir avec les rapports de subordination qui entravent le « travailleur » comme le « consommateur ».

Des données peu nombreuses en matière d’IRP et de dialogue social

Il est nécessaire de distinguer le dialogue social en général des institutions représentatives du personnel (IRP) en particulier. Un premier niveau de spécificité porte sur le fait que, si les IRP sont communes à toutes les entreprises, les autres formes de dialogue social sont plus développées dans les organisations de l’économie sociale. On pense en particulier à la participation des salariés aux conseils d’administration. Un deuxième niveau est lié au moindre degré de développement des IRP dans les OES, en raison de la petite taille de ces dernières et du niveau d’engagement de leurs salariés au profit d’un projet et non seulement de la réalisation du contenu de leur fiche de poste, ces salariés répugnant à se situer dans une position de revendication, personnelle ou collective, risquant de fragiliser le projet.

Globalement, les informations manquent sur l’existant en matière d’IRP et sur le dialogue social, tant du côté des instances représentatives de l’économie sociale que du côté des organisations syndicales. Plus précisément, les seules données statistiques accessibles émanent de syndicats employeurs de l’économie sociale. En revanche, des appréciations qualitatives commencent à être formulées sur le sujet au sein des organisations représentatives de l’économie sociale et des syndicats salariés, quoique de manière encore très parcellaire. Les commentaires recueillis lors de cette recherche de données témoignent du caractère encore très neuf de la thématique [1]. La grande majorité des organismes de représentation des entreprises de l’économie sociale, aux niveaux régional et national, admettent ne pas avoir d’informations à ce sujet, parfois pour le regretter. Les centrales syndicales consultées (CFDT, CGT, FO) ne peuvent fournir de données statistiques à propos des IRP, puisque l’économie sociale n’est pas repérée comme un secteur spécifique.

Peu d’institutions représentatives du personnel dans les petites OES

Dans une enquête réalisée en 2002 par l’Union de syndicats et groupements d’employeurs représentatifs dans l’économie sociale (Usgeres) [2], une question concernait « la présence de représentants du personnel dans l’entreprise ». Un croisement a été établi systématiquement avec la taille des organisations dans lesquelles travaillent les répondants, mais des résultats détaillés ne sont disponibles que pour la région Rhône-Alpes. C’est dans les structures de moins de cinq salariés que les répondants y ont le plus justifié leur hésitation par le fait qu’« il n’y en a pas besoin » (33 %), la question précisant : « Chacun peut faire remonter ses demandes directement, je ne vois pas l’intérêt dans la structure. » L’argument que l’on pourrait dire de proximité, voire de convivialité, pourrait être produit par la petite taille de la structure ou bien par son statut coopératif. Et dans les deux cas, ce paramètre ne joue pas en faveur d’une importance accordée aux IRP.

Concernant les délégués du personnel (DP), les réponses positives passent de 6 à 31 % selon que les organisations salarient moins de six personnes ou de six à dix personnes. On trouve vraisemblablement là un effet de l’abaissement du seuil obligatoire à six salariés (au lieu de onze dans le Code du travail) pour l’élection des DP, effet que l’enquête cherchait précisément à vérifier. Pour ce qui est des délégués syndicaux (DS), on peut également considérer l’effet de la disposition précitée, qui portait à dix salariés (au lieu de cinquante) le seuil minimum pour la désignation de délégués syndicaux : elle contribue sans doute au passage de 7 à 23 % de réponses positives entre les deux mêmes seuils.

Au cours de trois enquêtes régionales réalisées en 2007 et 2008, toujours à l’initiative de l’Usgeres ([3]), la question posée était : « Quel représentant du personnel pouvez-vous contacter au sein de votre structure, service, association, réseau, pôle et siège (vous pouvez cocher plusieurs cases ; s’il n’y a aucun représentant, ne cochez rien) ? » La région Rhône-Alpes supprimait la deuxième consigne donnée entre parenthèses, transformée en une dernière question : « Il n’y a aucun représentant ? » Les non-réponses représentent en moyenne 51 %. La région Aquitaine analyse également les réponses « autres » par l’existence de formes de « représentation informelle », la région Rhône-Alpes précisant qu’il peut s’agir du « responsable du service ou de la structure ».

IRP et degré d’engagement des salariés

Les enquêtes régionales de l’Usgeres distinguent l’engagement et l’implication d’un « salarié normal », d’un « salarié particulièrement impliqué dans le projet » et d’un « militant ». Or, le degré d’engagement dans le projet collectif pourrait être ressenti plus intensément dans une situation de salarié-sociétaire d’une coopérative de production que dans la position de salarié d’une association ou d’une mutuelle. Quelle serait la nature de la corrélation, pour les salariés, entre le degré d’engagement et l’importance accordée à l’existence d’IRP ? Elle semble négative. Il convient de distinguer au moins deux formes d’engagement : l’engagement statutaire et l’engagement militant. Pour le premier cas, c’est le vécu de la structure qui rendrait inutiles les IRP ; pour le deuxième cas, c’est l’implication dans un projet (d’éducation populaire, de solidarité…) qui rendrait caduques, voire choquantes, les IRP. Les enquêtes régionales réalisées par l’Usgeres permettent d’affiner l’analyse.

Il était demandé de choisir quatre « raisons pour les salariés d’hésiter à s’investir en tant que représentant du personnel ». Parmi les quatre premières – « Par manque de temps », « Pour ne pas être confronté à des conflits », « Parce qu’il n’y en a pas besoin », « Par manque de formation dans ce domaine » –, c’est le manque de temps qui arrive en tête, avec 26,5 % en moyenne pour les régions Bretagne et Rhône-Alpes [4].

La spécificité du dialogue social dans les OES

Au sein de l’enquête réalisée par l’Usgeres de Bretagne, une question était formulée ainsi : « Si votre structure-service-association dispose de représentants du personnel, quelles difficultés rencontrent-ils, selon vous ? » Sur les cinq réponses proposées, trois sortent nettement du lot : « Ils manquent de formation dans ce domaine » et « Ils ne sont pas assez écoutés par la direction » recueillent chacune 25,5 % des réponses ; 21 % des répondants choisissent « Ils ne sont pas assez appuyés par les autres salariés ». « Ils manquent de temps » et « Aucune, ça se passe bien » recueillent respectivement 16 et 12 %.

Les enquêtes régionales de Bretagne et Rhône-Alpes posaient une question sur la spécificité du dialogue social dans les structures de l’économie sociale. La réponse est positive à plus de 60 %. Parmi les explications apportées par les répondants, la place prépondérante de la « présence de salariés et de bénévoles » (70 % en moyenne) est à rapprocher de la part hégémonique des associations parmi les répondants (entre 91 et 96 %). La réponse qui vient en second porte sur les « valeurs spécifiques de l’économie sociale » (60 % en moyenne). Il semble que ces valeurs communes sont convoquées dans des situations de tensions ou de conflits, et pour reprocher à l’employeur de ne pas les respecter. Ce que ne manquent pas d’observer, non sans amertume, des employeurs des secteurs associatif ou mutualiste, constatant que les mêmes salariés qui ont trouvé sens et intérêt à venir travailler dans une structure de l’économie sociale dont ils partageaient les valeurs utilisent ces dernières pour conforter leurs positions lorsqu’ils considèrent que leurs acquis sociaux sont menacés.

Du côté des salariés, on a déjà souligné la forme d’interdit pesant parfois sur des revendications qui risqueraient de mettre en péril le projet collectif auquel on est attaché. Et l’on se trouve devant un constat paradoxal : les valeurs, lorsqu’elles sont portées et partagées par les salariés, ne semblent pas favorables, dans l’état actuel des choses, à l’activation des IRP.

Une classification du dialogue social selon les OES

Pour résumer les différentes caractéristiques de la spécificité du dialogue social dans les organisations de l’économie sociale, il semble possible d’opérer une première classification des situations, qui reste à compléter et à affiner. La classification proposée est dégressive, c’est-à-dire qu’elle part des situations où le dialogue social est le plus formalisé pour finir avec les situations de carence totale.

Dans de grosses structures de l’économie sociale, le dialogue social formalisé existe depuis longtemps, à la fois sous la forme des institutions de représentation du personnel et au travers des diverses formes de dialogue social. On s’intéressera, dans les mutuelles, à la négociation comme pratique particulière du dialogue social. Or, des nuances existent dans le sens donné à ces négociations, et les tensions économiques intervenues à partir du début des années 90 ont servi de révélateurs à ces nuances. Avant l’irruption de ces bouleversements, elles étaient considérées comme une tradition anciennement ancrée – quasiment un « culte » –, favorisée par la présence de syndicalistes dans les instances de direction. Une position dominante sur le marché, une situation économique florissante, une forte attention à la situation des salariés et des acquis sociaux importants permettaient une forme de négociation à l’initiative de l’employeur, plutôt que provoquée par des revendications des salariés. Il semble que le durcissement du marché et la nécessité de se préoccuper de la survie d’un modèle mutualiste ont conduit à une remise en cause d’un certain nombre de fonctionnements et de textes conventionnels. Ce basculement, intervenu somme toute assez brutalement, est considéré par les organisations syndicales de salariés à la fois comme une perte en termes d’acquis sociaux et comme un important affaiblissement d’un modèle social apprécié. Les négociations qui s’ouvrent désormais, du constat même des employeurs, sont d’une facture plus classique, dans des postures d’opposition plus frontales. De manière rétrospective, on peut constater que le même mot de négociation décrit deux réalités très différentes au regard de la nature du dialogue social.

Toujours dans de grosses structures, mais cette fois associatives, dans le secteur social et médico-social, les IRP sont présentes et le dialogue social s’exprime selon des modalités qui ne semblent pas fondamentalement différentes de celles de l’économie marchande lucrative. Par ailleurs, l’institutionnalisation ancienne de ce secteur dans une mission de service public déléguée par l’Etat et les collectivités territoriales pourrait conduire à un affaiblissement de l’engagement au service de différentes catégories de valeurs, affaiblissement plutôt favorable à l’installation des IRP.

Dans des structures de plus petite taille, il semble que l’état de développement du dialogue social (et la relative rareté des IRP) soit fortement marqué par le sentiment d’appartenance à une structure de l’économie sociale, et ceci selon deux modalités distinctes. D’une part, l’attachement au service rendu aux bénéficiaires : cette attitude se retrouve plutôt dans les structures associatives et renvoie à l’auto-interdiction de fragiliser le projet de la structure. D’autre part, l’impossible confusion entre les postures d’employeur et de salarié : cette position se retrouve dans les coopératives de production.

Enfin, dans d’autres structures de petite taille, en général de statut associatif, on constate une absence de conscience et de pensée de l’organisation : l’activité salariée est tout entière absorbée par le service rendu aux usagers. Ce contexte paraît radicalement incompatible avec la perspective d’un dialogue social formalisé, ce dernier passant notamment par l’installation d’institutions de représentation du personnel.

Les discours des organisations syndicales sur l’économie sociale

Ce sont les syndicats de salariés dont il est ici question, se distinguant nécessairement des syndicats d’employeurs, dont nous avons vu qu’ils contribuent à une avancée de la pensée de l’économie sociale sur le dialogue social.

En première lecture, l’absence de données statistiques rassemblées par les syndicats de salariés semble signifier un faible intérêt de ces organisations pour l’économie sociale, laquelle ne semble pas représenter pour elles un enjeu stratégique. A ce stade de l’enquête, des nuances doivent pourtant être signalées.

A la CGT, un collectif s’intéressant aux entreprises de l’économie sociale a été mis en place en 2000. La création de cette instance, que l’on peut qualifier d’informelle au regard de la structuration de l’organisation, avait été l’occasion d’initier une stratégie d’implantation propre à ce secteur, partant de l’idée qu’« on ne peut pas traiter le patronat dans les entreprises de l’économie sociale comme dans les autres entreprises », du fait des valeurs qui y sont défendues : « La démocratie ; l’être humain au centre ; pas de dividendes aux actionnaires ; la proximité avec le public ; des missions de service public [5]. » Les conditions d’apparition, puis de quasi-disparition de cette instance semblent cependant indiquer qu’elle est le fait de volontés individuelles, révélant au passage le faible intérêt structurel de la centrale pour ce secteur.

Le syndicat FO, quant à lui, présente l’économie sociale comme l’une de ses activités, ayant consacré un colloque à « L’économie sociale, une “autre” économie ? » en janvier 2011, sous le titre général : « Quelles relations entre une organisation syndicale et l’économie sociale ? » Cette initiative est nettement bornée par l’introduction du secrétaire général, indiquant que « ce colloque n’a pas pour objet [d’évoquer] les questions relatives à la situation des salariés au sein des entreprises de l’économie sociale ». Déclaration révélatrice des points de tension entre le monde syndical et l’économie sociale : Jean-Claude Mailly appela à la vigilance sur les risques d’instrumentalisation des associations « par les pouvoirs publics, au nom de la concurrence qu’ils voudraient instaurer entre les champs du dialogue civil et du dialogue social ». Insistant sur le caractère historique des relations entre mouvement syndical et mouvements coopératif et mutualiste, le secrétaire général évoque, pour les coopératives, une réflexion en direction des comités d’entreprise ([6]), qui, comme « prescripteurs pour les activités sociales et culturelles, pourraient, à qualité égale, favoriser les entreprises de l’économie sociale » et, pour les mutuelles, « la question du maintien d’un lien fort avec les sociétaires pour conserver le caractère démocratique du fonctionnement des mutuelles (une personne égale une voix) ».

Les pratiques syndicales dans les OES

L’enquête réalisée en 2002 par l’Usgeres sur la représentation des salariés dans les associations de la branche animation (lire infra) a fait l’objet d’une analyse critique par la branche animation de la CGT : « Nous avons pu prouver, et très fréquemment, par la saisie des tribunaux d’instance, le caractère fallacieux de cet argument. » Concernant les réponses faisant état du manque d’information ou de sensibilisation à la question, voire de la remise en cause de son utilité dans le cadre de l’association concernée, le syndicat rappelle que, « en ce qui concerne la mise en place de la représentation du personnel, l’employeur n’est pas juge. En ce domaine, son avis sur “l’utilité” de la représentation du personnel n’a aucune pertinence. Il est tenu de mettre en place l’institution, et ce dans la plus parfaite neutralité. [Le syndicat considère que] nous sommes ici dans une situation d’entrave ». Enfin, il estime « illégales » les « autres formes de représentation » : « Aucun mode de représentation du personnel ne saurait supplanter celui prévu par le Code du travail. Il faut remarquer que ce type d’ “arrangement” touche 8 % des entreprises qui précisément entrent dans le champ d’application conventionnel de l’abaissement des seuils. »

Il convient également de signaler la création, dans le courant de l’année 2010, du syndicat Asso, membre de l’Union syndicale Solidaires. Les fondateurs partent du constat que « la culture du secteur associatif, souvent fondée sur un engagement personnel et militant, conduit à des questionnements autour du statut du salarié, de ses limites face à des employeurs qui n’assument pas toujours leurs responsabilités, n’acceptent parfois pas leur rôle et confondent souvent l’engagement de leurs employés et leur statut de salariés. Cette situation aboutit à des dérives dans le droit du travail, en contradiction avec les valeurs et les missions de l’association, occasionnant des relations salarié-employeur difficiles, voire conflictuelles. Et le salarié qui ne sait comment défendre ses droits en arrive à questionner sa propre légitimité ». La nécessité affirmée de la création d’un syndicat dédié à ce secteur n’est assortie, dans l’état actuel de mes informations, d’aucun commentaire sur l’existence et sur la qualité de l’intervention d’autres syndicats.

Toutefois, la situation est manifestement en train d’évoluer, avec : la création d’un groupe de dialogue social au sein de l’Usgeres en 2001 ; des négociations pour des accords avec les syndicats salariés (elles ont porté, en 2009, sur la prévention des risques psychosociaux, dont le stress au travail, les parcours d’évolution professionnelle) ; la formation des dirigeants bénévoles. Quatre des cinq confédérations syndicales de salariés (CFE-CGC, CGT, FO et CFTC) participent régulièrement à ces séances de négociation [7]. Par ailleurs, on voit s’exprimer une nouvelle fois la très grande difficulté actuelle à élaborer un discours innovant sur la question du dialogue social, porté et partagé par les employeurs et par les représentants des salariés.

Des discours de l’économie sociale sur la démocratie sociale

Il semble donc se confirmer qu’il existe une pratique du dialogue social propre aux entreprises de l’économie sociale. Il s’agit maintenant de vérifier si cette pratique s’appuie sur un cadre de pensée spécifique. Pour ce faire, je suggère d’élargir le propos à la démocratie sociale, c’est-à-dire à une pensée de la démocratie, a priori familière aux organisations de l’économie sociale, mais ouverte aux salariés. La notion de démocratie sociale prend ici les contours qui lui sont conférés par la loi 2008-789 du 20 août 2008 « portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail », soit l’organisation de la représentation et de la défense des droits des salariés.

Le « quadrilatère » de l’économie sociale

Pour certains analystes contemporains, la spécificité des entreprises de l’économie sociale se manifeste par la figure du « quadrilatère coopératif » ou du « quadripartisme tendu », forme de la démocratie mise en oeuvre dans ces entreprises. Selon Henri Desroche (1976, p. 334 et suiv.), les quatre pôles du quadrilatère sont les « sociétaires, agréés par l’assemblée générale ; les administrateurs, élus par les sociétaires agréés ; les managers, contractés par les administrateurs élus ; les employés, salariés par les managers contractés ». Et la « démocratie coopérative » est considérée essentiellement par le filtre de la nature des relations entre sociétaires et managers, autrement appelés « techno ou socio-structure », autrement dit à travers la question du rapport politique-technique. Henri Desroche n’aborde que brièvement le cas de la « quatrième population du quadrilatère » (les « employés salariés »), qu’il réduit, dans la coopérative de production, à « l’écart éventuel entre deux couches de leur population, celle des travailleurs sociétaires et celle des salariés non sociétaires ». L’auteur ne s’interroge donc pas sur la situation spécifique des salariés et ne se préoccupe pas d’un éventuel différentiel de démocratie entre différentes catégories d’acteurs d’une coopérative.

Le sociétariat, emblématique de la démocratie sociale dans l’économie sociale

Cette approche est confirmée par ailleurs (Alcaraz et al., 2006) : « L’économie sociale se conçoit comme un champ privilégié d’application de la démocratie sociale, fondée sur le sociétariat. » Les auteurs rappellent que l’économie sociale trouve son originalité dans le rapport qu’elle établit « à la propriété du capital » et que le sociétariat « est défini par la double qualité de propriétaire et d’usager ». Ils proposent par ailleurs une définition de la démocratie sociale élargie à la « gouvernance démocratique » caractéristique des entreprises de l’économie sociale, gouvernance elle-même assise sur les principes de l’économie sociale de non-lucrativité, de libre-adhésion et de participation. Pour les auteurs, le sociétariat est donc le concept clé de l’économie sociale, celui qui permet l’élégante fusion entre la nature même de l’économie sociale et le concept de démocratie sociale.

On ne peut manquer d’être frappé par la place réduite accordée aux salariés des organisations de l’économie sociale. Cela s’explique parfaitement par une approche qui fait de ces derniers essentiellement des représentants d’une technostructure centralisée affaiblissant potentiellement le sociétariat : des évolutions juridiques associées à l’influence de la libéralisation marchande auraient conduit, pour les auteurs, les entreprises de l’économie sociale à des formes de « concentration industrielle et à un remplacement des relations d’usagers par des rapports de clientèle, aussi bien dans les mouvements coopératifs et mutualistes que dans les grandes fédérations associatives » (Alcaraz et al., 2006, p. 8). Nous voilà donc face à une lecture critique de l’économie sociale contemporaine, qui associe sa dérive « industrielle » au poids grandissant de la technostructure.

La question qui paraît émerger progressivement est bien celle de la capacité de l’économie sociale à conduire des pratiques innovantes, assises sur un discours spécifique, en matière de démocratie sociale. Or, les pratiques ne semblent pas révéler une avance décisive de l’économie sociale en matière de démocratie sociale ; et les discours indiquent une relativisation de l’importance du droit des salariés, voire une suspicion à son endroit. Ce constat révèle-t-il effectivement une contradiction avec les valeurs et les fondements de l’économie sociale ? Ce point pourrait être éclairci par une étude de la place de la démocratie sociale dans la genèse de l’économie sociale.

La démocratie sociale dans l’économie sociale naissante

Avec d’autres (Procacci, 1993 ; Demoustier, 2007), on considérera l’économie sociale comme un construit, donnant forme et reconnaissance à des réalités sociales lui préexistant, dans un lent processus courant des années 1820-1830 aux années 1880-1890. Celui qui veut repérer la place de la démocratie sociale dans la genèse de l’économie sociale doit donc s’intéresser tout d’abord à ce qu’en ont dit les mouvements coopératifs et mutualistes naissants, la forme associative ayant essentiellement servi de cadre général au développement de ces deux projets.

Il ne s’agit pas de repérer ce qu’ont dit les pionniers du mouvement coopératif sur la démocratie sociale… tout simplement parce qu’ils n’ont pas utilisé cette notion. Il convient en revanche d’identifier ce qu’ils ont fait et dit à propos de l’égalité des salaires et des pouvoirs dans les structures imaginées et expérimentées – bref, de ce qui se rapproche d’une visée démocratique en leur sein. Il est par ailleurs nécessaire de faire la distinction entre coopérative de consommation et coopérative de production.

Considérée comme la première coopérative de consommation, la Société des équitables pionniers de Rochdale, créée en 1844, lança une activité coopérative de production, avec l’acquisition de moulins. Suite à ce développement de la société, les coopérateurs durent décider si les salariés pouvaient « bénéficier ou non, indépendamment d’une ristourne en liens avec leurs achats en tant que consommateurs, d’une ristourne sur leur travail. […] Et en 1862, l’assemblée générale décida par 502 voix contre 162 (sur 1 500 sociétaires) l’abolition de la participation, malgré les efforts d’opposition des fondateurs. Le divorce entre sociétaires et travailleurs non sociétaires est donc consommé » (Draperi, 2005, p. 38-39). Si cet événement a ouvert la voie à la domination de l’unisociétariat durant plus d’un siècle, dont nous ne sommes sortis, en France, qu’avec la création des sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic), est-ce seulement l’incapacité des coopératives à résoudre le problème du travail et de sa rémunération qui est ainsi révélée ? Il semble que soit également formulée en tant que telle, dès cette époque, la perspective de la participation des salariés à la gestion de l’entreprise. C’est par exemple l’analyse que fait André Gueslin (2005, p. 65) de l’expérience de Jean-Baptiste Godin (1817-1888), en qui il voit un « pilier du mouvement participationniste en France et en Europe », visant à associer juridiquement les ouvriers à la marche de l’entreprise.

Pour André Gueslin, par ailleurs, l’association ouvrière de production de Philippe Buchez (1796-1865), inventeur de la coopérative de production, est une forme d’expérimentation de sa « nouvelle société », au même titre que la coopérative rochdalienne est une manière de parvenir à la communauté d’Owen. Une première distinction avec la coopérative de consommation apparaît, en revanche, concernant les bénéficiaires de ces coopératives : c’est le monde ouvrier que Buchez cherche à toucher et « l’émancipation complète des classes ouvrières qu’il vise », selon les mots du menuisier Corbon, recueillis par L’Atelier en 1841 (Cuvillier, 1956). Créé en septembre 1840 par Buchez, le journal L’Atelier défend, selon Gueslin, « un idéal de démocratie sociale et va plus loin que Buchez dans le sens de la lutte des classes ». Il s’agit ici de la démocratie sociale au sens de projet de société, projet clairement émancipatoire pour la classe ouvrière et dont le bras armé est l’association ouvrière. Alain Faure et Jacques Rancière (2007) signalent que le projet de L’Atelier est de faire connaître des initiatives d’ouvriers d’élite. Partant du principe que l’association ouvrière de production ne doit en aucun cas associer patrons et ouvriers, ils insistent sur son fonctionnement démocratique. L’implication de ouvriers dans la gestion de la structure est fondée sur la liberté de parole et sur une égalité réelle, vigilante à l’égard de situations de domination toujours prêtes à renaître : « Il faut aussi prendre garde qu’au sein des associés, il ne se forme des dominateurs, [… donc assurer] l’égalité la plus complète, que chacun puisse toujours dire et dise en effet librement son avis sur toutes choses […] » (Faure, Rancière, 2007, p. 104-105). Plus précisément encore, le fonctionnement démocratique est garanti par une procédure imposant le fonctionnement en assemblée, le principe électif, la brièveté des mandats et la modestie des rétributions. Le développement de ces structures nécessite la création de ce que nous appellerions aujourd’hui une « technostructure », représentant les différentes formes d’« aide de travail ». L’obligation de choisir ces aides parmi les ouvriers associés signale bien la conscience d’un risque de dépossession pour les ouvriers associés producteurs. N’y aurait-il pas là les prémices d’une méfiance, qui s’est bien installée depuis, à l’encontre de salariés qui ne sont pas associés et qui sont régulièrement soupçonnés de prendre un pouvoir dont ils n’ont pas la légitimité sociétaire ?

Dans le même temps est abordée la question des rétributions des fonctions et l’impératif d’amélioration de la situation matérielle du salarié par une revalorisation de sa rémunération. S’ouvre ici le vaste champ des différentes formes de salariat dans l’association ouvrière de production. Ce dernier point est central : il était au coeur à la fois de cette question sociale qui émerge dans la première partie du XIXe siècle et du projet d’émancipation qui lui fait écho ; il semble qu’il soit encore un analyseur pertinent de la question de la démocratie sociale dans les entreprises de l’économie sociale d’aujourd’hui.

L’objectif d’abolition du salariat

Le salariat est une forme moderne de l’esclavage et du servage, c’est un point pour L’Atelier. La grande revendication est alors l’abolition du salariat, mais l’association ouvrière de production, qui supporte cette revendication, la contredit dans le même temps, puisqu’elle intègre au projet d’autoproduction l’établissement d’un salaire juste, évalué par les producteurs eux-mêmes sans l’intervention d’intermédiaires. Il s’agit là d’une première forme de réappropriation, partie prenante de cette « République démocratique et sociale » que Jean-Pierre Drevet, serrurier-mécanicien, appelle de ses voeux en 1850 (Faure, Rancière, 2007, p. 307). La deuxième forme de réappropriation est celle de la production, puisqu’une autre injustice relevée par ces ouvriers militants est que le producteur ne profite pas de ce qu’il produit. Et cette deuxième forme de réappropriation nous ramène au débat sur le poids respectif du producteur et du consommateur. La tonalité générale de  la  parole ouvrière qui nous est parvenue privilégie le producteur, dont la situation de dénuement tient à l’existence de « tant de personnes [qui] dépensent, consomment toujours et ne produisent rien ». Cette approche rencontre ses contradicteurs, comme Pierre Wahry, ouvrier tailleur, qui souhaite que l’on entende la parole de ceux qui considèrent que « l’homme qui consomme est tout : celui qui produit n’est plus que son humble serviteur » (Faure, Rancière, 2007, p. 326). On a là, me semble-t-il, une seconde origine de la pensée de la démocratie sociale dans le mouvement coopératif naissant, plutôt du côté de la coopérative de consommation ; et cette source nous conduit nettement à la situation actuelle des structures associatives, dont les associés proposent à des bénéficiaires un service social qui doit s’appuyer sur une « technostructure » salariale pour se réaliser.

Dans sa phase d’institutionnalisation, l’économie sociale a lié le traitement de la question sociale à l’abolition du salariat. Lorsqu’il analyse les statistiques des mouvements de grève dans différents pays européens, Gide repère trois objectifs : l’« augmentation du salaire » ; un « accroissement de sa liberté et de ses loisirs par la réduction de la journée de travail » ; une défense de son « indépendance et de sa dignité d’homme » par l’obtention d’une « part dans la direction ou […] dans le contrôle des entreprises » (Gide, 2007, p. 91). Or, pour l’économiste, la question de l’indépendance est l’un des quatre grands champs auxquels l’économie sociale est censée apporter une avancée décisive ; est considéré comme un progrès tout ce qui est favorable au statut de « producteur indépendant », qui peut gagner sa vie « sans employer de salariés et sans l’être lui-même ». « Cette indépendance, affirme Charles Gide, est souhaitée par tous les hommes », et singulièrement par les ouvriers, maintenus par le salaire « dans une situation dépendante ». Cependant, dans les trois éditions successives de l’ouvrage de Gide Les institutions du progrès social, le traitement de la question du salariat, dans le chapitre concernant l’indépendance, évolue : « L’abolition du salariat en 1905 devient en 1911 la transformation du salariat à travers l’ouvrier entrepreneur et actionnaire, puis en 1920 l’émancipation du salariat pour les travailleurs urbains et ruraux » (Demoustier, 2007, p. 20).

L’objectif de réduction de la subordination au travail

Emblématique de cette évolution, une étude de Gide sur les salaires s’intéresse aux « relations entre les salariés et les patrons », plus particulièrement au sein des « institutions de progrès social ». Charles Gide introduit son propos en rappelant que les relations entre salariés et patrons ont été marquées, « jusqu’à présent », par la subordination. Mais il considère que ces relations « se rapprochent de plus en plus d’une collaboration sur un pied d’égalité » (Gide, 2007, p. 169) par le fait d’institutions émanant du patronat, de l’Etat ou de l’action syndicale, notamment les « conseils de conciliation et d’arbitrage », mis en place par les « syndicats mixtes » et dont la fonction est de prévenir les conflits entre ouvriers et patrons.

Ces organisations se préoccupent de réduire le lien de subordination entre les patrons et les ouvriers : elles s’intéressent donc à ce que nous appelons aujourd’hui la démocratie sociale. Mais il semble bien que ces institutions, ancêtres des délégués du personnel ou des comités d’établissement, s’y intéressent pour l’ensemble de la société, et pas pour elles-mêmes en tant qu’organisations. Autrement dit, nous voyons ainsi définies des organisations de l’économie sociale dont le projet de changement est orienté vers l’extérieur.

Coopérative de production et coopérative de consommation

Dans le cadre de ses échanges avec Léon Walras sur la distinction entre économie politique et économie sociale, Gide (2007, p. 57) considère que « l’utilité sociale a plutôt sa place dans la production et la justice sociale dans la répartition ». Cette distinction et l’importance accordée à la consommation par les théoriciens de l’économie sociale à ses débuts me semblent constituer une piste féconde pour expliquer le faible enjeu de transformation sociale représenté par la situation de production et, par voie de conséquence, le faible intérêt manifesté pour la démocratie sociale dans le fonctionnement des organisations de l’économie sociale.

Dans son discours d’ouverture du Congrès international des sociétés coopératives de consommation, prononcé à Paris le 8 septembre 1889, lors de l’Exposition universelle, Gide revient sur « la coopération dans la production » en affirmant que, si « le but final du programme des sociétés coopératives de consommation, c’est bien la production », elle ne passe pas nécessairement par « la fondation d’associations coopératives de production ». Il justifie cette option par le constat d’une « insuffisance de l’association de production, en tant qu’association indépendante et autonome ». Cette insuffisance s’explique, selon lui, de deux manières : la première, c’est qu’elles ont échoué dans leur ambition d’émancipation, créant en fait des « associations de petits patrons » employant à leur tour des ouvriers ; la seconde est plus fondamentale, puisqu’elle considère que l’association de producteurs débouche nécessairement sur une « corporation professionnelle », faisant prédominer « ses intérêts particuliers sur l’intérêt général ». Sur ce dernier plan, précisément, Gide considère que « l’association de consommation » n’entre pas dans cette logique corporative, « parce qu’elle représente les intérêts de tout le monde ». Et cette analyse lui inspire une préconisation stratégique générale : l’ambition de l’économie sociale devrait être de faire passer « les instruments de production et de l’outillage économique […] entre les mains des associations de consommation ».

Conclusion

Les institutions de représentation du personnel ne sont pas présentes partout où elles pourraient l’être dans les organisations de l’économie sociale, ce qui en soi doit être considéré comme une situation non satisfaisante. L’incapacité à se penser comme une organisation, ou plus précisément comme une entreprise, est une première explication à cette situation, que l’on comprend mieux si l’on observe que le service rendu à des usagers suffit à donner du sens à une activité professionnelle, sans qu’elle ait à s’inscrire dans une logique de production dudit service.

Une deuxième explication place cette activité de production au service d’un projet social, lequel est tout entier voué à la satisfaction de besoins sociaux. Toute recherche d’une amélioration de la qualité de travail des producteurs est suspectée, y compris par les producteurs eux-mêmes, d’une trahison de l’idéal de service et d’une fragilisation du projet partagé par la structure employeur et par les salariés.

Une troisième explication est fournie par la confusion des situations d’employeurs et de salariés. Cette dernière se manifeste, d’une part, par la nature du dialogue social dans de nombreuses organisations de l’économie sociale, caractérisée à la fois par une absence de culture et d’expérience en la matière et, de plus en plus, par une pratique peu innovante au regard des autres entreprises. Autrement dit, l’économie sociale manifeste son incapacité à produire des formes de dialogue social cohérentes avec ses valeurs. Cette troisième explication débouche, d’autre part, sur des pratiques syndicales parfois ambivalentes, les syndicats de salariés se trouvant partagés entre des positions d’employeurs et de salariés. Ces constats me semblent corroborer des recherches produites sur et pour l’économie sociale, formalisant et théorisant en quelque sorte la place nécessairement subsidiaire des salariés dans les entreprises de l’économie sociale. On se trouve donc devant une validation, au nom de la particularité et des valeurs de l’économie sociale, d’une situation par ailleurs considérée comme insatisfaisante par un nombre croissant de salariés, par les organisations représentatives de l’économie sociales, par les syndicats d’employeurs et par les syndicats de salariés, bien que l’émergence de cette position nouvelle soit encore très partielle et minoritaire.

Une étude de la genèse de l’économie sociale me semble apporter des éléments de compréhension et, peut-être, de dépassement de cette situation apparemment sans issue. Née avec l’émergence d’une question sociale construite autour de l’impératif et de l’impossibilité d’accorder les droits économiques aux droits politiques, l’économie sociale a tenté d’apporter sa solution en créant des activités économiques débarrassées de la situation de subordination, que ce soit par l’argent ou par le pouvoir, c’est-à-dire débarrassées du salariat. L’impossible dépassement du salariat dans l’ensemble de la sphère économique, articulé avec le choix de privilégier l’activité de consommation sur l’activité de production comme vecteur de changement social dans l’économie sociale, a placé les salariés des entreprises de l’économie sociale dans une situation particulière de double subordination : comme salariés, d’une part ; comme non-associés, d’autre part.

Développer, approfondir et sans doute nuancer les différents constituants de la présente analyse semble nécessaire pour qu’elle puisse effectivement tenter de contribuer à une amélioration créatrice des pratiques de dialogue social dans les entreprises de l’économie sociale.