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Le bilan que nous proposons de la contribution des chercheurs québécois aux études littéraires portant sur l’âge classique — disons-le d’emblée même s’il s’agit d’une évidence — ne se veut en aucune manière exhaustif. Même dans le cas improbable où une vaste compilation n’épuiserait pas la patience du lecteur, un tel exercice s’avérerait impossible non seulement à cause de la multitude des travaux, leur seule énumération excédant largement le nombre de pages qui nous est imparti, mais encore parce que les frontières mêmes du corpus sont aussi incertaines que poreuses. Selon quels critères, en effet, tracer une ligne qui permettrait de distinguer une recherche québécoise de celle qui ne le serait qu’en partie, alors que les échanges internationaux ont multiplié les cas de figure ? Le Québec peut aussi bien être un lieu d’origine qu’une terre d’élection où s’établir, enseigner et poursuivre une carrière. Prenons pour preuve de cette diversité, mais aussi de la vitalité et du rayonnement de la recherche québécoise, un numéro paru l’an dernier de la Revue d’histoire littéraire de la France (no 1, 2011), qui reprend les communications d’un colloque franco-québécois consacré à « L’histoire littéraire au Québec[1] », ainsi que, plus spécifiquement limitée au Grand Siècle mais orientée vers l’ensemble des études canadiennes, une livraison tout aussi récente de xviie siècle (no 252, 2011) portant sur « La recherche dix-septiémiste au Canada ». Dans un contexte où la multiplication de ces bilans témoigne amplement du foisonnement des travaux, il semblait donc aussi nécessaire qu’opportun de restreindre notre propos. Aussi avons-nous choisi de limiter notre enquête à l’étude d’un seul cas, celui des collections qu’a créées, il y a une douzaine d’années, le Cercle interuniversitaire d’étude sur la République des Lettres (CIERL). Si cet exemple n’offre bien sûr qu’un point de vue partiel à partir duquel considérer l’ensemble de la recherche québécoise consacrée à l’âge classique, il en représente toutefois un témoin privilégié, ne serait-ce qu’en raison du nombre considérable d’ouvrages que compte le catalogue de ces collections et qui en font assurément le principal lieu où se publient, au Québec, des études dix-septiémistes et dix-huitiémistes[2]. Avouons, enfin, que ce choix procure aux auteurs de ce bilan le sentiment d’une moins grande insuffisance, puisque l’un est membre du CIERL depuis sa fondation en 1999 et l’autre, adjoint d’édition depuis 2003. Qu’il soit pourtant entendu d’emblée que la connaissance que nous possédons de ces collections, souvent plus approfondie que celle que nous avons d’autres catalogues ou d’autres éditeurs, tient précisément à ces parcours singuliers, si bien que la recherche québécoise sur l’âge classique ne saurait évidemment se limiter à l’exemple particulier dont nous proposons l’examen, tant s’en faut[3].

Fondée en 1999 aux Presses de l’Université Laval, les « Collections de la République des Lettres » se veulent le prolongement éditorial des travaux du regroupement cofondé par Thierry Belleguic, Éric Van der Schueren et Sabrina Vervacke, avec pour mission non seulement de fournir une plateforme de diffusion aux activités de ses membres et à l’ensemble de la recherche québécoise sur la période allant de la Renaissance à la Révolution française, mais aussi d’accueillir, plus généralement, des contributions nord-américaines et européennes. Divisées en trois grandes séries, « Études » (monographies), « Symposiums » (collectifs) et « Sources » (éditions critiques), elles se sont rapidement taillé une place de choix au Québec — les trois premiers ouvrages issus de la série « Études » ont été finalistes pour les prix Raymond-Klibansky et Jean-Charles-Falardeau[4] — comme en France — les Collections ont été honorées du prix La Bruyère de l’Académie française[5], fait rarissime pour une maison d’édition sise hors de France. À ces séries s’ajoutent les « Cahiers du CIERL » qui font une place à la relève en accueillant, entre autres, les actes des colloques internationaux « Jeunes chercheurs » qui se tiennent annuellement dans une université québécoise depuis 2001. Au cours de la dernière décennie, les Collections auront ainsi porté l’excellence de la recherche québécoise dans un domaine habituellement réservé aux grandes maisons européennes (Classiques Garnier, Droz, Les Belles Lettres, Librairie Honoré Champion, Presses universitaires de France, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, etc.).

Même lorsqu’il s’agit d’objets autrement plus simples à appréhender que l’esprit des lois, il n’est pas toujours aisé de suivre l’exemple de Montesquieu et d’arriver à faire en sorte que les phénomènes particuliers paraissent se plier aux principes généraux. Toutefois, dans le cas précis du catalogue des Collections, s’il est une caractéristique qui semble partout s’affirmer et en résumer l’esprit, c’est bien l’interdisciplinarité dont se revendiquent aussi bien l’équipe éditoriale que la plupart des auteurs. Ce principe directeur mérite d’autant plus qu’on s’y attarde qu’il prolonge, de nos jours, l’idée même de « République des Lettres », c’est-à-dire de cette représentation qu’avaient d’eux-mêmes les lettrés de l’âge classique et qu’instituait alors l’ambition de fédérer les savoirs au nom de l’idéal d’une parole commune et partagée. Récusé par les xixe et xxe siècles du fait de l’atomisation — et de l’autonomisation — des compétences, ce principe essentiel revit aujourd’hui dans tous les secteurs des sciences humaines en général et s’illustre en particulier dans les Collections, où se côtoient et entrent en dialogue littéraires, historiens et philosophes. En même temps, cette aspiration brille au firmament des idées reçues que chérit notre époque et, à ce titre, ne procure à l’analyse que les lumières affaiblies du lieu commun, à moins sans doute d’observer concrètement la manière dont elle est en mesure de servir l’intelligence des phénomènes en suscitant des questions ou encore en participant à la formulation de problématiques inédites. C’est cette posture que nous avons choisi d’adopter. À une succession arbitraire de notices bibliographiques formant, au final, un tableau disparate, nous avons donc préféré un parcours qui, en se construisant autour d’une problématique, serait mieux à même de mettre en évidence la diversité dynamique et intégrative d’une activité éditoriale qu’inspire le principe général de l’interdisciplinarité. Certes, le choix d’une seule problématique ne saurait évidemment rendre justice aux quelque 70 ouvrages qu’ont publiés les Collections au cours de la dernière décennie ; toutefois, à ce voeu illusoire s’oppose l’immense avantage de faire apparaître des échos, des constantes, voire des perspectives dominantes susceptibles de mieux mettre en valeur les apports de la recherche québécoise. Au surplus, pareille option semble d’autant plus séduisante dans un contexte où, à parcourir le catalogue des Collections, on s’aperçoit aussitôt à quel point nombre d’auteurs et d’ouvrages se montrent sensibles à la vaste question de la genèse du sujet moderne à partir de pratiques, d’idées et de conduites nouvelles permettant au Moi de se redéfinir. De fait, entre Renaissance et Révolution, la formation des États modernes et l’entrée de l’Occident dans un espace-monde, l’avènement de la science expérimentale et l’essor d’un âge de la critique, la lutte contre les anciennes servitudes et l’affirmation du droit à la jouissance privée, bref, tout ce qui définit l’expérience que fait alors l’humanité d’une première modernité contribue à façonner une conscience inédite de soi et des autres. Or, ce sont précisément les diverses manières dont les études dix-septiémistes et dix-huitiémistes parues dans les Collections ont cherché à interroger ces nouveaux visages du Moi qui, justement, vont nous intéresser dans ces pages. Qu’il s’agisse d’un Moi réfléchissant sur les passions et la sensibilité, ou encore considérant la façon dont il s’inscrit dans une histoire, ou enfin explorant la voie, plus intime, du journal ou des Mémoires, chaque fois, nous verrons comment ont été problématisées, au Québec, les diverses figures qu’aura revêtues, à l’époque moderne, ce Moi protéiforme.

Penser les passions

La question des passions a fortement retenu l’attention de la critique dix-septiémiste et dix-huitiémiste en regard d’un contexte où, à la suite de Pascal ou de Leibniz, de Rousseau ou de Diderot, la pensée moderne a cherché à dégager une conception dynamique de l’esprit humain, désormais envisagé en termes d’activité, avec ses corrélats inévitables d’attrait pour le changement, la nouveauté et le mouvement, mais aussi de crainte envers ce que Locke appelle uneasiness, c’est-à-dire un état où se trouve exposée l’âme en proie à l’ennui. Autrement dit, alors que les passions, suivant une conception héritée des Anciens, semblent toujours exercer leur empire sur un sujet qui en subit l’emprise malgré lui, elles sont en même temps appelées, au cours des xviie et xviiie siècles, à devenir l’objet d’une anthropologie nouvelle qui met en évidence, voire valorise l’activité spontanée et irréfléchie de la sensibilité et de l’esprit humains. C’est ainsi que les réflexions politique, rhétorique ou esthétique mobilisent les passions tantôt pour découvrir des vérités qui ne seraient accessibles qu’au coeur[6], tantôt pour célébrer leur efficacité rhétorique et leur puissance d’exaltation[7]. De même voit-on la philosophie morale s’en emparer, soit pour se livrer à une analyse impitoyable qui conclut au triomphe universel de l’égoïsme et de l’intérêt personnel[8], soit, au contraire, pour mieux comprendre le mystère qui unit les êtres dans ces moments d’enchantement où s’opère une sorte de chimie des coeurs[9].

Dans tous les cas, la question des passions s’inscrit au coeur du partage complexe entre les domaines du corps et de l’esprit, si bien que son intérêt tient au fait qu’elle invite à être attentif aux transferts conceptuels entre des savoirs qui, depuis les sciences de la nature et la médecine jusqu’à la philosophie morale, l’esthétique ou la psychologie naissante, sont sans cesse sollicités pour mieux en ressaisir les mouvements. C’est même sur cette base que la critique dix-septiémiste et dix-huitiémiste a cherché à renouveler l’histoire littéraire et l’histoire des idées traditionnelles, les discours sur les passions supposant une dynamique intellectuelle et, plus généralement, culturelle qui ne saurait se réduire aux catégories convenues qui se figeaient en oppositions simplistes entre raison et sentiment, baroque et classicisme, ombre et clarté, âme et corps. L’une des conséquences les plus manifestes de ce phénomène aura très certainement été l’essor qu’ont connu, au Québec, les travaux qui se sont consacrés à une histoire culturelle du corps. Ces études ont ainsi tenu le pari de montrer dans quelle mesure, par exemple, une catégorie comme celle de « raison classique » n’a jamais réellement pu faire l’économie du corps — comme de l’exubérance, du merveilleux, du choc des contrastes, bref, de son ascendant baroque. Reflet des « passions l’âme », aussi bien chez Descartes[10] que selon une pensée physiognomonique qui traverse toute l’époque moderne jusqu’au xixe siècle, le corps parle avant tout dans les signes qui affleurent à sa surface. Surtout, ces signes doivent être interprétés et, partant, codifiés, afin de mieux comprendre et de mieux maîtriser la chorégraphie des apparences dont s’enchante la civilisation curiale. C’est ce que montre, par exemple, Daniel Vaillancourt dans une étude consacrée aux urbanités parisiennes, où il analyse justement le rapport au monde d’un Moi dont les comportements, les attitudes, les réflexions et jusqu’à l’être même sont régis par un art du paraître[11]. Mais qu’il s’agisse des traités de civilité qui se multiplient alors au nom de cet idéal d’urbanité, ou encore de la cour de Louis xiv, où triomphent les rituels courtisans, ou enfin de l’univers fictionnel libertin, où la séduction implique que le désir éprouvé se réalise dans un art de plaire, partout, le naturel et l’artifice, le corps et l’esprit semblent étroitement unis pour mieux former de concert une sorte de « surnature artificieuse[12] ».

En ce sens, à l’époque moderne, comme le résumait si bien Voltaire avec son sens habituel de la formule, « Je suis corps et je pense[13] ». À partir de ce même point de vue qui, au xxie siècle comme au siècle des Lumières, invite à considérer « l’âme au corps[14] », se tenait, à l’Université de Montréal en 2006, le xxe colloque de la Société d’analyse de la topique romanesque (sator). Organisé par Monique Moser-Verrey et intitulé « Le corps romanesque : images et usages topiques sous l’Ancien Régime », l’événement donna lieu à un ouvrage collectif regroupant différentes études qui ont su montrer que, du corps sacré à l’expression du désir charnel, de la figuration corporelle à la dépouille mortelle et de La Fontaine à Sade, le corps n’est pas simplement l’autre de la raison ou de l’âme, puisque derrière ce corps qui lit ou souffre, languit ou jouit, c’est toujours le sujet pensant lui-même que l’on aperçoit[15]. Sous ce jour, on comprend sans doute beaucoup mieux l’intérêt considérable qu’ont eux-mêmes porté les lettrés des xviie et xviiie siècles à la question des passions, leur taxinomie comme leur analyse accompagnant et hantant toujours « la réflexion sur la conscience, le savoir, le politique, la morale et l’esthétique de l’âge classique[16] ». Conçues comme un motus, c’est-à-dire comme un mouvement qui s’empare de l’âme et l’agite, les passions font en sorte, comme l’observe Bernard Lamy dans sa Rhétorique ou l’art de parler (1675), « que l’on considère les choses d’une autre manière que l’on ne fait dans le repos et dans le calme de l’âme[17] ». C’est même en regard de cette dimension fondamentale des passions que l’on peut dès lors, comme le propose Jean-Vincent Blanchard, penser au sein de la même histoire culturelle « la rhétorique des jésuites », qui cherche à émouvoir pour mieux instruire, et « le style de la raison moderne[18] », qui se veut éloquent pour mieux transformer le regard sur le monde.

Au même moment, la question des passions et du corps se situe au coeur des préoccupations d’une époque qui s’interroge sur les fondements du rapport entre le Moi et l’autre, la sociabilité étant elle-même soumise à un jeu complexe d’influences et de déterminations entre la sensibilité et l’esprit. C’est d’ailleurs en regard de ce contexte que le tout premier colloque organisé par le regroupement que constitue le CIERL avait choisi d’explorer l’une des notions qui, plus que toute autre peut-être, exprime au mieux l’une des formes les plus déterminantes de médiation entre le soi et l’autre à l’âge classique : la sympathie[19]. Si la sympathie connaît alors une telle fortune, elle le doit, en effet, à l’ambiguïté de la notion elle-même, que son histoire sémantique inscrit aux confins de la médecine et de la psychologie, de la philosophie morale et de la science politique, de l’imaginaire amoureux, voire érotique, et de la théorie esthétique. Tandis que l’étymologie rappelle que le terme dérive de sympathia, lui-même emprunté au grec συμπάθεια dont la formation correspond au latin compassio, son histoire en fait un concept qui circonscrit un espace de savoir auquel il semble difficile d’assigner des frontières précises en raison des interférences constantes qu’il implique entre le physique et le psychique. Terme médical depuis Hippocrate et Galien, mot d’acception courante qui se répand dans les oeuvres de fiction dès le xviie siècle, la sympathie est aussi un philosophème essentiel de la réflexion des Lumières sur les rapports entre affectivité et sociabilité : lorsque la République française fait de la fraternité l’un de ses principes, ne suppose-t-elle pas l’existence d’un sentiment du collectif qui serait présent dans chaque individu ? En ce sens, la sympathie renvoie à la possibilité d’un rapport d’identité sentie entre les êtres, voire d’un élan primitif qui, en entraînant les coeurs, ferait de l’affectivité le principe d’un plein sentiment d’humanité morale.

Le Moi dans l’histoire

En cherchant à approfondir le projet que leur avaient légué les moralistes depuis Montaigne, les gens de lettres de l’âge classique ont sans cesse tenté d’en élargir le cadre, de manière à faire de la connaissance de soi, forme par excellence de la sagesse antique, une science plus vaste dont le domaine s’étendrait jusqu’aux influences qu’exercent les déterminations sociales, politiques et, plus généralement, historiques sur les élans du coeur et la marche des esprits. C’est pourquoi l’histoire s’affirme désormais comme l’une des dimensions constitutives de l’identité, surtout dans un contexte où des idées comme celles de devenir, de perfectibilité et de progrès ou encore de généalogie tendent de plus en plus à s’imposer comme des composantes fondamentales de l’expérience humaine. Ainsi voit-on non seulement l’âme elle-même se découvrir une histoire (La Mettrie, Diderot), mais aussi les moeurs (Voltaire), le goût (Du Bos), les religions (Hume), voire l’entendement humain (Locke, Voltaire, Condillac). En même temps, si l’histoire est appelée à devenir l’une des dimensions fondamentales de la représentation de soi, c’est d’abord dans la mesure où, à la faveur d’une étroite connivence avec la fiction, elle suscite sans cesse l’invention de nouvelles modalités d’écriture. Voilà, du moins, l’une des principales leçons qu’il importe de tirer de la lecture d’un ouvrage comme Les songes de Clio. Fiction et Histoire sous l’Ancien Régime, dont Patrick Dandrey résume avec brio les enjeux lorsqu’il observe à quel point l’âge classique fait de l’écriture de l’histoire une invitation à explorer « le champ extensif du probable, au double sens attesté par Furetière : ce “qui se peut prouver” — prouver par preuve documentaire et déduction rationnelle ; et ce “qui a quelque apparence de vérité”, autrement dit ce qui peut être approuvé — approuvé par le bon sens et le bon goût, comme reproduction la plus crédible possible du vrai[20] ». Cette remarque ouvre plusieurs perspectives à la recherche. Tantôt, elle convie la réflexion à être attentive aux usages de l’histoire, comme le fait par exemple Michel De Waele dans deux ouvrages qui, en cherchant à mieux comprendre la politique de réconciliation nationale menée par Henri iv, envisagent d’abord celle-ci comme un programme appelant à la restauration d’une histoire commune, celle d’une « France d’antan, que les troubles avaient profondément altérée[21] ». Tantôt, associer l’écriture de l’histoire à l’exploration du « champ extensif du probable » engage à considérer celle-ci tel un laboratoire où se crée un véritable imaginaire de l’enchantement, comme l’illustrent non seulement l’essor du roman et de la féerie, mais également celui des géographies galantes ou savantes qui lui sont associées. Avec ses cartes allégoriques décrivant le pays de Tendre ou encore le Royaume d’éloquence, pareille prolifération de lieux imaginaires transforme une topographie fictive en une histoire rêvée où, comme l’affirme Marie-Christine Pioffet, s’inventent à la fois une critique du temps présent et une conscience inédite de soi[22].

Dans tous les cas, ces usages de l’histoire demeurent éminemment rhétoriques, puisqu’ils assimilent le plus souvent celle-ci à une topique formée d’une multitude de lieux et de figures mémorables engagés dans une dynamique de métamorphoses incessantes. Aussi ces lieux et ces figures sont-ils non seulement inscrits dans la très longue durée historique, mais susceptibles encore de devenir autant de motifs et de thèmes dont se saisit la subjectivité moderne, comme l’atteste, au xviiie siècle, cette très belle page des Confessions où Rousseau évoque la manière dont se forma, chez lui, « cet esprit libre et républicain, ce caractère […] impatient de joug et de servitude » :

Plutarque surtout devint ma lecture favorite. […] Sans cesse occupé de Rome et d’Athènes, vivant pour ainsi dire avec leurs grands hommes […], je me croyais Grec ou Romain ; je devenais le personnage dont je lisais la vie : le récit des traits de constance et d’intrépidité qui m’avaient frappé me rendait les yeux étincelants et la voix forte. Un jour que je racontais à table l’aventure de Scaevola, on fut effrayé de me voir avancer et tenir la main sur un réchaud pour présenter son action[23].

Entre le passé, le présent et l’avenir, entre des modèles anciens à imiter et un monde nouveau à inventer, on s’aperçoit à quel point l’âge classique a si souvent cherché à abolir l’intervalle des siècles pour mieux rendre à la vie des leçons inspirées par une très longue mémoire culturelle. Dans ce contexte, le rapport au temps et à l’histoire se distingue très nettement de ce que seront les avant-gardes des xixe et xxe siècles — pour lesquelles, suivant la formule de Paul Ricoeur, le passé est par définition dépassé[24] —, et tient plutôt à l’idée suivant laquelle le neuf et l’inouï naissent d’un dialogue ininterrompu entre les vivants et les morts, entre les Anciens et les Modernes[25].

Toutefois, la possibilité même d’une pareille communauté de pensée où se répondent expériences anciennes et interrogations présentes suppose une culture littéraire construite sur la base de références partagées — celle qui appartient à une minorité alphabétisée, évoluant dans des cercles mondains et participant, de près ou de loin, à la vie intellectuelle. Tout autant que le code vestimentaire, les usages de la civilité ou l’art de la conversation, cette culture commune constitue un critère de distinction qui, aux xviie et xviiie siècles, s’adosse à certains parcours de formation et, notamment, à celui que définit le Ratio studiorum jésuite, dont l’inspiration humaniste a joué un rôle fondamental dans l’éducation des élites à la parole[26]. Aussi ne doit-on guère se surprendre si le souvenir magnifié de l’Antiquité détermine, pour une large part, ce patrimoine commun, la littérature gréco-latine demeurant un passage obligé pour la plupart des élèves jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Toute l’économie de la vie littéraire tient à ces parcours. Par exemple, de nombreuses oeuvres comiques et, plus particulièrement, celles ressortissant au genre burlesque requièrent ce savoir partagé, la compréhension de la parodie supposant la connaissance du texte parodié et cette intelligence complice entre l’auteur et son lecteur décidant, à son tour, de l’éclat du rire. Cette dynamique, Jean Leclerc en a analysé les modalités à propos de la mode du burlesque qui, sur fond d’instabilité politique entre la fin du règne de Louis xiii et les derniers soubresauts de la Fronde, fournit un exemple d’imitation érudite mise au service de l’irrégularité, qui est à la fois un contrepoint savant à l’ordre classique hérité de l’exégèse aristotélicienne et un équivalent poétique de la liberté de moeurs et de l’incivisme politique que revendique le libertinage des Modernes[27]. Mais, si sous cette figure d’une Antiquité travestie s’affirme une conscience neuve de la subversion des normes, le genre burlesque n’est pas seul à requérir l’attention au sein de tout ce vaste corpus formé de minores longtemps oubliés et dont l’un des plus grands mérites de la « nouvelle histoire littéraire » tient sans doute à la place éminente que celle-ci leur a redonnée. Il y a aussi l’immense production romanesque du xviie siècle où s’exprime, comme l’a observé Michel Fournier, l’émergence d’une formation culturelle nouvelle que définit sa capacité à ébranler l’imagination au profit d’un transport hors de soi qui voit le lecteur s’absorber dans une histoire fictive et qui, à ce titre, participe de la généalogie de la subjectivité moderne[28]. Au reste, qu’il s’agisse des transports qu’occasionne l’imagination ou de l’expérience vertigineuse que procure l’irrégularité sous toutes ses formes, mentionnons, pour finir, les travaux qui ont proposé un bilan de Dix ans de recherche sur les femmes écrivains de l’Ancien Régime[29] ou ceux qui, de manière plus circonscrite, ont interrogé soit la figure exemplaire de Montaigne[30], soit celle de Charles Sorel. Foisonnante à la fois par le nombre d’ouvrages composés et l’éventail des genres pratiqués, l’oeuvre de Sorel a longtemps été ignorée, voire méconnue par la critique, précisément parce que la voix de l’auteur y est difficilement saisissable. Résumée à merveille par l’anagramme transparente qui lui servit de devise, sol ero clarus, cette écriture polyphonique exprime ainsi la volonté de faire oeuvre à la faveur d’une habile mise en scène du Moi et de la figure auctoriale, de manière à « faire percer cette leçon trop injustement enfouie qu’il y a une vraie raison à vouloir être toujours jeune, rieur, curieux et critique[31] ».

Raconter et se raconter

À partir du modèle offert par les Commentarii, genre historique qu’avaient illustré les Anciens et, notamment, la Guerre des Gaules de Jules César, l’âge classique devait créer un genre littéraire tout nouveau, celui des Mémoires, dont l’originalité tient à l’hybridité de sa forme, à la fois plus personnelle que le récit historique et moins réflexive que les confessions. De fait, le mémorialiste cherche autant à raconter qu’à se raconter, de manière à témoigner avec simplicité et naturel de ce qu’il a vu et entendu, le plus souvent avec une remarquable liberté de ton qui s’affirme dans le goût pour l’observation, dégagée de tout préjugé, du spectacle de la vie. Mais si les Mémoires se veulent autant une chronique soucieuse de rapporter les faits avec exactitude que l’expression du point de vue singulier d’un individu qui en a été le témoin privilégié, c’est pour mieux en appeler à la postérité et instituer celle-ci en juge des événements. Les grands mémorialistes de l’Ancien Régime sont, le plus souvent, des aristocrates qui se sont opposés à l’absolutisme, autrement dit, des vaincus de l’histoire dont l’historiographie officielle a cherché à étouffer la voix et qui, par leurs Mémoires, tentent de faire entendre les « silences de l’histoire[32] ». Ces « revers obscurs, [c]es rouages que dissimulent le pouvoir et ses chantres », Frédéric Charbonneau les a étudiés dans les Mémoires du xviie siècle, tout en proposant, pour le xviiie, une bibliographie commentée dont l’utilité est d’autant plus grande que la critique avait souvent négligé les mémorialistes des Lumières, époque où se raréfient sans doute les témoignages de maréchaux de France ou de ministres d’État, mais où se multiplient, en revanche, les souvenirs d’hommes privés — « de provinciaux, de camisards et d’hommes de lettres[33] ».

C’est que la tradition des Mémoires aristocratiques, souvent politiques et mettant en scène un Moi public, portait en elle les germes de sa métamorphose en raison de l’ambition — qu’avait toujours cultivée le mémorialiste classique — de se faire le peintre de soi-même. En ce sens, le modèle offert par les Mémoires aristocratiques devait bientôt favoriser l’avènement de tous les nouveaux genres littéraires qui, au cours du xviiie siècle, deviendront les emblèmes de la subjectivité moderne, depuis les confessions où se réfléchit une singularité de sentiment et d’expérience jusqu’aux journaux où se raconte un Moi privé. Au reste, dans la lignée de ces grands journaux qui s’écrivent sous l’Ancien Régime se distingue assurément Mes Loisirs, ou Journal d’événemens tels qu’ils parviennent à ma connoissance (1753-1789), texte que rédige quotidiennement pendant plus d’un quart de siècle un libraire parisien, Siméon-Prosper Hardy, et qui était resté inédit jusqu’à ce jour[34]. Publiée sous la direction de Pascal Bastien, Sabine Juratic et Daniel Roche, cette édition intégrale et annotée doit compter douze volumes ; trois sont déjà parus, lesquels sont « particulièrement riche[s] pour l’histoire des institutions, de la vie politique, de la société urbaine, de la culture et de la sensibilité avec ses troubles, ses émotions, ses loisirs et ses divertissements[35] ». Suivant le même esprit, enfin, Laurent Turcot convie lui aussi son lecteur à une promenade à travers le Paris de la seconde moitié du xviiie siècle, en publiant ces trois textes où revit l’ordinaire de la vie quotidienne de jadis : Détail de tout ce qui c’est [sic] passée depuis le 30 mars 1774, Voyage qui n’est point sentimental, comme ceux de Mr Stern, Anglois et Comptabilité d’une bourgeoise anonyme[36].

Dans tous les cas, aux silences de l’histoire répondent ces voix oubliées, celles que font entendre ces Mémoires aristocratiques ou encore ces journaux composés par d’humbles bourgeois. Chaque fois, surtout, on s’aperçoit que ce sont les fonds d’archives qui en conservent le souvenir et qui, pour cette raison, représentent bien davantage que des dépôts où seraient engrangés les rebuts de l’histoire. Outre leur indéniable valeur documentaire et patrimoniale, dont témoignent les journaux que l’on vient d’évoquer, les archives permettent, par surcroît, de reconstituer ce que Bernard Beugnot appelle avec bonheur « les trajets de l’invention[37] ». De fait, l’archive ne se réduit pas à une simple pièce conservant la trace d’un passé aboli et que viendrait exhumer une curiosité érudite un peu vaine. Souvent témoin privilégié du travail de l’orateur, de l’essayiste ou du poète, elle peut même témoigner, beaucoup plus largement, de la genèse d’une littérature en train de s’inventer. C’est, du moins, ce que mettent en évidence les travaux de Bernard Andrès qui, à partir de patientes recherches « archéologiques » dans les fonds d’archives et les incunables de l’édition québécoise, est parvenu à réunir les textes conçus et diffusés dans la Province of Quebec et le Bas-Canada entre 1759 et 1799[38]. Au surplus, si elle s’inscrit dans une démarche qui lui est commune avec plusieurs travaux menés à l’étranger[39], cette véritable reconquête de l’archive à laquelle s’est livrée la recherche québécoise actuelle aura plus particulièrement permis de repenser et d’approfondir le sens de l’expérience américaine à l’époque moderne, comme l’atteste le renouvellement de la réflexion sur la relation de voyage en Amérique, forme littéraire hybride qui « raconte une histoire, propose une encyclopédie du monde, commente ou discute des idées[40] ».

Mais qu’il s’agisse de repenser la genèse des lettres québécoises ou de rééditer la première relation publiée en français sur les Antilles[41], l’apport des chercheurs québécois participe, chaque fois, d’une entreprise véritablement archéologique de dépouillement des fonds archivistiques, de retranscription, d’édition et de réédition, qui en plus d’étendre le champ de l’érudition savante rend possible une nouvelle, parfois même une première lecture des textes. De ce fait, c’est à un élargissement des perspectives offertes à la réflexion que convient ces travaux, suivant en cela l’idéal de la République des Lettres de l’âge classique qui, précisément, entendait favoriser la rencontre des savoirs et des discours pour mieux inviter la pensée à dépasser les anciennes évidences. De surcroît, s’il est vrai que cette communauté se rêvait également comme une organisation d’individus qui transcende les frontières, cette seconde aspiration trouve elle aussi un écho au Québec, le passage des Collections, depuis l’été 2012, chez l’éditeur Hermann (Paris) illustrant l’inscription de la recherche québécoise dans un espace atlantique, à la fois européen et nord-américain, qu’anime une dynamique de transferts culturels dont le rôle décisif s’est exercé en permanence sur notre histoire depuis la fondation de la Nouvelle-France jusqu’à nos jours.