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Introduction

L’école publique et laïque, comme institution constitutive de la société française républicaineà l‘origine (c’est-à-dire au sortir d’un 19e siècle marqué par le « conflit des deux France » entre républicains positivistes et monarchistes alliés aux cléricaux), s’est développée en référence à l’Universel[1]et en rupture avec les influences des communautés locales et en particulier de celles des familles. Son poids symbolique dans la mémoire collective n’a cessé de croître jusqu’à la fin du 20e siècle, et il a fallu attendre ces trois dernières décennies pour qu’elle soit l’objet de multiples « réformes » visant à l’adapter sans trop le dire à la nouvelle donne mondialisée.

Cette adaptation s’est effectuée sur fond de laisser-faire « à la française », certes moins brutal que le laisser faire anglo-saxon[2], mais qui n’en a pas moins produit des effets insidieux et du même coup d’autant plus redoutables : montée en puissance des « parents d’élèves professionnels », ceux parmi les parents qui sont les mieux dotés dans les différentes espèces de capital (économique, culturel, social, symbolique, informationnel, temps « libre » ou libéré) et qui sont par là même les plus susceptibles de posséder à un haut degré « le sens du placement scolaire », d’apporter les plus fortes contributions en matière de construction de la réussite scolaire de la descendance (cf. P. Bourdieu, 1994) ; émergence d’un « marché noir scolaire » qui n’a cessé de se développer au fil des ans et qui explique pour large part le jeu actuel, sous forme de cercle vicieux, des renforcements mutuels entre ségrégation scolaire et ségrégation urbaine… Des effets que nous nous sommes efforcés d’analyser dans leurs « mécanismes » (toujours au sens de P. Bourdieu), au plus près du terrain (là où s’effectue, par le jeu des acteurs, la montée en puissance de la logique civile au détriment de la logique civique) et en « temps réel » (Careil, 1994, 1998 et 2002) ; mais sans oublier bien sûr le nouveau contexte (politique, économique et social) de référencemarqué fondamentalement parune mutation du capitalisme,hier industriel et productif, aujourd’hui mondialisé et financiarisé (Plihon, 2003). Une mutation dont les multiples traductions au sein de la société sont désormais bien connues : « désengagement » de l’État, qui n’en crée pas moins les conditions de la concurrence généralisée (L. Bonelli et W. Pelletier, 2010[3]), « effritement de la société salariale » (au coeur de la nouvelle question sociale), montée de « l’insécurité sociale » et des « incertitudes » (cf. R. Castel, 1995 et 2009), partage des richesses de plus en plus inégalitaires, développement de la « pauvreté laborieuse », peur croissante du déclassement, montée de l’individualisme compétitif et tensions séparatistes allant en s’accentuant[4]

Changement de période désormais, en une sorte de continuité-rupture avec le déjà existant : on assiste sur ces dernières années (depuis le milieu des années 2000) à une forte accélération du processus de libéralisation du système éducatif ou, autrement dit, à un déplacement cette fois-ci brutal du curseur de l’offre d’éducation (historiquement privilégiée par l’école républicaine « à la française », formant le « citoyen ») vers la demande, qu’il s’agisse de la demande des entreprises (cf. la loi LRU, au fondement de la mutation en cours de l’enseignement supérieur, de sa soumission progressive aux forces du marché) ou de celle des parents (mesures « d’assouplissement » de la carte scolaire qui produisent, comme l’avaient prévu les sociologues, une accentuation des phénomènes de ghettoïsation). La « novlangue » (à l’origine d’ambiguïtés et de retournements multiples[5]) a désormais envahi le champ de l’éducation, la laïcité continue à être malmenée par ceux-là mêmes qui sont censés la défendre[6], les « réformes » les plus récentes (l’introduction de la RGPP [Révision générale des Politiques Publiques], du New Public Management, les suppressions de postes[7] par non-remplacement d’un enseignant sur deux partant en retraite, l’entrée en lice de la « masterisation » en matière de formation des maîtres[8]…) ont pour effets d’appauvrir et de désorganiser en profondeur l’école publique, de casser ce faisant son image… et c’est en définitive un nouveau modèle éducatif cohérent qui se fait jour, celui de « l’école néolibérale », désormais explicitement revendiquée par les responsables institutionnels (qui n’oublient pas toutefois, du fait des résistances occasionnées, de continuer à affirmer leur « attachement indéfectible » à l’école républicaine).

Ce nouveau modèle éducatif marie l’adaptation aux « besoins de l’économie », l’adoption des standards du management privé, la mise en place d’une situation de concurrence généralisée, l’introduction de valeurs marchandes et de considérations utilitaristes… et tend ainsi à rendre caduc le « grand projet émancipateur » qui fut idéalement celui de l’école publique et laïque en une sorte de compromis entre les idéaux des Lumières portés par certaines fractions de la bourgeoisie (néanmoins toujours très attentives à leur auto-reproduction) et les courants socialistes soucieux de l’éducation et de la qualification du peuple (cf. C. Laval, 2009). La promotion de cette nouvelle école « de l’efficacité et de l’excellence » (fortement imprégnée de rationalité néolibérale[9]; trouvant ses justifications dans la théorie conjointe du « choix rationnel » et du « capital humain », et où il s’agira à terme pour les enseignants de repérer au plus vite les élèves « à fort potentiel »[10], ceux sur lesquels devront porter prioritairement les investissements afin qu’ils soient dotés d’une qualification compétitive à l’échelle mondiale) tend à disqualifier par avance toute visée progressiste de démocratisation de l’accès au savoir et à la culture et ne va évidemment pas sans générer de multiples systèmes de tensions, au niveau notamment de tout ce qui relève de l’instruction et de la socialisation…

De là le surcroît de difficultés que rencontrent actuellement les jeunes (et pas seulement ceux des quartiers de relégation) à pouvoir se construire à la fois comme élèves et comme adolescents ; des jeunes que l’on tend désormais à rendre responsables de leurs succès… et de leurs échecs ; des jeunes, comme sujets néolibéraux en devenir, à qui l’on demande de plus en en plus de compter sur « leurs propres ressources » pour construire non seulement leurs connaissances, leurs compétences et leurs parcours, mais aussi leurs dispositions, dans un sens bien particulier, celui assigné par la nouvelle gouvernementalité néolibérale[11] avec sa normativité propre (cf. P. Dardot et C. Laval, 2009 ; I. Bruno, P. Clément et C. Laval, 2010), mais au sein d’instances de socialisation (la famille, le groupe des pairs, l’industrie culturelle et médiatique, la religion dans ses différentes versions, l’école…) qui, elles, ne jouent pas forcément dans le même sens.

1. Une recherche sur la genèse du rapport au Savoir

Ce texte donnera à entendre ce qu’il en est de ces systèmes de tensions autour de l’instruction et de la socialisation. Mais il mettra aussi l’accent sur les reconfigurations qui commence à s’opérer sur le terrain et par le jeu des acteurs, là du moins où les péripéties de l’Histoire produisent au sein de l’Hexagone la meilleure visibilité en ce domaine et en l’état actuel des choses ; là autrement dit où les établissements scolaires publics sont d’ores et déjà soumis, de longue date, mais surtout depuis la loi Debré[12], à une forte pression concurrentielle pour partie déloyale, comme c’est le cas dans les départements de « guerre scolaire » de l’ouest de la France (comme terre ancienne de « civilisation paroissiale » et de « laïcité de combat » en réaction ; comme terre marquée en profondeur par le courant chrétien de l’éducation populaire durant la seconde moitié du 20e siècle ; comme terre où le catholicisme social modernisé occupe désormais une position dominante, du moins dans les villes). Et ceci nous conduira à proposer une synthèse de notre dernière recherche, réalisée sur Nantes (ville qui « appartient » en plein à l’ouest de la France), ayant trait à la genèse du rapport au Savoir au regard des nouvelles formes de la domination sociale et scolaire et qui nous a mobilisés pendant huit années au total (Careil, 2007) ?

Abordée de manière fortement contextualisée, cette recherche a été menée plus précisément sur deux collèges publics socialement contrastés (« centre-ville » vs ZEP à recrutement mixte quartier de relégation/zones pavillonnaires environnantes) de l’agglomération nantaise[13] ; deux collèges soigneusement sélectionnés, où nous avions nos « entrées » et où nous avons pu obtenir des Principaux qu’ils entrent sans trop de difficultés dans le « jeu de connaissance sociologique », comme conditions sine qua non à la réalisation de ce type d’enquête.

Effectuée sur la base d’un suivi des élèves de la 6e à la 3e, lui-même réalisé par « bilans médiations »[14] (n = 558, soumis à traitements statistiques par analyses factorielles) et entretiens semi-directifs complémentaires[15] (n = 110), cette recherche nous a finalement permis de mieux comprendre :

  • La façon dont les inégalités sociales sous toutes leurs formes sont progressivement intégrées au sein du système éducatif lui-même.

  • Les effets, et notamment sur les conditions de l’enseignement – apprentissage, que produisent les relations de concurrence entre établissements publics et privés, relations de concurrence ayant pour enjeu central leur réputation, allant en s’accentuant d’une année sur l’autre[16] et que bien des auteurs, dont P. Meirieu (2005), perçoivent désormais comme « mortifères pour l’avenir de notre démocratie » ; la difficulté, déjà évoquée, pour les jeunes à pouvoir se construire à la fois comme élèves et comme adolescents.

  • La façon dont s’opère la connexion entre la logique de l’élitisme républicain « à la française » et celle du marché scolaire (au niveau du collège « centre ville ») ; les effets de l’islamisme à l’école (au niveau du collège ZEP qui recrute pour moitié sur le quartier de relégation de Bellevue, avec ici une forte implantation des Jeunes musulmans de France, « filiale jeunesse » de l’Union des Organisations islamiques de France, courant de pensée des Frères musulmans[17]) ; la façon dont se construisent au sein de chaque établissement les entre soi collégiens, des plus « choisis » aux plus subis.

  • La manière, finalement, dont les collégiens et collégiennes fréquentant ces deux établissements sont construits (familialement, socialement, institutionnellement) et se construisent dans leurs rapports aux savoirs et à l’apprendre, dans leurs rapports au monde, aux autres, à eux-mêmes et à leur avenir, et, ce faisant, les pratiques au fondement de l’existence des nouveaux systèmes de la réussite « à très haut niveau »[18], à « un bon niveau »… ainsi que l’envers de ces systèmes de la réussite.

Ce texte, comme on l’aura compris, trouve sa place au sein de ce qu’on appelle en France « les nouvelles sociologies » (pour reprendre l’expression de P. Corcuff, 2007). On trouve ici des chercheurs de provenances parfois très diverses, mais ayant au moins comme points communs de s’inscrire dans une perspective constructiviste et de prendre leurs distances par rapport à la notion par trop unificatrice d’habitus. Nombre d’entre eux sont passés par la sociologie de P. Bourdieu, ont pu constater son indéniable portée heuristique, mais aussi ses limites, du point de vue notamment de la faible réflexivité accordée à l’acteur social, et se situent désormais dans une posture de fidélité critique par rapport au chef de file du « constructivisme structuraliste » ; tel est notre cas et l’ambition, que nous partageons avec d’autres, est de donner toute sa place à l’individu, mais, contre l’air du temps et les thèses individualistes, de ne rien céder sur les déterminations sociales qui en conditionnent l’existence. En d’autres termes et concernant cette recherche : le collégien – jeune adolescent ne se situe pas en apesanteur social comme la nouvelle doxa scolaire à philosophie puérocentrée voudrait le faire croire et il faut donc en passer par un long travail d’analyse pour saisir tout ce qui peut contribuer structurellement à construire ou à entraver sa réussite scolaire ; mais « il n’en reste pas moins » que c’est bel et bien lui qui apprend, personne n’étant en mesure de réaliser à sa place ce travail très spécifique… et il est également impossible de le considérer comme un simple réceptacle de la socialisation, force étant de constater la propension des jeunes d’aujourd’hui à « entrer en débat » avec leur environnement familial et social, pour reprendre une formule de G. Canquilhem. Ce qui oblige à ouvrir l’analyse… Ces précisions apportées, nous allons pouvoir procéder à une présentation des résultats obtenus pour chaque collège[19]… Mais autant commencer par ce constat d’ensemble, portant sur les deux établissements et auquel nous sommes parvenus chemin faisant…

Ces deux établissements occupent des positions très largement opposées au sein de l’espace scolaire, mais ils ont au moins comme point commun d’être soumis l’un et l’autre à une forte pression concurrentielle, du fait notamment (mais pas seulement) de la concurrence déloyale exercée par l’enseignement privé-catholique. Ces deux collèges n’ont donc pas d’autre « choix », structurellement, que de s’adapter chacun à leur manière à la nouvelle donne concurrentielle et force est de constater qu’ils en arrivent ainsi, chacun dans leur catégorie, à posséder leur public d’élèves et de parents « attitrés », au détriment des « non attitrés ».

Il existe au sein de ces deux établissements une certaine mixité sociale (relative pour le collège « centre-ville » ; très réelle pour le collège ZEP à recrutement mixte), mais les bénéfices que les élèves de milieu populaire pourraient en retirer tendent à se voir annihilés par cette adaptation bon gré mal gré à la nouvelle donne. Les contraintes concurrentielles pèsent ici de tout leur poids ; elles deviennent de fait partie intégrante des dispositifs de scolarisation, produisant des effets non seulement sur les procédures de fabrication de classes, mais aussi sur les contenus, la vitesse plus ou moins soutenue des cours, la quantité de devoirs à la maison, la quantité et la qualité des interactions professeurs-élèves, l’attention portée aux difficultés de ces derniers.

2. Le collège « centre-ville » P. Verlaine : « héritiers » d’un côté et « fantômes sociaux » de l’autre

Ce collège, situé dans les locaux d’un ancien lycée et possédant sa « cour d’honneur », entre dans la catégorie des « rentiers de l’excellence scolaire » (selon la formule d’A. Van Zanten), dans le sens où il continue à engranger les bénéfices d’un « capital » lié à sa localisation et à son public, tout en disposant d’un corps enseignant stable, d’un très haut niveau d’exigence et ayant pour habitude de privilégier le modèle pédagogique des humanités classiques.

Le collège P. Verlaine recrute au sein d’écoles primaires parmi les plus performantes sur l’agglomération[20], obtient des résultats au brevet très supérieurs à ceux de l’académie et offre, en matière de « service après-vente », toutes les garanties possibles pour la poursuite d’un « cursus noble ». Bref, cet établissement « joue dans la cour des grands »… Il évolue (dans les deux sens du terme) en « première division (professionnelle) », si l’on peut se permettre cette métaphore footballistique, et a par exemple été doté d’une salle multimédia très haut de gamme par le Conseil Général.

Il a certes perdu son « option russe », mais deux sections particulières contribuent à asseoir sa notoriété : une section « CHAM (classes à horaires aménagés musique-danse) », surtout, et une section « sport étude ». La fabrication des classes fait d’abord intervenir ces deux sections et s’effectue ensuite en fonction des options de langues vivantes et anciennes. La « classe de grec » obtient en 3e la meilleure moyenne, précédant de peu la 3e à section CHAM. Les autres classes, « moins bonnes », suivent à distance. C’est là où l’on trouve les 15 à 20 % d’élèves d’origine modeste (selon les années) que compte cet établissement.

●● Il existe ici un système de la réussite destiné aux élèves attitrés et visant à l’excellence, et nous allons présenter ses propriétés… Mais autant commencer par immerger le lecteur dans l’univers des productions écrites et orales des élèves qui constituent le public « attitré » de ce collège « centre-ville », moyen également de mieux faire comprendre la façon dont nous avons procédé pour mener l’enquête….

● Voici par exemple le « bilan médiations » de Pierre, alors en 6e et allant très vite à l’essentiel dans ses réponses, comme la plupart des héritiers – garçons (qui, une fois en 3e, ont surtout retenu de leurs années passées dans ce collège qu’ils avaient appris « à travailler dans la rapidité et l’efficacité », aidés en cela par leurs parents et leurs professeurs). Pierre peut être considéré comme un « héritier au sens fort » (P : poste à hautes responsabilités dans le domaine de la littérature ; M : professeure d’allemand ; son grand frère et plusieurs membres de sa famille ont connu des scolarités brillantes qui les ont conduits à fréquenter les « vraies » Grandes Écoles, du type Polytechnique ou École Normale Supérieure). Ce jeune garçon, pratiquant « l’endurance » (la course à pied) et le tennis de table (« pour se détendre, pas forcément dans un esprit compétitif »), se dit « passionné par la culture gréco-latine » et se félicite de ne pas être en section CHAM « où l’ambiance n’est pas très bonne »… Ce « bilan médiations » est suivi d’extraits de son premier entretien réalisé un an plus tard, alors qu’il était cette fois en 5e avec à nouveau une moyenne générale de 16,5 :

Qu’est-ce que je fais de mon temps avec ma famille, et qui me sert au collège ?
On parle de l’actualité, de la politique, de l’histoire et de la géographie. On parle d’arts divers (littérature, peinture…). Je parle de sport et d’Informatique avec mes frères. Je parle des fois allemand avec ma mère.
Qu’est-ce que je fais de mon temps avec mes copains, et qui me sert au collège ?
Je fais beaucoup de sport.
Qu’est-ce que je fais de mon temps avec d’autres personnes, et qui me sert au collège ?
Je fais de la Musique (4 heures à la suite le mercredi).[21]
Qu’est-ce que je fais de mon temps lorsque je suis seul, et qui me sert au collège ?
J’écris, je dessine, je lis, je joue de la musique.

« Tout est déjà dit » ou presque… Pierre revient en début d’entretien sur ses réponses à ce petit questionnaire[22] :

- ben… là… je n’y avais pas pensé, mais je fais aussi de l’informatique. Enfin je me sers beaucoup de l’ordinateur en dehors du collège… et ça me sert au collège.
- C’est intéressant ça… Qu’est-ce que tu fais avec l’ordinateur ?
- Ça dépend. Des fois ben j’écris des textes, je tape pour mes parents des textes parce qu’ils font partie d’une association nordique, donc je leur tape des textes, pas toujours, mais des fois… ou… je ne sais pas… je fais des jeux aussi, je fais de l’Internet. Bon je fais toutes sortes de choses diverses. 
- Et comment ça t’est venu cette idée de faire de l’ordinateur ?
- Ben, mon frère il aime bien l’informatique et puis quand j’étais petit, je me servais de l’ordinateur et… mais je ne comprenais rien ? Il parlait en anglais parce que c’était en anglais. Y avait tous les menus, je ne comprenais rien… mais bon, avec l’habitude, il m’avait appris. À 6 ans, je me servais déjà de l’ordinateur, donc… Voilà, ça m’est venu comme ça… puis après… bon, j’aime bien, je me débrouille bien, donc je trouve ça utile, et puis voilà.

Pierre « apprécie » la littérature et le latin, mais il « aime tout autant » les « sciences exactes » et la musique, éprouvant une sorte d’admiration pour son professeur de hautbois au conservatoire[23], qui joue « très bien » tout en étant « assez classe ». Pierre, à l’exception du dessin dont il se dit « moins passionné », « aime toutes les matières depuis qu’il est petit ». Il établit très facilement des liens entre elles et se situe dans le comprendre pour mieux apprendre par coeur…

 (…) - apprendre, pour toi est-ce que c’est plutôt “comprendre” ou est-ce que c’est plutôt “apprendre par coeur” ? [24]
- Ben, il faut… Par exemple, un texte, on le lit… on le lit une deuxième fois où on essaye justement d’aller moins vite, où on essaye de comprendre, on regarde à peu près la structure et puis après, si on l’apprend par coeur, on l’apprend par coeur, mais normalement on le sait déjà… On a bien compris le texte, normalement il n’y a pas de problème pour l’apprendre par coeur… Si on repère bien la structure du texte, si on différencie bien les parties, après il n’y a pas de problème pour l’apprendre par coeur.
(…) - qu’est-ce que tu voudrais faire plus tard ? [25]
- Je ne sais pas, il y a plein de métiers que j’aime bien. Ce que j’aimerais bien c’est… quelque chose qui regroupe la musique et puis par exemple les maths et la physique, comme ingénieur du son, ça ne me dérangerait pas. J’aimerais bien au contraire… Mais sinon, j’aimerais bien faire garde du corps… ça m’étonnerait, mais j’aime bien… Ou un métier qui aurait plutôt affaire à la littérature, j’aimerais bien… pas forcément bibliothécaire, mais archiviste.
- Qu’est-ce que tu aimerais plutôt privilégier dans tes études, la dimension littéraire ou la dimension scientifique ?
- Je ne sais pas parce que j’aime bien les deux a priori, donc… ? J’aimerais bien un métier justement qui regroupe la littérature… les matières littéraires aussi bien que les matières scientifiques, mais bon, ça se trouve pas partout.

Il y a ce que disent les élèves, mais il y a aussi la manière dont ils le disent. Pierre fait preuve d’une aisance assez impressionnante lors de cet entretien de fin de 5e. On retrouve chez lui cette pratique de distinction très habituelle chez les héritiers et héritières de P. Verlaine (du moins en 3e) et qui consiste à signifier par une gestuelle des mains écartées la mise entre guillemets de telle ou telle expression, mais il lui est aussi arrivé de commencer par répondre à l’une de nos questions sur la musique classique en nous suggérant (en s’autorisant à nous suggérer) de prendre « le problème à l’envers », ceci de la manière la plus courtoise qui soit.

La scolarité de Pierre se déroule « sur le mode de l’évidence » (pour le dire comme P. Bourdieu). Il fait preuve de labilité, tout en articulant « travail pour soi » et travail pour l’institution » (N. Sembel, 2003). Il se sent « libre » de ses faits et gestes, tout en recevant une éducation qu’il estime « bien dirigée » avec « plein de conseils » quand il a « des choix à faire » ; il bénéficie en d’autres termes d’un « soutien distant » (selon la formule de M. Ferrand, F. Imbert et C. Marry, 1997), tant est grande la confiance dans l’imprégnation familiale.

● Autre « bilan médiations », produit cette fois en 3e : celui de Lucie, grande lectrice (notamment de romans) et ayant son « journal intime » (comme la plupart des filles en forte réussite qui, sans surprise, ont apporté à ce document d’enquête les réponses les plus longues et les mieux construites). On notera plus particulièrement sa conclusion, qu’elle s’est autorisée à ajouter et sur laquelle nous reviendrons plus loin (partie sur le contrôle parental des fréquentations et des sorties)…

Qu’est-ce que je fais de mon temps avec ma famille, et qui me sert au collège ?
Avec ma famille, je pars en vacances. En quelque sorte les vacances servent au collège puisqu’elles sont source de maturité dans le travail scolaire, comme dans les relations amicales avec les personnes de mon âge. Exemple concret : je pars en Angleterre, je parle mieux anglais même si la progression n’est pas énorme, je me rends compte que ce que l’on apprend dans cette matière-là n’est pas qu’abstrait et inutile, que cela peut servir dans la vie courante. Ça, c’est pour le domaine des cours, mais avec mes copains je pourrais leur raconter ce qu’a été ce voyage d’un point de vue humain.
Qu’est-ce que je fais de mon temps avec mes copains, et qui me sert au collège ?
Tout sert en quelque sorte pour le collège. Si je vais à la patinoire avec 2 ou 3 copains, nous aurons un souvenir commun, cela nous rapprochera forcément. Si je vais au cinéma, nous parlerons du film qu’on a vu, cela développera notre personnalité et notre sens de l’argumentation. Si je fais un trio avec des amis pour un concert, nous apprendrons à mieux écouter les autres (…
Qu’est-ce que je fais de mon temps avec d’autres personnes, et qui me sert au collège ?
Je fais du baby-sitting, donc forcément cela développera mon sens de la responsabilité. Je fais de la musique, cela développera ma personnalité et mon sens artistique. Je fais du théâtre : je saurai mieux m’exprimer au collège (…)
Qu’est-ce que je fais de mon temps lorsque je suis seul, et qui me sert au collège ?
Je lis, je repense aux évènements de la journée, j’y réfléchis et j’en tire des leçons, je travaille, je rigole avec mes frères, je regarde la télévision, je dessine, je joue de la harpe. Tout ce que je fais me sert au collège.

Conclusion : chaque chose que je fais en dehors du collège me sert pour celui-ci, car le collège n’est pas un lieu que de travail, c’est aussi un endroit où je peux côtoyer des gens de mon âge, me faire des amis que l’on ne m’aura pas imposés, mais que j’aurai choisis ! Ce qui est rare à notre âge !

(Lucie ; P : chirurgien dentiste, M : sans profession ; MG : 16 en section CHAM ; points de suspension et parenthèses dans le texte)

● Voici encore l’emploi du temps « intensifié » (reconstitué à partir de son entretien) de Virginie (P : poste à hautes responsabilités dans le domaine artistique et culturel ; M : DRH), une collégienne de 3e a section CHAM (où rien n’est laissé au hasard), possédant un an d’avance[26] et elle aussi dans l’excellence scolaire depuis la 6e. Cette jeune fille entretient avec ses parents (mais avec sa mère plus particulièrement) des relations « basées sur une totale confiance » et se destine « tout naturellement » à « un métier artistique »…

Tableau 1

Emploi du temps

Emploi du temps
*

… qui, bien souvent, lui permet de faire face aux imprévus[27].

**

Un club où sa mère l’emmène à 9 heures : « J’y fais du cheval, tandis que mon petit frère prend des cours de tennis ».

***

une mère « passionnée depuis toujours par la littérature ».

-> Voir la liste des tableaux

●● Nous parlons ici de l’existence d’un système de la réussite à « très haut niveau » dans le sens où le travail de contextualisation et d’analyse des productions écrites et orales des élèves « attitrés » a révélél’existence dans et autour de ce collège d’un ensemble cohérent de pratiques familiales, sociales, institutionnelles et personnelles qui permettent de mieux rationaliser encore la transmission-acquisition du capital culturel. Un système de la réussite où il est facile de lire la forte mobilisation des capitaux et des personnes, s’inscrivant sur fond de « mise en ordre du hasard » (P. Bourdieu, 1989) eten référence à un temps scolaire dominant que vient bonifier le temps extrascolaire (J. Zaffran, 2000).

Un système de la réussite que nous appellerons le CNAC(A) E (pour les besoins de cette version synthétique de présentation des résultats) et qui possède les propriétés suivantes…

C pour Continuité des modes de socialisation au collège et en dehors du collège. P. Verlaine n’est pas ce que l’on peut appeler un collège « moderne ». C’est surtout un établissement qui, « par peur de tomber », s’efforce de répondre aux attentes des parents constituant sa clientèle privilégiée… Voici un extrait de l’entretien du Principal :

(…) - on a l’impression, en termes de « vitrine »… que la « vitrine « ici, c’est la culture libre désintéressée, les musées, la musique classique… ?
- Oui… Eh bien, si vous voulez, on est quand même aussi à une époque, on en parlait tout à l’heure, où il y a une concurrence entre établissements[28]… Si on n’offre pas quelque chose, on tombe ! Ça, c’est clair ! Nous, supposez qu’on n’ait plus les classes à horaires aménagés et les sections sportives, eh bien ça fait 8 classes en moins !… Ah ouais, il faut offrir quelque chose aux familles. Sans ça !… 

Les enseignants de ce collège savent bien que la « classe de grec » et les sections CHAM et sport étude représentent l’essentiel de l’offre distinctive à destination des parents et il n’est guère question ici de parcours diversifiés. Il existe par contre tout un ensemble de pratiques d’établissement (l’opération « Lire en fête », des déplacements au Louvre ou au Sénat, l’achat d’un piano demi-queue, etc.) qui entrent en consonance avec les pratiques culturelles des parents, celles notamment à forte rentabilité scolaire qui permettent à leurs enfants de viser l’excellence : cours de piano, de danse classique ou de théâtre ; présence à des concerts ou à l’opéra ; fréquentation des musées et de la médiathèque ; usage de l’ordinateur et de l’Internet, etc.

« La plupart des familles ont des enfants avec des activités multiples » (comme le dit le Principal), d’où leur demande, satisfaite, « d’avoir l’emploi du temps en début d’année et qui ne change pas trop ».

N pour modèle de la Négociation. C’est là le mode de structuration familiale privilégiant l’explicitation verbale, l’arbitrage et l’ajustement dans le contrôle des comportements de la descendance que l’on trouve le plus souvent au sein des fractions intellectuelles des classes moyennes et supérieures. Un mode de structuration familiale dont on sait à la suite de J. Lautrey (1980) qu’il est le plus performant sur le plan du développement cognitif, mais qui suppose aussi, pour pouvoir être mis en oeuvre, des conditions d’existence favorables. 

Les collégiens de P. Verlaine bénéficient très majoritairement d’un environnement porteur (ils ont une chambre individuelle, leur propre bureau, des dictionnaires, des encyclopédies numérisées ou non, etc.) et perçoivent facilement, mieux encore lorsqu’ils se sentent vraiment écoutés, l’importance pour leur scolarité des discussions et autres débats qu’ils ont chez eux, mais aussi entre camarades, avec les enseignants et d’« autres personnes » encore…

Des échanges langagiers jugés primordiaux par ces élèves dès lors qu’ils permettent à leurs parents (ou à d’autres « partenaires ») de faire réciter les leçons (en 6e), de réexpliquer ce qui n’a pas été compris en classe, de poursuivre sans relâche le travail de correction langagière, d’assurer la progressivité des apprentissages tout en construisant leur sens, d’apporter un soutien moral ou encore de fournir de multiples conseils de lectures, d’ordre méthodologique, concernant non seulement l’adaptation au collège (comme univers cloisonné et toujours déconcertant au sortir de l’école primaire), mais également la construction de la relation aux enseignants entre la 6e et la 3e

Des échanges langagiers primordiaux en ce sens qu’ils apportent éclairages et points de repère, en ce sens qu’ils contribuent à structurer l’expérience scolaire et extrascolaire de ces jeunes, tout en leur procurant une « ouverture d’esprit » sur le monde, les autres et eux-mêmes. Une « ouverture d’esprit » qui doit beaucoup aussi aux voyages et séjours linguistiques effectués à l’étranger, aux visites de musées, expositions et autres lieux historiques réalisés dans le cadre familial, aux activités artistiques et sportives pratiquées sur le temps « libre », aux émissions de télévision dûment sélectionnées, aux revues auxquelles ils sont abonnés et autres « surfs » plus ou moins accompagnés sur Internet (tandis que l’usage de la console, surtout chez les garçons, fait l’objet d’une réglementation parentale souvent très stricte)…

Mais le plus important, concernant la construction chez ces élèves du rapport à soi et à l’avenir, est sans doute qu’ils sont très tôt autorisés et incités à « demander », à « poser des questions » sur ce qu’ils n’ont pas compris, sur leur expérience scolaire et extrascolaire, sur ce qui les attend plus tard, etc. Cette autorisation parentale se présente comme le soubassement d’« apprentissages silencieux » (au sens de P. Bourdieu) où participent à l’occasion des grands frères et grandes soeurs qui connaissent d’autant mieux les codes implicites du système scolaire qu’ils ont eux-mêmes fréquenté les classes préparatoires des grandes écoles. Et où interviennent plus souvent encore grands-parents, autres membres de la famille et connaissances familiales, comme autant de « partenaires » potentiels qui contribuent sur des modes divers et variés à la construction chez ces jeunes adolescents (e) s d’une « bonne » projection dans l’avenir : en les renseignant sur les professions socialement valorisées qu’ils exercent ou ont exercées, en les informant sur leurs loisirs et leur vécu (souvent « très riche »), en leur transmettant leurs « trucs et leurs ficelles », en leur permettant de capitaliser leurs expériences, en leur fournissant des figures d’identification prestigieuses et confirmées….

Bref, pour ces collégiens (ne) s, il ne s’agira pas seulement d’avoir plus tard un bon métier, une belle maison, une famille (avec en général une belle femme ou un bon mari, comme nous l’avons souvent entendu), il s’agira également d’« être soi-même »[29].

À pour Aides multiformes, mobilisant dans et hors de la famille quantité de personnes ressources et très loin de se limiter aux « simples » cours particuliers comme nous venons de le voir. Nous accorderons toutefois une mention particulière à ces cours particuliers, auxquels les parents ont souvent recours et avec un usage où se manifeste clairement leur rapport à l’école et au cursus de la descendance, un rapport stratégique référé au long terme. Le cas d’un élève de 5e qui aurait préféré l’allemand en LV 1 est à cet égard exemplaire :

En raison de ses difficultés en français depuis le CM 2, ses parents ont joué la carte de la prudence en l’incitant à faire anglais. Ils lui ont aussi fait prendre des cours particuliers en grammaire et en conjugaison durant tout le premier semestre de 6e. Cet élève a pu ainsi se repositionner scolairement. L’option latin lui a permis de se retrouver dans une très bonne classe. Il envisageait lors de l’entretien de choisir allemand en seconde langue…

Des « cours particuliers » à entendre au sens large, tantôt assurés de manière classique, tantôt placés sous l’égide d’un « webprofesseur », avec l’objectif de rattraper certaines lacunes et/ou d’aller plus loin que le programme. Des voisins enseignants ou des amis de la famille peuvent s’en charger, mais il arrive aussi que l’incitation à l’auto-imposition d’exercices supplémentaires provienne de « néodomestiques recrutés à bac + 4 »...

La femme de ménage qui vient chez nous s’appelle [M.] et elle est très forte en maths. Elle me dit souvent des choses que je ne comprends pas. Parfois même elle invente des tas de formules pour des exercices.

extrait du bilan médiations d’une élève de 6e

C Pour Contrôle des fréquentationset des sorties. (A) pour « Apartheid invisible », comme expression employée par C. Delacampagne (2000) et qui renvoie elle-même à ce que les sociologues américains nomment le syndrome Nimby, comme acronyme de Not in my backyard (pas dans mon arrière-cour).

Les élèves de ce collège de centre-ville se connaissant bien souvent depuis la maternelle, sont inscrits dans des clubs soigneusement sélectionnés, se téléphonent pour leurs devoirs (en 6e), sont invités et s’invitent… Et il arrive aussi, concernant les pratiques les moins avouables et par conséquent les moins avouées, que les parents « conseillent plus ou moins ouvertement » à leurs enfants de ne pas fréquenter certains de leurs camarades aux performances scolaires jugées insuffisantes et (ou) dont l’indiscipline représente un risque de détournement de la voie scolaire. Cette mise à l’écart parentale est assez facilement entérinée par la descendance quand elle est pratiquée de manière « souple ». Mais elle est déjà beaucoup moins bien acceptée lorsqu’elle est pratiquée de façon rigide (comme c’est le cas pour Lucie).

Le constat s’impose d’une propension parentale à opter de fait pour le principe éducatif (fort peu « citoyen ») du « rester entre soi » (c’est-à-dire aussi « contre les autres »), comme traduction parascolaire du syndrome Nimby, mais comme traduction spécifique en ce sens que les valeurs et les pratiques au fondement de l’existence des entre soi « choisis » sont pour partie différentes selon les milieux sociaux considérés. Les sociologues travaillant sur les affinités sociales et notamment C. Bidart (1997) aident à se souvenir que les relations amicales prétendument « librement choisies » n’en obéissent pas moins à des régularités sociales, tout en rappelant par suite que les contextes de rencontre sont largement structurés par des rapports sociaux, des clivages, des classements plus ou moins hiérarchisés qui orientent les choix relationnels.

Les parents attitrés, ici, appartiennent majoritairement aux fractions intellectuelles des classes moyennes et supérieures, se veulent généralement « progressistes » et ne cultivent pas le culte de l’entre soi social des « grandes familles » nantaises pour qui la « bonne éducation », avec son sens bien compris de la propriété, passe nécessairement par les « rallyes ». Les parents attitrés de P. Verlaine se retrouvent dans des réseaux de sociabilité plus ou moins interconnectés où la dimension culturelle est beaucoup plus prégnante, avec ceux qui se situent plutôt (voire franchement) du côté de la « Haute Culture » et ceux qui se situent plutôt (voire franchement) du côté d’une culture plus « alternative » (fréquentation du Lieu unique, du Festival des 3 continents, des salles d’art et essai…) ; des parents, du moins les derniers cités, portés ainsi à considérer les deux autres « grands » collèges (– lycées) publics du centre de Nantes comme « trop classique », pour l’un[30], et comme « trop snob », pour l’autre[31]. Ils préfèrent l’ambiance jugée « plus ouverte » et « plus conviviale » du collège P. Verlaine et du lycée C. qui s’inscrit « logiquement » dans sa continuité.

Cette recherche d’« ouverture » et de « convivialité » trouve cependant ses limites sociales. Citons sur ce thème les propos d’un représentant FCPE :

 - C’est vrai qu’il y a peu d’élèves d’origine modeste à P. Verlaine et que beaucoup de parents souhaitent sans le dire qu’ils ne soient pas plus nombreux, mais leur présence ne se voit pas pour autant remise en question [en ce sens que cette présence traduit “tout de même” l’existence d’une certaine mixité sociale au sein de l’établissement - sous entendu — ].

Ces propos traduisent bien une ambivalence dans l’attitude générale des parents. Ils se veulent plutôt « à gauche », mais ils ont surtout tendance à agir (et parfois à pleinement agir) dans le sens de leurs intérêts bien compris tant ils sont inquiets pour l’avenir de leurs enfants, quant à leur éventuel déclassement. Une inquiétude attisée par le caractère exacerbé de la compétition scolaire actuelle où « tout se joue » désormais, et plus encore pour ces parents « plutôt du côté du diplôme que de l’argent », sur la noblesse des parcours scolaires effectués.

E pour Entraide. Dès lors que le contrôle des fréquentations et des sorties a été opéré (certes de manière relativement « souple », mais bel et bien opéré), les collégiens et collégiennes attitrés de P. Verlaine sont à l’inverse fortement incités à s’aider mutuellement, ce qui leur permet de mieux tenir dans l’épreuve, à tout le moins de ne pas « décrocher » en certaines circonstances, et bien souvent de faire beaucoup mieux que tenir. À quelques exceptions près (surtout au niveau des sections à horaires aménagés), nous ne sommes pas ici dans un univers social et scolaire où les élèves sont sommés par leurs parents d’être « toujours les premiers ».

Cette entraide[32] se réalise en « petits groupes » plus ou moins reliés en réseaux. Des « petits groupes » certes assez fluctuants, mais dont la constitution pour autant doit fort peu au hasard. Les élèves attitrés de P. Verlaine « savent » très bien se reconnaître entre eux : ce collège de centre-ville ne se situe pas en apesanteur sociale et les choix relationnels des élèves le fréquentant se voient à leur tour orientés par les rapports sociaux qui sous-tendent son mode de fonctionnement, par la hiérarchie des filières et des activités extrascolaires, par la manière aussi dont ces jeunes peuvent négocier en famille leur identité d’élève et d’adolescent…

Bref et sur le fond : tout un ensemble de pratiques où sont inscrits en filigrane la régularité, l’astreinte, le goût de l’effort, l’inscription dans la durée, la maîtrise, le progrès et le dépassement de soi, qui se conjuguent pour réaliser un véritable entraînement à la réussite scolaire, et qui amènent (normalement) ces collégiens à conquérir leur « autonomie »[33], tout en concevant leur « métier d’élève » dans l’anticipation, la planification et la régulation.

À condition bien sûr que ces collégiens (ne) s, déjà confrontés à la lourdeur du travail scolaire stricto sensu, surchargés de devoirs à la maison et en définitive à la limite de la saturation, acceptent de jouer le jeu et parviennent notamment à gérer leur « stress », comme terme récurrent dans leurs discours… Autrement dit, ils (elles) doivent nécessairement dégager du temps pour « se détendre » ou « s’éclater »…

« J’écoute de la musique, car cela détend et c’est important, car je suis moins stressée au collège » ; « Lorsque je suis seule, je m’amuse à faire des grimaces, à danser sur de la musique qui bouge. Je fais du piano, ce qui me permet de me défouler ou de me calmer » ; « J’essaye de trouver des moments de repos, car je suis quelqu’un d’anxieux ; alors quand je suis tourmenté, je me déchaîne sur mon piano et je fais de l’improvisation » ; « Comme il faut déstresser pour le collège, on sort, on s’éclate (cinéma, patinoire…) et ça permet de ne pas voir que les devoirs »…

extraits de « bilans médiations » d’élèves de 3e

La cadence quasi « infernale » de l’enseignement - apprentissage à et autour du collège P. Verlaine est dictée par les réquisits actuels de la réussite scolaire à très haut niveau et se présente de fait comme très éloignée de ce que prône le discours généreux du « respect du rythme propre à chaque élève ». À avoir travaillé sur ce collège et à mener régulièrement des enquêtes, depuis maintenant une trentaine d’années, sur la mutation de l’école primaire (se traduisant entre autres par une accélération de la temporalité des apprentissages qui accroît les difficultés des élèves n’ayant guère que l’école pour réussir), nous mesurons pleinement la perspicacité du philosophe L. Sève, lequel a très bien perçu, dès les années quatre-vingt, que la notion de « rythme » (modelé socialement, et non pas « propre » à chaque élève) allait devenir « l’adjuvant idéologique d’une stratégie d’éclatement dans un marché éducatif à plusieurs vitesses », ce que l’idéologie des dons était à l’école ancienne, celle de Jules Ferry.

Les collégiens (ne) s adolescent (e) s de cet établissement doivent se plier à une discipline de travail et à une organisation du temps particulièrement strictes, et il n’est pas surprenant dès lors que les dimensions du « temps » et du « stress » sont aussi prégnantes dans leurs réponses écrites ou orales : le stress ne fait jamais que traduire les difficultés de ces jeunes à pouvoir réagir de façon adéquate et « en temps réel » aux aléas d’histoires scolaires et familiales où les temps « libres » sont eux-mêmes largement intégrés dans des stratégies de rentabilité scolaire. Pour en arriver à savoir temporiser (remettre à plus tard de manière rationnelle) en se défiant de toute procrastination (la remise indéfiniment au lendemain de ce qui est désagréable), ces collégiens doivent commencer par apprendre à gérer leur temps, tout en apprenant simultanément à se maîtriser. Leur valeur scolaire va évidemment dépendre du travail qu’ils fournissent, mais elle se construit également « à partir de la juxtaposition du travail sur soi et des techniques d’organisation des tâches scolaires » (J. Zaffran, 2000, p 31).

Ce système de la réussite est très cohérent, mais il est aussi très contraignant. Et ce d’autant plus que le mode de fonctionnement téléologique du système éducatif français impose aux élèves candidats pour les CPGE un véritable parcours du combattant bien avant qu’ils n’y accèdent.

Un système de la réussite très contraignant donc, et qui ne va pas sans produire des « rebelles » (comme ils se surnomment eux-mêmes), essentiellement des garçons d’origine sociale élevée ou très élevée, qui se « sentent obligés de faire prépa » et qui n’entendent pas sacrifier leur jeunesse pour autant. D’autres garçons, en section CHAM, s’emploient pour leur part à bien faire comprendre à leurs parents et à leurs enseignants qu’ils se refusent à un destin tout tracé qui les amènerait à s’inscrire à leur tour dans une longue lignée familiale de musiciens classiques[34]… Les filles nous sont apparues tendanciellement comme plus « souples », ou, autrement dit, comme acceptant mieux la discipline de travail et l’organisation du temps que suppose la réussite scolaire à un très haut niveau, mais sans être forcément très « dociles », comme le montre par exemple cet extrait de « bilan médiations »…

Qu’est-ce que je fais de mon temps avec ma famille, et qui me sert au collège ?

Le développement de la culture générale « peut-être » (théâtre, cinéma, etc.). Désolée d’avoir un esprit trop critique, mais au collège à part peut être en sport ou technologie, les choses sont cadrées et la place aux idées est minime par rapport au programme […]

F, 3e A section CHAM ; MG : 13,4

Cet établissement, avec son « noyau » d’une bonne vingtaine de collégiens « pas faciles du tout à gérer, mais pas forcément mauvais élèves » (comme le dit le Principal), pour bonne part « intouchables » compte tenu de la profession très haut placée de leurs parents[35], est bel et bien confronté aux phénomènes violents et aux « conduites à risques », mais sans que cela soit trop médiatisé et sans que puissent être incriminés ici les élèves d’origine modeste, très minoritaires et ayant d’autant plus tendance à adopter profil bas qu’ils se sentent profondément illégitimes.

●● Des élèves d’origine modeste peu nombreux et encore moins nombreux à être d’origine migrante. Ils se présentent ici comme des « fantômes sociaux » (au sens d’H. Becker, 2002) tant ils ont tendance à être « oubliés » :

  • « oubliés » par les enseignants, pressés (dans les deux sens du terme) et en définitive « pas du tout performants pour aider les élèves en difficulté », comme le reconnaît le Principal.

  • « oubliés » par le système de la réussite en vigueur dans et autour de ce collège, un système qui contribue à l’inverse à les marginaliser encore plus.

Ces élèves d’origine modeste sont unanimes à déclarer que « ça va beaucoup trop vite » à P. Verlaine. Ils peuvent certes retirer quelques avantages « en creux » de leur présence dans cet établissement très réputé et très recherché (nous allons-y revenir), mais leur confrontation à cet « enfer de la réussite » dont ils ne connaissent pas les codes s’avère en règle générale problématique et ce d’autant plus que les collégiens « attitrés » ne leur font pas de cadeaux.

À la question de savoir s’ils demandent des explications à leurs professeurs lorsqu’ils n’ont pas compris, les collégiens d’origine modeste répondent lors des entretiens qu’ils « n’osent pas trop », par crainte de se voir « remis en place » par « ceux qui savent » : « les intellos, les studieux, pas tous, mais certains ».

À cela s’ajoutent les railleries subies sur la cour de la part de « ceux qui s’y croient » (les « sports étude ») et le qualificatif de « sous-doués » que leur attribuent les « rebelles » (souvent très méprisants, même s’ils peuvent paraître de prime abord plutôt sympathiques eu égard à une « liberté de parole » qui elle-même doit beaucoup aux « protections » dont ils bénéficient).

Et sans oublier bien sûr les « marques », qui montrent qu’on a « des tunes » et qu’on est « dans l’ambiance » ; où se manifeste clairement « l’accord culturel profond (des adolescents actuels) avec les normes mercantiles d’une société largement mondialisée et uniformisée sur le plan culturel » (E. Debarbieux, 2002), et à partir desquelles se fondent dès le début de la 6e les jugements « sur les apparences » tant décriées par les élèves d’origine modeste de ce collège, bien moins en mesure de pouvoir les afficher sur leur tenue vestimentaire.

Ces collégiens (ne) s d’origine modeste ne sont guère en mesure de pouvoir s’identifier aux élèves « attitrés », jugés « ennuyants et pas marrants ». Se sentant « très seuls », ils ont finalement tendance à se retrouver entre eux, dans un entre soi subit.

Moins les parents sont dotés en capitaux, plus l’on rencontre des élèves qui relèvent de la figure collégienne du « Rémi (sans famille, sans copains) », celui « qui fait pitié » comme le disent les autres élèves en référence à la série télévisée diffusée sur FR3 à la fin des années quatre-vingt-dix.

Prenons l’exemple de ce jeune garçon qui incarne pleinement cette figure collégienne tant sa tristesse est grande, tant ses propos illustrent son isolement au sein d’une classe de 5e où il se sent « perdu ». Prostré sur sa chaise, il prétend porter des marques alors qu’il est habillé en « STL » (Style Tout Leclerc, pour reprendre ici une expression collégienne très usitée dans la région nantaise), et il essaie également de nous faire croire en bredouillant qu’il regarde ARTE, devenu ART… dans sa bouche. Cet élève, totalement disqualifié, manifeste de la sorte son indignité sociale et la honte de ses origines. Il s’efforce de donner le change, à l’instar d’autres collégien (ne) s d’origine modeste qui essaient quant à eux de présenter leur père comme technicien d’entretien ou contremaître, alors que celui-ci est répertorié comme ouvrier sur les dossiers d’inscription (et est effectivement ouvrier, renseignements pris).

Nous sommes ici très loin des élèves attitrés de ce collège de centre ville qui comprennent très tôt qu’il vaut mieux se référer à ARTE plutôt qu’à M6, et qui apprennent progressivement à « bien » parler de la « chaîne du savoir », même s’ils ne font pour certains d’entre eux que regarder la 5, et parfois bien moins souvent que M6.

Autre constat : l’enquête n’a révélé aucun cas de « réussite paradoxale » pour ce collège. Notons cependant l’existence de trois élèves « d’origine modeste » un peu à part en ce sens que leur réussite scolaire (plus de 15 de MG en 5e) n’était pas « attendue » à un tel niveau. Les parents de ces élèves sont biactifs (d’où une certaine aisance financière) etpratiquent le contournement de la carte scolaire pour que leur fils ou leur fille soit scolarisé à P. Verlaine. Le père est ouvrier, mais c’est surtout au niveau de la mère que les choses se jouent : une mère répertoriée comme « employée » (sans autre précision) dans les dossiers d’inscription, en fait employée du tertiaire, faisant preuve de « bonne volonté culturelle » et s’inscrivant autant que faire se peut dans les chaînes mimétiques de placement scolaire…

Nous reviendrons, pour finir et pour opérer la transition avec l’autre collège, à certains avantages « en creux » que les élèves d’origine modeste peuvent retirer de leur présence à P. Verlaine. Prenons l’exemple de Djamila, qui redouble sa 4e. Le bénéfice retiré par cette jeune fille de sa présence à P. Verlaine est malgré tout d’autant plus élevé qu’il a trait à une image sociale stigmatisée dont elle essaie de se défaire. Provenant d’un couple mixte, avec un père ouvrier d’entretien d’origine marocaine et une mère employée de bureau, c’est l’une des très rares élèves issues de « l’immigration visible » à fréquenter ce collège de centre-ville. Cette jeune adolescente se veut « française » et insiste pour le faire savoir. Djamila prend le contre-pied de son père. Elle ne pratique pas le ramadan et se refuse autant que possible à parler arabe chez elle, s’inscrivant par là même dans la dynamique réactive initiée par son grand frère. Ayant « la chance » (comme elle le dit) d’habiter en centre-ville (« dans un petit appart. pas terrible »), cette adolescente ne peut guère que comparer son sort à celui de sa cousine, scolarisée quant à elle dans le collège situé au centre du quartier de Bellevue, un établissement d’ores et déjà ghettoïsé, relevant de la ségrégation « à caractère simple » (pour parler comme J.-P. Payet, 1998) et confronté en plein aux agissements de la « nébuleuse islamiste » en période de ramadan [ce collège est situé à 200 mètres à peine de celui retenu pour l’enquête] :

Extrait de l’entretien de Djamila :

 (…) — Tu aimerais être dans ce collège (du centre de Bellevue) ? 
- Non, car il n’y a que des Arabes. Je n’ai pas envie d’apprendre l’arabe. C’est une langue pas belle. Je serais obligée de faire le ramadan et tous leurs machins. Je n’ai pas trop envie… Il y a là-bas une question de réputation. Il faut parler arabe, faire le ramadan. Il faut faire comme les autres, sinon tu es rejetée.

C’est en ayant bien à l’esprit cette autre réalité des choses que Djamila « préfère encore » le collège P. Verlaine, où elle redouble pourtant sa 4e, comme déjà dit. Un établissement où « ça va beaucoup trop vite en cours » et où elle s’est longtemps sentie « très seule » avant de « se faire une grande copine »… en une sorte d’entre soi subit. Ce n’est nullement un hasard si cette amie possède un profil sociologique assez proche du sien (P : brocanteur sur les marchés ; M : employée de maison), tout en ayant connu elle aussi le redoublement.

3. Le collège F. Rabelais, ZEP à recrutement mixte : des élèves — adolescents « du bout de la ville », habités par de fortes tensions

Le collège F. Rabelais est implanté dans un « bout de la ville »[36] dont l’histoire, marquée notamment par la prégnance du courant chrétien de l’éducation populaire à la génération précédente, est très spécifique ; et cette histoire fait que la culture de cet établissement est elle aussi très spécifique, pouvant être qualifiée de « quasi municipale » tant on y « sent » la présence de la municipalité herblinoise.

Les enseignants, parmi lesquels on trouve plusieurs élus municipaux, membres du Parti socialiste et du Parti communiste, ainsi que des militants altermondialistes, sont en poste de longue date. Globalement très engagés, prompts à se mobiliser pour défendre les intérêts de leur collège, ils sont souvent porteurs de ce double messianisme catholique et marxiste qui constitue en quelque sorte la marque de fabrique de l’ouest (ou du nord) de la France. Ils se présentent comme de fervents adeptes du « partenariat » avec les multiples associations de quartier et font également preuve de « bonne volonté pédagogique » (les parcours diversifiés, par exemple, sont ici plébiscités). « Très dynamiques » (comme le reconnaît le premier Principal[37]), ils prennent aussi beaucoup de temps pour discuter avec leurs élèves en dehors des heures de classe.

Ces professeurs prônent publiquement un meilleur « vivre ensemble » au sein de l’établissement, mais n’en entretiennent pas moins des relations privilégiées avec certains parents plutôt que d’autres, ceux qui sont socialement et idéologiquement les plus proches d’eux ; ceux qui habitent comme eux les zones pavillonnaires et qui détiennent de fait le monopole de la représentation parentale officielle sur le collège via leur appartenance (active) à la FCPE (très tôt d’orientation « deuxième gauche » sur Saint-Herblain).

Avec tous les risques du genre, surtout quand le contexte de référence est hautement concurrentiel comme c’est le cas ici…

Le collège F. Rabelais possède en son jeu de véritables atouts et à commencer par la stabilité sur le long terme de son équipe d’enseignants, assez exceptionnelle pour un collège labellisé ZEP. Mais cet établissement a aussi comme handicap, compte tenu de sa localisation, d’être le seul collège de Saint-Herblain à recruter sur le quartier pauvre de Bellevue.

Ce handicap est d’autant plus lourd à gérer que la pression concurrentielle est très forte sur toute cette partie ouest de l’agglomération nantaise : l’enseignement privé, bénéficiant ici d’une solide implantation, exerce à plein sa concurrence déloyale sur l’enseignement public, et il existe, au sein même de ce dernier, un établissement qui domine tout particulièrement le paysage scolaire herblinois et qui voit de fait affluer vers lui les demandes de dérogation.

D’où l’existence au collège F. Rabelais d’une politique d’établissement visant à enrayer les phénomènes « d’évitement » auxquels il se voit confronté et qui, de fait, aboutit très classiquement à la fabrication de « bonnes » classes… et par conséquent de « mauvaises » classes : des « bonnes » classes, à l’ambiance studieuse (même si elles ne peuvent prétendre à l’excellence), où l’on retrouve la totalité des enfants d’enseignants de cet établissement et où sont fortement sur-représentés les élèves des zones pavillonnaires ; des « mauvaises » classes, « trop sonores » (comme le disent les élèves) et aux effets « socialisants » désastreux, pour ceux et celles qui prennent « uniquement anglais LV 1 - espagnol LV 2 » et où sont sur-représentés cette fois les élèves en provenance de Bellevue, ceux notamment d’origine maghrébine.

La vie de cet établissement relevant de la ségrégation « à caractère complexe » (pour parler J.-P. Payet) en arrive ainsi à être marquée par de fortes tensions chez les élèves : les « pitres » s’en prennent, y compris sur le plan physique, aux « intellos (bouffons) » (cf. F. Dubet et D. Martucelli, 1996), « intellos » qui préfèrent pour leur part s’en tenir à la « loi du silence » plutôt que de passer pour des « balances »… Quant au CPE (conseillère principale d’éducation), elle en arrive tout aussi classiquement à effectuer le « sale boulot »[38] … 

Le collège F. Rabelais n’échappe pas à toute cette série de phénomènes que l’on tend à amalgamer sous l’expression « violence à l’école » et qui vont en fait de la « houle quotidienne des incivilités » jusqu’à des choses déjà beaucoup plus graves du type racket ou tentative d’incendie (cf. B. Charlot, 1996). Mais il a surtout connu deux périodes de « fortes bourrasques » durant ces quatre années où nous avons suivi les élèves de la 6e à la 3e.

La première des deux, la seule dont nous parlerons ici, a tout particulièrement « traumatisé » les enseignants, selon leurs dires. Elle trouve ses origines dans deux évènements qui se sont produits en un laps de temps très court, le premier ayant sans doute servi de déclencheur au second :

  • un professeur vacataire d’origine marocaine (et dont on saura plus tard qu’il était sous influence JMF-UOIF) a accusé ses collègues de racisme, alors que ce n’est absolument pas dans la culture de cet établissement.

  • Un élève de 4e, d’origine maghrébine et lui aussi sous influence JMF-UOIF a interdit à sa professeure de français de parler de l’islam en classe (cours sur Chateaubriand).

Il s’en est suivi une « grève (de la moitié) des élèves contre le racisme (supposé) des profs » (un refus de rentrer en classe organisée en sous-main par cet enseignant vacataire, qui sera finalement muté). Nous étions là en période électorale et le Front National (de 20 à 35 % des voix sur le quartier de Bellevue, selon les bureaux de vote) est alors monté au créneau en distribuant des tracts... À cela s’ajoute une alerte à la bombe (de la part d’un élève, « français de souche », fils de fonctionnaires, qui avait tout simplement « envie de s’amuser »), avec évacuation des locaux… Gros titres des journaux… Un « climat hallucinant ! », pour reprendre les propos du chef d’établissement.

Bref, il s’agit là d’un collège où tous les acteurs de la vie scolaire, malgré leur progressisme sur le plan politique, leur « bonne volonté pédagogique » et leurs plaidoyers en faveur d’un meilleur « vivre ensemble », se retrouvent pris,structurellement, dans l’étaud’une double montée des communautarismes :

  • L’une au sein de ce quartier de relégation, là où les replis identitaires réactifs, attisés en sous-main par l’UOIF, prennent des formes très diverses, tout en générant surtout un racisme anti-blanc (« anti-gaulois ») qui va croissant chez les jeunes d’origine maghrébine.

  • l’autre dans les zones pavillonnaires, là où s’exprime un communautarisme mieux assis socialement et que le second Principal, arrivé à mi-enquête[39], non-herblinois d’origine et dès lors beaucoup plus distancié vis-à-vis de la culture locale, nomme pour sa part le communautarisme « des biens pensants », ceux parmi les parents (et notamment parmi les « représentants » des parents) qui veulent bien des classes hétérogènes, mais pour les autres, pas pour leurs enfants[40]...

●● Quant aux élèves de ce collège, ils « savent » très bien là aussi se reconnaître entre eux, et d’abord sur la base de résultats scolaires qui obéissent dans une très large mesure aux régularités du social, la logique d’action de l’établissement contribuant fortement à ce qu’il en soit ainsi.

À un extrême, « l’entre soi premier » des élèves qui occupent en 3e les premières places au sein de leurs « bonnes » classes respectives, se retrouvant régulièrement en récréation et à l’extérieur du collège. Ces bonne (ne) s élèves, une dizaine ayant plus de 14,5 de moyenne générale, sont construits et se construisent pour l’essentiel dans l’anticipation, la planification et la régulation. Ils résident sur les zones pavillonnaires et leurs parents se rattachent professionnellement aux classes moyennes intermédiaires [41].

Le système de la réussite « d’un bon niveau » les concernant n’est pas sans rappeler celui visant à l’excellence du collège P. Verlaine, mais dans une version « moins haut de gamme » comme l’indiquent par exemple les voyages qu’ont pu effectuer ces élèves attitrés ou encore les émissions qu’ils regardent à la télévision.

Les voyages à l’étranger, au fondement de l’acquisition progressive d’un « capital international » (cf. A.-C. Wagner, 2007), sont reconnus comme un élément important de leur réussite par les élèves attitrés de P. Verlaine, des élèves qui ont souvent l’occasion d’en effectuer et qui, pour une petite minorité d’entre eux, se sont même vus offrir un séjour linguistique aux États-Unis avec cours de tennis intégrés... Ce genre de pratique est de l’ordre de l’impensable sur cette partie pavillonnaire de Saint-Herblain où les parents sont bien moins dotés en capitaux et où nous trouvons tout juste trois bons élèves qui sont déjà allés faire du ski dans les Pyrénées. D’autres sont allés « en colo », parfois jusqu’en Grèce, grâce au comité d’entreprise de la mairie ou de la « boîte » où travaillent leurs parents… Quant aux voyages réalisés en famille et durant les vacances, ils sont globalement assez nombreux, mais s’effectuent d’abord et avant tout dans les différentes régions de l’hexagone, plus rarement dans un pays voisin, exceptionnellement dans un pays lointain ; ils sont bien souvent l’occasion de revoir une tante, un cousin ou des amis, de séjourner quelque temps chez eux tout en visitant les alentours, tel musée ou telle exposition, telle grotte préhistorique ou tel château… À cela s’ajoutent les voyages effectués dans le cadre du collège, en Allemagne et dans le but de rencontrer les correspondants, à condition pour ces bonnes (ne) s élèves d’avoir « choisi » allemand en LV 1 ou LV 2, ce qui est toujours le cas…

Ces bonnes (ne) s élèves des zones pavillonnaires n’ont pas non plus pour habitude de regarder Arte. Orientés dans leurs « choix » télévisuels par leurs parents, ce sont ici les émissions de jeux mettant l’accent sur la culture générale et les reportages ou documentaires plutôt diffusés par les autres chaînes du service public qui ont leurs préférences….

Un système de la réussite « moins haut de gamme » en comparaison, mais par contre beaucoup plus imprégné de christianitude, en référence au concept forgé par E. Poulat et dans le sens où de nombreux catholiques continuent à le demeurer au niveau de leur subconscient même s’ils ne vont plus à la messe.

La messalisation est effectivement en très net recul chez les parents, mais ces derniers n’en continuent pas moins de croire aux vertus éducatives de l’Action catholique spécialisée : leurs enfants, à qui la foi est plus proposée qu’imposée, sont passés par l’ACE (Action catholique pour les enfants) ; les filles s’orientent ensuite vers la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) où elles rencontrent « plein de gens sympas » et/ou vers des associations connexes du type « bébés du coeur » ; tandis que les garçons ont plutôt tendance à décrocher de leurs cursus religieux à mi-collège, préférant leurs activités sportives (football ou tennis) du mercredi après-midi… On notera toutefois un domaine où la tradition jociste se perpétue à plein : tous ces bons élèves, garçons ou filles, ont été ou sont délégués de classe, ce qui les amène à endosser très tôt des responsabilités… Quant à leurs parents, presque tous ont été ou sont représentants FCPE.

À l’autre extrême, l’entre soi des « démunis-démoralisés » (pour le dire comme l’un des enseignants), habitant sur Bellevue (et se sentant de Bellevue), scolarisés le plus souvent dans les « mauvaises classes » et qui, « allochtones » ou « autochtones », n’ont finalement pas d’autres « choix » que de trouver protection au sein de leur bande. Ces élèves en très grande difficulté, s’exprimant avec un fort accent de relégation et pour qui il s’agit surtout d’apprendre par coeur (de « se mettre des choses dans la tête »), ont des parents désaffiliés ou, autrement dit, qui subissent à plein l’effritement de la société salariale. Voici le « bilan médiations » de l’un d’entre eux, fautes d’orthographe comprises :

Qu’est-ce que je fais de mon temps avec ma famille, et qui me sert au collège ?
Je regarde la télé et je garde mai petits frès (frères) comme ma mère n’ai pas là.
Qu’est-ce que je fais de mon temps avec mes copains, et qui me sert au collège ?
Se que je fais avec mes copains s’est faire du roleur (roller), parler, et de tempe en temps je prends une cigarette une fois tous les 3 jours et je fume de moins en moins, car j’ai commencé à 10 ans et j’ai 14 ans et rien ne me sert au collège.
Qu’est-ce que je fais de mon temps avec d’autres personnes, et qui me sert au collège ?
Qu’est-ce que je fais de mon temps lorsque je suis seul, et qui me sert au collège ?
Rien.
Comme je suis seul je lis en écoutant de la musique et ma musique préférée sèt (c’est) du deass métal (Death Metal), evy métal (Heavy Metal).

[G ; 7,4 de moyenne en 6e ; 2 ans de retard ; n’ayant pas trouvé de place en SEGPA ; M : femme de ménage en horaires morcelés, élevant seule ses trois garçons]

Se présentant comme « déconnectés » par rapport aux savoirs transmis, ces élèves fonctionnent selon une logique binaire (« j’y arrive/je n’y arrive pas, ça ne sert à rien »). En témoigne cet extrait d’entretien en fin de 3e :

(…) - Est-ce que tu apprends tes leçons ?
- Mes leçons ? ça dépend des matières. Y a des matières qui ne m’intéressent pas du tout.
- En maths, par exemple ?
- En maths ? Ben n’y a rien à apprendre en maths à part les théorèmes. 
- Ah oui ?… mais il faut bien les apprendre, les théorèmes ?… Tu les connais ?
- Ben, quand on ne comprend pas un théorème, on ne va pas l’apprendre.

Ces « démunis-démoralisés » ou « exclus de l’intérieur » (pour le dire comme P. Bourdieu et P. Champagne, 1993), passionnés par le « foot » et la « console (de jeux) », ont également pris l’habitude de « se débrouiller seuls », notamment pour les devoirs : les « intellos » sont sommés de leur « donner », sauf à subir des exactions en retour[42]. Résidant sur le quartier de relégation de Bellevue, ils ont surtout appris très tôt « les difficultés de la vie » au sein d’un monde qui leur est dur, et il n’est guère de surprise à les voir développer des dispositions « très pragmatiques » concernant leur scolarité (B. Lahire, 2005), non sans manifester à l’occasion une certaine intelligence du contexte...

Ainsi cet élève, accueilli à F. Rabelais après avoir été renvoyé de l’enseignement privé pour « son comportement en classe », n’ayant pas la moyenne en 6e et qui « choisit » de « demander latin pour passer plus facilement en 5e ». Un « choix » assez bizarre de prime abord, mais ce garçon, renseigné par son grand frère, a compris à sa manière que le maintien de cette option de langue, avec un nombre suffisant d’élèves, est un enjeu au sens fort pour le collège F. Rabelais. Et il sait de plus que les notes en latin sont « très bonnes » [presque toujours comprises entre 15 et 17 sur 20, comme nous avons pu le vérifier], ce qui « augmentera forcément sa moyenne en 5e »…

●● Le travail d’explicitation du jeu des variables devient beaucoup plus complexe quand on quitte ces deux extrêmes, et ceci nous a conduit dans le livre à multiplier les portraits d’élèves et les éléments d’information concernant le contexte, pour mieux faire comprendre au lecteur ce qui se joue dans ce collège et autour de lui, sur la scène officielle et dans les coulisses (Y. Careil, 2007, p 311-408). La synthèse relève ici de la mission impossible et nous allons donc devoir trier dans les résultats obtenus…

● Revenons un instant sur la façon dont ce collège s’adapte bon gré mal gré à la nouvelle donne concurrentielle. Cette adaptation plus ou moins contrainte et forcée a finalement pour principal effet de renforcerle clivage préexistant zones pavillonnaires/quartier de relégation, qui en arrive ainsi à surplomber (dans les deux sens du terme) la vie de l’établissement : la tendance, forte, chez les collégiens (ne) s en provenance de Bellevue, y compris chez ceux ou celles qui « s’en sortent plutôt bien »[43], est de s’interdire de parler aux « fils et filles à papa » se situant en tête de classe.

Ces élèves, en agissant de la sorte, ne font finalement rien d’autre que de s’enfermer un peu plus « sur eux-mêmes » (c’est-à-dire dans la logique de fonctionnement de la cité), alors que ce collège à recrutement mixte leur offre en théorie, mais en théorie seulement (c’est-à-dire sans compter sur les effets de contexte), les possibilités d’une ouverture de leur champ des possibles, que ce soit sur le plan social ou linguistique.

● Mais rien n’est simple puisqu’il existe également au sein de cet établissement des élèves en provenance des zones pavillonnaires, « néanmoins » en grande difficulté sur le plan scolaire, relevant d’un profil très particulier (comme nous allons le voir) et qui s’y entendent fort bien pour « déconner - délirer » avec leurs camarades de classe (des « mauvaises » classes), mais sans qu’il s’agisse ici de leurs véritables copains

Prenons le cas de Thibault (P : chef de chantier dans une entreprise de menuiserie spécialisée dans le haut de gamme ; M : employée de bureau ; 12,1 en 6e ; 9 en 5e ; 10,8 à son 1er trimestre de 3e ; 7,9 au 3e trimestre).

Ce jeune garçon, rencontré en fin de 3e et alors qu’il venait de signer son contrat d’apprentissage, « en a marre de l’école » et préfère répondre de manière évasive à nos questions sur sa scolarité… Il se montre par contre enthousiaste quand nous lui demandons de raconter sa façon de faire pour poser un kit sur une mobylette, pour fabriquer une table de barbecue ou tel objet décoratif en fer forgé…

Thibault habite en pavillon de banlieue et peut disposer comme il l’entend « des outils du garage », sous condition « de bien les remettre à leur place » après utilisation. Son père lui apprend la menuiserie ; ses deux oncles, l’un plombier, l’autre électricien, l’initient à la soudure à l’arc, et c’est finalement sans grande surprise que nous entendons ce garçon proclamer son goût pour le « travail bien fait » : « quand on a passé du temps, quand c’est soigneux, quand c’est beau, quand y a rien à dire dessus ».

Thibault est porteur de toute une histoire familiale et sociale qui le destine « tout naturellement » à l’apprentissage (plutôt qu’au lycée professionnel) et avec de sérieuses chances de réussite dans cette voie compte tenu de cette histoire.

Ce jeune garçon reconnaît qu’il a arrêté de travailler pour l’école une fois signé son contrat d’apprentissage (ce qui explique sa très faible moyenne au troisième trimestre). Notons ici que l’un de ses deux oncles l’a introduit dans « la boîte où il travaille » et est de ce fait pour beaucoup dans la signature de ce contrat : Thibault appartient à une famille (au sens large) d’ouvriers hautement qualifiés et cela lui vaut, capital social aidant, de bénéficier de certains avantages en matière d’insertion professionnelle, un peu à la manière dont les enfants d’enseignants bénéficient d’avantages tout aussi décisifs pour leur scolarité du fait même de leur appartenance familiale au monde enseignant.

Thibault, envisageant de faire deux BEP « pour être plus divers » et « pourquoi pas » de devenir chef d’équipe comme son père, n’est pas un cas isolé à F. Rabelais. Il est ici quelques élèves, dont ses trois meilleurs copains (s’orientant pour leur part en BEP animalerie, BEP mécanique et filière STI), qui fonctionnent un peu comme lui : « sur un mode relativement dichotomique, amour du métier/désamour pour l’école » et en ayant plus ou moins en tête de reproduire le modèle familial d’ascension professionnelle (cf. G. Moreau, 2003).

● Tous ces garçons, socialisés de manière quasi identique, « choisissent » de s’orienter vers l’apprentissage… à la différence de ces autres élèves « en difficulté » du quartier de Bellevue, qui n’ont pas toujours leurs entrées dans le monde du travail (surtout lorsqu’ils sont d’origine immigrée), qui n’ont parfois « aucune idée » de ce qu’ils veulent faire plus tard, qui sont dirigés plutôt qu’ils ne s’orientent vers l’apprentissage ou le lycée professionnel, et qui ont dès lors de fortes « chances » de se retrouver l’année suivante dans une situation hautement critique, tout en étant alors habités par un très fort ressentiment à l’égard de la société et du système scolaire (en général) et de certains enseignants (en particulier).

Ce que nous avons constaté en réalisant un « supplément d’enquête » au lycée professionnel voisin, auprès d’anciens élèves « autochtones » ou « allochtones » du collège F. Rabelais, n’ayant connu de cet établissement que ses classes « trop sonores » et qui se retrouvent finalement « orientés » (comme ils le disent), en option productique, où ils sentent que « ça ne va pas le faire » (cf. Y. Careil, 2007, p 261-276).

●● Deux « cas atypiques » cette fois, mais qui, chacun à leur manière, en disent long sur l’évolution en cours au sein de la société française.

● Saïd (double origine, marocaine et algérienne ; parents séparés ; admiratif de son père, retourné vivre en Algérie ; élevé sur Bellevue par ses grands parents « n’ayant jamais pu apprendre à lire et à écrire » ; baignant dans un univers très masculin ; jeune militant au sein des Jeunes Musulmans de France, ce dont il ne se cache aucunement ; « plutôt bon » à l’école primaire, malgré des « problèmes de comportement » ; 14,1 en 6e ; 14,2 en 5e, année où il a eu son « déclic » qui l’a « métamorphosé » ; meilleure moyenne de tous les élèves de 3e avec 17,2) prend sa revanche sur les « fils et les filles à papa (surtout) » grâce à ses « notes superbes », se veut « autorité morale » auprès des autres collégiens, et représente en tout état de cause le seul véritable cas de réussite paradoxale au collège F. Rabelais.

Cela étant, nos constats concernant ce jeune garçon et sa réussite « hors du commun » n’ont quant à eux rien d’extraordinaire puisqu’ils entrent en parfaite consonance avec ceux établis par S. Laacher (2005) à partir d’entretiens réalisés auprès de jeunes issus comme lui de l’immigration et comme lui miraculés du système éducatif :

Saïd sait qu’il ne vient pas de nulle part, en ce sens qu’il existe dans sa famille, porteuse de convictions morales très fortes et accordant une place fondamentale à l’école, un récit de l’histoire familiale ; il est lui-même sous l’emprise de ces convictions morales, tout en ayant compris que l’école et la culture légitime représentent la voie pour s’en sortir ; sa volonté farouche de réussir, passant obligatoirement par l’acquisition d’un langage normé, trouve un étayage auprès d’acteurs sociaux divers (enseignants, personnes de son entourage, de son « groupe ») là où il vit, c’est-à-dire sur un quartier de relégation où plane la figure tutélaire de F. Abdelkrim, ancien président national des JMF, ayant longtemps résidé sur Bellevue jusqu’à ce qu’il rejoigne le CFCM (Conseil Français du Culte Musulman) et les sphères dirigeantes de l’UOIF, possédant le « langage soutenu » (pour parler comme Saïd), sachant parfaitement manier les mots et les jeux de mots (souvent plus que limite sur son blog) pour imposer et/ou défendre ses idées…

Saïd n’aime rien moins que discuter avec des adultes (son entretien, analysé en détails dans le livre, a duré plus de 2 heures et s’est poursuivi par une longue discussion hors magnétophone). Il a très bien compris à sa manière que la langue, instrument de communication, est aussi un signe extérieur de richesse et un instrument du pouvoir (cf. P. Bourdieu, 1982). Et il a très bien compris aussi que « le savoir est une arme » (selon la formule de F. Fanon), mais dans un contexte qui n›est plus celui des années 50, 60 ou 70. Il était hier des jeunes des milieux populaires, d›origine immigrée ou non, qui trouvaient dans le marxisme la possibilité de nommer leur expérience vécue et qui s›employaient alors à conquérir le savoir pour mieux se mettre au service de la lutte des classes (cf. G. Noiriel, 2003). Nombre d’islamistes, « modérés » ou non, s’emploient aujourd’hui à se faire… « les champions des classes populaires, désormais sociologiquement musulmanes, à les en croire, et donc porteuses par excellence de la souffrance rédemptrice d›une humanité aux couleurs de l’Oumma » (G. Kepel, 2004, p 302).

Saïd fait son entrée dans l’âge adulte en étant orienté par cette « offre » idéologique[44]. Désireux de « respecter le code moral de sa religion », il s’interdit toute pratique délictueuse concernant l’« argent facile » et envisage dès lors de devenir enseignant, un « choix » d’ascension sociale plutôt fréquent chez les enfants d’origine modeste en réussite scolaire et d’autant moins surprenant dans son cas qu’il cherche aussi, depuis son « déclic », à « faire passer un message aux autres ». Un « choix » qui s’impose donc « tout naturellement », à ceci près que ce métier est « assez mal rémunéré » comme il l’a appris en discutant avec un professeur du collège. Et c’est « tout aussi naturellement » qu’il profite de la situation d’entretien pour demander comment nous avons fait « pour devenir professeur de sociologie », c’est-à-dire universitaire, donc à ses yeux sans doute beaucoup mieux payés qu’un enseignant du second degré…

Les « héritiers » savent par leurs parents ou leur entourage les ressorts secrets des parcours nobles qui conduisent aux professions les plus valorisés socialement et, au-delà, ce qui fait la réalité profonde de ces professions, là où aucun enseignement officiel n’est proposé. Saïd, à l’instar des « miraculés » rencontrés par S. Laacher, a aussi appris à se doter de dispositions pragmatiques pour acquérir ce type de savoir, qui fait bonne part de la différence entre les très bons élèves d’origines sociales différentes plus l’on monte dans le cursus.

● Prenons pour finir Hayet, comme autre « cas atypique », non pas par sa réussite scolaire (qui n’a rien d’extraordinaire, même si elle s’en sort assez bien : 13 de MG en 6e ; 12 en 3e), mais dans le sens où cette jeune adolescente fait partie de ces très rares élèves d’origine maghrébine à avoir pu quitter le quartier pauvre de Bellevue pour emménager sur les quartiers pavillonnaires, parce que ses parents travaillent l’un et l’autre (P : ouvrier dans le bâtiment ; M : cantinière dans une école privée). De manière assez exceptionnelle, elle dispose aussi d’une certaine liberté de mouvement, contrairement à la plupart des filles d’origine maghrébine rencontrées en entretien, souvent surveillées de très près par leurs grands frères et obligées dès lors de « faire avec » (ou « contre » pour certaines d’entre elles, avec parfois le soutien plus ou moins tacite de leur mère).

Hayet fait partie de ces très rares élèves de 3e à avoir des copines (plutôt que des copains) habitant « des deux côtés », et se présente finalement par ses pratiques hors temps scolaire comme une adolescente « très herblinoise » dans sa façon d’être : elle va souvent au Mac Donald et à l’espace culturel Leclerc de la zone commerciale Atlantis ; elle est inscrite en accompagnent scolaire ; elle prend des cours particuliers en mathématiques avec un professeur retraité (toujours à proximité de son nouveau domicile) ; elle fréquente « le club pour les jeunes » ; elle est aussi et surtout une habituée de la bibliothèque de quartier, à tel point qu’elle « aide » ici à « ranger les livres » et à « tamponner ceux qui sont empruntés »… Ce qui ne l’empêche pas de « pratiquer normalement » l’islam et de regarder « de temps en temps » avec ses parents les actualités du soir sur les chaînes satellitaires du monde arabe, avant qu’elle ne « s’enferme dans sa chambre pour écouter Skyrock ou NRJ ».

Bref, Hayet est une jeune fille qui se sent « plutôt bien intégrée » et son discours « autour de l’islam » n’a pas grand chose à voir avec celui de Saïd. Elle s’inquiète pour sa part de tout ce qui pourrait mettre à mal son intégration : « amalgames » produits selon elle par la télévision après le 11 septembre 2001 et sur lesquels les enseignants du collège se sont refusés de revenir en classe ; tracts du Front National dans les boîtes aux lettres, dénonçant l’installation prochaine d’une mosquée sur les zones pavillonnaires et « présentant tous les jeunes musulmans comme de petits Ben Laden »…

Hayet peut être considérée comme « une littéraire » à sa manière, comme on peut le devenir quand on est comme elle une jeune fille d’origine modeste et immigrée… mais dont les parents sont biactifs et qui a eu cette « chance » de pouvoir quitter le quartier pauvre de Bellevue pour les zones pavillonnaires, avec pour conséquence une ouverture réelle de son champ des possibles… Cette jeune fille possède d’autant plus de « facilités » pour les langues qu’elle retourne voir ses grands-parents tous les deux ans en Tunisie ; des grands-parents qui ne pratiquent pas la langue française et auxquels elle s’adresse par conséquent en arabe. Sa mère, qui préfère pour sa part parler en français avec ses enfants, l’a très tôt incitée à devenir une « grande lectrice ». Hayet l’est aussi devenue en suivant les recommandations de ses institutrices l’enjoignant à se rendre régulièrement à la bibliothèque de quartier. Cette jeune fille « aime beaucoup » les romans, les policiers, les livres sur les pays lointains « qu’elle voudrait visiter tout en parlant la langue pour ne pas se sentir étrangère ». Elle tient aussi son « journal intime », comme sa meilleure copine des zones pavillonnaires, et elle sait encore, pour l’avoir entendu dire par les professeurs, que « le français, ça sert aussi dans les autres matières ». Hayet s’est également pris de « passion » pour la civilisation antique au travers des parcours diversifiés du collège et de quelques documentaires sur la 5. Une passion née sur le tard (elle n’a pas voulu prendre latin en fin de 6e, estimant alors qu’il s’agissait d’une « langue morte qui ne sert à rien ») et qui l’a conduit à « vouloir faire le métier d’égyptologue ». Des discussions, et notamment avec sa mère qui préférerait la voir se tourner vers un métier « vraiment bien, comme institutrice », l’ont ensuite amenée à un peu plus de réalisme, « soit guide interprète ou alors guide touristique »…