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« On ne choisit pas d’être structurel : on le devient ! »

Roland Lecomte, 2013

Dans un contexte néolibéral favorisant l’individualisation et la psychologisation des problèmes sociaux et de l’intervention sociale, présenter un numéro sous le thème des approches structurelles nous apparait incontournable pour comprendre certains de ses enjeux et pour proposer un regard neuf sur les stratégies d’intervention et d’action possibles face à ce raz-de-marée qui affecte tant la formation, la pratique, que la recherche en service social.

Le présent numéro de Reflets s’inscrit dans le cadre d’une réflexion d’ensemble sur nos pratiques d’intervention et de formation en travail social. Il a été pensé en lien avec d’autres initiatives, incluant la création récente d’un groupe de recherche sur les approches structurelles et l’intervention sociale, la tenue d’un colloque sur ce thème dans le cadre du Congrès de l’ACFAS (mai 2013) et la réalisation de vidéos pédagogiques illustrant l’application des approches structurelles en fonction de trois cibles (individuelle, groupe et collective). Ces espaces de réflexion démontrent l’intérêt pour ces approches et pour le renouvellement des analyses et des pratiques d’intervention. Voici quelques questions auxquelles les différents articles de ce numéro tentent de répondre :

  • Quelle est la pertinence des approches structurelles dans le champ de l’intervention sociale?

  • Comment définir et intégrer les approches structurelles dans l’intervention sociale?

  • Quels sont les enjeux auxquels sont confrontées les approches structurelles dans le contexte social et politique actuel?

  • Quel futur se dessine pour les approches structurelles, en particulier dans le champ de l’intervention sociale?

Une tradition à poursuivre et à renouveler

Les approches structurelles sont nées d’une conjoncture faite d’insatisfaction face aux approches conventionnelles d’intervention et émanent de réflexions d’individus et de groupes qui ont osé non seulement nommer les contradictions de notre profession, mais aussi proposer des façons de comprendre autrement pour aider autrement — pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Corin et collab. (1990).

Ces approches reposent sur la conviction qu’il existe des liens étroits entre les réalités individuelles et les structures sociales. Elles constituent sans contredit l’un des fondements de l’intervention sociale. En effet, la perspective structurelle a été à la base du mouvement des maisons de quartier (settlements), pour lequel Jane Addams a été une figure marquante, et elle a connu depuis une croissance de popularité, spécialement au cours des années 1970 (Favreau, 2005). Par ailleurs, dans une entrevue accordée à Reflets en 2000, Roland Lecomte affirmait que :

Les approches structurelles qui étaient perçues auparavant comme étant très controversées font maintenant partie de la gamme des approches enseignées dans les écoles de service social. Nous n’avons pas à convaincre la plupart de nos étudiantes de la présence d’inégalités sociales, de pauvreté, de discrimination sexuelle et raciale.

Reflets, Vol. 6, No 1, printemps 2000, p. 26

Néanmoins, en tant que formatrice et formateurs dans une école de service social, nous constatons que les étudiantes et les étudiants ne perçoivent pas toujours les liens existant entre les réalités individuelles et les inégalités sociales. Et même lorsque les gens privilégient une analyse structurelle, le problème se situe aussi au niveau de son appropriation et de son intégration dans l’intervention sociale. Comme le mentionnait Roland Lecomte dans cette même entrevue, « on sent de l’impuissance face à l’ampleur des problèmes humains et sociaux » (p. 26).

Ce numéro de Reflets a donc pour objectif de démontrer l’importance des approches structurelles, tout autant dans le contexte des pratiques d’intervention que dans les projets de recherche ou dans l’enseignement du travail social. Nous croyons que les actrices et acteurs du travail social devraient fonder leurs recherches, leurs enseignements et leurs interventions sur une reconnaissance des inégalités persistantes entre les groupes sociaux, sur les structures, les systèmes et les pratiques qui contribuent au maintien de ces inégalités. En effet, s’il veut être fidèle à sa mission de justice sociale, de défense des droits et de transformation de nos sociétés, le service social se doit de proposer une analyse claire et globale des causes des problèmes sociaux auxquels les individus, les groupes et les collectivités sont confrontés, tout en suggérant des pistes d’intervention et d’action qui permettent un réel changement des organisations sociales.

Un besoin de textes en français

Depuis plusieurs années, nous constatons le peu de textes écrits en français sur la question des approches structurelles. Certes, le célèbre article de Maurice Moreau (1987) demeure d’une très grande pertinence, mais il commande un second regard et une importante remise à jour. Celui signé par Justin Lévesque et Jean Panet-Raymond (1994) date de 20 ans déjà et son applicabilité dans un contexte francophone minoritaire est souvent remise en question par nos étudiantes et étudiants. D’ailleurs, faut-il rappeler que ces deux textes, nonobstant leur très grande valeur, n’abordent pas la complexité des pratiques structurelles en contexte francophone minoritaire? Qui plus est, en Ontario français, les textes privilégiant une analyse structurelle n’existent à peu près pas, que ce soit en travail social ou dans les autres professions d’aide.

Nous nous devions donc de rassembler des réflexions et expériences de personnes qui s’intéressent à diverses analyses structurelles, que ce soit sur le plan des recherches, des réflexions ou des interventions. Nous espérons que ce numéro ne soit qu’un début et que les articles qu’il rassemble susciteront discussions et débats qui alimenteront nos cours, nos recherches ainsi que nos pratiques. Nous avons fait appel à plusieurs auteurs qui tentent de retrouver le sens des approches structurelles. Leurs articles mettent en perspective un service social qui tient compte des multiples dimensions politiques, idéologiques et sociales définissant les problématiques sociales.

Les articles qui composent ce numéro

L’entrevue réalisée avec Nérée St-Amand met en évidence certains défis liés au renouvellement de la formation en service social. À partir de l’expérience de l’un des fondateurs de l’École de service social de l’Université d’Ottawa, elle passe en revue diverses étapes de la création de cette école et de la mise en oeuvre de ses programmes de formation. Maintenir le cap sur une analyse sociopolitique des problèmes sociaux tout en composant avec les réalités d’une pratique en contexte minoritaire a constitué et constitue toujours une tâche parsemée de questionnements, de recherches de consensus, mais surtout de maintien d’une vision progressiste pour cette école qui vient de fêter ses vingt ans.

Un premier article du Dossier porte sur les dimensions théoriques et pratiques des approches structurelles. Simon Lapierre et Joscelyne Levesque évoquent d’abord les défis auxquels sont confrontées les personnes qui souscrivent aux approches structurelles dans l’intervention sociale contemporaine. Par la suite sont présentés les principaux éléments d’analyse sur lesquels s’appuient les approches structurelles, ainsi que leur pertinence dans le contexte actuel. Enfin, les auteurs se penchent sur l’application de ces approches en fonction de trois cibles d’intervention (l’individu, le groupe et la collectivité) ainsi que sur les habiletés d’intervention nécessaires.

Dans son article, Isabelle Côté remet en question l’idée soutenue par plusieurs groupes pro-vie voulant que les femmes qui interrompent une grossesse soient à risque de développer le syndrome postavortement. L’auteure soutient que même si ce syndrome n’a jamais été reconnu officiellement dans le domaine médical, il semble constituer une arme efficace utilisée par le mouvement pro-vie pour décourager les femmes de recourir à un avortement. S’inspirant d’une perspective féministe, cet article examine cinq difficultés pouvant avoir une incidence sur le bien-être des femmes qui interrompent une grossesse : les impacts d’une grossesse non désirée; l’oppression religieuse et patriarcale; les facteurs socio-économiques; les violences envers les femmes; et l’influence négative du mouvement pro-vie. Enfin, l’auteure propose quelques pistes d’intervention pertinentes s’inscrivant dans la perspective des approches structurelles.

L’article signé par Jean-Luc Pinard et Nérée St-Amand s’inspire de la trajectoire d’une personne qui a été entraînée à son corps défendant dans les dédales de la psychiatrie institutionnelle et expose les stratégies des acteurs d’une psychiatrie répressive. L’analyse de cette situation met en évidence diverses pratiques opprimantes, certes, mais aussi la grande débrouillardise d’une personne qui aurait pu rester à long terme sous le joug de la psychiatrie, qu’elle fût institutionnelle ou communautaire. Les auteurs mettent en évidence le courage de cette personne et suggèrent que son expérience dévoile plusieurs variables structurelles nous aidant à comprendre la réalité des personnes psychiatrisées.

Les deux articles suivants ont pour objet la question de l’hétérosexisme chez les jeunes, particulièrement en milieu scolaire. Gabrielle Richard s’appuie sur les résultats d’une enquête menée auprès de 22 enseignants des écoles secondaires québécoises. Ils ont été interrogés sur les modalités d’intervention qu’ils préconisaient en lien avec l’orientation sexuelle, que ce soit dans un contexte d’homophobie ou lors d’une intervention de proximité auprès d’élèves lesbiennes, gais, bisexuels ou en questionnement (LGBQ). Cinq angles d’intervention pour contrer l’homophobie ressortent de leurs témoignages : la correction du vocabulaire; les explications étymologiques; la sensibilisation aux impacts de l’homophobie; l’analogie entre homophobie et racisme; et l’intervention par confrontation. Les résultats de l’enquête suggèrent qu’en intervenant uniquement dans la perspective de mettre un terme aux épisodes qu’ils interprètent comme de l’homophobie, plusieurs enseignants passent à côté d’une situation d’infériorisation des élèves LGBQ dont les mécanismes sont autrement plus complexes et qui nécessiteraient des interventions sur plusieurs plans.

L’étude qualitative dont il est question dans l’article de Sylvie Thibault, Kévin Lajoie et Vincent Chouinard propose un portrait des pratiques de lutte contre l’homophobie dans les milieux scolaires et jeunesse de l’Outaouais. Les auteurs identifient les facteurs qui favorisent leur émergence et ceux qui les inhibent. Il s’en dégage la nécessité de créer des alliances afin de proposer une réponse systémique au phénomène de l’homophobie et de l’hétérosexisme chez les jeunes. Des initiatives politiques, telles la création de comités de lutte à l’homophobie ou la mise en place de programmes dans les commissions scolaires, sont associées à une diminution de l’hétérosexisme et à l’augmentation de la visibilité de l’homosexualité et des conséquences de l’homophobie.

Le dernier article du dossier, celui de Amélie Champagne, Romaine Malenfant, Guy Bellemare et Louise Briand, présente la question de l’insertion professionnelle des jeunes à travers le champ de l’économie sociale, tout particulièrement pour les jeunes sans diplôme et possédant peu ou pas d’expérience du marché du travail. Les auteurs proposent plusieurs pistes de réflexion, dont celle portant sur les valeurs et les objectifs de développement des entreprises d’économie sociale comme facteurs favorisant une expérience d’intégration positive au marché du travail pour les jeunes peu scolarisés. Ils mettent aussi de l’avant le paradigme du don comme élément d’analyse des rapports sociaux qui caractérisent les entreprises d’économie sociale. L’article se centre sur les pratiques de gestion de la main-d’oeuvre des jeunes du point de vue de ces derniers et de celui de leurs employeurs. Deux recherches sont mises en dialogue afin de préciser et de comparer les dimensions qui exercent un rôle significatif dans la consolidation ou la rupture du lien d’emploi des jeunes. Un article qui permet de remettre en question le monde du travail dans ses fonctions productives, mais aussi dans ses fonctions sociales d’inclusion.

À ces articles du Dossier s’ajoutent quatre articles sous la rubrique Des pratiques à notre image. Mélissa Roy s’intéresse à l’individualisation et à la médicalisation du travail social dans le domaine de la « santé mentale ». Ina Motoi présente un programme pour les femmes, leur sexualité et leur pouvoir sexuel. Nadine Lamoureux et Eugène Leblanc proposent chacun leur réflexion critique, l’une sur les comités consultatifs jeunesse et l’autre sur le « système » des pauvres.