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Le bien-être mental est une composante essentielle de la santé et de la qualité de vie et une condition indispensable à la capacité d’apprendre, de travailler et de participer à la vie sociale[1].

Aborder la protection de la santé mentale au travail conduit aujourd’hui à évoquer la problématique très controversée des risques psychosociaux (RPS). Les RPS entrent dans le champ de la santé au travail et constituent un risque professionnel à part entière, pouvant mettre en cause l’intégrité physique et la santé mentale des travailleurs et impactant le fonctionnement de l’entreprise. En effet, si le travail peut constituer pour certains une source de satisfaction en termes de construction personnelle, de facteur d’identité, il peut néanmoins être générateur de souffrance et « rendre malade ». Confrontées à de réelles problématiques en termes d’organisation de travail, les entreprises ont commencé à s’intéresser de plus près à ce champ. Si la directive-cadre européenne de 1989[2] préconisait déjà une approche globale de la prévention de la santé, il aura fallu attendre plus de dix ans pour que le législateur français intervienne sur la question de la santé mentale[3]. Entrée récemment dans le dispositif juridique, la santé mentale est envisagée désormais par le Code du travail comme une composante majeure de l’obligation générale de prévention. Garant de la santé de ses travailleurs, l’employeur doit prendre « les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs[4] ». L’employeur met en oeuvre les mesures de prévention sur le fondement des neuf principes généraux de prévention[5] de la Loi du 31 décembre 1991[6], qui est venue transposer dans le droit français la directive-cadre de 1989. Ainsi, pour prévenir les risques, l’employeur doit : les éviter, les évaluer, les combattre à la source[7], adapter le travail à l’Homme, tenir compte de l’état de l’évolution de la technique, substituer ce qui est dangereux par ce qui n’est pas dangereux ou par ce qui est moins dangereux, planifier la prévention, prendre des mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle et, enfin, donner des instructions appropriées aux travailleurs. Autrement dit, l’employeur doit identifier, évaluer les risques professionnels et mettre en oeuvre des actions de prévention, en les accompagnant d’actions d’information et de formation.

En matière de RPS, cela signifie que l’organisation et les moyens ne doivent pas venir altérer la santé mentale des travailleurs. D’autant plus que l’employeur est, depuis 2002[8], débiteur d’une obligation de sécurité de résultat. Ce qui signifie qu’il doit prendre les mesures nécessaires pour que le risque ne se réalise pas. Ainsi, si un accident ou une maladie survient aux temps et lieu du travail, la responsabilité civile de l’employeur envers son salarié est automatiquement reconnue. Cela, même s’il a mis en oeuvre « les[9] » mesures pour éviter tout dommage. D’une logique réparatrice à l’origine, nous sommes donc passés à une logique de prévention « si bien que désormais, c’est le résultat qui compte, indépendamment de la nature du risque et de l’existence ou non d’un texte [réglementaire] particulier[10] ». Par ailleurs, la Cour de cassation ajoute que le manquement à cette obligation a le caractère d’une faute inexcusable lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver.

Aujourd’hui, plus que jamais, la prévention des RPS constitue une priorité des pouvoirs publics et de tout employeur. Pour autant, faute de cadre réglementaire spécifique en la matière, l’employeur a pu être déconcerté dans son action. Pour autant des textes plus généraux existent permettant d’agir en faveur de la protection de la santé mentale des travailleurs (1). Par ailleurs, l’action de l’employeur doit être « facilitée » par le dispositif de la médecine du travail (devenue aujourd’hui la santé au travail), qui n’a pas attendu l’adoption des lois pour se préoccuper de la santé mentale des travailleurs (2). Enfin, au regard de l’évolution de la jurisprudence, l’approche française devrait permettre de mieux prendre en considération ce risque « organisationnel » (3).

1 La prise en compte progressive de la santé mentale au travail par le droit français

L’année 2012 marque le dixième anniversaire de la Loi no 2002-73 du 17 janv. 2002 de modernisation sociale[11]. C’est par l’adoption de cette loi que l’expression « santé mentale » fait son apparition dans le droit du travail[12]. Contrairement au processus législatif français classique, la Loi de 2002 n’a pas fait l’objet de travail réglementaire. Il n’y a pas eu, par exemple, de parution de décret spécifique à la « santé mentale », ni au « bien-être[13] » au travail, qui aurait pu décliner cette loi en obligation particulière et concrète pour l’entreprise. Toutefois, la référence au « bien-être » n’est pas nouvelle. Elle figurait déjà dans la Constitution de l’Organisation mondiale de la santé, laquelle définissait la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, et [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité[14] ». Mais c’est la Loi de 2002[15] qui a véritablement introduit le concept de ce qui deviendra plus tard les « risques psychosociaux[16] ». Dix ans après l’adoption de la Loi de modernisation sociale, l’approche du risque psychosocial en entreprise a complètement changé. Pourtant, il existe toujours cette difficulté d’appréhender juridiquement ce que l’on dénomme « RPS ». Loin d’être homogène, la notion de RPS ne correspond à aucune catégorie juridique particulière. Ils ne sont définis ni médicalement, ni juridiquement, ni même véritablement de manière quantitative. Donner une définition précise et concrète des « RPS » est un exercice périlleux[17] (1.1). Néanmoins, certains indicateurs permettent aujourd’hui de mieux appréhender la réalité de ces risques dits « émergents » (1.2).

1.1 La « santé mentale » vs « RPS » : définitions

Le droit français ne définit pas le terme « risques psychosociaux ». En pratique, sous le même vocable, les RPS recouvrent diverses déclinaisons, principalement médicales, qui correspondent à des risques professionnels portant atteinte à l’intégrité physique et à la santé mentale des salariés : stress, harcèlement, violence[18], mal-être au travail, burn-out voire suicide au travail. Nombreuses sont les études qui déclinent ces notions. Il ne sera développé ci-dessous que les aspects repris de manière massive dans la jurisprudence.

1.1.1 Le stress au travail

D’après une grande étude menée en 1999, en Europe, les hommes (23 p. 100 contre 20 p. 100 des femmes) et les travailleurs entre 40 et 54 ans sont les plus touchés par le stress[19]. Une enquête française menée en 2009 par l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail montrait que 41 p. 100 des salariés déclaraient subir du stress au travail[20].

Suite à l’accord-cadre européen du 8 octobre 2004[21], et aux nombreux rapports émis au ministère du Travail[22], les partenaires sociaux français ont signé un accord national interprofessionnel relatif au stress au travail[23]. Cet accord présente un double intérêt : d’une part, celui de faire émerger une définition du stress en entreprise ; d’autre part, celui de fixer les grands principes autour desquels peut se construire une véritable politique de prévention de lutte contre le stress au travail. La définition du stress découle d’un consensus social et scientifique[24]. Il s’agit d’un

état de stress [qui] survient lorsqu’il y a déséquilibre entre la perception qu’une personne a des contraintes que lui impose son environnement et la perception qu’elle a de ses propres ressources pour y faire face […] En outre différents individus peuvent réagir de manière différente à des situations similaires et un même individu peut, à différents moments de sa vie, réagir différemment à des situations similaires. Le stress n’est pas une maladie mais une exposition prolongée au stress peut réduire l’efficacité au travail et peut causer des problèmes de santé[25].

Suite à des situations difficiles en entreprises (on pense notamment aux cas de suicide sur le lieu de travail), le 9 octobre 2009, le gouvernement français a décidé, dans l’urgence, un « plan d’urgence pour la prévention du stress au travail[26] », qui consistait, pour les entreprises de plus de 1 000 salariés à engager un plan d’action ou à négocier un accord sur le stress au travail, sous peine d’être stigmatisées. Si les accords au niveau des grandes entreprises se sont multipliés, la Direction générale du travail a dressé un premier bilan mitigé sur l’efficacité réelle des accords négociés à la suite de l’Accord national interprofessionnel[27].

La portée de l’Accord national interprofessionnel de 2008[28] a sans doute été plus pédagogique que normative. Mais il a eu le mérite d’accroître la prise de conscience sur le stress au travail, d’attirer l’attention sur les signes susceptibles d’indiquer des problèmes de stress au travail en amont, et de fournir un cadre permettant de détecter, de prévenir, d’éviter les problèmes de stress au travail et d’y faire face au besoin. Même s’il fait l’objet d’accords et donc de consensus, le stress lui-même ne constitue pas un concept juridique en droit du travail français, contrairement aux cas de harcèlement.

1.1.2 Les cas de harcèlement

Le harcèlement moral attire aujourd’hui l’attention des acteurs du monde du travail, du fait, d’une part, d’une jurisprudence foisonnante et, d’autre part, de la conclusion le 26 mars 2010 de l’Accord national interprofessionnel[29], après de laborieuses négociations des partenaires sociaux[30]. Par cet accord, ils reconnaissent que certaines méthodes de gestion et l’organisation du travail peuvent constituer du « harcèlement managériale » et, à ce titre, être délétères pour la santé et entraîner des risques psychosociaux.

Mais c’est véritablement la Loi no 2002-73 de modernisation sociale du 17 janv. 2002[31] qui est venue introduire dans le Code du travail l’article L. 1152-1. Eu égard à cet article, « aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ». Les effets du harcèlement moral sur la santé mentale des travailleurs sont bien réels. Toutefois, comme le soulignait le rapport Nasse-Légeron, le harcèlement [moral] ne constitue pas un risque psychosocial à proprement parler, mais il se trouve plutôt à l’origine d’autres troubles psychologiques[32]. C’est pourquoi le médecin du travail ne devrait jamais utiliser cette notion, dans la mesure où il s’agit d’une notion exclusivement juridique, laissée à l’appréciation des juges, en cas de contentieux.

Récemment, le Conseil constitutionnel français, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité[33], a prononcé, le 4 mai 2012, l’abrogation immédiate de l’article 222-33 du Code pénal qui punissait d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende « le fait de harceler autrui dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle[34] ». Les juges constitutionnels ont, en effet, considéré que les éléments constitutifs de l’infraction de harceler sexuellement étaient insuffisamment définis, contrevenant ainsi au principe de fixer légalement le champ d’application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis[35]. Peu de temps après l’abrogation, le Parlement français a adopté la loi sur le harcèlement sexuel en août 2012[36]. Une nouvelle définition, plus précise qu’auparavant, a ainsi été codifiée dans le Code pénal[37] et le Code du travail[38]. Constitue désormais le harcèlement sexuel « le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante[39] ». Par ailleurs, « [e]st assimilé au harcèlement sexuel, le fait, même non répété, d’user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l’auteur des faits ou au profit d’un tiers[40] ».

L’ampleur de la situation a été mise en exergue ces dernières années par l’émergence « des suicides pour cause professionnelle[41] ».

1.1.3 Le suicide au travail

Une étude[42] a montré que 107 décès par suicide ont fait l’objet d’une demande de reconnaissance au titre des accidents du travail au cours de la période de janvier 2008 à décembre 2009, dont 56 en 2009. Ces cas sont survenus pour moitié sur le lieu de travail habituel et pour un quart au domicile du salarié. Parmi les 107 suicides déclarés, 94 concernent des hommes (soit 88 p. 100) et 50 suicides déclarés (47 p. 100) concernent les professions intellectuelles supérieures et professions intermédiaires.

Problème sociétal contemporain, la problématique de la santé mentale perd cependant de sa lisibilité avec ce concept « fourre-tout » que constituent les RPS. À l’heure actuelle, seule la notion de harcèlement moral a été mise en exergue par le législateur. Pour autant, il ne faudrait pas réduire la santé mentale à cette seule notion. Sans doute la santé mentale a-t-elle « souffert » d’une naissance normative concomitante à celle du harcèlement moral[43]. Si le législateur a légiféré sur la seule situation de harcèlement, il reste aujourd’hui hésitant à se positionner clairement sur les autres volets des risques psychosociaux. Pour autant, la société a pris conscience de la réalité que certains troubles d’organisation du travail pouvaient mettre en péril la santé des travailleurs.

1.2 La souffrance au travail[44] : quelle réalité ?

Il est difficile de quantifier l’exactitude des RPS, puisque l’atteinte à la santé mentale, au sens pathologique du terme (dépression sévère, maladie bipolaire…) est prise en charge au titre de l’assurance maladie, comme toute autre pathologie. Toutefois, l’approche « santé-travail » permet aujourd’hui de mieux prendre en considération ce risque particulier, par le biais de la législation professionnelle (1.2.1) des accidents du travail et maladies professionnelles. En outre, la prise de conscience de ce risque s’est faite aussi par l’accumulation d’enquêtes et d’études, lesquelles ont abouti à des rapports (1.2.2), mettant en évidence certains paradoxes : le travail peut être source de satisfaction, mais peut être aussi source de souffrance[45].

1.2.1 Les RPS reconnus en lésions professionnelles

Les RPS recouvrent des risques professionnels qui portent atteinte à l’intégrité physique et à la santé mentale des salariés. Dans le dispositif « santé-travail », les risques professionnels reconnus sont pris en charge dans le cadre du régime juridique des « accidents du travail » (AT) et des « maladies professionnelles » (MP). Pour établir un risque professionnel — AT/MP, le Code de la sécurité sociale s’appuie sur des présomptions d’imputabilité simples. Toutefois, en matière de santé mentale au travail, établir un lien de causalité entre l’atteinte à la santé et la prestation du travail n’est pas une tâche aisée. Cette complexité est liée aux facteurs en cause. Les pathologies liées à la souffrance psychique sont en effet généralement plurifactorielles. Leurs causes peuvent mêler vie personnelle du travailleur et vie professionnelle. Il n’en reste pas moins qu’il est possible de faire reconnaître un trouble psychosocial en AT ou MP : « Est considéré comme accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d’entreprise[46]. »

L’accident du travail se traduit donc dans les faits par un « événement soudain » entraînant une lésion. Facilement identifiable, l’accident du travail aux temps et lieu du travail déclenche une présomption (simple) d’imputabilité d’origine. La Caisse de la sécurité sociale devra établir l’existence d’un fait accidentel et recherchera un fait objectif soudain, sortant des relations normales de travail (agressions verbales, insultes, humiliation …). La notion même d’accident du travail pose aujourd’hui question sur son caractère soudain ou encore sur ses conséquences : quid de la lésion en cas d’agression verbale … Les premiers troubles psychiques pris en charge au titre de l’accident du travail étaient à l’occasion d’affaires relatives aux braquages de banque où les travailleurs, à l’issue de ce braquage, présentaient des troubles psychologiques. Par la suite, ce sont les agressions intervenues sur le lieu de travail[47] et les dépressions nerveuses[48] qui ont été jugées comme consécutives à un accident du travail. Puis, depuis quelques années, on voit apparaître dans l’actualité les affaires relatives aux suicides ou aux tentatives de suicides liés au travail, reconnus récemment par la Cour de cassation comme accidents du travail. Dans certains cas, c’est même la tentative d’un salarié de mettre fin à ses jours à son domicile, c’est-à-dire à un moment où il ne se trouvait plus sous la subordination de son employeur, qui a été reconnue en accident du travail[49]. Il y a une évolution certaine de la prise en charge accidentelle qui s’éloigne de la définition originelle du dispositif.

1.2.1.1 Les troubles psychosociaux et la maladie professionnelle

En France, il n’existe aucun tableau spécifique de maladies professionnelles indemnisables reprenant les divers aspects médicaux du stress, de la dépression… Un travailleur dont la santé mentale serait atteinte ne bénéficierait donc pas de la présomption d’origine liée aux tableaux de maladies professionnelles[50]. Il devrait passer alors par les rouages de la preuve des affections hors tableau[51]. L’Accord national interprofessionnel relatif au stress au travail[52] exclut, en l’état actuel, que le stress au travail puisse être considéré comme une maladie professionnelle indemnisable. Même si l’Accord admet qu’une exposition prolongée au stress est susceptible de causer des problèmes de santé (dépression, maladies psychosomatiques, problèmes de sommeil, syndrome d’épuisement professionnel, ou burn-out…), qui, eux-mêmes, peuvent entrer dans le cadre d’un tableau de maladie professionnelle. Ces dernières années, des études ont pu démontrer des liens entre le stress au travail et certaines pathologies, tels que les troubles musculosquelettiques, les maladies cardiovasculaires.

Pour pallier le caractère restrictif du système des tableaux des maladies professionnelles, une nouvelle procédure de reconnaissance a vu le jour en 1993, par la création d’un système complémentaire du Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP). Il est désormais possible de faire reconnaître en maladie professionnelle un risque psychosocial dans le cadre du CRRMP. Il s’agit d’une commission, dans laquelle trois médecins se réunissent pour statuer si la maladie présentée par le salarié est liée aux conditions de travail. Devant le CRRMP, il n’y a pas de présomption d’origine. Le CRRMP devra alors retrouver un lien direct et essentiel pour reconnaître le trouble mental dont souffre le travailleur comme lié à une exposition professionnelle délétère[53].

En France, le système complémentaire du CRRMP a permis une recrudescence des dossiers liés aux risques psychosociaux[54]. Il est recensé, en 2011, 669 000 accidents du travail, 55 000 maladies professionnelles et un peu moins de 1 120 décès dus au travail[55]. Les procédures contentieuses prouvent que le coeur des débats réside dans le lien de causalité avec le travail. Une enquête publiée en 2010 démontrait que, sur les 60 p. 100 de salariés imputant leurs troubles chroniques au travail, 30 p. 100 évoquaient le stress et l’anxiété[56]. Cette demande de reconnaissance en maladie professionnelle devrait, à terme, contribuer à une meilleure lisibilité de ce que l’on entend juridiquement par « risques psychosociaux liés au travail » pour déterminer les droits à réparation.

Les RPS ont des impacts sur la santé des salariés, mais ils ont également des conséquences pour l’entreprise. Même si leur coût reste difficile à chiffrer, il n’en reste pas moins que certains indicateurs (l’absentéisme, la fréquence des accidents du travail, le turnover, le nombre de cas de mobilité, les droits de retrait …) sont en général de bons révélateurs d’alerte pour prévenir des situations de souffrance au travail. Alors que la question des indicateurs pour évaluer la présence des RPS est controversée, ils ont le mérite de permettre d’objectiver des situations de souffrance des travailleurs, par essence individuelle. Ils peuvent être un moyen pour l’employeur de prendre conscience que derrière les difficultés individuelles liées à des pathologies psychosociales peut se « cacher » un problème plus collectif, lié à l’environnement de travail.

Mais au-delà des chiffres AT/MP, il existe d’autres sources d’indicateurs des RPS que sont les rapports et les enquêtes menés sur l’ensemble du territoire.

1.2.2 Les autres indicateurs dans la prise en compte des RPS

Parmi les nombreux rapports, il faut citer le rapport Nasse-Légeron[57], rapport demandé par le ministère du Travail, qui a su définir, de manière objective et acceptée par les partenaires sociaux représentant salariés et employeurs, les différentes représentations des risques psychosociaux. Cette représentation commune permet (ou permettra) aux employeurs et représentants des salariés de travailler en synergie sur les moyens pour combattre les RPS présents en entreprise. Plusieurs actions sont proposées pour disposer d’une vision globale en vue de prévenir les risques de stress et les troubles psychosociaux dans le cadre du travail. Les rapports mettent ainsi en exergue, notamment, qu’il n’existe en France « aucun indicateur global », qui permettrait d’observer simultanément l’état de santé mentale des personnes concernées et celui de leurs conditions sociales de travail[58]. Le rapport conserve une certaine prudence concernant la reconnaissance possible du stress au travail comme maladie professionnelle (MP). Selon les auteurs du rapport, « il n’est pas possible d’anticiper l’ampleur des enjeux financiers résultant du classement en MP des troubles psychosociaux, sans avoir, au préalable, mené des investigations à leur terme[59] ».

Ces différents rapports ont ainsi permis d’analyser les RPS en six dimensions, devenues autant d’indicateurs[60] : 1) les exigences du travail ; 2) les exigences émotionnelles ; 3) l’autonomie et les marges de manoeuvre ; 4) les rapports sociaux et relations de travail ; 5) les conflits de valeurs ; 6) l’insécurité socio-économique.

Ainsi, à la suite de nombreuses études et enquêtes et de rapports, un premier bilan a été dressé. Les professions les plus qualifiées ont : des exigences psychosociales au travail élevées ; des conflits de valeurs plus fréquents. Toutefois, ces professions les plus qualifiées sont moins exposées au manque de marge de manoeuvre, de soutien social ou de sécurité économique que les professions peu qualifiées. Par ailleurs, les salariés qui travaillent en contact avec le public subissent plus souvent que les autres des contraintes émotionnelles importantes. Et les femmes sont plus exposées que les hommes au manque de marge de manoeuvre, de soutien social et de reconnaissance au travail.

Devant l’ampleur de leur impact, tant sur le plan de la santé des salariés (effets délétères) que sur le plan de l’entreprise (absentéisme, AT, problèmes de discipline, dégradation du climat social, réduction de la productivité et de la performance[61]…), la problématique des risques psychosociaux a été reprise dans le Plan de Santé au Travail 2011-2014, lequel préconise une prise en charge par les entreprises afin de prévenir les atteintes à la santé psychique des travailleurs[62]. Même si les responsabilités pèsent sur l’employeur, la prise en compte des RPS passe aussi par une approche médicale et constitue désormais une priorité en termes de prévention.

2 La santé mentale intégrée au système de la santé au travail

Méconnue du droit en général et du droit du travail en particulier jusqu’en 2002, la question de la santé mentale n’était pourtant pas étrangère au monde de la santé au travail. En effet, conseillers de l’entreprise, des salariés et de leurs représentants, les services de santé au travail[63] et, aujourd’hui, l’équipe pluridisciplinaire en santé travail, en particulier le médecin du travail[64], sont des acteurs incontournables dans l’évaluation, la prévention et la prise en charge des risques psychosociaux. Ce rôle pivot en la matière s’est accentué récemment avec la réforme de la médecine du travail de juillet 2011[65]. Cette réforme ne s’est pas faite sans mal. En effet, l’une des difficultés dans la gestion de la santé au travail a été de se libérer de certains stéréotypes qui l’ont fortement caractérisée au cours de son existence. De 1946 à 2002, le dispositif autrefois appelé de la « médecine du travail » était centré essentiellement et exclusivement autour de la notion d’« aptitude » délivrée (ou non) par le médecin du travail. Au gré des réformes successives, il y a eu une diminution de l’exigence périodique « d’aptitude », pour finalement se (re)concentrer sur les actions de prévention en santé en milieu de travail[66]. Ce n’est qu’en 2002 que sont réellement apparus les concepts de « santé au travail », de « pluridisciplinarité », sans pour autant en donner une définition concrète. Il a fallu attendre la réforme de juillet 2011 pour que le législateur se décide à franchir le cap. Même si elle ne dispose d’aucune disposition propre aux RPS, la réforme devrait néanmoins améliorer leur prévention. En effet, parmi les enjeux fondamentaux liés à l’évolution de la santé au travail, se trouvent la question de la prévention, tant collective qu’individuelle, et la question de la coopération des différents acteurs, membres de l’équipe pluridisciplinaire en santé au travail (2.1) pour un meilleur suivi des travailleurs à cet égard (2.2).

2.1 Une approche collective dans un contexte de réforme : évolution des équipes pluridisciplinaires pour une meilleure prévention

La collectivité de travail (employeurs, salariés, représentants du personnel, médecin du travail) prend conscience que l’organisation peut être un facteur majeur dans l’apparition et/ou le développement des risques psychosociaux. Cette approche organisationnelle est une approche essentiellement collective.

Suite à son inscription dans le processus législatif, la pluridisciplinarité a connu un développement qui est loin d’être anodin sur le plan de la pratique de la santé au travail. Le Code du travail précise que les missions du service de santé au travail sont désormais assurées par « une équipe pluridisciplinaire de santé au travail comprenant des médecins du travail, des intervenants en prévention des risques professionnels et des infirmiers. Ces équipes peuvent être complétées par des assistants de services de santé au travail et des professionnels recrutés après avis des médecins du travail. Les médecins du travail animent et coordonnent l’équipe pluridisciplinaire[67]. » Dans la pratique, cette pluridisciplinarité reste à construire, car le Code du travail ne détermine pas quelle doit être la composition exacte de cette équipe en santé au travail. Ces équipes pourront toutefois être constituées de spécialistes en santé mentale et en conditions de travail. On pense à cet effet aux ergonomes, aux psychologues du travail, lesquels permettraient de mieux identifier les situations susceptibles d’entraîner des troubles psychosociaux.

En outre, la réforme de 2011 a le mérite de définir, pour la première fois, les missions des services de santé au travail, et sans surprise la prévention de la santé mentale et psychique des travailleurs devient une mission principale des services :

Les services de santé au travail ont pour mission exclusive d’éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail. À cette fin, ils :

1. Conduisent les actions de santé au travail, dans le but de préserver la santé physique et mentale des travailleurs tout au long de leur parcours professionnel ;

2. Conseillent les employeurs, les travailleurs et leurs représentants sur les dispositions et mesures nécessaires afin d’éviter ou de diminuer les risques professionnels, d’améliorer les conditions de travail, […] de prévenir le harcèlement sexuel ou moral, de prévenir ou de réduire […] la désinsertion professionnelle et de contribuer au maintien dans l’emploi des travailleurs[68].

Dorénavant, au sein de chaque service de santé au travail devront être définies les priorités du service qui seront désormais contractualisées (avec la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi ainsi que la Caisse régionale d’assurance maladie) au moyen d’un contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens[69]. Parmi les priorités phares, se trouve ainsi la protection de la santé mentale pour « combattre à la source » les risques psychosociaux au sein des organisations de travail, grâce à la coordination des acteurs pluridisciplinaires.

L’approche collective de la prévention des RPS doit désormais se construire de manière pluridisciplinaire. Le médecin du travail ne peut plus agir seul, il doit utiliser les compétences et l’expertise des membres de l’équipe pluridisciplinaire pour avoir une perception de l’environnement et des organisations de travail. Parfois, l’apport d’une approche collective ne suffira pas à répondre à un problème particulier de souffrance psychique au travail. C’est pourquoi la relation individuelle médecin du travail/salarié ne doit pas être occultée.

2.2 Une approche individuelle revisitée : évolution d’un suivi individuel plus adapté

La réforme de la médecine du travail a, de manière timorée, revisité la régularité du suivi individuel des travailleurs, passant de la « visite d’aptitude » à un « suivi pluridisciplinaire » plus adapté et orienté à la réalité du terrain. De nouvelles règles de suivi individuel sont ainsi mises en place, en modifiant la fréquence des examens médicaux obligatoires. Il s’agit essentiellement d’espacer les visites médicales, en intercalant des entretiens infirmiers en santé au travail plus ciblés et des actions pluridisciplinaires annuelles. Le tout doit permettre d’assurer un suivi adéquat de la santé du salarié. Au cours de ces prochaines années, l’enjeu sera donc de définir et d’organiser concrètement les modalités de ce suivi individuel des travailleurs qui devront êtres déclinées au sein de l’équipe de santé au travail par l’ensemble des acteurs qui la compose.

La réforme n’est pas venue par ailleurs modifier en substance le régime de l’aptitude/inaptitude, lequel vise l’adéquation de l’état de santé du travailleur avec le poste de travail qu’il occupe. En matière de RPS, l’inaptitude peut constituer un outil pratique permettant de retirer « à la source » l’individu de son environnement pathogène. Certains qualifieront même l’inaptitude pour souffrance au travail comme une « véritable mesure thérapeutique », dans la mesure où « cette situation, si elle se prolonge, pourrait avoir des conséquences dramatiques[70] ». Toutefois, avec l’inaptitude, on ne se place plus du côté de la prévention des RPS, mais bien dans une optique réparatrice[71].

Même s’il est vrai qu’au sein de la réforme il n’existe pas de dispositif particulier pour contribuer de manière efficace à la prévention des RPS, l’ensemble de ces questions (équipes pluridisciplinaires, gestion de suivi médical…) participe directement à la prévention des risques psychosociaux en entreprise et à la lutte contre les RPS. En effet, grâce à cette approche pluridisciplinaire, il est possible d’identifier et d’évaluer les situations de souffrance au travail et d’y remédier et également de tenter d’en comprendre les facteurs. Face aux conséquences néfastes des RPS, il est nécessaire aujourd’hui de concilier à la fois l’approche collective et l’approche individuelle de la prévention[72]. La première démarche serait de faire de la prévention primaire[73] des RPS. À savoir lutter contre le risque à la source : il s’agit d’ailleurs de la seule prévention durable. Il est d’ailleurs important de rappeler que les facteurs liés à l’organisation du travail à l’origine des RPS sont connus et mis en évidence par la littérature scientifique. Ils peuvent être regroupés en quatre grandes familles de facteurs[74] :

  • les exigences du travail et son organisation (autonomie dans le travail, degré d’exigences au travail en matière de qualité et de délais, vigilance et concentration requises, injonctions contradictoires) ;

  • le management et les relations de travail (nature et qualité des relations avec les collègues, les supérieurs, reconnaissance, rémunération, justice organisationnelle) ;

  • la prise en compte des valeurs et des attentes des salariés (développement des compétences, équilibre entre vie professionnelle et vie privée, conflits d’éthique) ;

  • les changements du travail (conception des changements de tout ordre, nouvelles technologies, insécurité de l’emploi, restructurations…).

Mais trop souvent, l’action de prévention intervient a posteriori de la survenance du risque[75]. L’objectif sera alors de prendre en charge (parfois dans l’urgence) le travailleur qui souffre et d’envisager les solutions pour le maintenir dans son emploi, le cas échéant. À ce titre, le médecin du travail peut, dans le respect du secret médical, mettre en oeuvre un suivi pour l’accompagnement des salariés en difficulté et solliciter une concertation avec l’entreprise pour examiner les moyens à mettre en oeuvre. Le médecin du travail est, en effet, depuis longtemps, habilité à proposer des mesures individuelles, telles que mutations ou transformations de poste, justifiées par des considérations relatives, notamment, à l’état de santé physique et mentale des travailleurs[76]. En outre, la réforme de 2011 a conféré au médecin du travail « un nouveau pouvoir d’actions », en signalant à l’employeur et en traçant (par un écrit motivé et circonstancié) les situations à risques pour la santé des travailleurs et en y joignant ses préconisations visant à la préserver[77], et en faisant des propositions pour l’amélioration des conditions de travail en entreprise. Devrait dès lors s’instaurer un dialogue entre médecin du travail et employeur, conférant un poids certain aux recommandations du médecin : l’employeur ne peut dorénavant en faire l’impasse. N’oublions pas que l’employeur a la responsabilité de prendre soin de la santé (et donc de la santé mentale) de ses travailleurs.

L’application concrète de cette réforme « santé au travail » est posée : sera-t-elle suffisante pour permettre une meilleure adéquation de la protection de la santé mentale au travail ?

Si l’intention du législateur n’est pas discutée, on peut tout de même s’interroger sur l’écho pragmatique de ces dispositions, et plus particulièrement pour les petites et moyennes entreprises. « La portée de cette réforme s’évaluera alors par la pratique, notamment à l’épreuve de la prévention des risques psychosociaux[78]. » L’enjeu de ces prochaines années sera de mettre en oeuvre cette pluridisciplinarité dans les services de santé afin d’apprendre à « travailler ensemble », dans un même objectif, celui de la prévention de la santé au travail, tout en coordonnant les tâches des différents acteurs.

L’approche individuelle ou collective des RPS peut donc être médicale (via le système de la santé au travail), mais elle peut être aussi juridique. La preuve en est le contentieux frénétique, essentiellement tourné, dans un premier temps sur le harcèlement.

3 Le rôle de la jurisprudence dans le renforcement de la protection de la santé mentale

Progressivement, le législateur est venu protéger la santé mentale des travailleurs, afin d’assurer leur bien-être au travail[79]. Toutefois, le droit n’a pas pu réguler toutes les situations de souffrance au travail. Le législateur s’est contenté de légiférer sur la seule problématique du harcèlement moral[80], au point d’occulter le champ plus large des risques psychosociaux. En l’absence de disposition législative ou réglementaire précise, c’est la jurisprudence qui s’est saisie de la question au regard de l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur qui impose à celui-ci de « prend[re] les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs[81] ».

(Re)découverte[82] en 2002[83], l’obligation de sécurité de résultat poursuivait à l’origine l’objectif d’une meilleure réparation en matière d’accident du travail/maladie professionnelle. Puis progressivement, d’une logique réparatrice, l’obligation de sécurité s’est déplacée vers le terrain d’une meilleure prévention. En matière de risques psychosociaux, il a fallu, cependant, attendre 2006[84] pour que cette obligation de sécurité de résultat de l’employeur en matière de protection de la santé et de la sécurité soit enfin étendue au cas de harcèlement moral. En l’espèce, l’employeur avait été averti d’agissements de harcèlement au sein de son entreprise, mais n’avait entrepris aucune action pour y remédier, notamment en utilisant son pouvoir disciplinaire. Les juges soulignent la forte incitation faite à l’employeur d’agir en matière de lutte contre les RPS. Cet arrêt a ainsi permis d’intégrer effectivement la santé mentale au sein de l’obligation de sécurité de l’employeur, à l’instar de la santé physique.

Mais la mutation la plus symptomatique de l’obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé psychique s’est concrétisée avec l’arrêt SNECMA[85] en 2008. La Cour de cassation est venue en effet contrecarrer le pouvoir de direction et d’organisation de l’employeur, en lui interdisant « de prendre [de nouvelles] mesures [d’ordre organisationnel] qui auraient pour objet ou pour effet de compromettre la santé et la sécurité des salariés[86] », eu égard à son obligation de sécurité… La nouvelle position de la jurisprudence est claire : toute nouvelle organisation peut être suspendue, dès lors qu’elle est susceptible d’altérer la santé mentale des salariés. Et cela, même si aucune infraction relative aux règles d’hygiène et de sécurité n’est commise dans le cadre de cette nouvelle organisation. Par cet arrêt, la Haute Cour s’octroie le droit d’immixtion, et donc de contrôle, dans le pouvoir de direction et dans les choix organisationnels et de management de l’employeur, au motif de la primauté de la santé au travail.

Les juges n’exigent plus, depuis 2009, de lien entre l’état de santé du salarié et la dégradation de ses conditions de travail, pour statuer sur l’existence d’un harcèlement moral[87]. Un salarié n’est donc tenu que d’apporter des éléments permettant de présumer l’existence d’un harcèlement moral, peu importe « l’absence de relation entre l’état de santé et la dégradation des conditions de travail […] Il serait en effet, anormal de ne pas sanctionner l’employeur, pour raison que le salarié se révèle particulièrement “résistant”[88]. »

Ainsi, sous l’égide de l’obligation de sécurité de résultat, la Cour de cassation n’a eu de cesse d’élargir le concept de harcèlement moral pour tenter de cerner la notion plus large de la protection de la santé mentale au travail. À cet égard, deux décisions doivent attirer particulièrement l’attention. La première (2009) consacre les méthodes managériales comme pouvant caractériser un harcèlement moral, dès lors qu’elles se manifestent pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d’entraîner une dégradation des conditions de travail, susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale, ou de compromettre son avenir professionnel[89]. La seconde (2010), très sévère à l’égard de l’entreprise, mais légitime sur le terrain de l’obligation de sécurité de résultat, conduit à la mise en jeu de la responsabilité de l’employeur, dès lors qu’un salarié est victime, sur le lieu de travail, de violences physiques ou morales exercées par l’un ou l’autre de ses collègues, quand bien même l’employeur aurait pris les mesures en vue de faire cesser ces agissements[90].

Récemment, la faute inexcusable de l’employeur a été reconnue pour un infarctus du myocarde survenant chez un salarié licencié pour inaptitude en conséquence[91]. Le caractère professionnel de l’accident a été irrévocablement reconnu, puisque le salarié invoquait un contexte de surcharge de travail, des objectifs inatteignables qui lui avaient été imposés et le stress et les pressions générés par la politique managériale de réduction drastique des coûts dans l’entreprise. Considérant que l’employeur n’avait pas pris la mesure des conséquences de l’objectif de réduction des coûts, en termes de facteurs de risque pour la santé des employés en général et de ce salarié en particulier, les juges du fond, suivis par la Haute Cour, ont retenu la faute inexcusable à son encontre. L’argument selon lequel le salarié ne s’était jamais plaint des difficultés professionnelles rencontrées et avait toujours été reconnu apte lors des visites médicales n’a pas tenu face aux juges qui ont estimé qu’« un employeur ne peut ignorer ou s’affranchir des données médicales afférentes au stress au travail et ses conséquences pour les salariés qui en sont victimes[92] ». Parallèlement, les constats selon lesquels « l’accroissement du travail était patent sur les années précédant l’infarctus » et « la politique de surcharge, de pressions et d’objectifs inatteignables [était] confirmée par des attestations[93] » ont confirmé la conscience du danger que l’employeur ne pouvait ignorer.

L’actualité jurisprudentielle foisonnante de ces dernières années souligne l’intérêt porté par les juges à la question de la protection de la santé mentale au travail. Trop longtemps centré autour du harcèlement moral, le contrôle a posteriori des juges permet dorénavant d’aller sur le terrain des risques collectifs en prenant en compte des méthodes de management à caractère pathogène. Par ailleurs, ces décisions devraient avoir un effet pédagogique en donnant des outils aux employeurs en soutien à leur obligation de sécurité de résultat en matière de santé mentale au travail.

Prise de conscience par la société des risques liés au travail, protéger la santé mentale au travail est devenu une obligation incontournable. L’employeur ne peut plus sous-estimer sa responsabilité en matière de risques psychosociaux. Ce sont des risques professionnels à part entière contre lesquels il doit lutter, eu égard à son obligation de sécurité de résultat qui a connu ces dernières années une véritable mutation. Celle-ci « est désormais évoquée par la juridiction en matière de gestion collective, et non plus exclusivement en matière de gestion individuelle, et devrait conduire les employeurs à redoubler de vigilance quant à la mise en oeuvre de nouvelles organisations du travail[94] ». Il importe pour l’employeur d’évaluer et de prévenir les RPS présents au sein de son entreprise, pour préserver la santé mentale de ses salariés. Toutefois, en pratique, la tâche est loin d’être facile. On peut s’interroger sur l’efficience de l’encadrement juridique pour préserver la santé mentale des travailleurs. Si aujourd’hui des indicateurs sont présents, il n’existe pour autant de méthode qui encadre l’évaluation des RPS. Quant à la prévention des RPS, l’obligation générale existe bien, mais son contrôle est surtout a posteriori. L’une des difficultés majeures réside sans doute dans la notion même de « risques psychosociaux » qui ne connaît pas de réel consensus social : « Les risques psychosociaux restent un objet à construire, qu’il s’agisse d’en définir les contours ou d’en cerner les possibles approches disciplinaires[95]. »

Même si la responsabilité repose sur l’employeur, ce dernier ne peut plus agir seul. Doit se mettre en place une véritable politique de prévention concertée en entreprise, avec la participation des représentants du personnel (notamment le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail[96]), des syndicats pour la conclusion d’accords et du médecin du travail avec son équipe pluridisciplinaire. L’employeur ne peut plus dire qu’il ne sait pas. La mise en place d’un « plan santé au travail » d’entreprise devient « un investissement véritable » pour le bien-être du salarié et donc de l’entreprise. C’est d’ailleurs un des objectifs de la Loi du 20 juillet 2011[97] qui tend à développer cette demande dynamique de projet à la fois au sein de l’entreprise, mais aussi au niveau territorial. Une évaluation du dispositif est prévue fin 2014.