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Walt Whitman est une figure dont se réclament avec insistance de nombreux poètes du XXe siècle, tout particulièrement des poètes du conti - nent américain, qui le considèrent comme le pionnier d’une poésie libérée des carcans esthétiques européens. Avec Leaves of Grass (1855)[1], Whitman bouleverse en effet thèmes et formes poétiques en promouvant le vers libre comme seul instrument à la mesure de l’immensité et de la modernité américaines. Si cette oeuvre est lue et diffusée très vite en Amérique latine, le processus sera plus long au Québec, puisqu’il faudra attendre les années 1930 pour que le nom de Whitman se fasse plus familier et que paraisse une tra - duction à Montréal, sous la plume du poète franco-américain Rosaire Dion- Lévesque. Cette traduction, une anthologie intitulée : Walt Whitman, ses meilleures pages, s’inscrit d’abord dans une histoire transatlantique, celle des traductions de Whitman en français. C’est à Jules Laforgue que l’on doit les premiers poèmes traduits, parus dans la revue symboliste La Vogue en 1866. En 1909 paraît la traduction intégrale de Léon Bazalgette, qui choisit de gom mer toutes les ambiguïtés sexuelles de la poésie de Whitman. En réaction à cette lecture très partiale, l’anthologie de 1918, préfacée par Valery Larbaud, réunit des textes traduits par André Gide, Valéry Larbaud, Léon Fabulet, Francis Vielé-Griffin, tout en reprenant ceux de Laforgue. L’antho - lo gie de Dion-Lévesque est en partie une réponse aux précédentes. Elle sort de l’alternative dans laquelle se plaçait la réception française entre un Whitman homosexuel et un Whitman socialiste, pour proposer un « aède ins piré et profond[2] », se plaçant sur un terrain plus religieux. Mais cette interprétation n’est pas seulement un dialogue avec les traducteurs français, elle a aussi une visée polémique dans le Québec très catholique des an - nées 1930. Nous chercherons donc à l’inscrire dans une histoire éditoriale, culturelle et littéraire, pour comprendre notamment quel rôle elle joue dans la redéfinition du rapport de la poésie québécoise à l’américanité.

L’ouverture continentale de la fin des années 1920 et 1930

Les traductions de poètes américains étaient jusqu’alors rares au Québec, malgré quelques réalisations importantes, comme la traduction par Pamphile Lemay de l’Évangéline de Longfellow[3]. La traduction de Whitman par Dion-Lévesque est donc novatrice, mais elle n’est pas non plus un phénomène isolé, et il faut commencer par rappeler qu’elle se situe à la confluence de courants nouveaux dans le Québec des années 1930, plus conscient de sa situation américaine.

De manière très significative, les Franco-Américains vont jouer un rôle de premier plan dans cette redéfinition. Rosaire Dion-Lévesque, de son vrai nom Léo-Albert Lévesque, est lui-même né de parents canadiens-français à Nashua, au New Hampshire, où il passera la majeure partie de sa vie. Le rôle des Franco-Américains s’explique sans doute en partie par un accès privilégié à la littérature américaine, puisque, jusqu’alors, l’un des freins à la circulation des modèles est tout simplement l’absence de diffusion des textes au Québec. On apprend ainsi au détour d’une lettre entre Dion-Lévesque et son éditeur Albert Pelletier qu’un seul exemplaire de Feuilles d’herbe était disponible en anglais dans les bibliothèques de Montréal[4]. Il est aussi permis de penser que, même si certaines villes du nord-est des États-Unis reproduisaient des modèles de communauté canadiens-français, la situation de ces migrants les rendait sensibles à la nécessité de l’échange culturel, de la sortie hors du paradigme étroit de la survivance, dans lequel ils ne se reconnaissaient pas forcément.

Parmi ces écrivains, citons au moins les plus connus, Robert Choquette, qui vécut surtout à Montréal mais qui est né au New Hampshire, et Louis Dantin, au contraire parti de Montréal et émigré aux États-Unis. L’oeuvre de Choquette embrasse successivement deux grands aspects de l’américanité : la splendeur et la violence des grands espaces dans À travers les vents (1925), et la modernité urbaine dans Metropolitan Museum (1931). Louis Dantin élabore quant à lui en 1928 une anthologie, Poètes de l’Amérique française, dont le titre indique bien une nouvelle orientation continentale. Un deuxième volume suivra en 1934. L’enthousiasme pour Whitman scelle précisément l’amitié entre Dantin et Dion-Lévesque. Ce dernier raconte qu’il fait découvrir Feuilles d’herbe à un Dantin « envoûté », moment qui marque le « sommet » de leur « amitié intellectuelle[5] ».

Il faut enfin souligner l’importance de l’oeuvre d’Alfred DesRochers, qui, s’il n’est évidemment pas franco-américain, fréquente les poètes précédemment évoqués et les réunit même volontiers à Sherbrooke[6]. Ses textes critiques constituent un pendant aux manifestes pour l’indépendance littéraire états-unienne du siècle précédent[7]. Au fil de ses poèmes, DesRochers propose de sortir de l’alternative régionaliste/exotique et, surtout, de libérer la poésie des modèles français pour l’aboucher aux vastes perspectives de l’Amérique. Le recueil À l’ombre de l’Orford explore cette nouvelle piste géographique. Avec l’ensemble « Soir d’été à Saint-Denis de Brompton », le poème rejoint le souci du lieu d’un Robert Frost ou d’un William Carlos Williams. Avec « Hymne au vent du Nord », c’est d’une inspiration beaucoup plus ample qu’il s’agit, dans une vision par endroits whitmanienne du paysage. DesRochers ouvre sans réserve l’alexandrin à l’âpreté de la nature continentale, à l’espace américain sans frontières, ce qui constitue un changement important d’un point de vue thématique. Il restera à convertir ce déplacement en bouleversement formel, comme c’est le cas chez Whitman.

Walt Whitman, ses meilleures pages traduites de l’anglais par Rosaire Dion-Lévesque et la fondation des éditions des Elzévirs

Même si Dion-Lévesque est dans une situation privilégiée pour endosser un rôle de passeur, son goût pour Whitman n’a rien d’évident. Les recueils qu’il a publiés depuis 1928 ne laissent guère présager un intérêt pour les rugissements des vers libres de Feuilles d’herbe. En égrenant le chapelet des jours et surtout Les Oasis, publié en 1930 à Rome par l’éditeur pontifical Desclée, sont très marqués par une inspiration catholique. Ces poèmes témoignent aussi d’une conception ornementale et parnassienne du vers : Dion-Lévesque continue la veine sonnettiste, en étant beaucoup plus proche du Nigog que des localismes de DesRochers. Pour son premier recueil, En égrenant le chapelet des jours, il choisit le pseudonyme de « Rosaire Dion », explicité par le poème liminaire, qui file la métaphore du recueil comme livre de prières : « En un rosaire aux grains sombres ou clairs / Égrenons-le, ce chapelet des heures[8] ». Les pièces religieuses alternent avec des morceaux patriotiques à la manière de médaillons parnassiens, comme les sonnets « Dollard des Ormeaux » ou « Québec ». On remarquera cela dit le « Triple hommage » qui suit le poème liminaire et qui montre à quel point Rosaire Dion est conscient de sa situation mitoyenne : le premier hommage, « Aux États-Unis d’Amérique », exprime même le désir d’autres mots pour chanter avec justesse le « cyclope libéral, pays d’adoption[9] » :

Pour chanter les beautés de tes villes géantes,[10].

Et tes flots empressés et tes plaines riantes […]

Il me faudrait au moins un vocable puissant

Tel ton Niagara qui chante en mugissant

Le second, « Au Canada », oppose une contre-voix, sur un mode mineur, « une très faible voix, mais une voix bien fière », et l’on sent à vrai dire le poète en mal d’inspiration pour célébrer son pays d’origine, « Pays de l’Érable, ô Canada béni[11] ! ». Le dernier, « À la France », reprend l’adresse éculée à la mère patrie coupable mais adorée. À défaut de présenter une originalité ou une maîtrise formelle aboutie, le recueil forme un ensemble curieux, représentatif d’une poésie conformiste et composite à la fois. En 1932, Dion-Lévesque publie une Petite suite marine, dont le titre dit l’inspiration valéryenne, et que l’épigraphe, empruntée à Mallarmé – « Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots » –, achève de placer sous le signe de la poésie pure. Le recueil, constitué essentiellement de sonnets et de poèmes en distiques, suit une ligne descendante, de la rêverie sous « l’azur mol » au regret « de défuntes amours[12] ». Poésie pure, formes contraintes, plainte élégiaque : Rosaire Dion-Lévesque semble alors très loin de l’énergie débridée de Feuilles d’herbe.

Contre toute attente, ce n’est apparemment pas aux États-Unis qu’il découvre Whitman, mais lors d’un voyage cette même année 1932 en Belgique. Il y rencontre le poète prolétarien Jean-Louis Vandermaesen, qui, d’après Patricia Godbout, lui fait lire Whitman[13]. L’histoire de la réception de Whitman implique souvent des allers et retours transatlantiques. Rappelons ainsi que parmi les premiers traducteurs de Whitman en France figure le poète franco-américain[14] Francis Vielé-Griffin, qui écrira en 1933 à Rosaire Dion-Lévesque pour le féliciter de sa traduction, lequel s’empresse de rapporter ces louanges dans une lettre à Dantin[15] : le commerce épistolaire entre ces trois poètes figure pour ainsi dire la circulation transatlantique de l’oeuvre de Whitman. Dion-Lévesque rentre donc d’Europe plus conscient de son américanité, enthousiasmé par son projet de traduction.

Or malgré le climat de relative ouverture à la culture états-unienne que nous venons d’évoquer, publier une traduction de Whitman à Montréal se révèle une entreprise malaisée. Les éditeurs qui se consacrent à la littérature sont rares et peu prospères, ils sont en outre soumis à une censure cléricale. Dion-Lévesque se voit donc opposer un refus lorsqu’il propose sa traduction à l’éditeur Albert Lévesque. Cette réponse étonne beaucoup le traducteur, qui se plaint dans une lettre à DesRochers de la « mollesse » de Lévesque, un « marchand de livres » au lieu du « propagateur d’idées » qu’il devrait être. Il est d’autant plus surpris qu’il pensait avoir « fait un choix judicieux de ces poèmes afin de mettre l’éditeur à l’abri de toute accusation d’attentat contre la morale et la pudeur de nos bons paroissiens[16] ». Ce refus sera à l’origine de la création d’une maison d’édition importante dans l’histoire littéraire canadienne-française, Les Elzévirs, devenue très vite les Éditions du Totem. C’est en particulier DesRochers qui convainc Albert Pelletier de fonder une maison indépendante du clergé, ce qui sera fait en 1933, avec la collaboration de Parizeau. Pour lancer la maison, ils publieront la traduction de Rosaire Dion-Lévesque. Whitman se trouve ainsi associé à la première entreprise éditoriale indépendante du clergé au Canada français, autrement dit à une redéfinition culturelle essentielle. Les Meilleures pages traduites de l’anglais seront même l’unique titre de la maison sous ce nom, puisque dès la fin de l’année, avec le départ de Parizeau, les Elzévirs deviennent les Éditions du Totem, dirigées par le seul Albert Pelletier.

Un Whitman modérément américain ?

Paradoxalement, si cette traduction est soutenue par des poètes qui ont à coeur d’ouvrir la littérature canadienne-française à l’américanité, et si elle est éditée par une maison d’édition qui deviendra emblématique de cette ouverture, elle ne propose pas une lecture clairement américaine de Walt Whitman, « cet extraordinaire poète, isolé dans son temps et peut-être dans tous les temps[17] », d’après la préface de Dantin. Elle tend même à désancrer quelque peu Feuilles d’herbe pour lui conférer une sorte d’aura universelle.

Dantin insiste bien sur le « précieux service » rendu par son ami à « notre culture, trop souvent enserrée dans ses frontières natales[18] ». Pour autant, contrairement à ce que font alors presque tous commentateurs d’Amérique latine et d’Europe, il n’établit pas d’équivalence entre modernité et Amérique dans sa lecture de Feuilles d’herbe. Dantin souligne certes la révolution du vers qui s’y accomplit :

Sa phrase ne se soumet à aucune exigence métrique. Elle ne connaît ni rime, ni accent régulier, ni rythme défini ; encore moins ce resserrement, ces touches soigneuses de l’art pour l’art. Elle s’en va, la bride sur le cou, où l’emporte la pensée maîtresse, sans souci de lignes inégales, d’assonances heurtées, de digressions, de sautes d’images. C’est ce que chez tout autre on appellerait une prose poétique, et d’ailleurs assez négligée. Mais cette prose est ici tellement gonflée de lyrisme, électrisée d’émotion puissante, qu’elle en devient plus rayonnante que le vers. C’est la seule prose poétique peut-être qu’on puisse lire avec la jouissance complète que donnent des strophes serrées et magistrales. C’est qu’elle remue des concepts immenses, des tableaux inouïs, avec une aisance titanesque. C’est que jamais poète n’a dédaigné plus absolument toute rhétorique, toute hypocrisie, toute circonvolution d’idées. Par là il rejoint les primitifs, et fait songer à Homère, à Job. « Je fais retentir, dit-il, les toits du monde de mes cris barbares. » Peu importe qu’ils soient barbares, pourvu qu’ils clament sa mission[19].

On retrouve ici ce qui fait le socle de la revendication américaine chez Whitman : le refus de l’art pour l’art, le changement d’échelle du regard, la valorisation de l’immensité et de la liberté, le rugissement, la sauvagerie même. Et pourtant, alors même que Dantin cite le vers emblématique du cri rauque, « barbaric yawp », il le rattache à la tradition grecque et biblique. Mieux, au début de la préface, il dénonce la prétention américaine de Whitman, ou plutôt la présente comme une fantasmagorie :

Voyez son galbe de jeune homme : ce torse aux lignes géantes, cette face rugueuse, hirsute, aux traits de Christ plébéien, percée d’yeux qui sondent et défient, sont ceux d’un vagabond qui erre, presque fantôme, dans un monde qui n’est pas le sien. Voyez son portrait de vieillard : il évoque la figure de mages fabuleux, d’anciens d’Apocalypse, des Moïses hallucinés que Michel-Ange tire de ses marbres. De même son âme est isolée, sans filiation et sans race. Il est Américain et croit l’être très fort ; mais l’Amérique qu’il perçoit, qu’il rêve, est-ce New York, Chicago, ou Ninive, ou Babylone ? C’est une Amérique tout astrale, vue à travers des prismes irréels, subtilisée en des cornues magiques. Son vrai pays le reconnaît si peu qu’il met le tabou à ses livres et le regarde comme un fou dangereux ; et il faut, comme pour Edgar Poe, que ce soit l’étranger qui lui révèle sa propre gloire[20].

Ce commentaire contredit certaines des assertions les plus fortes de Whitman, qui se présente dans sa « Préface » de 1855 précisément comme l’incarnation de la race américaine, point de convergence de tous les héritages : « The Americans poets are to enclose old and new for America is the race of races. Of them a bard is to be commensurate with a people. To him the other continents arrive as contributions[21] ». La traduction ne propose aucun extrait de cette célèbre préface, et l’on se demande dans quelle mesure cette exclusion est pensée. Il semble en tout cas que non seulement Dantin la connaisse, mais qu’il lui réponde, en affirmant que Whitman serait méprisé par son peuple, comme pour démentir cruellement la dernière phrase de 1855 : « The proof of a poet is that his country absorbs him as affectionately as he has absorbed it[22]. » La préface de Dantin, en remplaçant celle de Whitman, déplace donc considérablement l’inscription géographique du recueil. Au lieu de la déclaration d’indépendance poétique américaine et de l’affirmation des pouvoirs du poète à incarner l’expérience nationale, Dantin propose la vision d’un Whitman arraché à son lieu et à son temps, un Whitman astral pour ainsi dire. Le choix des portraits commentés est également intéressant : non pas le daguerréotype de 1855, pourtant l’image la plus connue, présentant le jeune poète en bras de chemise, dans une pose démocratique au possible, mais sans doute le portrait plus christique que l’on attribue à Harrison[23], ainsi qu’une image solennelle de vieillard. L’Amérique de Feuilles d’herbe n’est au fond pas très différente des cités chatoyantes de l’Orient chrétien, dit Dantin. Par où Whitman est l’avatar baroque des mages et, finalement, un faux Américain – les États-Unis représentant le versant matérialiste du continent. En somme, plus que d’une tentation états-unienne, la préface de Dantin témoigne d’une certaine projection et même d’une certaine récupération. Un dernier exemple révèle l’ambiguïté de Dantin, qui, tout en célébrant la modernité de Whitman, la détache des États-Unis et la renvoie à un certain primitivisme. Dans une lettre à DesRochers en date de mai 1933, Dantin se félicite que Dion-Lévesque ait délaissé la fréquentation de Mallarmé et de Valéry pour celle de Whitman : « Paul Valéry, à côté de Whitman, n’est-ce pas le Mont-Royal à côté de l’Etna[24] ». La bizarre symétrie inversée de ces métaphores est peut-être le simple fruit de la désinvolture de l’épistolier, mais cette annexion de Whitman à la géographie européenne reste étrange, lorsque tout l’éventail des topiques américaines, des chutes du Niagara aux montagnes rocheuses, était disponible pour évoquer la force éruptive de cette poésie. L’hommage de Rosaire Dion-Lévesque qui constitue le deuxième volet introductif, s’il s’écarte radicalement de l’orthodoxie canadienne-française et fait même de Whitman l’apôtre d’une nouvelle religion, n’insiste pour autant pas davantage sur la dimension américaine de sa poésie.

L’anthologie elle-même accueille plutôt les poèmes du corps mystique que ceux de la démocratie états-unienne. Le poème qui suit immédiatement l’inévitable choix liminaire de « Poets to Come » est même « Song of the Universal », poème tardif de Whitman, qui s’adresse à une Amérique certes glorieuse, mais abstraite et idéale, « universelle », comme le dit le titre. Dans la traduction de « Song of Myself », Dion-Lévesque supprime toutes les références aux Amérindiens, la section 10, qui évoque le mariage du trappeur avec « a red girl », ou la section 39, qui s’interroge sur l’altérité indienne et son rapport à la « civilisation ». Parmi les poèmes plus tardifs, Dion-Lévesque choisit davantage ceux de la subjectivité et du sentiment amoureux que ceux des grands espaces. Enfin, le traducteur coupe les passages les plus audacieux d’un point de vue stylistique, en particulier les énumérations inouïes qui procèdent à la juxtaposition démocratique du plus petit et du plus grand. L’envol du poète, qui fait l’inventaire de la mosaïque américaine dans la section 24 de « Song of Myself », est ainsi effacé. Paradoxalement, c’est une lecture presque à rebours de Whitman qui sert la réorientation de la culture canadienne-française. Celle-ci s’éloigne de la référence française, mais cette redéfinition escamote pour ainsi dire la dimension états-unienne, et même américaine, de Feuilles d’herbe. C’est d’ailleurs ce que remarque très justement Pierre Nepveu lorsqu’il évoque cette traduction, en laquelle il voit un exemple du rapport biaisé, eschatologique, que le Québec entretient avec l’Amérique :

Louis Dantin, dans sa préface, saluait avec raison l’entreprise de Dion-Lévesque […] Mais on saisit en même temps la fragilité de cette contribution, qui flotte dans une sorte de no man’s land, bien à distance de toute situation concrète. Le discours émancipateur et spiritualiste n’en est que plus exubérant, il traverse indéniablement les frontières, toutes les frontières, mais sans jamais que nous retrouvions au bout du voyage une réalité tangible, une histoire, un port d’attache.

La rencontre de l’Amérique, dans la tradition québécoise, est rarement modeste, rarement enracinée dans l’immédiat. Nous cherchons trop une brèche, une issue, un salut. Nous avons trop hâte d’en finir avec nos frontières resserrées, avec notre « âme française », avec une intériorité vécue le plus souvent comme une maladie inguérissable. Nous courons vers la figure imaginaire de l’Amérique comme vers un mirage, celui d’une pure richesse d’être qui puise aux sources naturelles de la vie[25].

Le seul à lier d’emblée l’éloge de cette traduction à la valorisation de l’américanité, comme espace et temps concrets, n’est autre que DesRochers. Dans une lettre adressée à l’écrivaine Simone Routier, qui avait exprimé sa préférence pour la traduction de Bazalgette, DesRochers déploie avec enthousiasme la topique du sublime américain que négligeait Dantin, tout en évoquant la démocratie et le rapport de l’homme à son espace :

Pour traduire un auteur, il ne suffit pas seulement de connaître la langue qu’il écrit, il faut le coup d’oeil illimité de ce géant, il faut avoir entendu le Niagara, il faut avoir vu le Grand Canyon, les steppes de l’Arizona, il faut surtout avoir vécu parmi cette population sans classe qu’est l’Amérique du Nord, pour saisir un peu le sens des LEAVES OF GRASS. Or un latin, avec des millénaires de tradition, avec une population dense, avec un paysage partout composé, architecturé, est incapable de comprendre l’humanité primitive de Whitman, cette humanité qui se sentant perdue dans une nature immense a le besoin de se savoir frère seulement de l’inconnu, du voyou, de la fille de joie, a le besoin de se sentir l’égal des plus grands, mais encore de distinguer une fraternité dans le brin d’herbe, dans le cloporte, dans tout ce qui vit, dans tout ce qui ressent, ce qui souffre, ce qui s’exalte[26].

Même s’il reprend certains poncifs sur la latinité, le commentaire semble bien plus juste que celui de Dantin : DesRochers met le peuple américain au centre de la poésie de Whitman et relie avec pertinence à cette visée démocratique aussi bien l’inversion des coordonnées épiques (la géographie plutôt que l’histoire) que la négation des hiérarchies politiques et poétiques. La fin de ce passage va plus loin : « Le latin, s’il veut exister, a besoin de se sentir une UNITÉ ; Whitman, parce qu’il synthétise l’humanité des solitudes nord-américaines, a besoin de tout confondre en lui[27] ».

Finalement, tout se passe comme si la dimension américaine de Feuilles d’herbe s’était imposée après-coup à Dion-Lévesque, dont la poésie va effectivement connaître un infléchissement majeur. Le recueil Vita, qui, quelques années plus tard, en 1939, suivra la traduction, montre en effet des changements importants. Il forme un ensemble composite, puisqu’il reprend certains textes antérieurs, des extraits de la Petite suite marine, des sonnets de 1931, ou encore, dans son intégralité, l’« Hommage à Walt Whitman », témoignage de l’importance que l’auteur lui accorde. Les nouveaux textes montrent un intérêt inédit pour la nature, liée, comme chez Emerson et Whitman, au divin. Ainsi le « Magnificat » est-il un poème en prose qui fonde la célébration de « l’Esprit mystérieux » sur la contemplation immanente de la nature : « Ici le buisson, ardent comme les ivresses premières, et que baise le soleil. La fauvette au coeur doux y fit son nid ; lové dans l’herbe, le reptile y distille son poison, et le crapaud y limone sa bave[28] ». Le poème « Pour penser au temps » reprend un titre de Whitman, « To Think of Time », et, même s’il donne moins dans la méditation existentielle, développe des thèmes communs, notamment la flânerie dans la nature :

Pour penser au temps, à la vie, à la mort,

Je m’esseule souvent dans les bois qui me connaissent bien,

Je vais flâner sur les rives tranquilles

où les grands joncs flexibles

Savent les moindres inflexions du vent qui passe[29].

On remarque que l’ouverture à la géographie continentale entraîne l’adoption du vers libre, coïncidence fidèle à la logique de Whitman. Dix ans plus tard, Dion-Lévesque publie le recueil Solitudes, qui creuse cette thématique du retrait pour ainsi dire waldenien. L’épigraphe est empruntée à Whitman : « Solitary the thrush, / The hermit, withdrawn to himself, avoiding the settlements / Sings by himself a song ». Mais cette ligne première est croisée avec une seconde, très whitmanienne également : l’appel à l’autre, au camarade, que l’on rencontre sur la grand-route. Le poème « Fraternité », en vers libres proches de versets, s’adresse ainsi à un « vagabond », inspiré par le « camerado » de Whitman, ou même par les portraits de Whitman posant en homme du peuple :

Vagabond, mon frère !

Ton teint est hâlé par les rafales et les soleils ; tes mains noueuses et fortes sont comme des racines de chênes ; tes muscles puissants me disent tes agapes ou tes luttes avec la nature ; tes yeux ont la clarté des lumières translucides ; ils ont la transparence des horizons lointains

Vagabond, mon frère ! Tu ne connais pas le vers de la contrainte qui ronge mes entrailles ; tu n’as pas mordu le fruit malsain de la conformité[30].

Se fait entendre ici l’appel des grands espaces, de cette « open road » qu’emprunte la poésie de Whitman, et le désir d’une liberté de mouvement, de vie, de style aussi. L’élan américain a bien détaché la poésie de Dion-Lévesque des ciselages formels et des chapelets rimés du début.

De même, si la traduction de Whitman n’est pas un événement de librairie, elle marque une nouvelle orientation pour l’éditeur des Elzévirs, Albert Pelletier. Après le départ de son collaborateur Parizeau, avec lequel il a eu certains désaccords, notamment au sujet de la préface de Dantin, Pelletier prend une orientation clairement américaine. Il abandonne le nom « Elzévirs », sans doute trop hermétique et trop européen, pour les « Éditions du Totem », et s’explique ainsi sur ce choix :

Quant au « Totem », c’est avant tout un signe homéopathique : le symbole de la sauvagerie pour civiliser les Canayens ! Vous croyez au similia similibus curantur ? Et en second lieu, c’est une étiquette commerciale, la plus indigène que j’ai pu trouver et plus noble que la soupe aux pois, qui nous permet de ne pas rester inaperçus à la devanture de n’importe quel libraire étranger[31].

Le symbole doit signifier, aux yeux du reste du monde autant que pour les « canayens », le changement de paradigme identitaire, à présent fondé sur un caractère « indigène » et non plus d’importation.

L’anthologie de Feuilles d’herbe proposée par Rosaire Dion-Lévesque joue ainsi un rôle pivot dans l’oeuvre du poète franco-américain et plus largement dans l’histoire éditoriale et littéraire québécoise, alors même que le traducteur édulcore pour ainsi dire l’américanité de Whitman. Mais cette atténuation est compensée par le renchérissement que propose Dion-Lévesque sur le terrain moral et religieux. Car Whitman est l’objet d’une récupération plus audacieuse et plus inattendue, qu’il convient à présent d’examiner plus attentivement.

La « refondation » religieuse

L’anthologie s’assume très clairement comme telle : Dion-Lévesque traduit les « meilleures pages » de Whitman. Que tient-il donc pour la fleur de cette poésie, que retient-il à défaut des pages les plus américaines ? Il faut en premier lieu observer que le traducteur est de bonne foi lorsqu’il affirme avoir fait un choix « judicieux » pour ne pas heurter la « morale » et la « pudeur ». Sa sélection révèle en effet des stratégies pour atténuer la portée scandaleuse de Whitman. Ainsi, alors même que c’est la question du corps qui l’intéresse au premier chef, il choisit des poèmes, certes consacrés à ce sujet, mais plutôt tempérés en regard de certaines pièces fracassantes de Whitman, qui sont exclues, comme le célèbre « I Sing the Body Electric[32] ». Le choix n’est pas seulement de nature anthologique, il se fait aussi au sein des poèmes sélectionnés, parfois largement coupés, comme « Song of Myself », ici traduit sous le titre « Walt Whitman ». La traduction ne donne par exemple que les quatre premiers vers de la cinquième section, oblitérant les treize vers suivants, qui constituent l’une des séquences les plus époustouflantes et les plus hétérodoxes, à la fois extase mystique et jouissance onaniste. La section 24 disparaît complètement, alors qu’elle est absolument stratégique, révélant au lecteur le nom du poète (« Walt Whitman, a kosmos, of Manhattan the son[33] »). Il s’agit de la section du corps en gloire, qui affirme un credo des plus organiques :

I believe in the flesh and the appetites,

Seeing hearing and feeling are miracles, and each part and tag of me is a miracle.

Divine am I inside and out, and I make holy whatever I touch or am touched from ;

The scent of these arm-pits is aroma finer than my prayer,

This head is more than churches or bibles or creeds.

If I worship any particular thing it shall be some of the spread of my body [34]

Un autre exemple d’édulcoration se repère dans la traduction du début de la section 48 :

I have said that the soul is not more than the body,

And I have said that the body is not more than the soul,

And nothing, not God, is greater to one than one’s self is [35].

L’omission de l’incise (« not God ») résulte peut-être d’une simple désinvolture, mais elle évite en tout cas la surenchère iconoclaste.

Or cette prudence est par endroits compensée : si le traducteur coupe certaines hardiesses dans les passages les plus frappants, il en souligne d’autres dans des passages en apparence plus innocents. Par exemple, le premier vers de la section 21 – « I am the poet of the Body and I am the poet of the Soul[36] » – est projeté sur deux vers dans la traduction, qui introduit par là une hiérarchie : « Je suis le poète du corps. / Et je suis le poète de l’âme ». Mais ce qui va vraiment compenser la prudence de l’anthologie, ce sont les paratextes : la préface de Dantin et, surtout, l’hommage de Dion-Lévesque, qui introduisent la poésie de Whitman comme un nouvel évangile et proposent un nouveau rapport au sacré et à la religion.

Louis Dantin prétend d’abord que son ami rétablit une image plus juste de Whitman, corrige en somme les traductions précédentes :

Sans doute, nous connaissions déjà les traductions de Viélé-Griffin, de Larbaud, d’André Gide, de Bazalgette. Mais alors que Larbaud et Gide projettent surtout un Whitman aux traits anormaux, les deux autres un Whitman démocrate et socialiste, M. Dion-Lévesque, sans souci d’à-côté, présente l’aède inspiré et profond[37].

Dantin est bien conscient qu’une traduction de Whitman se prête à l’appropriation et à la tentation polémique. C’est donc en lecteur avisé qu’il résume le geste des traducteurs précédents, qui sculptent un Whitman politique ou bien ce « Whitman aux traits anormaux », le Whitman homosexuel de Gide (bien plus que de Larbaud).

Or « l’aède inspiré et profond » est non seulement une construction tout aussi partiale, mais encore très polémique, qui conteste une religion catholique ankylosée et prétend lui substituer une foi plus syncrétique, teintée de mysticisme panthéiste. Nous avons déjà souligné comment cette préface dénationalisait et même dépolitisait Whitman en le situant dans un décor galiléen plutôt que sur les trottoirs de Manhattan. Mais il y a plus. Dantin se livre en effet à une glose religieuse des poèmes, qui suit une double direction. D’une part, Whitman est panthéiste et païen : « Il parcourt les bois et les plages avec l’ivresse du dieu Pan, chantant à pleine voix son unité avec le sol, son orgueil d’être Tout[38] ». Mais d’autre part – et les deux aspects ne semblent pas du tout contradictoires pour Dantin, ils découlent même l’un de l’autre – il se rattache aux grands mystiques, hindous comme chrétiens :

Whitman est un mystique : ses poèmes sont des visions, des éclairs aperçus à travers des voiles déchirés, des secrets arrachés à l’Être. […] Il y a en lui quelque chose du voyant, de l’illuminé, du prêtre d’arcanes interdits. Il faut remonter aux Védas, à Ruysbrock [sic], à Hildegarde, pour retrouver des effusions jaillies d’aussi loin, creusant l’Énigme jusqu’au point où la chair et l’esprit, la substance et l’image, le bien et le mal même rejoignent leurs racines[39].

« Mystique », car c’est le contact direct avec la divinité, « l’Être », qui est au coeur de l’expérience poétique et sacrée de Whitman. Autrement dit, la poésie de Whitman est anticléricale : le rejet des intermédiaires est in fine rejet des médiateurs religieux pour Dantin.

L’hommage qui suit la préface reprend cette interprétation mystique, en l’associant à une glorification emphatique du corps. Cette relation au corps du poète a un caractère religieux original, que l’on ne retrouve pas chez les autres traducteurs ou épigones de Whitman. Dion-Lévesque est bien, littéralement, un « disciple » de Whitman. S’il joue moins sur des références mystiques oecuméniques que Dantin, il emprunte beaucoup plus précisément à l’imaginaire catholique. Ainsi l’herbe est-elle au coeur d’un nouveau dispositif de transsubstantiation : « Je me suis enivré des parfums essentiels de tes brins d’herbe, et j’ai communié de toi jusqu’à l’extase, Walt Whitman[40] ! » Tout cet hommage reprend en fait la tradition du récit de conversion. Il ne s’agit d’ailleurs pas de conversion poétique, et, contrairement à Dantin, Dion-Lévesque ne parle jamais de la révolution prosodique opérée par Whitman. Son hommage se situe sur un terrain résolument moral et religieux, et prend même la forme de l’examen de conscience :

Tu m’as mis à l’âme le désir ardent de la fraternité ; et j’ai voulu être une maille de la chaîne humaine dont tu parles. À la suite de tes disciples, nouveau Christ, j’ai pris ta main, et je tends les miennes à ceux qui suivront. Salut à toi, Walt Whitman !

Ai-je été indolent, méchant, prévaricateur ? Ai-je été longtemps sourd à l’appel de moi-même ? Me suis-je trop longtemps attardé dans les rêves et la mélancolie ? Très bien : je fus indolent, méchant, prévaricateur, je fus lâche opiniâtre et hypocrite. Mais ce sont là des débris d’existences abolies ; ce sont là des printemps morts pourrissant dans les couches inférieures du Passé.

Et parce que j’ai cru aux métamorphoses des êtres ; parce que j’ai cru à la résurrection de toutes choses, je ne suis plus celui qui fut lâche, opiniâtre ou hypocrite. La Bonté toujours écrase la tête de l’hydre du Mal. Le soleil radieux de l’amour universel m’infuse une joie nouvelle. Et vraiment je sens que je suis transformé, que je suis issu, corps et âme, de ton oeuvre vivante. Salut à toi, Walt Whitman !

À bas tous les vieux masques ! Ils ont eu leur raison et leur place et leur temps. Aujourd’hui, je n’en ai plus besoin. Finis les feintes, les mensonges, les hypocrisies ! J’en fais un feu de joie et de libération[41] !

La suite du passage développe l’articulation entre mysticisme, corps et grands espaces. La plume du thuriféraire s’affole, et l’hommage pourrait presque sembler parodique, tant il imite dans la surenchère les séquences métamorphiques de Whitman :

Je ne suis plus le roseau courbant à tous les vents. En moi j’ai la force du chêne séculaire, l’impétuosité des cataractes mugissantes, les soleils ardents cuisant mes chairs, et les vents du Nord aux messages épiques ; en moi j’ai surtout la délicieuse fraîcheur des printemps neufs et triomphants !

Je ne renie pas mes avatars. Mais je m’en libère. Je les oublierai. Ils me seront désormais étrangers, comme sont étrangers aux fleurs du pommier le vil engrais dont elles se sont nourries. Je n’étais qu’une mare croupissante. Un soleil bienfaisant en a bu les eaux néfastes, en a séché le fond bourbeux, a fait mourir les vils insectes qui la peuplaient, et voici des herbes neuves, enivrées d’azur et de soleil. Les écluses de l’amour universel se sont ouvertes sous la poussée de la Bonté naissante. Les eaux intrépides ont charrié loin de moi les détritus et les vils relents du Mal. Et mon âme, vierge comme à son premier jour, respire l’azur large d’un ciel immense et boit le soleil nouveau à grandes gorgées. Salut à toi, Walt Whitman[42] !

Dion-Lévesque reprend en fait largement à son compte la « Préface » de 1855, dans laquelle le poète se figurait en paysage et montrait le processus d’absorption de l’espace, prélude à l’anamorphose du corps, qui finit par épouser les contours du continent. C’est en particulier la métaphore aquatique qui a la faveur de Dion-Lévesque, qui la file ici avec une grandiloquence rococo. Or si chez Whitman la transformation du corps exprime d’abord des bouleversements politique et poétique, elle accompagne au contraire presque exclusivement le renouveau moral et religieux ici. La fin de l’hommage précise les dogmes de ce culte fondé sur la divinité du corps. Tout se passe comme si Dion-Lévesque rétablissait – moyennant appropriation – le credo voluptueux qu’il avait supprimé dans la traduction de « Song of Myself » :

Ô corps ! tabernacle sacré de la pensée ! Vase précieux de l’amour humain ; réceptacle des pensées de mon Dieu, et receveur enchanté de ses caresses ! Ô mon corps ! comment se peut-il que tu m’aies jadis inspiré du dégoût, que j’aie pu te nier la part qui t’est due ? Ô mon corps ! je suis honteux de ma couardise et de ma tyrannie envers toi. Mon âme est debout devant toi, saluant son égal, lui prêtant sa flamme et te demandant tes vertèbres, tes muscles et ta force[43].

Le disciple va plus loin que le maître, ou plutôt il infléchit quelque peu sa pensée. Si Whitman glorifie en effet le corps, il cherche surtout à éviter tout dualisme, à faire de l’âme et du corps une unité indissociable. Dion-Lévesque en vient à rétablir les hiérarchies pour les inverser : l’âme supplie pour ainsi dire le corps de lui prêter sa puissance. La fin de l’hommage est un mélange de discours allégorique, de serment d’allégeance à « Vérité » et « Beauté », en même temps qu’un éloge en termes plus scientifiques, empruntés à Whitman ou peut-être à Lucrèce :

Obscur agencement de mille molécules, ô corps ! Souffle impétueux, inextinguible et fort, animant cette gaze ténue, mon âme ! Jusques à quand serez-vous les serfs des coutumes, de la louange et de la crainte ? Quand vous unirez-vous pour briser ces chaînes vénales des plaisirs stériles et des codes usés ? Quand vous unirez-vous pour créer cette force primordiale dont l’Esprit Pur est en mal, et qui veut l’accomplissement de votre délivrance ?

Atomes de chair ! Étincelles divines ! Corps parfait et Âme forte ! Inséparables éléments. Orgueil !... Soleil antique éclaboussant nos vies de tes rayons d’or vif ! Mâle orgueil issu de votre hyménée, Souffle et Chair[44] !

Finalement, la comparaison avec Jésus est explicitement formulée et Whitman apparaît comme une figure messianique : « Je t’ai salué sur ma route ; j’ai voulu te presser sur mon coeur comme je me suis abandonné à la divine caresse de Jésus, le doux, que tu saluas toi-même à ton passage parmi les hommes[45] ». Autrement dit, si l’anthologie révèle effectivement une certaine prudence pour ne pas trop choquer la morale de « l’âme canadienne », l’hommage liminaire compense assez largement cette circonspection. Même si l’on ne saurait interpréter tout à fait littéralement le discours messianique de cette préface, c’est bien à un aggiornamento profond de la religion et de la morale canadiennes qu’appelle l’éloge de Whitman par Rosaire Dion-Lévesque.

Dans ses poèmes ultérieurs, Dion-Lévesque ne délaisse pas la veine religieuse qui caractérisait ses premiers recueils, mais il l’associe à un éloge du corps qui semble parfois très directement emprunté à Feuilles d’herbe. On pense en particulier à tel poème de Vita, qui célèbre la nudité des corps « vierges » des baigneurs – la composante homosexuelle en moins, il rappelle le passage des baigneurs dans « Song of Myself », ou l’ensemble « Children of Adam » – avant d’entonner l’hymne du poème et du corps, posés dans une relation équivalente, comme dans « I Sing the Body Electric » :

Admirable poème ! Corps parfait !

Chair nacrée et laiteuse,

Transparence de cette chair,

Tous ces jeux fascinants des muscles sous la peau,

Et ces mains diaphanes, et puissantes[46] !

L’élan vers le divin ne se départira plus du magnificat du corps en sa perfection.

Enfin, on l’a dit, cette traduction lance la première maison d’édition indépendante du clergé. Elle est donc l’acte inaugural d’une entreprise de redéfinition culturelle. Les titres publiés par la suite aux Éditions du Totem participent en effet de la critique de « l’âme canadienne », tout particulièrement du clergé. Le premier titre, Un homme et son péché, de Claude-Henri Grignon, est un grand succès. C’est en effet un roman populaire, qui joue sur des procédés de mélodrame et qui met en scène des personnages très manichéens, notamment Séraphin, devenu une célèbre figure de l’avarice. Mais c’est aussi un roman qui explore une sexualité trouble, refoulée, et qui, sous couvert de dénoncer le péché d’avarice, évoque avec précision les séductions de la chair. Le second titre fera véritablement scandale, car au lieu de jouer sur un double niveau comme le fait Un homme et son péché, il donne dans la polémique frontale. Il s’agit du roman de Jean-Charles Harvey, Les Demi-Civilisés, publié en 1934, attaque en règle contre le clergé et critique virulente de l’élite canadienne-française. Le livre est mis à l’index et interdit à la vente dans le diocèse de Québec. Cet interdit semble profiter aux ventes dans les autres diocèses, et Pelletier se félicite de la publicité apportée par cette mise au ban partielle. Si la traduction de Whitman a été publiée dans une certaine indifférence, la renommée du scandale accompagnera en revanche, presque en différé, un titre publié dans son sillage.

La traduction de Whitman par Rosaire Dion-Lévesque constitue ainsi un moment important dans l’histoire culturelle et poétique du Québec. Elle ne fait pas exactement événement en elle-même, puisqu’elle rencontre peu d’échos critiques immédiats et que les trois mille exemplaires imprimés seront vendus au long cours. Pour autant, elle apparaît a posteriori comme un point nodal, concrétisation d’une aspiration plus américaine de la poésie, prémices d’une inspiration moins entée sur les modèles français. Et en même temps, l’élan américain dont elle témoigne ne saurait occulter les phénomènes d’appropriation, sinon de récupération, qui la gouvernent. La figure de Whitman sert ainsi de truchement à un appel à une refondation des valeurs, à une réhabilitation du corps. Le détour par l’étranger américain, à la fois proche et lointain, permet de formuler une audace autrement muselée et de procéder à un aggiornamento moral et religieux, autant que poétique.