Corps de l’article

Introduction

La majorité des théories morales contemporaines défendent des conceptions sociales de la moralité (Eisenberg, 1968). Elles s’intéressent aux obligations qu’ont les individus à l’égard des autres personnes. Ces approches excluent notamment le rapport à soi des questions éthiques et se concentrent sur le rapport à autrui dans un sens très spécifique : les obligations de justice.

Ce resserrement des questions morales sur le rapport à autrui est dû à plusieurs facteurs. La perte d’unanimité relative aux questions de la « vie bonne » a notamment rendu obsolètes les éthiques anciennes centrées sur le souci de soi. Les éthiques libérales de la justice, par ailleurs, occupent une place prépondérante dans la philosophie morale aujourd’hui. Or ces éthiques politiques[2], sans exclure explicitement le rapport à soi du champ moral, le relèguent dans la sphère des questions de morale privée et de ce fait le marginalisent. D’une manière générale, la perte de consensus relativement à la « vie bonne » ainsi que la valeur accordée à la liberté individuelle ont fait du souci de soi une question morale secondaire, voire philosophiquement douteuse.

Inspiré par les éthiques libérales, le philosophe Ruwen Ogien propose depuis quelques années en France une éthique qui s’inscrit dans le champ des conceptions sociales de la moralité. Ogien défend plus précisément une éthique dite minimale, dans la mesure où elle exclut le rapport à soi du domaine moral. Contre les maximalistes, Aristote et Kant en tête, selon lesquels nous devrions vivre de manière à nous perfectionner – poursuivre des fins spécifiques ou cultiver certaines vertus – ou en respectant les devoirs que nous avons envers nous-mêmes, le philosophe affirme que ce que nous nous faisons à nous-mêmes est moralement indifférent[3]. Dans certains de ses ouvrages, Ogien (2007a, 2007b, 2011) fait référence à des travaux dans le domaine de la psychologie morale qui tendraient à montrer que nous sommes « naturellement » des minimalistes moraux. Des enquêtes menées par Nucci et Turiel révèleraient que les actions qui n’ont de conséquences directes que sur l’agent lui-même sont considérées par les personnes interrogées comme relevant du domaine personnel. Ces actions ne seraient pas moralement pertinentes.

À mon avis, ces travaux de psychologie morale ne permettent pas du tout d’affirmer que nous sommes, empiriquement parlant, des minimalistes moraux. Je soutiendrai cette thèse, non pas en me référant à d’autres travaux de psychologie dont les conclusions seraient plutôt favorables au maximalisme[4], mais en montrant que : (1) les travaux de psychologie invoqués à l’appui de l’éthique minimale ne posent pas véritablement la question de l’éventuelle pertinence morale du rapport à soi; (2) ces travaux montrent en fait que nous sommes « naturellement »[5] des partisans d’une éthique de l’autonomie et non des minimalistes moraux. En argumentant en faveur de (1) et (2) je défendrai aussi l’idée générale (3) qu’il n’y a pas de lien nécessaire entre la défense d’une éthique de l’autonomie et le minimalisme moral. Avant de m’engager dans cet argumentaire, je reviens brièvement sur ce qui distingue l’éthique minimale de l’éthique libérale ainsi que sur les rapports entre la psychologie morale et l’éthique normative.

1. Éthique minimale et éthique libérale

Pour l’éthique minimale défendue par Ogien, seul le rapport aux autres possède une valeur morale. Dans le domaine interpersonnel, le minimalisme se limite par ailleurs à exiger que nous ne causions pas de tort (principe du tort ou de non-nuisance). Le principe du tort demande de ne pas porter atteinte à l’intégrité physique et psychique des autres personnes, de ne pas violer leurs droits ou les traiter de manière injuste. Ce que nous nous faisons à nous-mêmes ou la manière dont nous vivons est en revanche moralement indifférent (Ogien, 2004, 2007a).

L’éthique minimale est explicitement inspirée par le libéralisme de la non-nuisance – Mill, Feinberg – et par le libéralisme de la neutralité – Rawls, Dworkin et Larmore. Larmore utilise d’ailleurs les formules « morale minimale » ou « morale élémentaire » pour parler de l’éthique qui caractérise le libéralisme politique (Larmore, 1993, p. 164-165). Mais la notion d’éthique minimale qui nous intéresse ici, à la différence de l’éthique libérale, n’est pas seulement une éthique publique : c’est une conception de la morale en général.

Il est important de préciser ce point. Pour Mill, le principe de non-nuisance (harm principle)[6] ne trace pas la frontière entre ce qui est immoral et ce qui ne l’est pas; il délimite les limites de l’interférence légitime de l’État et de la société dans la vie et les décisions des individus (Mill, 1990). Dans le même esprit, chez Feinberg, le principe du tort permet de délimiter la classe des actions qui peuvent être légitimement interdites et sanctionnées dans le cadre du droit pénal. Les torts commis à l’égard d’autrui, affirme Feinberg, ainsi que certaines offenses graves « épuisent la classe des raisons qui justifient une interdiction criminelle ». Ils n’épuisent pas la classe des raisons qui justifient une condamnation morale (Feinberg, 1984). Pour Ogien en revanche, le principe du tort n’a pas seulement une valeur politique ou juridique : il permet de tracer la frontière entre ce qui est moral et ce qui ne l’est pas (Ogien, 2004, p. 39; 2007a). Dans les théories de Rawls, Larmore et Dworkin par ailleurs, le principe de neutralité stipule que la justification des actions de l’État ne peut recourir à des conceptions controversées du bien; la raison publique doit s’en tenir aux règles du juste. Étant donné le fait du pluralisme ainsi que la nature coercitive du pouvoir collectif, la neutralité définit pour les libéraux les conditions de légitimité des principes politiques. Mais l’exigence d’éviter toute référence aux conceptions du bien ne s’étend pas à la morale privée. « La priorité du juste sur le bien est un idéal politique. Rien n’a été dit qui implique que cette priorité doive s’étendre à l’ensemble de la moralité », écrit par exemple Larmore (1987, p. 69)[7]. Or, pour Ogien, c’est aussi dans le domaine privé que nous devons nous abstenir de tout jugement sur le bien – que nous devons rester « neutres » – car la manière dont les gens vivent est pour le philosophe moralement indifférente (Ogien, 2007a).

Dans un article de 1981, Callahan donne une définition de l’« éthique minimaliste », en insistant sur le déplacement qu’elle opère par rapport aux théories politiques dans lesquelles elle prend sa source. Cette définition correspond à la position défendue par Ogien aujourd’hui :

[L’éthique minimaliste] peut être définie en une seule proposition : Nous sommes moralement autorisés à agir comme nous le souhaitons aussi longtemps que nous ne causons pas de tort aux autres. Le style de cette proposition et, en partie, son contenu, nous rappelle évidemment l’essai De la liberté de John Stuart Mill […]. [Mais] ce que ce dernier comprenait comme un principe qui devait gouverner les relations entre l’individu et l’État a été […] construit comme devant englober l’ensemble de la vie morale. J’appelle ce type d’éthique « éthique minimaliste » parce que, pour le dire rapidement, elle affirme que la seule chose qui permet de tester la moralité d’une action, ou d’une vie entière, est de savoir si elle ne cause pas de tort à autrui. Si ce standard minimum est atteint, alors il n’existe aucun autre critère sur la base duquel on puisse juger les biens et les fins personnelles ou communes, qui permette de louer ou de blâmer les autres ou encore de les éduquer relativement à des obligations envers soi-même ou la communauté.

Callahan, 1981, p. 20

Le minimalisme moral représente une manière de réduire le champ de la morale aux principes qui caractérisent l’éthique politique dans sa version libérale. Ce que le libéralisme renvoie au domaine privé – le rapport à soi, la vie bonne –, le minimalisme l’exclut du domaine moral.

2. Psychologie morale et éthique normative

L’objectif de cet article n’est pas de traiter d’une manière générale de la nature des rapports entre la psychologie morale et l’éthique normative. Mais puisque ce travail se situe à la jonction des deux disciplines, j’aimerais brièvement préciser le cadre à l’intérieur duquel je conçois leur interaction.

Même si, dans le champ de l’éthique, le recours à la psychologie est fréquent aujourd’hui, l’utilité de cette discipline reste toutefois controversée. La psychologie nous renseigne sur des faits alors que l’éthique philosophique vise à édicter et/ou à justifier des normes. Or il est admis qu’on ne peut fonder des normes sur la base de données empiriques. La psychologie morale ne peut donc servir de justification à la philosophie morale. Cependant, elle peut jouer un autre rôle. Selon Flanagan (Flanagan, 1991), la psychologie peut nous renseigner sur le caractère réaliste ou irréaliste de nos théories morales. Évaluer ces théories à l’aune de la manière dont nous fonctionnons effectivement dans le domaine moral nous permettrait de vérifier si ces théories sont compatibles avec la manière dont nous sommes biologiquement constitués et si elles ne sont pas trop exigeantes pour les êtres que nous sommes.

Pour Flanagan, étant donné nos structures mentales, certaines théories morales sont humainement impossibles. L’utilitarisme de l’acte, par exemple, est irréaliste affirme Flanagan, car il implique de pouvoir anticiper pour chaque action tout le réseau de conséquences auquel elle donnera lieu et de pouvoir ensuite en évaluer l’utilité de manière exhaustive par rapport à d’autres cours d’actions – ce qui n’est pas possible pour l’esprit humain. L’impossibilité dont il est question ici est d’ordre psychologique. D’autres théories peuvent être moralement impossibles. Nurock (2011, p. 73) propose l’exemple suivant : si considérer que blesser une autre personne est mal fait partie des intuitions morales de base que l’on trouve dans toutes les cultures, alors une morale qui postulerait un devoir de blesser une autre personne devrait être qualifiée d’impossible. Faire appel à la psychologie pour évaluer les théories morales revient en fait à soumettre ces dernières à la métanorme selon laquelle « devoir implique pouvoir ». Comme le précise Nurock, « devoir » doit être entendu ici au sens moral et « pouvoir » dans le sens d’un pouvoir psychique universel (Nurock, 2011, p. 68). Cette norme stipule que les prescriptions et proscriptions morales doivent être possibles ou réalisables pour nous, êtres possédant une structure psychique particulière.

Étant donné ce qui précède, les arguments empiriques sur lesquels je me pencherai dans cette section ne doivent pas être considérés comme des éléments qui pourraient permettre de justifier la thèse de l’indifférence morale du rapport à soi. Ces arguments doivent permettre de déterminer si le minimalisme moral est plus réaliste que la position maximaliste, et s’il y a de bonnes raisons, à ce titre, de l’adopter.

3. Une psychologie morale minimaliste ?

Depuis 1978, Nucci et Turiel ont mené (ensemble ou séparément) un certain nombre d’enquêtes de terrain visant à vérifier l’hypothèse selon laquelle nos jugements sociaux seraient différenciés. La méthode utilisée dans ces enquêtes varie peu. On soumet à des enfants et des jeunes adultes (de 5 à 18 ou 25 ans), de différents niveaux socioculturels, des petits scénarios sur lesquels on leur demande de porter un jugement et de le justifier. On leur montre par exemple une scène où une petite fille vole une poupée à une camarade. La personne qui mène les interviews demande ensuite : est-ce que ce que fait la petite fille est bien ou mal ? Pourquoi ? Est-ce qu’elle doit être sanctionnée pour son acte ?, etc. Les résultats de ces enquêtes montrent que les sujets interrogés classent les actions qu’ils doivent évaluer sous différentes catégories. Pour chacune de ces catégories, ils mobilisent des critères et des formes de raisonnement spécifiques. En fait, les résultats de ces études montrent que nous apprenons très tôt à distinguer entre trois domaines de jugements :

  • Le domaine moral : ce domaine comprend les actions qui sont considérées intrinsèquement mauvaises en raison de leurs conséquences sur le bien-être d’autrui. Il concerne les torts physiques et psychologiques ainsi que les cas de violation de la propriété ou d’atteinte à l’équité (Turiel, 2006, p. 828). Le domaine moral regroupe « les jugements prescriptifs de justice, les considérations de droits et de bien-être relatifs à la manière dont les personnes doivent se traiter les unes les autres. » (Turiel, 1983) Le domaine moral inclut également certains devoirs positifs d’assistance (Nucci et Turiel, 2009)[8].

    Les jugements moraux possèdent les caractéristiques formelles suivantes : ils sont impersonnels et généralisables. Les actions qui relèvent du domaine moral sont par ailleurs fréquemment associées à l’idée que ce sont des actions avec lesquelles il est légitime d’interférer ou qu’il est légitime de sanctionner (Turiel, 2006; Haidt, Koller, Dias, 1993; Haidt et Graham, 2007). Ces jugements sont par ailleurs justifiés en faisant appel aux notions de bien-être (welfare), de respect des personnes et de droits (Turiel, 1983, 1989, 2006).

  • Le domaine conventionnel : ce domaine comprend les actions qui ne sont pas intrinsèquement mauvaises, mais dont le caractère répréhensible dépend de l’existence d’une règle. Par exemple : porter du rouge pour des funérailles, mâcher de chewing-gum en classe, exposer les parties intimes de son corps en public, etc. Les règles et jugements du domaine conventionnel varient selon le temps et le lieu. Ils ne sont pas universels. Les jugements qui appartiennent à cette catégorie sont justifiés par référence au maintien de l’ordre social et au respect de l’autorité.

  • Le domaine personnel : ce domaine concerne les actions dont les conséquences affectent directement l’agent lui-même, et non les autres personnes ou la société en général (Nucci, 1981, p. 114; Nucci, Guerra et Lee, 1991, p. 841). L’ensemble de ces actions forme un domaine de « juridiction personnelle » (personal jurisdiction) « qui définit les limites de l’autorité individuelle et établit la distinction entre le soi et le groupe. » (Turiel, 2006, p. 828) Autrement dit, le contour de ce domaine définit la sphère privée des individus.

    Par ailleurs, le caractère « bon ou mauvais » des actions relatives à ce domaine est déterminé par les choix et préférences personnelles (Nucci, 1981, p. 114; 2001, p. 54). Les actions qui entrent dans cette catégorie sont considérées indépendantes de toute règle normative (beyond the realm of normative regulation) (Nucci, 1981, 2001).

La distinction entre le domaine moral et le domaine conventionnel a été établie très tôt par Turiel. C’est en particulier à Nucci que l’on doit l’ajout du domaine personnel aux deux premières catégories. C’est à l’exclusion du domaine personnel de la moralité et à la distinction entre ces deux sphères que je m’intéresserai plus particulièrement.

En conduisant à limiter le domaine moral aux questions de justice[9] et à exclure le domaine personnel des questions morales, les résultats des enquêtes empiriques semblent très proches des propositions de l’éthique minimale. Mais comment le domaine personnel est-il construit dans ces recherches empiriques ? Comment les psychologues arrivent-ils à la conclusion que le domaine intrapersonnel est étranger à la moralité ?

3.1 La constitution problématique du domaine personnel

Il faut d’abord signaler que les études menées par Turiel et Nucci ne définissent pas les différences conceptuelles entre les domaines mentionnés ci-dessus ex nihilo, c’est-à-dire à partir des réactions spontanées des enquêtés appelés à donner leur avis sur les scénarios les plus divers (qui concerneraient toute la gamme des questions morales : les obligations entre proches, les devoirs positifs, les devoirs envers soi, etc.). Ces études visent à vérifier des hypothèses relatives à la différenciation des jugements sociaux et à leurs caractéristiques spécifiques, sur la base de conceptions prédéterminées de ces domaines (Nucci et Turiel, 1978). Elles utilisent notamment une conception du domaine moral inspirée de Piaget (1932) et Kohlberg (1984), qui assimile le domaine de la moralité avec les exigences de justice[10]. Kohlberg, Turiel et Nucci s’inspirent par ailleurs explicitement, pour construire leur conception du domaine moral, de philosophes qui ont leur place dans la tradition libérale et qui sont pour la plupart des penseurs politiques : Kant, Mill[11], Dworkin, Habermas, Rawls (Turiel, 2004). Les scénarios proposés aux enfants sont sélectionnés ou construits en fonction de cette conception préalable de la moralité; de même, les questions qui leur sont posées sont orientées par les critères-types qui définissent les questions de justice.

La référence aux questions de justice comme conception morale prototypique, on le verra, introduit des biais dans la démarche des psychologues; elle ne permet pas d’aborder la question du rapport à soi sans préjugé. Une difficulté plus spécifique réside dans la définition du domaine personnel donnée par Nucci. Cette définition devrait être le résultat des enquêtes menées par le psychologue sur la question du rapport à soi. Or, on ne comprend pas très bien, à partir de la manière dont les enquêtes sont conduites (scénarios soumis, type de questions posées, etc.), comment Nucci aboutit aux critères qu’il retient pour définir le domaine personnel. Le problème est le suivant : les actions dont les conséquences directes affectent l’agent lui-même sont, dans les articles et ouvrages de Nucci, systématiquement caractérisées par ces deux aspects :

  1. Ces actions appartiennent à une « sphère de contrôle personnel » (Nucci, 2001, p. 54). Elles doivent être laissées à la discrétion de l’agent lui-même : l’interférence des autres ou de la société n’est pas légitime.

    Dans ce sens, le domaine personnel délimite les frontières de la liberté négative des individus : leur sphère d’autonomie.

  2. Le caractère « bon ou mauvais » des actions est déterminé par les choix et préférences personnelles (Nucci, 1981, p. 114; 2001, p. 54).

    Dans ce sens, le domaine personnel définit un espace à l’intérieur duquel les préférences individuelles sont normatives.

Pour illustrer ce point, prenons l’exemple d’un individu S qui adopterait des comportements serviles avec son supérieur hiérarchique afin d’obtenir des avantages professionnels. Dans la mesure où S ne commet aucun tort ou aucune injustice à l’égard d’autrui et que son attitude ne relève pas d’une règle conventionnelle, le comportement servile qu’il adopte relève du domaine personnel. Selon la conception de Nucci, non seulement (1) nous n’avons pas à interférer avec les agissements de S mais (2) nous ne pouvons pas non plus légitimement porter un jugement moral sur son comportement (puisque ce sont les préférences de S qui déterminent ici ce qui est « bien » ou « mal »).

Nucci affirme à la fois (1) et (2) mais sans faire de distinction claire entre les deux. En fait on ne comprend jamais très bien si, selon le psychologue, (1) et (2) signifient la même chose, s’il existe selon lui un lien conceptuel entre les deux idées, ou si (1) et (2) sont plutôt deux caractéristiques de la sphère personnelle qui ressortent des entretiens menés auprès des personnes interrogées, mais qui n’ont pas de lien logique entre elles.

Si la position de Nucci n’est pas très claire, ce qui l’est en revanche c’est que les propositions (1) et (2) sont conceptuellement indépendantes l’une de l’autre. Ce qui est manifeste, par ailleurs, c’est que pour apporter un appui aux propositions du minimalisme moral, il faut que les enquêtes empiriques parviennent à démontrer la thèse (2) et non seulement la proposition (1). Or, comme nous le verrons, ce qui ressort expressément des études de Nucci, c’est que les individus considèrent que l’ensemble de questions et de décisions qui n’affectent qu’eux-mêmes sont « leurs propres affaires » (their own business) et que l’interférence des autres est illégitime dans ce domaine. En revanche, les informations empiriques qui devraient démontrer que nous pensons naturellement que ce que nous nous faisons à nous-mêmes ne relève pas du domaine moral manquent à l’appel.

Si ces informations manquent, comment Nucci peut-il affirmer la seconde proposition ? Nous formulons deux hypothèses qui permettraient d’expliquer le passage de (1) à (2) mais qui sont toutes deux problématiques :

Hypothèse 1 : Nucci passe de (1) à (2) en introduisant dans le raisonnement une conception préalable de la moralité.

Hypothèse 2 : Nucci ne distingue pas deux questions qui sont pourtant différentes, à savoir : dans le domaine des actions qui n’ont de conséquences directes que sur moi-même, qui al’autorité légitime de décider ? Et ces actions sont-elles moralement problématiques ? Ce faisant, il ne distingue pas entre deux types de liberté : la liberté négative et la liberté morale.

3.1.1 Les scénarios proposés par Nucci

Pour qui travaille sur la question du rapport moral à soi-même et s’intéresse à ce que la psychologie morale peut dire sur ce thème, la lecture des travaux de Nucci suscite une certaine surprise. Dans les enquêtes menées par le philosophe, on s’attendrait en effet à trouver des scénarios reprenant des thèmes ou des situations que l’on trouve habituellement discutés dans la littérature qui s’intéresse au souci de soi. On imagine que les personnes interrogées devraient se prononcer par exemple sur le type de scénarios suivants : une personne passe sa vie à regarder la télé et à manger des biscuits au chocolat au lieu de cultiver ses talents pour la musique ou le tennis (Ogien, 2007a). Que pensez-vous de ce comportement ? Est-ce que c’est mal ou bien ? Pourquoi ? Si c’est mal, est-ce que cela justifie l’interférence d’autrui ?, etc. Ou encore : une personne décide de vendre un organe ou des services sexuels pour se faire un peu d’argent. Est-ce bien ou mal ? Est-ce que ces comportements sont moralement indifférents ? On pourrait aussi s’attendre à trouver des scénarios où les personnes se placent elles-mêmes dans des situations où les conditions nécessaires au respect de soi ou au maintien de l’intégrité personnelle ne sont plus assurées[12]. À nouveau, on demanderait alors : est-ce que ce que les individus se font à eux-mêmes dans ces scénarios est moralement critiquable ? Si oui, est-ce que cela justifie de les sanctionner ?, etc.

Or, ce n’est pas du tout des scénarios de ce genre, ni ce type de questions que l’on trouve dans les travaux de Nucci. Dans un article de 1981, où il élabore sa conception du domaine personnel, Nucci soumet les deux scénarios suivants à l’appréciation des sujets interrogés :

  1. Un garçon arrive à l’école avec les cheveux longs, alors que le règlement de l’école l’interdit.

  2. Une petite fille joue avec un ami que ses parents lui ont interdit de fréquenter.

Comme on le voit, ces deux scénarios sont assez loin des problèmes habituels posés par la moralité intrapersonnelle. Ils n’illustrent pas des situations où pourrait être impliquée la notion de devoir envers soi ou l’idée que des styles de vie sont préférables à d’autres. Ces scénarios mettent plutôt en scène des conflits d’autorité. Dans les deux situations, les choix personnels des enfants se heurtent soit à l’existence d’une règle (en l’occurrence édictée par l’établissement scolaire), soit à la décision des parents. Par ailleurs, la question posée par Nucci à propos de ces scénarios n’est pas (pour le premier) : est-ce qu’il est bien ou mal de porter les cheveux longs ? – ce qui d’ailleurs n’aurait pas beaucoup de sens; la question posée par le psychologue est la suivante : est-ce que les décisions relatives au choix d’une coupe de cheveux ou des amis qu’il faut fréquenter doivent être prises par l’agent lui-même ou par d’autres personnes ? (Nucci, 1981)[13]

C’est la même démarche que l’on retrouve dans le chapitre de Education in the Moral Domain consacré au domaine personnel. Dans cet ouvrage de 2001, afin qu’il puisse se faire une idée de ce que représente la notion de domaine personnel, Nucci soumet les questions suivantes à son lecteur :

Qui devrait décider quels sont vos meilleurs amis ? Si vous tenez un journal intime, qui devrait être autorisé à le lire ? Qui devrait décider de cette question ?

Qui devrait choisir votre coupe de cheveux ? Pourquoi avez-vous répondu comme vous l’avez fait aux questions précédentes ? Ou, pour le formuler autrement, pourquoi est-il important de déterminer qui décide de ces choses pour vous ?

Nucci, 2001, p. 54, mes italiques

De la même manière que dans l’article de 1981, on voit clairement que la question que pose ici Nucci afin de définir le domaine personnel ne porte pas sur l’existence hypothétique d’une normativité morale intrapersonnelle. Elle porte sur l’existence présumée d’une sphère à l’intérieur de laquelle nous estimons avoir un contrôle légitime. Plus exactement, elle porte sur l’existence présumée d’une sphère privée à l’intérieur de laquelle l’interférence d’autrui est considérée comme illégitime. C’est encore cette question « qui doit décider ? » qui est au centre d’une enquête concernant le type de jugements que portent les adolescents à l’égard de l’usage de la drogue (Nucci, Guerra & Lee, 1991). Dans cette étude, ce qui permet d’établir si le fait de consommer de la drogue relève du domaine personnel ou moral dépend de la réponse à la question de savoir qui a l’autorité de décider en la matière : l’agent lui-même, les parents, les amis ou la loi (Nucci, Guerra & Lee, 1991, p. 845 ss.). Si la réponse est l’agent lui-même – ce que répondent en majorité les adolescents –, alors cette action est considérée comme relevant du domaine personnel. Dans un autre article, Nucci et Turiel montrent comment la délimitation du domaine personnel, dans des sociétés où l’État impose des restrictions aux comportements individuels (le Maroc des années 1940 et l’Iran d’aujourd’hui, où danser et écouter de la musique sont des activités prohibées), est opérée en lien avec les revendications des individus de pouvoir se déterminer librement dans leur sphère privée (Nucci et Turiel, 2009). Ici encore, c’est la question de l’autorité légitime du pouvoir collectif sur les individus qui est posée.

3.1.2 La question de l’autorité légitime

Le chapitre de l’ouvrage de Nucci consacré à la caractérisation du domaine personnel est entièrement composé d’exemples qui illustrent la manière dont les enfants, en grandissant, négocient un espace d’autonomie toujours plus large, en contestant à leurs parents l’autorité que ces derniers revendiquent sur des décisions qui ne concernent que les enfants ou les adolescents eux-mêmes. Les exemples d’actions relatives au domaine personnel invoqués d’une manière générale dans la littérature sur le sujet font bien voir dans quel cadre de problème se développe la question de la constitution du domaine personnel :

  • Regarder la télé un jour de soleil

  • Tenir sa correspondance privée

  • Choisir ses amis

  • Fumer à la maison

  • Choisir sa coupe de cheveux, ses vêtements, etc.

  • Choisir ses loisirs

  • Choisir la manière de dépenser son argent de poche

  • Se masturber

Ces exemples peuvent facilement faire croire que les actions qui ne concernent que nous-mêmes n’ont pas de pertinence morale. Mais c’est parce que ces exemples sont pour la plupart particulièrement triviaux et n’ont pas de dimension morale par eux-mêmes. Cependant, il faut bien voir que la question qui devrait nous faire réfléchir au caractère hypothétiquement moral ou immoral de ces comportements n’est même pas posée.

En effet, même si les personnes interrogées répondent « moi » à toutes ces questions en « qui doit décider ? », elles ne se sont pas pour autant prononcées sur la question de la normativité propre aux comportements intrapersonnels. Elles n’ont fait qu’affirmer qu’elles considèrent avoir une autorité pratique sur un certain nombre de décisions qui ne concernent qu’elles-mêmes. J’insiste sur l’idée d’autorité pratique. Ce que les enquêtés revendiquent quand ils répondent « moi » aux questions posées pas Nucci, c’est le droit de décider eux-mêmes de certaines questions. Ils ne revendiquent pas nécessairement une autorité épistémique sur ces questions : le fait qu’ils sauraient toujours mieux que les autres ce qu’il est bien de faire (du point de vue prudentiel ou moral). En tout cas, on ne peut rien dire sur ce sujet à partir des questions posées par le psychologue.

Comme on le voit, c’est en fait la question de l’autorité légitime qui est au coeur des différentes études dont l’objectif est la délimitation ou l’étude du domaine personnel. Faisant la synthèse des résultats des enquêtes menées dans le cadre de la définition des différents domaines de jugements, Turiel nous apprend que les adolescents interrogés dans ces études reconnaissent l’autorité de leurs parents dans les questions morales : « Ils considèrent que dans le domaine de la moralité les parents peuvent légitimement les contraindre à obéir aux règles » (Turiel, 2006, p. 931). Ils sont par contre plus réticents à reconnaître la légitimité de cette autorité lorsqu’il est question de règles conventionnelles. Cette autorité est rejetée dans le domaine des questions personnelles. On peut aussi distinguer les trois domaines de jugements en fonction de la manière dont les adolescents évaluent la légitimité du contrôle social[14] à l’égard des actions qui les concernent :

forme: 1882234n.jpg

Dans les études sur les différents domaines de jugements, le domaine personnel, on l’a vu plus haut, est défini à la fois (1) comme une sphère d’action à l’intérieur de laquelle les autres n’ont pas le droit d’interférer et (2) comme une sphère d’action à l’intérieur de laquelle les préférences subjectives sont normatives. Mais l’enquête porte uniquement sur la question de l’autorité légitime (1). On ne voit donc pas comment elle pourrait justifier la manière dont Nucci qualifie les actions dans ce domaine (2).

3.1.3 Un problème d’inférence ?

Si le type de scénarios et les questions posées ne portent pas sur la question du caractère moral/immoral ou moralement indifférent des comportements intrapersonnels, peut-être faut-il considérer que Nucci établit une inférence entre la réponse donnée à la question de l’autorité et l’idée selon laquelle, dans le domaine personnel, nos préférences subjectives sont normatives.

Cependant, il n’y a pas de lien conceptuel nécessaire entre les propositions (1) et (2). On peut soutenir l’existence d’une sphère de choix personnels avec lesquels les autres ne peuvent légitimement interférer, sans affirmer toutefois que le caractère « bon » ou « mauvais » de nos comportements à l’intérieur de cette sphère est déterminé par nos préférences subjectives. La seule manière d’inférer (1) de (2) est d’introduire dans le raisonnement une mineure normative (1.1) :

  1. Il existe une sphère d’action, le domaine personnel, à l’intérieur de laquelle les individus considèrent que les autres n’ont pas le droit d’intervenir.

    • (1.1) Le domaine moral est constitué par les actions dont la transgression justifie l’interférence d’autrui.

  2. Donc, le domaine personnel est extérieur au domaine moral. Il ne relève pas du bien et du mal, mais des préférences et des choix.

Le problème de ce raisonnement est qu’il ne permet de parvenir à la conclusion que le domaine personnel est extérieur au domaine moral qu’en faisant intervenir, au niveau de la mineure normative, une conception spécifique de la moralité. Le critère de la légitimité de l’interférence est en effet une caractéristique qui est fréquemment associée par les psychologues aux questions de justice. Or, le problème de savoir si le domaine moral se limite aux obligations interpersonnelles de justice ou non est précisément ce que les enquêtes empiriques portant sur l’évaluation du rapport à soi devraient définir. Si le raisonnement de Nucci repose sur une prémisse qui suppose déjà une certaine conception du domaine moral, ce raisonnement est circulaire.

3.2 Liberté négative et liberté morale

Pour illustrer l’idée déjà évoquée selon laquelle avoir le droit de s’autodéterminer dans une sphère d’action ne signifie pas que ces actions relèvent uniquement des goûts et des préférences personnelles, prenons deux exemples, l’un dans le domaine non moral, l’autre dans le domaine moral. Le premier est invoqué par Nucci comme une illustration de la constitution du domaine personnel. Pour Nucci, la citation suivante illustre le fait qu’en devenant adultes, nous considérons naturellement que certaines décisions nous appartiennent – en l’occurrence notre régime alimentaire – et que les autres n’ont pas à décider pour nous dans ce domaine : « Je n’aime pas les brocolis. Je ne les aime pas depuis que, encore petit garçon, ma mère me forçait à les manger. Maintenant je suis Président des États-Unis et je ne vais plus manger de brocolis. » (Georges Bush, avril 1990, cité par Nucci, 2001, p. 52)

Pour rendre l’exemple plus parlant, remplaçons « les brocolis » par « les fruits et les légumes ». Dans la citation reproduite ci-dessus, Bush revendique son droit de décider de son régime alimentaire par lui-même. On peut tout à fait considérer que cette revendication est justifiée : quoi que Bush décide de manger, ce sont après tout ses affaires. Mais cela ne veut pas dire que tous les régimes alimentaires se valent et que, par conséquent, tous nos choix dans ce domaine sont pareillement judicieux ou défendables. Un régime alimentaire sans fruits et légumes est sans aucun doute moins bon (pour la santé) qu’un régime alimentaire qui comprend des fruits et des légumes. Si Bush a le droit de choisir son régime alimentaire, son régime alimentaire n’est toutefois pas celui qu’il devrait adopter s’il était soucieux de sa santé. La reconnaissance d’un droit (moral) de choisir son régime alimentaire est compatible avec le discours sur la qualité relative de ces divers régimes ainsi qu’avec l’existence d’un devoir, hypothétique dans ce cas (prudentiel), de choisir un régime alimentaire plutôt qu’un autre.

L’exemple de Bush n’a pas grand-chose à voir avec des questions morales. Mais on peut tout à fait étendre ces dernières considérations à ce champ de questions. Reprenons le cas évoqué plus haut où un individu S adopte des conduites serviles à l’égard de son supérieur hiérarchique afin d’obtenir des avantages professionnels. Dans cette situation, on peut considérer que S commet une faute morale en se manquant de respect à lui-même et affirmer en même temps que cet individu conserve toutefois l’autorité de déterminer lui-même sa conduite. On peut dire que S a dans cette situation le droit moral de mal agir à l’égard de lui-même (Waldron, 1981; Enoch, 2002; Fabre, 2006).

L’idée que nous puissions avoir le droit moral d’accomplir une action A qui n’est pas moralement permise peut paraître étrange. Cela revient à affirmer que nous pouvons à la fois être libres et obligés d’accomplir A. Cette difficulté n’est toutefois qu’apparente. Elle provient du caractère ambigu de ce que nous affirmons quand nous disons que nous sommes « libres » ou que nous « avons le droit » d’accomplir A. Pour la dissiper, il faut expliciter clairement le sens du terme « libre » qui est associé à l’affirmation de nos droits moraux. Dans le cadre de la question posée par la légitimité de l’autorité en particulier, il convient de bien comprendre ce que les individus veulent dire quand ils affirment qu’ils ont le droit de se comporter comme ils le souhaitent dans le domaine personnel. En réponse aux questions en « qui doit décider ? » posées par Nucci, le « droit de choisir » que les individus revendiquent est clairement un droit négatif. En revendiquant ce droit, les personnes affirment le devoir corrélatif de non-interférence auquel les autres sont soumis à leur égard (Waldron, 1981).

En ne distinguant pas la question de la légitimité de l’interférence de celle de la normativité propre au domaine des actions intrapersonnelles, Nucci identifie faussement le problème de l’extension de la liberté négative – dans quelle mesure avons-nous le droit d’agir sans interférence des autres ? – et le problème de l’extension de la liberté morale – dans quelle mesure un domaine d’action est-il moralement indifférent ? On distinguera plus précisément ces deux acceptions du terme « liberté » de la manière suivante :

  1. La liberté négative définit une sphère au sein de laquelle l’ingérence d’autrui – la contrainte externe – est illégitime[15]. Ce que nous faisons à l’intérieur de cette sphère n’est pas toujours indifférent du point de vue moral. À cet égard, on peut dire que la liberté négative délimite les frontières externes d’un espace à l’intérieur duquel une personne n’a aucune obligation morale/légale pour laquelle d’autres ont le droit d’utiliser la force.

    La définition de limites de la liberté négative est liée au problème de la coercition et dépend de la réponse apportée à la question de la légitimité de l’autorité. L’existence de contraintes externes légitimes limite le droit des individus à s’autodéterminer.

  2. Les contours de la liberté morale[16] définissent un domaine d’action auquel les décisions d’une personne sont moralement indifférentes; c’est-à-dire un domaine d’action dans lequel les décisions d’une personne ne sont soumises à aucune contrainte normative interne.

    La définition des limites de la liberté morale ne dépend pas de la réponse apportée à la question de la légitimité de l’autorité : pour savoir si nous avons la liberté morale d’accomplir une action, il faut se demander dans quelle mesure l’accomplissement de cette action pose des problèmes moraux pertinents. Chez un philosophe comme Kant, par exemple, l’idée que les personnes ne sont pas moralement autorisées à se mutiler ou à se suicider représente une contrainte normative sur leurs choix concernant le rapport à leur propre corps[17].

J’ai dit que la liberté négative délimitait les frontières externes d’un espace à l’intérieur duquel une personne n’a aucune obligation morale/légale pour laquelle d’autres ont le droit d’utiliser la force. Cela signifie entre autres que, si on pouvait démontrer que nous avons des devoirs envers nous-mêmes[18], l’existence de ces devoirs ne limiterait pas nécessairement l’étendue de notre liberté négative[19]. Prétendre que si les individus avaient des devoirs envers eux-mêmes, alors leur liberté négative serait limitée d’autant, revient à confondre l’idée de contrainte interne attachée à la notion même de devoir avec celle de contrainte externe – l’interférence des autres dans la sphère de liberté individuelle. Un devoir moral nous donne des raisons d’agir qui s’imposent avec une certaine force. Quand des intérêts divergents sont en jeu dans la délibération, ces raisons, si nous agissions de manière parfaitement conforme avec la raison pratique, devraient prévaloir sur toute autre considération. Si je dois tenir une promesse qui contrarie mes plans ou mes envies, l’observance du devoir exige de sacrifier ces derniers. Mais s’ils s’imposent à nous sous la forme de la contrainte (interne) exercée sur nos autres sources de motivations, tous nos devoirs moraux ne légitiment pas l’usage de la contrainte externe s’ils ne sont pas observés. Savoir si l’interférence des autres est légitime relève d’une question spécifique lorsqu’il existe un devoir moral. La liberté négative et la liberté morale ne sont donc pas nécessairement coextensives.

3.2.1 Les cas marginaux

Pour Nucci et Turiel la moralité est associée aux règles de justice. Pourtant, certains résultats de leurs propres enquêtes devraient inciter les deux psychologues à penser que notre langage moral n’est pas homogène et que les obligations de justice ne sont qu’un aspect du domaine moral en général. Ils devraient notamment les inciter à penser que même si le rapport à soi est considéré comme relevant du domaine de souveraineté de l’agent moral lui-même, cela ne signifie pas que les conduites relevant de ce domaine sont moralement indifférentes.

Dans un article de 1989 portant sur la distinction moral/conventionnel et les ambiguïtés qui peuvent exister entre ces deux domaines, Turiel mentionne en effet l’existence de « cas marginaux » : l’homosexualité, la pornographie et l’inceste. Ces cas sont qualifiés de « marginaux », parce que les jugements portés sur eux ne correspondent pas aux caractéristiques prototypiques des jugements moraux ou conventionnels.

Dans cet article, Turiel commente les résultats d’enquêtes menées auprès d’adolescents et de jeunes adultes confrontés à ces questions. Les personnes interrogées, nous apprend le psychologue, s’opposent sur le fait de savoir si ces questions relèvent de la moralité ou des conventions. Mais – et c’est cela qui nous intéresse particulièrement – pour ceux qui considèrent que ces actions sont moralement condamnables, les critères et justifications invoqués dérogent aux critères habituellement mobilisés dans les questions de justice. Ces personnes considèrent que la pornographie ou l’homosexualité sont moralement mauvaises bien que personne ne subisse de tort. Par ailleurs, même si ces comportements sont moralement critiquables, les personnes interrogées estiment qu’ils ne doivent pas être empêchés ou sanctionnés. Ils ne doivent pas notamment être interdits par la loi. Comme le résume Turiel : « L’évaluation négative de ces comportements […] est juxtaposée avec les idées qu’ils ne doivent pas être socialement régulés et qu’ils se trouvent à l’intérieur de la juridiction des décisions personnelles » (Turiel, 1989, p. 110).

Mon objectif ici n’est pas d’établir si l’homosexualité ou la pornographie sont des problèmes moraux[20]. Mais ces exemples sont intéressants, car ils montrent une chose importante. Selon Turiel, ces cas marginaux illustrent le fait qu’il peut exister des ambiguïtés de catégorisation entre le domaine moral et le domaine conventionnel. Mais, à mon avis, ce que montrent surtout ces cas, c’est que la moralité peut se penser autrement que selon les critères qui définissent les règles de justice, ce qui devrait inciter les psychologues à reconsidérer leur conception du domaine moral[21].

La juxtaposition d’une évaluation négative de certains comportements avec l’idée que ces comportements se trouvent néanmoins à l’intérieur de la juridiction des décisions personnelles est ce que l’on trouve déjà dans l’étude sur la drogue que nous avons mentionnée plus haut. Cette étude (Nucci, Guerra & Lee, 1991) révèle en fait que, parce que la prise de drogue peut causer des torts à l’agent lui-même, un bon nombre d’adolescents classent ce comportement dans la catégorie prudentielle. Mais même si la prise de drogue apparaît problématique de ce point de vue, les jeunes interrogés considèrent en majorité qu’ils sont les seuls à pouvoir décider de s’engager ou non dans cette pratique. En fait, le domaine prudentiel apparaît comme un sous-domaine du domaine personnel. Dans cette étude, l’évaluation négative de la consommation de drogue est envisagée du point de vue de la prudence. Dans les cas marginaux dont il a été question plus haut, cette évaluation négative est une évaluation morale. Mais l’idée qui sous-tend les réflexions des personnes interrogées est la même. Ce qu’elles disent, c’est que même si on peut parler de normativité dans le domaine intrapersonnel – s’il y a du mieux et du moins bien, au sens prudentiel et moral, dans la manière dont les gens vivent – ces considérations n’entament pas l’idée que c’est à l’agent de décider comment il souhaite mener sa vie. Les questions intrapersonnelles constituent un ensemble de considérations prudentielles/morales qui sont subordonnées au respect de l’autonomie.

3.3 La psychologie morale et l’éthique de l’autonomie

Les recherches menées par Nucci ne posent pas directement la question de la moralité du rapport à soi. Elles portent en fait sur l’importance qu’accordent les individus à la délimitation d’une sphère de liberté négative. Ce que montrent ces études psychologiques, c’est que la constitution d’un domaine d’autonomie est essentielle pour la formation de l’identité, la conception de soi-même comme une personne à part entière et le respect de soi. Selon Nucci, l’établissement des frontières d’une sphère individuelle est un besoin psychologique fondamental des êtres humains. Les difficultés rencontrées dans cette construction peuvent affecter la santé psychologique des individus. Ce fait suggère, selon le philosophe, « qu’il existe des limites psychologiques fondamentales à l’interférence des autres (et de la société) dans la vie privée des individus. » (Nucci, 2001, p. 55)

La nécessité psychologique que représente pour les personnes la constitution d’une sphère privée fournit la « base expérientielle » qui permet de comprendre pourquoi la liberté est considérée par elles comme un bien. Au niveau normatif, l’expérience de cette nécessité, une fois étendue à toutes les personnes, est l’information empirique qui est à la source du principe du respect de l’autonomie et de l’affirmation des droits individuels (Nucci, 2001; Turiel, 2004).

La fonction du domaine personnel est de fournir la source et la justification conceptuelle des revendications relatives à la liberté individuelle. […] La formation du domaine personnel et les revendications des individus relatives à leur liberté sont nécessaires pour que ceux-ci s’engagent, en tant qu’individu, dans le discours (à la fois public et interne) qui conduit à la réciprocité morale, au respect mutuel et à la coopération

Nucci, 2001, p. 73

Si l’on s’en tient aux résultats de Nucci et au principe de réalisme défendu par Flanagan, on devrait affirmer que la préservation de l’intégrité et de l’individualité des personnes exerce une contrainte fondamentale sur nos conceptions de l’éthique. Des conceptions morales qui n’accorderaient pas une importance centrale à l’autonomie seraient donc irréalistes et devraient être corrigées.

D’après ces derniers développements sur le rapport entre la sphère personnelle et le respect de l’autonomie, on comprend que si la psychologie apporte une caution empirique à une théorie morale, c’est aux éthiques de l’autonomie qu’elle l’apporte, non au minimalisme moral. J’entends par « éthique de l’autonomie » une éthique qui défend le droit des personnes à s’autodéterminer dans le domaine des actions qui n’affectent directement qu’elles-mêmes, quelle que soit par ailleurs la valeur morale de leurs choix dans ce domaine[22].

On reconnaîtra ici un motif cher à la tradition libérale. Les droits individuels défendus par les libéraux ne disent rien en effet concernant la normativité intrapersonnelle. Ils définissent seulement, comme le soutient Dworkin, « les limites en deçà desquelles les gens ont le droit [droit moral négatif] de mal se comporter » (Dworkin, 1981, p. 417). Le libéralisme politique définit la sphère privée de l’extérieur par un ensemble de droits qui ont pour fonction de tenir les autres, et le pouvoir public, à distance. La sphère privée est une sorte de boîte noire dont le contenu et les limites internes (s’il y en a) ne sont pas spécifiés plus avant : rien n’est dit de ce qu’il est bien ou mal – désirable ou moins désirable – de faire à l’intérieur de cette sphère (Bird, 1999, p. 32).

Encore une fois, on peut défendre une conception extrêmement forte de la liberté négative dans le domaine du rapport à soi sans être toutefois un minimaliste moral[23]. Il n’y a pas de lien entre la maximisation de la liberté négative et l’élimination des normes morales concernant le rapport à soi (Rasmussen et Den Uyl, 2005, p. 33ss.). On peut évidemment justifier le respect de l’autonomie par un appel à des considérations subjectivistes ou sceptiques relativement aux questions du bien, ou encore en affirmant que ce que nous nous faisons à nous-mêmes relève de la catégorie « esthétique » ou prudentielle et non morale. Mais rien dans les enquêtes de psychologie que nous avons analysées ne va véritablement dans ce sens. Rien ne nous conduit donc dans ces travaux à penser que nous sommes naturellement des minimalistes moraux.

Conclusion

Selon la théorie de Nucci et Turiel, affirme Ogien, « quand on est jeune, on ne voit pas de la morale partout, mais seulement dans un certain domaine : celui du rapport aux autres et, plus précisément, le tort aux autres. » (Ogien, 2011) À mon avis, les enquêtes de Nucci et Turiel montrent clairement que le tort commis à l’égard des autres fait bien partie des questions que nous considérons comme des questions morales (ce qui n’est pas très étonnant). Par contre, ces enquêtes ne montrent pas de manière satisfaisante que seules les questions de justice sont des questions morales.

Comme on l’a vu, la question d’une hypothétique pertinence morale du rapport à soi-même n’est pas correctement posée. Ce qui ressort des enquêtes de Nucci, c’est que les personnes interrogées considèrent que certaines catégories d’action – celles qui n’ont des conséquences que sur elles-mêmes – relèvent de leur propre autorité et que personne d’autre ne peut décider à leur place. Dans sa définition du domaine personnel, Nucci assimile ensuite de manière fautive les revendications relatives à la liberté individuelle et l’idée selon laquelle ce que nous faisons dans le domaine personnel est moralement indifférent.

En raison des problèmes que nous avons soulevés concernant la méthode adoptée pour la constitution de domaine personnel, la réduction de la moralité aux questions de justice apparaît plus comme une option théorique préalable aux enquêtes qu’un résultat de ces dernières. Si on acceptait la théorie des domaines moraux défendue par Turiel et Nucci, on pourrait penser que les théories libérales de la justice sont parfaitement ajustées à ce que la moralité exige de nous. Mais il faut peut-être voir les choses dans le sens inverse. La théorie de Turiel et Nucci est tellement en syntonie avec la culture libérale qu’il est difficile de ne pas la soupçonner de n’en être (en partie) que le reflet[24]. Cela pourrait expliquer l’aveuglement des psychologues à l’égard des questions normatives intrapersonnelles, qui sont par définition à la marge des théories politiques libérales[25]. D’une manière générale, on peut aussi s’interroger sur les limites d’études qui prennent pour sujet d’enquête des enfants et des adolescents. Les torts commis à l’égard d’autrui sont la part la plus immédiatement visible et évidente de la moralité, la plus consensuelle aussi. Il est possible qu’en devenant adultes nous développions des langages moraux plus subtils; ceux notamment qui nous conduisent à nous interroger sur ce que nous faisons de nous-mêmes.

Ajoutons pour finir que si la psychologie morale ne semble pas à même d’apporter une caution empirique au minimalisme moral, cela ne remet évidemment pas en cause la validité normative des thèses défendues par l’éthique minimale.