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Ce quatorzième livre du professeur Gérard Bouchard prolongera un débat de société rendu évident lors des travaux de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, commission qu’il a coprésidée avec le philosophe Charles Taylor en 2007 et 2008. Pour Gérard Bouchard, la spécificité québécoise en terre d’Amérique, qui fait sa différence et son originalité, ne doit pas être confondue avec d’autres modèles identitaires répandus dans les pays anglo-saxons, comme le multiculturalisme, qu’il soit canadien, australien, britannique ou réduit au « melting-pot » des États-Unis, là où la langue anglaise resterait implicitement la seule norme acceptable sur un fond d’ouverture à toutes les cultures, à toutes les identités et à l’altérité.

Afin de mieux servir la spécificité québécoise, Gérard Bouchard propose un autre modèle d’intégration et de gestion de la différence (la « diversité ethnoculturelle ») : l’interculturalisme. L’auteur n’est pas le premier intellectuel à le promouvoir, mais il en offre ici une belle défense et illustration. Pour le définir, Gérard Bouchard écrit au deuxième chapitre que l’interculturalisme « est un modèle axé sur la recherche d’équilibres qui entend tracer une voie entre l’assimilation et la segmentation et qui, dans ce but, met l’accent sur l’intégration, les interactions et la promotion d’une culture commune dans le respect des droits et de la diversité » (p. 51).

Autrement dit, et contrairement au multiculturalisme, l’interculturalisme favorise l’intégration des immigrants, évite les ghettos culturels ou le communautarisme, et encourage le dialogue des cultures au lieu de l’isolement. En réalité, l’interculturalisme demeure un concept évanescent, tout comme le multiculturalisme[1].

L’ouvrage se divise en cinq chapitres : les fondements de l’interculturalisme québécois, une définition du concept d’interculturalisme, une distinction d’avec le multiculturalisme, une critique et défense de l’interculturalisme, et une présentation de la laïcité inclusive. En conclusion, l’auteur réaffirme que l’interculturalisme est le modèle d’intégration le plus adéquat pour le Québec tout en indiquant quelques carences et perspectives pour l’avenir.

Tout au long de ce livre, Gérard Bouchard veut souvent répondre ou anticiper les arguments de ses détracteurs ; il réplique à maintes reprises (dans plusieurs notes en bas de page) aux nombreux critiques du Rapport de la Commission qu’il a coprésidée en 2008 (p. 21 et 25). La force de L’interculturalisme : un point de vue québécois réside dans sa critique articulée du multiculturalisme pour montrer comment l’interculturalisme québécois représente un modèle beaucoup mieux adapté à notre réalité (p. 49).

Plusieurs idées intéressantes émanent de cet essai engagé. Sur la question du nationalisme québécois, Gérard Bouchard soutient que l’interculturalisme québécois ne risque pas de désamorcer « la cause de la souveraineté politique » (p. 121). Quant aux fameux accommodements raisonnables, l’auteur les considère pour la plupart comme des cas isolés et non comme des tendances. D’ailleurs, tout le cinquième chapitre passe en revue divers cas parmi les plus connus, de la prière au conseil municipal au voile islamique, sans oublier le crucifix au mur de l’Assemblée nationale (p. 221).

Cependant, Gérard Bouchard laisse en suspens certaines questions et dimensions qui sembleraient aller de soi. Par exemple, cette notion si fragile de « culture majoritaire » du Québec est-elle réelle ou simplement illusoire ? (Voir p. 33, 34 et 121.) Celle-ci ne semble jamais tout à fait acquise. Les pressions de l’anglicisation sur les francophones (et les allophones) telles qu’elles sont perçues quotidiennement par les Montréalais ne seraient-elles pas un signe que cette majorité de langue française dans les limites du Québec est en réalité une minorité francophone dans un pays, voire un continent anglophone ? Les données démographiques et les statistiques le prouvent.

Gérard Bouchard part aussi du principe que les Québécois soutiennent majoritairement l’idée de l’interculturalisme (p. 11), mais il faudrait savoir comment notre population définit ce concept trop souvent confondu (comme le souligne l’auteur) avec le multiculturalisme canadien (p. 112). En fait, Gérard Bouchard omet de souligner que le modèle du multiculturalisme canadien est un luxe de société majoritairement anglophone dans un océan anglophone. Dans le contexte nord-américain, les Canadiens anglais n’ont aucun effort à fournir pour « angliciser » massivement les immigrants et les communautés culturelles, car le processus s’opère naturellement. C’est tout le contraire au Québec. Avec une assurance peut-être disproportionnée, Gérard Bouchard pose le postulat qu’« au Québec, l’interculturalisme bénéficie présentement de larges appuis dans la population (comme l’ont montré les audiences publiques de la commission Bouchard-Taylor) » (p. 21). Or, compte tenu de la difficulté de cerner ce concept, même chez les universitaires, cet engouement annoncé semblerait pour le moins exagéré ou assez difficile à établir.

Un autre problème de ce livre reste lié à sa structure et à sa progression logique : ce n’est en fait qu’au deuxième chapitre que Gérard Bouchard définit pour la première fois le modèle de l’interculturalisme (p. 51). Il aurait été préférable et plus utile de définir dès les premières pages ce concept et ses acceptions, ne serait-ce que provisoirement, quitte à y revenir plus précisément par la suite. Sinon, on chemine avec l’auteur avec un concept maintes fois mentionné, mais qui reste trop vague dans les cinquante premières pages (p. 21).

Néanmoins, ces remarques mineures ne devraient pas nous priver du plaisir d’explorer un ouvrage étoffé sur des aspects fondamentaux du Québec comme la nation, l’identité nationale et la culture commune. Ouvrage ambitieux et rigoureux, L’interculturalisme : un point de vue québécois conviendra même aux étudiants du niveau du baccalauréat, autant en histoire qu’en sciences sociales.