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Dans la chronique des changements qui ont affecté les institutions militaires occidentales depuis vingt ans, les États-Unis occupent une place à part. C’est, d’abord, une question de taille. Avec 3 millions de soldats dont 500 000 déployés à l’étranger, 528 vaisseaux de guerre, dont 15 porte-avions et 88 sous-marins d’attaque, une flotte aérienne de 4 000 avions, sans oublier un arsenal de plus de 10 000 têtes nucléaires, les Forces armées américaines sont, dans tous les sens du terme, sans rivales en 1990.

Elles doivent également faire face à un défi sans commune mesure : repenser une défense qui a perdu sa raison d’être, faute d’ennemi, et qui consomme, bon an mal an, près de 25 % des dépenses fédérales et 6 % du PNB des États-Unis. Il n’est donc pas étonnant que les intellectuels de la défense aux États-Unis aient manifesté un intérêt particulier pour l’avenir de la guerre[1]. Un effort remarquable sera en effet entrepris au sein des think tanks spécialisés, dès la fin des années 1980, dans le but de prévoir la forme que prendraient les conflits de l’avenir et de planifier, en l’absence d’une menace précise, le type de forces dont les États-Unis auraient besoin à l’horizon des années 2000-2020. Cette tentative ambitieuse rend l’expérience américaine tout à fait unique. Peu de pays, dans l’histoire, peuvent en effet prétendre avoir su transformer avec succès leurs forces armées face aux dangers que leur réservait l’avenir. Comme le dit la sagesse populaire : les institutions militaires ont plutôt tendance à se préparer pour les guerres qu’elles ont menées avec succès dans le passé. Dans quelle mesure les États-Unis ont-ils su penser et maîtriser l’innovation après 1990 ? Et quelles leçons peut-on tirer de cette expérience ? Voilà deux des questions que nous souhaitons soulever dans cet essai.

Deux concepts jumeaux vont guider l’effort de réflexion américain en ce qui a trait à l’avenir de la guerre moderne : la révolution dans les affaires militaires (ram) et la « transformation ». Comme on le sait, la notion de ram suppose que l’histoire de la guerre est ponctuée d’une série de « ruptures », caractérisées par des changements radicaux sur le plan des technologies, des doctrines et de l’organisation militaire. Les exemples classiques de révolution dans les affaires militaires sont nombreux : l’introduction des armes à feu sur le champ de bataille au 16e siècle, la levée en masse et les tactiques révolutionnaires à la fin du 18e siècle, la révolution du feu et des transports au milieu du 19e siècle, l’émergence de la guerre éclair entre 1924 et 1939 et, bien sûr, l’irruption de l’arme nucléaire et de la dissuasion après la Seconde Guerre mondiale.

Pour les promoteurs de l’idée d’une ram contemporaine, il est clair que l’on assistait, au tournant du millénaire, à une mutation de l’art de la guerre, qui avait commencé durant les deux dernières décennies de la guerre froide (1970-1990). Plus spécifiquement, la ram contemporaine allait prendre racine dans les progrès considérables effectués dans les domaines de la reconnaissance électronique, des technologies de la communication et de l’information. Ces technologies appelleraient à leur tour une réforme radicale des organisations et des doctrines militaires. À l’évidence, les partisans de la ram proposaient que les Forces armées américaines s’inspirent de cette mutation pour réformer et moderniser leurs services dans le contexte de l’après-guerre froide. Implicitement, cela permettrait aux États-Unis de conserver et de renforcer leur statut de superpuissance militaire au tournant du second millénaire.

Quant à la notion de « transformation », elle désigne le processus de réforme qui accompagne une mutation dans l’art de la guerre. Comme l’a dit Paul Davis, « la “transformation” doit simplement être entendue comme un synonyme de “changements profonds” dans les affaires militaires. Il ne s’agit pas nécessairement de réformes tous azimuts ou d’un rejet systématique de ce qui n’est pas “révolutionnaire”. Les changements en question doivent toutefois être significatifs ; il ne doit pas s’agir d’améliorations à la marge de systèmes existants ou de pratiques traditionnelles » (Davis 2010 : 11 ; Sapolsky, Green et Friedman 2009 : 6). À la fin des années 1990, ce concept plus inclusif de transformation va peu à peu remplacer, dans le discours officiel, la notion de révolution dans les affaires militaires.

ram et transformation feront évidemment l’objet de discussions interminables dans les milieux spécialisés, de la fin de la guerre froide au milieu de la décennie suivante. Nombreux sont ceux qui, aux États-Unis comme à l’étranger, jugent le concept de ram réducteur ou superficiel et l’idée de transformation trop vague (Gray 2002 ; Biddle 2004 ; O’Hanlon 1998 ; O’Hanlon 2000). Néanmoins, malgré les critiques formulées contre elles, il est certain que ces notions ont constitué le « principe organisateur » autour duquel les débats touchant à la modernisation des Forces américaines se sont développés (Adamsky 2010 : 74). À la fin des années 1990, la transformation est devenue le leitmotiv du Pentagone (Knox et Williamson 2001 : 1). Le « virus de la ram », comme l’exprime Frederick Kagan, a également « infecté les Forces armées, l’administration Clinton et le Congrès » (Kagan 2006 : 219 ; Williamson 1997 : 69). Ces concepts vont, par ailleurs, déborder largement le cadre des États-Unis et connaître une large diffusion au sein des pays de l’Alliance, et même au-delà, au cours de la dernière décennie (Demchak 2009 : 307-347).

Il faut cependant observer qu’après avoir occupé pendant quinze ans une place dominante dans le vocabulaire de la défense et gagné un statut officiel dans le cadre de la politique de défense de l’administration Bush de 2001 à 2006, la notion de transformation a vu sa popularité diminuer rapidement après 2005 (Schnaubelt 2007 : 95-107). Les difficultés rencontrées par l’armée américaine, tant en Irak qu’en Afghanistan, ainsi que l’arrivée d’un nouveau président en 2009 ne sont évidemment pas étrangères à ce revers de fortune, et la situation budgétaire catastrophique que connaissent les États-Unis depuis lors ne favorise ni les dépenses nouvelles d’équipements ni les réformes coûteuses. L’âge d’or de la transformation et de la ram semble bien terminé. Est-il vraiment pertinent, dans ces conditions, de revenir aujourd’hui sur un concept apparemment passé de mode ? La question ne peut être ignorée.

Deux raisons principales justifient notre intérêt.

D’une part, après vingt ans de débats, on peut légitimement se demander si la notion de révolution dans les affaires militaires a véritablement amené les Forces armées américaines à se « transformer », et dans quelle mesure ? Quels ont été sa portée et son impact ? Curieusement, si les exposés sur la ram, ses origines, sa nature et ses faiblesses sont légion, très peu d’auteurs ont tenté d’évaluer de façon systématique la nature des changements inspirés par ces idées[2]. Que peut-on dire de l’évolution technologique des quatre armes (Air Force, Army, Navy, Marines) ? Faut-il y voir une simple adaptation ? Ou bien peut-on vraiment parler de révolution ou de transformation ? De nouvelles doctrines ont-elles été adoptées en fonction de ces capacités ? Quelles réformes organisationnelles peut-on attribuer à la ram ? Sauf exception, ces questions ne semblent pas avoir récemment soulevé d’intérêt parmi les chercheurs spécialisés.

D’autre part, rares sont les ouvrages qui ont tenté de replacer l’histoire intellectuelle de la ram dans son contexte institutionnel afin de mieux comprendre, à l’aide d’un cadre théorique pertinent, les mécanismes politiques qui sous-tendent sa diffusion. Il faut en effet attendre 2006 pour que certains auteurs remettent au goût du jour les théories de l’innovation militaire pour les appliquer au cas des Forces américaines durant la période 1990-2009 (Grissom 2006).

Cette double thématique inspire la présente analyse. Étant donné les limites de cet essai, nous nous attacherons en priorité à retracer l’itinéraire intellectuel et politique de la ram/transformation en mettant l’accent sur sa diffusion et son application. Cela constituera l’objet principal de notre travail. Le but de cet exercice est, bien sûr, de mettre en évidence les intérêts et les stratégies des acteurs politiques et institutionnels intéressés par la modernisation des Forces américaines. Ultimement, il s’agit aussi de mieux comprendre comment les institutions militaires innovent. Traditionnellement, celles-ci sont en effet perçues comme résistantes au changement, préoccupées avant tout de protéger leurs intérêts corporatistes, leur budget ainsi que les équipements autour desquels s’articulent leurs missions principales.

Dans ce contexte, trois hypothèses sont souvent proposées pour expliquer le changement ou l’innovation[3]. Selon Stephen Rosen (1991), l’innovation est un processus interne relativement long nécessitant le travail patient de certains officiers qui promeuvent de nouvelles façons de faire ou de nouvelles technologies. Ceux-ci, s’ils arrivent à gravir les échelons de la hiérarchie, gagnent en influence et finissent par réunir autour d’eux d’autres gradés qui partagent leur point de vue. Selon Rosen, l’émergence de l’aéronavale aux États-Unis durant l’entre-deux-guerres ou le développement de la mission amphibie par les Marines, durant la même période, s’expliquent de cette façon (Rosen 1991 : 76-84).

D’après Barry Posen (1984), par contre, l’innovation ne peut venir que de l’extérieur. Elle nécessite, en fait, l’intervention de l’autorité politique, qui elle seule est en mesure d’imposer des changements radicaux à la bureaucratie militaire.

La troisième hypothèse, privilégiée par Harvey Sapolsky, perçoit l’innovation, spécifiquement dans le cadre américain, comme une résultante de la compétition que se livrent les différents « services » pour des ressources rares (statut et budgets). Dans ce cadre, c’est la peur de se voir dévaloriser par une institution concurrente qui pousse une organisation, comme l’Air Force ou la Navy, à changer de façon radicale ses façons de faire traditionnelles (Sapolsky 2000 : 35-39. Prolongeant les travaux de Sapolsky et de son équipe, nous tenterons d’illustrer et d’évaluer ces trois hypothèses à la lumière de l’histoire politique de la ram/transformation.

La conclusion de notre analyse sera consacrée à évaluer brièvement ce qui reste de la ram/transformation après quinze ans. Plus généralement, nous nous demanderons, dans le sillage de Richard Lacquement, vingt ans après la fin de la guerre froide, quels sont les termes qui décrivent le mieux l’évolution des Forces armées américaines : adaptation, modernisation, restructuration ou… réduction ?

I – La rma/transformation : définition et enjeux

Les origines de l’idée de révolution dans les affaires militaires ont été abondamment explorées ailleurs (Fitzgerald 1987 ; Fitzgerald 1994 ; Maddrell 2003 ; Rosen 2010 : 469-482 ; Freedman 1998 : 19-32 ; Raska 2011 : 1-12). Nous n’y reviendrons pas ici. Qu’il suffise de rappeler que l’idée selon laquelle une mutation importante était en train de se produire dans l’art de la guerre était dans l’air du temps au début des années 1990 (Der Derian 2001 : 28). La victoire rapide qu’obtiennent les États-Unis au cours de la guerre du Golfe de 1991 confirme d’ailleurs, aux yeux de beaucoup d’observateurs, que la ram devient une réalité. Comme l’a noté Lawrence Freedman : « Au premier chef, […] la guerre du Golfe a révolutionné les attentes des militaires américains. Jusque-là, les Forces armées américaines semblaient avoir perdu la capacité de se battre efficacement. Après l’opération Tempête du désert, elles semblent invincibles » (Freedman 1998 : 29).

Mais comment définit-on cette fameuse révolution ? Et, surtout, quel type de changements celle-ci propose-t-elle aux Forces armées ? Pour ses supporters, le coeur de la ram se situe dans la capacité accrue de rendre le champ de bataille moderne « transparent », et de pouvoir frapper et détruire les moyens d’un ennemi à distance.

Les moyens techniques que se doivent d’acquérir les Forces armées sont donc de trois ordres :

  1. Les systèmes destinés à améliorer les capacités de renseignement, de reconnaissance et de surveillance, tant au niveau spatial qu’aérien ;

  2. Les armes de précision à longue portée, efficaces dans toutes les conditions météorologiques (Precision Guided Munitions) ;

  3. Les outils de communication et de traitement de l’information nécessaires à la mise en réseau de l’ensemble des Forces armées. Ces outils doivent permettre de faire circuler librement l’information entre les moyens de reconnaissance et les plates-formes de tir, quel que soit le service auquel celles-ci appartiennent.

À ces axes de modernisation s’ajouteront, plus tard dans la décennie, les techniques de robotisation qui trouveront une application privilégiée dans le domaine des avions de reconnaissance et d’attaque sans pilote. Certains auteurs incluent également, dans les technologies de la ram, la furtivité (stealth), qui caractérise de plus en plus les chasseurs et les bombardiers de l’US Air Force.

Si les technologies de la ram définissent un programme de modernisation assez clair, ce n’est pas vraiment le cas de son contenu doctrinal. Un simple survol des nombreux ouvrages qui proposent de nouvelles façons de faire la guerre, adaptées au contexte de la révolution dans les affaires militaire, reflète la confusion qui règne dans le domaine. En fait, il semble que les auteurs, souvent des militaires eux-mêmes, qui se sont illustrés dans ce débat durant les années 1990, ont surtout proposé des « concepts tendances » destinés à la mise en marché de produits à la mode, plutôt que de véritables principes doctrinaux applicables sur le plan opérationnel ou tactique. Les « buzzwords » qui émaillent ces productions sont légion : Dominant Battlespace Knowledge (Libicki et Johnson 1995), System of Systems, Shock and Awe, Rapid Dominance (Ulman et Wade 1996), Network-Centric Warfare (Cebrowski et Garstka 1998), Effects-Based Operations (Batschelet 2002). La plupart de ces concepts, cependant, n’ont pas plus de profondeur que les slogans que les conducteurs américains aiment coller sur leur pare-chocs. Comme le dira Frederick Kagan (2006 : 199) : « Il y a eu tellement de nouveaux concepts inspirés par la révolution dans les affaires militaires que les termes eux-mêmes se sont vidés de sens, ce qui frisait le ridicule. » Il s’agit là d’une des grandes faiblesses intellectuelles du modèle de la ram.

Quelques idées maîtresses émergent cependant de cette littérature en ce qui concerne les qualités organisationnelles d’une armée « transformée » (Sloan 2008 : 5-7). Une telle armée doit être plus petite, mobile, privilégiant la vitesse par rapport à la protection. Elle doit être dotée d’une logistique « à flux tendu » (focused logistics). Il s’agit donc essentiellement d’un corps expéditionnaire que l’on peut déployer rapidement, partout sur la planète. Cette force doit être capable de frapper avec précision et à grande distance. Son action doit également être caractérisée par la coopération interarmes (jointness), ce qui permettrait d’utiliser, au besoin, l’ensemble des Forces (air, terre, mer) de façon combinée et synergique. L’idée de réduire la taille des unités sans les affaiblir, et de leur donner une structure modulaire, se conjugue à la volonté de rendre les armées de plus en plus professionnelles – une force composée de conscrits n’étant plus jugée à la hauteur des compétences techniques que l’on exigerait des soldats de l’avenir. L’utilisation croissante qui sera faite des forces spéciales au cours de la décennie suivante va, il faut le souligner, tout à fait dans le sens de cette évolution. Nous y reviendrons.

Le portrait-robot de la ram étant ainsi esquissé, on peut se demander quels sont les enjeux politiques et institutionnels qui la sous-tendent. Il est évident, dans un premier temps, que le grand bénéficiaire de la ram est la force aérienne (Shimko 2010 : 127). C’est elle, au contraire de l’armée de terre, qui est à la pointe des technologies de la transformation et peut en faire une utilisation optimale. Elle peut même prétendre pouvoir résoudre à elle seule les conflits de l’avenir. Certains vont jusqu’à avancer qu’une série de frappes chirurgicales rapides et précises pourraient décapiter un ennemi et le neutraliser sans qu’une campagne terrestre soit nécessaire pour obtenir la victoire. Le colonel Warden (1988), l’un des inspirateurs de l’attaque aérienne contre l’Irak en 1991, est de ceux-là. D’une certaine façon, l’US Air Force se retrouvait dans une situation privilégiée, comparable à celle qu’elle occupait au début de l’ère atomique, alors qu’elle avait le monopole de la mission nucléaire.

Par opposition à la force aérienne, l’armée de terre se situe aux antipodes du modèle « transformationnel ». Prête à affronter les Soviétiques sur le théâtre européen, elle dispose d’un équipement lourd, difficile à transporter, et presque à l’âge de pierre sur le plan des communications interarmes et interarmées. C’est elle qui est menacée d’être perçue comme obsolète, et donc vouée aux coupes les plus radicales. Mais les autres services sont également à la traîne de la transformation. La marine, dont l’organisation s’articule autour de trois communautés traditionnelles, celles des porte-avions, des vaisseaux de surface et des sous-marins, peine pour démontrer la pertinence de plates-formes jugées quelquefois inutiles – comme les sous-marins d’attaque Seawolf – ou, plus fréquemment, coûteuses et vulnérables comme les porte-avions. Les Marines, quant à eux, sont sans doute mieux placés dans la course aux ressources de plus en plus limitées, dans la mesure où ils sont, par définition, une force expéditionnaire dont la taille minimale est fixée par la loi ; mais eux aussi ont développé des systèmes coûteux dont la pertinence risque d’être remise en question dans l’ère après-guerre froide. Notons en passant que l’armée de l’air américaine, tout en étant avantagée par rapport aux autres secteurs dans le domaine de la transformation, a, elle aussi, des « dinosaures » à protéger. Un avion comme le F-22 Raptor, dont le prix à l’unité est évalué aujourd’hui à 120-330 millions de dollars, est-il encore justifiable, alors qu’aucun pays au monde n’est en mesure de produire l’équivalent ? On peut appliquer le même argument aux projets de développement d’un nouveau bombardier stratégique ou même au F-35 Lightning qui survivra aux compressions budgétaires des années 1990, malgré des dépassements de coûts catastrophiques[4]. Aucun service n’échappe donc aux risques qu’implique l’adaptation à l’ère après-guerre froide. Tous doivent démontrer qu’ils ne sont pas fermés à la modernisation, tout en protégeant leurs acquis en matière de ressources, d’équipements et de budget. La ram va donc devenir, pour les services, un jeu de miroir rhétorique dont l’objet est de présenter une image de modernité, tout en préservant autant que possible leurs structures traditionnelles. « Les armées ont réalisé que la résistance pure et simple aux changements ne les menait nulle part ; elles ont donc choisi d’instrumentaliser le discours du changement à leur propre avantage » (Metz 2006 : 7).

Les documents Joint Vision 2010 et 2020, parus respectivement en 1996 et 2000[5], ainsi que les publications individuelles de la marine[6], de l’armée de l’air[7], des Marines[8] et de l’armée de terre[9] font ainsi tous écho aux principes de la révolution dans les affaires militaires. Joint Vision 2010, par exemple, souligne le caractère inévitable des changements qui se profilent à l’horizon et met l’accent sur l’importance des réformes que devront subir les institutions militaires : « Nous vivons une période de progrès technologiques accélérés. Ceux-ci auront un impact considérable sur les Forces armées. Si nous embrassons ces changements, nous augmenterons considérablement nos capacités. Si nous ne le faisons pas, nous nous condamnons à une obsolescence prématurée » (p. 11).

II – De la Base Force Review de 1991 à la Quadrennial Defense Review de 1997

Alors que la rhétorique de la ram remplit les pages des revues militaires et des documents officiels, la planification de défense révèle une réalité bien différente. Les décisions officielles qui jalonneront l’évolution des Forces armées américaines dans les années 1990 seront remarquablement conservatrices, reflétant la frilosité des administrations Bush (père) et Clinton dans le domaine militaire, de même que les résistances des armées. Trois documents clés vont ainsi déterminer l’évolution de la structure des Forces américaines et de leur modernisation durant les années 1990 : la Base Force Review, la Bottom-Up Review et la Quadrennial Defense Review (qdr) (voir le tableau à la page suivante).

Ces outils officiels de planification vont en effet décider de la taille des quatre services ainsi que de leurs budgets et des principaux programmes d’équipement.

La rédaction de la Base Force Review, dirigée par le général Colin Powell en 1990 et 1991, vise avant tout à préparer les Forces américaines au choc de l’après-guerre froide. Son titre est prémonitoire : il s’agit de définir la taille minimale de l’outil militaire dont les États-Unis ont besoin dans le contexte du « nouvel ordre mondial » qui se dessine. En pratique, Colin Powell visait une réduction totale de 25 % des Forces ou de leurs budgets (Wheeler et Korb 2009 : 63 ; Wirls 2010 : 30).

Structure des Forces américaines, 1991-2010

Structure des Forces américaines, 1991-2010

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Il était, par exemple, envisagé de faire passer la taille totale des armées de 2,1 à 1,6 million de personnes et d’effectuer des suppressions correspondantes dans le nombre d’unités principales des quatre services. Les divisions de l’armée de terre passaient ainsi de 18 à 14 (– 22 %) ; le nombre de vaisseaux de surface de la marine diminuait, de 528 à 450 (– 15 %), et celui des porte-avions de 15 à 11 (– 26 %). L’armée de l’air voyait, quant à elle, le nombre de ses escadres (wings) passer de 34 à 26 (– 23 %). Dans l’ensemble, le budget, pour l’année financière 1992, inclurait l’annulation ou la réduction draconienne de plus de cent programmes, dont le chasseur de la marine A-12, le bombardier B-2 et l’avion de transport C-17 (Larson, Orletsky et Leuschner 2001 : 27). Par contre, la Base Force Review donnait aussi la priorité au développement et à la production de plusieurs systèmes directement issus de la guerre froide : l’hélicoptère d’attaque Comanche de l’armée, le chasseur F-22 de l’USAF, le nouveau porte-avions géant CVN-72 (qui deviendra le USS Abraham Lincoln) et le destroyer DDG-51 de type Arleigh Burke. La Base Force résultait visiblement d’un compromis entre l’impératif de réduire le plus rapidement possible les Forces américaines à un niveau plancher, qui ne serait pas remis en question par une autre administration, et le voeu de protéger les programmes les plus importants aux yeux des services.

L’administration Clinton, toutefois, n’allait pas se contenter d’entériner les choix de l’administration précédente. Une décennie de gabegie reaganienne avait en effet contribué à une situation budgétaire désastreuse. Le programme de réarmement le plus massif de l’histoire d’après-guerre des États-Unis s’était conjugué à des baisses d’impôts systématiques pour multiplier la dette américaine par trois, de 1980 à 1990 (Wirls 2010 : 20 et 38). La nécessité de restaurer une certaine discipline budgétaire allait s’ajouter au souhait de beaucoup d’Américains de voir apparaître un « dividende de la paix » pour inciter la nouvelle administration à aller plus loin dans les réductions du budget du Pentagone[10]. Ce second examen de la politique de défense américaine sera effectué par le ministre Les Aspin, sous le nom de Bottom-Up Review (bur). Tout en maintenant le principe selon lequel les États-Unis devraient être capables de faire face à deux conflits régionaux, Aspin proposait de réduire encore les forces terrestres de trois divisions (– 21 %), de faire passer la marine de 450 à 346 unités de surface (– 23 %), les porte-avions de 15 à 13 (– 13 %) et la force aérienne, de 26 à 20 escadres (– 23 %). Par ailleurs, la Base Realignement and Closure Commission, qui se réunira à trois reprises de 1991 à 1995, va ordonner la fermeture ou la restructuration de près de 150 installations militaires jugées inutiles dans le contexte de l’après-guerre froide. En ce qui a trait à la main-d’oeuvre, le Pentagone voyait son personnel diminuer, passant de 1 640 000 à 1 450 000 (– 12 %). Plus d’un demi-million de personnes en uniforme allaient quitter les forces en cinq ans, et 276 000 postes civils allaient être éliminés au Pentagone de 1991 à 1994 (Wirls 2010 : 58). Paradoxalement, des reliques, telles que le missile nucléaire Trident II, le chasseur F-22 et le système de communication Milstar destiné à assurer les communications du Pentagone en cas de guerre nucléaire, allaient encore une fois survivre aux compressions, bien que la menace pour laquelle ils avaient été conçus ait disparu. En outre, le ministre Les Aspin choisissait de ranimer deux programmes que son prédécesseur avait tenté d’annuler : l’avion à décollage vertical V-22 Osprey dont le développement avait déjà coûté 80 milliards de dollars et le sous-marin d’attaque Seawolf (9 milliards l’unité) (Wheeler et Korb 2009 : 67). Seules bonnes nouvelles pour les promoteurs de la ram, la Bottom-Up Review approuvait une augmentation de la dotation des Forces en munitions guidées de précision et décidait l’acquisition de 20 avions jstar destinés à la surveillance et la reconnaissance du champ de bataille. La bur se déclarait également en faveur d’une amélioration des capacités de transport stratégiques au niveau aérien et naval. L’achat d’une escadre de 12 C-17 ainsi que de 19 vaisseaux de transport LMSR (Large, Medium-Speed, Roll-on/Roll-off) était donc aussi annoncé (Larson, Orletsky, Leuschner 2001 : 67-68.

Dans l’ensemble, la Bottom-Up Review ne satisfera personne, ni certains démocrates qui voulaient aller plus loin dans les réductions, ni, bien sûr, les républicains conservateurs qui se percevaient comme les gardiens des intérêts de la sécurité américaine. Plus fondamentalement, il faut bien constater qu’au terme de ces deux réexamens la structure des Forces armées américaines n’a pas changé : il s’agit d’une armée de type « guerre froide », en modèle réduit (Kagan 2006 : 156). Le Congrès lui-même allait donc mandater le Pentagone afin que ce dernier effectue une troisième évaluation de la politique de défense américaine. Ce sera la Quadrennial Defense Review (qdr) de 1997, exercice qui remplacera progressivement le rapport annuel du ministère de la Défense au Congrès[11]. La première qdr sera d’ailleurs accompagnée d’un autre exercice de réflexion : le National Defense Panel, qui aurait pour tâche de commenter et de critiquer la qdr[12].

Au départ, cependant, la qdr ne remettait pas en question les postulats de la Base Force et de la bur : les Forces armées américaines devaient être en mesure de faire face à deux conflits régionaux semblables à la guerre du Golfe. En conséquence, la structure des Forces et leurs programmes de modernisation demeuraient les mêmes. Les réductions se poursuivraient à petits pas, tant au niveau du personnel et des bases que des unités[13]. La qdr n’apportait donc rien de neuf. Comme le dit Steven Metz (2006 : 5) : « Le réexamen de 1997, dominé par les préoccupations budgétaires, n’a offert que très peu de nouvelles idées. » De façon encore plus préoccupante pour les promoteurs de la ram, une des décisions principales de la Quadrennial Defense Review semble avoir été que la modernisation des Forces américaines devait se faire de façon évolutive et non « révolutionnaire » (Galdi 1995). Il est clair que ce choix reflète le manque de ressources disponibles dans le contexte des années 1990. Une étude de la Rand Corporation estime, dans ce sens, qu’à la fin des années 1990 les sommes annuelles consacrées aux technologies de la « transformation » ne dépassaient guère 766 millions de dollars, ce qui représente à peine 2,1 % du budget total de recherche et développement du Pentagone (Larson, Orletsky et Leuschner 2001 : 106). Cela constitue une fraction des sommes que le National Defense Panel jugera nécessaires pour moderniser les Forces américaines dans l’optique de la ram[14]. Comme le conclura fort bien, de ce point de vue, le sénateur Lieberman au cours des audiences portant sur la qdr : « Le rapport que nous avons sous les yeux aujourd’hui déçoit mes attentes. Il reflète, comme d’autres l’ont dit avant moi, une politique de “saucissonnage” (salami slicing approach). Nous n’y discernons ni vrai changement ni même une promesse de changer les choses pour répondre à une situation géopolitique plus complexe et aux mutations technologiques qui sous-tendent la révolution dans les affaires militaires[15] ».

En revenant sur son expérience au sein de la bureaucratie militaire, l’amiral William Owens, l’un des principaux promoteurs de la ram, dira au sujet de cette période :

Le Pentagone n’avait pas vraiment d’intérêt à promouvoir la révolution dans les affaires militaires, et peu de gens au niveau de l’exécutif et du Congrès étaient très enthousiastes à ce sujet. Nous avons certainement contribué à changer le vocabulaire et nous avons modifié le processus de planification. Nous avons adopté de nouveaux outils de planification et ajusté le style et les façons de faire au sein du processus de planification, mais nous avons fait beaucoup moins de progrès que prévu en ce qui concerne la transformation des forces, autant en ce qui concerne leur taille, leur structure que leur culture.

Owens 2002 : 209

Si nous nous référons brièvement aux hypothèses que nous avons formulées dans l’introduction, la période allant de 1990 à 1999 semble donc assez bien confirmer les idées de Barry Posen, mais aussi celles de Sapolsky. L’attitude et le comportement des services face à la ram s’expliquent fort bien par leur compétition dans un contexte d’austérité croissante. Comme le notent la plupart des auteurs qui se sont intéressés à la période, la priorité des quatre armes est de préserver leurs structures traditionnelles, leurs missions principales et leurs ressources. Ce qu’elles arrivent à faire avec un certain succès. Elles sont cependant obligées de tenir compte des nouvelles tendances en matière de technologies et de doctrines, surtout quand ces dernières peuvent avantager l’un des autres services. Comme le mentionne Steven Metz, l’armée de terre, la marine et les Marines vont donc, à l’instar des forces aériennes, tenter d’utiliser la rhétorique de la ram à leur avantage afin de démontrer que leurs programmes et leurs missions reflètent une véritable volonté de transformation (Metz 2006 : 7). Il est certainement légitime de percevoir les publications telles que Joint Vision, Forward From the Sea, Global Vigilance et Soldiers on Point for the Nation de cette façon, à la lumière des changements extrêmement modestes inscrits dans les trois réexamens de la politique de défense américaine entre 1991 et 1997.

Indirectement, la passivité des quatre services face à la révolution dans les affaires militaires semble aussi confirmer la thèse de Barry Posen. Sans intervention politique directe, sans leadership civil, les Forces armées n’innovent pas. Or, durant les années 1990, « les principaux leaders politiques, à commencer par le président, sont réticents à s’impliquer directement dans les question de défense (Nolan 1999 : 86 ; Tomes 2009 : 169) ». Le président Clinton, de ce point de vue, ne considère pas que les questions militaires soient prioritaires, et son administration ne semble guère encline à faire plus que de réduire le budget du Pentagone. Comme le note Wirls : « Le président et son parti comptaient sur chaque dollar qu’ils pouvaient tirer du “dividende de la paix” pour réduire le déficit  » (Wirls 2010 : 40). En bref, la politique de défense, sous les démocrates, est déterminée par des impératifs fiscaux et non des priorités stratégiques. La Maison-Blanche restera sourde aux efforts de ceux qui, au sein du Pentagone, tentent de promouvoir le changement (Tomes, 2009 : 136).

Il est frappant de constater, par comparaison, que les thèses de Rosen trouvent peu de confirmation dans les événements des années 1990. Malgré leur statut, plusieurs des partisans de la révolution dans les affaires militaires ne semblent pas avoir beaucoup d’influence sur les décisions budgétaires et matérielles. L’Office of Net Assessment, d’où partent les premières études sur la ram, mène certainement une campagne dynamique sous la direction d’Andrew Marshall et de ses disciples. Nombreux sont également les « convertis » à la transformation dans les différentes armes, qu’il s’agisse du colonel John Warden (USAF), du colonel Douglas McGregor (armée de terre), du général Gordon Sullivan (armée de terre), de l’amiral William Owens, vice-président du Joint Chiefs of Staff en 1994, ou du contre-amiral Arthur Cebrowski, directeur de la section C3 (J-6) au Joint Staff. Aucun d’entre eux ne semble toutefois avoir gagné suffisamment d’influence professionnelle pour imposer un programme cohérent de changements reflétant la ram au sein de leurs services respectifs. Au contraire, certains, tel le colonel McGregor, verront leur carrière mise en veilleuse prématurément du fait de leur prise de position (Newman 1997 : 35) ; seule exception : l’armée de terre, sous la direction du général Shinseki de 1999 à 2003. Alors que ses deux prédécesseurs avaient modestement tenté d’informatiser un nombre limité d’unités, dans le cadre de ce que l’on a appelé le projet Force XXI, Eric Shinseki allait formuler un véritable plan de transformation pour l’armée de terre dans son ensemble. C’est ce qu’on a appelé le projet Army After Next. De quoi s’agit-il ?

Shinseki a tenté d’esquisser une démarche en trois étapes, qui permettrait à l’armée de la guerre froide d’évoluer vers un modèle adapté aux critères organisationnels et techniques de la ram. Dans un premier temps, toutes les unités de l’armée de terre seraient dotées de systèmes de communication et de traitement de l’information modernes (digitized), puis allégées, tout en conservant leur matériel lourd (M1A Abrams et Bradley). Ce sera la Legacy Force. La 4e division de Fort Hood allait ainsi devenir la première division « informatisée », en 2000 (Adams 2008 : 69 et 76). Dans un second temps, l’armée adopterait un nouveau type de véhicule de combat, plus léger, tout en réorganisant ses forces à partir d’unités plus petites, plus mobiles et plus faciles à transporter : les groupes brigades (InterimBrigade Combat Team). Six régiments ou brigades allaient être désignés, au début des années 2000, pour devenir la force de transition ou Interim Force. Le véhicule blindé multifonction dont ils seront dotés sera le Stryker, dérivé du LAV III canadien. La troisième phase de ce programme aurait pour but de concrétiser la « force objective » (Objective Force). Ce projet, encore à l’état d’esquisse à l’époque, se serait articulé autour du système de combat de l’avenir ou Future Combat System. Ce dernier aurait visé à mettre au point une famille de véhicules radicalement plus légers et plus petits que les véhicules blindés traditionnels[16]. En théorie, le FCS commencerait à être déployé à partir de 2008. L’objectif ultime que se fixait le général Shinseki était d’avoir une force terrestre qui pouvait être déployée très rapidement partout dans le monde : une brigade en 96 heures, une division (3 brigades) en 120 heures et 5 divisions (15 brigades) en un mois. La vision de Shinseki ne sera réalisée que partiellement, mais sa valeur réside dans le fait qu’elle représente probablement le seul projet véritablement transformationnel qui ait vu un début de réalisation durant les années 1990. Qu’est-ce qui explique le demi-succès de Shinseki ? Est-il un de ces innovateurs qui, comme le décrit Rosen, auraient réussi à gravir l’échelle des grades et à imposer leurs vues à la bureaucratie en formant un réseau de supporters à l’intérieur et à l’extérieur de leur service ? C’est possible, mais prouver un tel argument demanderait une analyse sociologique plus fine. Plusieurs auteurs, cependant, voient dans cet épisode une confirmation de l’hypothèse de la compétition interservices. En effet, l’arrivée de Shinseki et l’annonce de son programme de transformation radicale coïncident avec l’un des chapitres les moins glorieux de l’histoire de l’US Army durant les années 1990 : l’échec de la Task Force Hawk, durant l’opération Forces alliées au Kosovo au printemps 1999. À cette occasion, mandatée pour déployer rapidement une force constituée de 24 hélicoptères d’attaque Apache, l’armée se couvrira de honte en mettant cinq semaines pour accomplir cette tâche, au coût exorbitant de 480 millions de dollars (Adams 2008 : 60). À quoi sert une armée qui n’est pas capable de remplir une mission aussi simple ? N’est-ce pas la preuve qu’elle est obsolète ? Pour beaucoup d’observateurs, le fiasco de la Task Force Hawk a fait réaliser à la hiérarchie de l’armée de terre que la survie de l’institution passait par des réformes radicales. L’armée de l’air ne prétendait-elle pas qu’elle avait, à elle seule, fait plier Milosevic ? Il était donc urgent qu’un programme de modernisation rapide soit mis au point, ce que fera précisément Shinseki, quatre mois à peine après la débâcle de l’armée de terre au Kosovo. La concurrence interservices va donc être le catalyseur de l’effort entrepris par le nouveau chef d’état-major de l’US Army à partir de 1999[17].

III – L’ère de la transformation

L’élection d’un président républicain, en 2000, allait ouvrir un nouveau chapitre en ce qui a trait à la modernisation des Forces américaines. Certains, parmi les membres clés de la nouvelle administration, étaient en effet de fervents défenseurs de l’idée de transformation. Un petit rappel est nécessaire ici. Lorsque l’idée d’une révolution dans les affaires militaires éclôt au sein de l’Office of Net Assessment entre 1990 et 1992, plusieurs personnes, qui seront étroitement associées à la future administration Bush, sont sensibilisées à ce concept, notamment Richard Cheney, ministre de la Défense au tournant de la décennie, et Paul Wolfowitz, sous-secrétaire aux politiques du Pentagone en 1992[18]. Cheney et Wolfowitz s’associeront notamment à Donald Rumsfeld dans le cadre du Project for the New American Century (pnac), fondé en 1997 pour critiquer les politiques militaires démocrates (Wirls 2010 : 114 et 217 ; Bacevich 2005 : 158-163). Le pnac va par ailleurs rassembler plusieurs des représentants de ceux que l’on appellera les néoconservateurs. De nombreux experts, promoteurs de la révolution dans les affaires militaires, s’y retrouvent également. Du fait de son association avec les milieux conservateurs, l’idée de ram, sous l’appellation de transformation, va donc acquérir une forte connotation politique. Elle symbolisera la volonté de certains républicains de garantir la supériorité militaire des États-Unis dans l’après-guerre froide. En 1999, les premières déclarations du candidat Bush, en matière de défense, reflètent d’ailleurs clairement l’influence de ces réseaux[19]. Le choix de Donald Rumsfeld[20], ancien secrétaire à la Défense, pour diriger le Pentagone allait confirmer cette orientation. La transformation allait devenir une des priorités de la politique de défense américaine. La Quadrennial Defense Review 2001, rédigée du printemps à l’été 2001, sera l’occasion de donner à cette politique un contenu concret. Malheureusement pour le nouveau ministre, les choses ne se dérouleront pas comme il l’escomptait. Malgré son expérience, Donald Rumsfeld allait en effet se montrer d’une maladresse frisant l’incompétence en ce qui concerne la mise en place de sa politique. La préparation de la qdr se fera ainsi en catimini, sans la participation des leaders militaires du Pentagone, ni celle des fonctionnaires de la Défense. Le Congrès et l’industrie ne participeront pas non plus à l’exercice. Le secrétaire à la Défense établira plus d’une douzaine de comités indépendants, avec la participation du grand sage de la révolution dans les affaires militaires, Andrew Marshall. Ces Strategic Review Panels proposeront, au terme de leurs travaux, de sabrer la majorité des programmes d’équipement des quatre services, suggérant également des suppressions de personnel supplémentaires dans les forces terrestres[21]. En quelques mois, Rumsfeld allait donc réussir à monter contre lui, non seulement l’ensemble de l’institution militaire, mais également l’industrie de la défense et le Congrès. Dans cette perspective, il y a fort à parier que, si les événements du 11-Septembre ne s’étaient pas produits, le nouveau ministre de la Défense aurait vu sa carrière écourtée (Shimko 2010 : 134 ; Wheeler et Korb 2009 : 74). Son attitude ferme, dans le sillage des attentats, allait cependant faire remonter sa cote, et la réussite initiale des opérations en Afghanistan et en Irak, de 2001 à 2003, contribuera à asseoir sa réputation de fermeté et de leadership. Mais que deviendront ses grands projets de transformation dans le contexte de la guerre mondiale contre le terrorisme ? Voilà la question qui nous intéresse ici. En effet, la présence d’un leader fort au Pentagone permettrait, a priori, de tester à nouveau l’hypothèse de Barry Posen. L’initiative politique conditionne-t-elle l’innovation ?

Les qdr de 2001 et de 2006, ainsi que leur application, permettent d’évaluer les orientations que Rumsfeld donnera à la transformation, ainsi que les progrès effectués après six ans. Un premier point à souligner est l’évolution qu’a subie la ram en devenant transformation. Plusieurs analystes ont, en effet, noté le flou conceptuel qui entoure la notion de transformation prônée par Donald Rumsfeld, et cela, malgré la création de l’Office of Force Transformation en 2001[22]. Comme le soulignera un rapport de l’Institute of Defense Analysis : « La directive concernant la transformation s’est appliquée à exposer les concepts stratégiques essentiels [qui sous-tendent la politique], mais n’a pas fourni d’orientations utiles pour aider les décideurs et les officiers qui doivent la mettre en pratique » (Johnson 2004). Le panel du Defense Science Board conclura d’ailleurs : « À l’été 2005, le ministère de la Défense n’avait toujours pas adopté une conception de la transformation qui fasse consensus » (Came et Campbell 2010 : 418). Cela constitue probablement l’une des grandes faiblesses de la politique de transformation menée par Rumsfeld, dans la mesure où elle permettra aux différents services de ranger leurs programmes favoris dans la catégorie « transformation »[23].

Une lecture plus attentive des priorités établies dans les documents officiels et les discours de la période permet de se faire une idée plus précise de ce que le leadership républicain du Pentagone entendait « transformer » au début des années 2000. Il est sûr, par exemple, que les promoteurs de la transformation souhaitent des forces terrestres radicalement plus petites et mobiles. En fait, il apparaîtra assez rapidement que le secrétaire à la Défense favorise les forces spéciales, qui deviendront le modèle à suivre, dans le sillage de l’opération Enduring Freedom. Il n’est pas surprenant, en ce sens, que Rumsfeld choisisse un général qui a fait carrière dans les forces spéciales pour diriger l’armée de terre en 2003[24]. La notion de « modularité » va aussi gagner du terrain au sein des forces terrestres, concrétisant le passage des divisions aux groupes brigades comme unité de combat élémentaire. Le secrétaire à la Défense est, à l’évidence, aussi attiré par les projets de développement futuristes qui promettent de « sauter une génération » de système d’armes : le lancement du projet visant la mise au point d’un Internet militaire mondial, le Global Information Grid, sera annoncé en 2001. Le Future Combat System, mentionné précédemment, trouve également grâce aux yeux du ministre, ainsi que le radar spatial et les satellites de communication « transformationnels ». En tout, Rumsfeld s’est vu accorder un budget supplémentaire de 4 milliards de dollars pour favoriser la transformation en 2002[25]. Un autre thème, souvent oublié par les observateurs de cette période, est celui du réexamen des déploiements américains dans le monde (Global Posture Review). La restructuration des Forces américaines en un modèle plus expéditionnaire devait en effet s’accompagner, selon les promoteurs de la transformation, d’une révision en profondeur du système de bases américaines à l’étranger. Le premier rapport concernant ce réexamen sera terminé en 2004. Poursuivant le processus entamé au cours des années 1990, le nombre de soldats américains déployés en dehors du territoire des États-Unis sera réduit de 70 000, pour tomber à 150 000, et le nombre d’installations militaires à l’étranger sera ramené à 550 sites, soit une réduction de 35 %. Il s’agit là du plus petit nombre de bases américaines à l’extérieur des États-Unis depuis 1949 (Krepinevitch et Work 2007 : 191).

Au vu de cette liste, il est clair que, pour Donald Rumsfeld, la « transformation » a un sens concret, malgré le flou artistique du discours politique. Le fait est, toutefois, que les qdr 2001 et 2006 ne proposeront que peu de modifications dans la structure des forces. Le budget de 2002 ne réduira ni le nombre de divisions de l’armée, ni celui des porte-avions, ni celui des sous-marins d’attaque. Rumsfeld n’arrivera même pas à limiter le nombre de bases où sont déployés les bombardiers B-1. Son seul succès sera de forcer la marine à abandonner le projet de destroyer DD-21, qui va d’ailleurs renaître sous une nouvelle appellation (Talmadge 2006 : 16)[26]. En 2002, le ministre fera un nouvel effort pour relancer son programme. Il inscrira ainsi au budget 2003 des fonds supplémentaires pour les munitions guidées de précision (un milliard de dollars) et pour les drones (un milliard également) (Isenberg et Eland 2002). Un seul programme sera supprimé en 2003, celui du système d’artillerie Crusader. L’hélicoptère furtif Comanche le sera à son tour en 2004.

La Quadrennial Defense Review de 2006 ne contient pas non plus de modifications majeures des programmes des quatre services. L’avion à décollage court V-22 Osprey survivra, malgré de graves problèmes de développement et des dépassements de coûts considérables (Whittle 2010). L’USAF poursuivra la mise au point du F-22, et la marine conservera ses douze porte-avions. Les Forces armées continueront d’acheter la vaste majorité de l’équipement programmé depuis les années 1980 (Talmadge 2006 : 17). Le moins que l’on puisse donc dire est qu’en six ans Donald Rumsfeld n’a pas révolutionné le Pentagone, ni en ce qui a trait à la structure des forces, ni en ce qui concerne les façons de faire de cette gigantesque bureaucratie.

Les raisons qui expliquent cet état de choses sont claires. Au premier chef, nous avons évoqué le style brutal du ministre, style qui l’a desservi dès son arrivée. À l’évidence, il est difficile, sinon impossible, de forcer une institution à changer sans obtenir la collaboration de ceux qui la gèrent au jour le jour. Un effort de réforme qui excluait ces derniers et menaçait les principaux intérêts de l’organisation était d’emblée condamné à l’échec (Sapolsky, Gholz et Talmadge 2009 : 105). Il faut aussi souligner qu’à partir du printemps 2003 Rumsfeld sera entièrement absorbé par la gestion de la guerre en Irak. De ce fait, le redressement de la situation sur le terrain prendra le pas sur la modernisation générale des forces. L’influence de l’Office of Net Assessment et de l’Office of Force Transformation (oft) va donc décliner de façon significative (Came et Campbell, 2010 : 422). Certains observateurs soulignent également que Rumsfeld ne bénéficiait pas de l’appui de la Maison-Blanche, ce qui l’aurait beaucoup desservi.

Dans l’ensemble, le cas de la transformation de 2001 à 2006 illustre fort bien les facteurs qui conditionnent le succès de l’intervention politique dans les processus d’innovation, spécifiquement dans le contexte du Pentagone. La période soulève également une double question que nous ne pouvons éviter : comment les deux conflits, irakien et afghan, ont-ils influencé la perception de la transformation ? Et quel rôle cette dernière a-t-elle joué dans la cadre de ces deux guerres ? Sans pousser trop loin un argument qui pourrait sans doute faire l’objet d’une analyse plus approfondie, plusieurs éléments de réponse méritent d’être apportés ici.

IV – Transformer la transformation ?

Les conflits afghan et irakien ont, à l’évidence, favorisé une remise en perspective du potentiel de la révolution dans les affaires militaires. Bien que l’opération Enduring Freedom soit devenue emblématique du potentiel des forces spéciales appuyées par des moyens technologiques sophistiqués, ce que certains appelleront le modèle afghan montrera rapidement ses limites, autant dans le cadre irakien qu’en Afghanistan. Si 400 soldats des forces spéciales et leurs alliés tribaux de l’Alliance du Nord auront raison de toute l’armée afghane à l’automne 2001, ils seront néanmoins incapables d’empêcher la fuite des talibans (y compris Ben Laden) vers le Pakistan. Cela allait garantir, comme nous le savons, que le conflit se poursuivrait sous forme de guérilla et qu’il s’amplifierait au cours de la décennie. En outre, la campagne, dans son ensemble, n’a rien eu de révolutionnaire. Comme le souligne Stephen Biddle, le succès en 1916 comme en 2001 réside dans un usage intelligent du feu et de la manoeuvre (Biddle 2003 : 31-46). Il n’y a pas de quoi s’émerveiller.

L’opération Iraqi Freedom a, elle aussi, de quoi décevoir sur le plan opérationnel. Est-ce que ce sont les qualités « transformationnelles » des Forces américaines qui expliquent leur victoire rapide ? Ou est-ce plutôt leur puissance de feu, de même que l’incompétence de leur ennemi ? À l’instar de Frederick Kagan, on peut dire qu’en 2003 l’armée irakienne était si faible que n’importe quel type d’attaque aurait eu raison du régime baasiste (Shimko 2010 : 149).

Cela dit, il est clair que les technologies de la ram ont constitué un atout important pour les forces qui forment le fer de lance de l’attaque en mars 2003. Huit avions jstar surveillent ainsi 24 heures sur 24 tous les mouvements de l’armée irakienne. Ces appareils sont accompagnés par une escadre, encore modeste, d’une trentaine d’avions de reconnaissance sans pilote (UAV), qui complètent la couverture de l’espace de combat. La communication des informations recueillies par ces systèmes se fait de façon presque instantanée. Le temps qui sépare le repérage d’une cible de sa destruction par frappe aérienne a été ramené à 40 minutes. Le délai était de trois jours pendant la guerre du Golfe. L’usage des munitions guidées de précision a également augmenté considérablement depuis 1991. Soixante-huit pour cent des frappes aériennes seront de ce type. Finalement, les véhicules des forces terrestres sont tous munis de récepteurs (les Blue Force Trackers) qui leur permettent de repérer instantanément la position des forces amies. L’usage des GPS est évidemment généralisé.

Les tâches traditionnelles des Forces américaines sont donc considérablement facilitées. Elles peuvent manoeuvrer plus rapidement car elles sont en mesure de mieux connaître leur environnement. Les forces ennemies, quant à elles, sont souvent frappées et détruites, de jour comme de nuit, sans même avoir vu leurs attaquants. La coopération étroite des quatre armes dans le cadre de l’opération Iraqi Freedom et leur capacité de se partager les tâches en matière de reconnaissance et de frappe est, selon certains, le domaine où les Forces américaines ont le plus innové à cette occasion.

Il ne faut pas, toutefois, oublier que les technologies de la ram ne sont pas la baguette magique de Harry Potter. Les opérations menées par les forces terrestres et aériennes ne s’effectuent pas sans bavure. Des milliers de civils irakiens sont ainsi victimes des frappes « de précision » américaines, ce qui attisera le feu de la révolte après l’invasion[27]. Pour les soldats de l’infanterie, la haute technologie n’est pas non plus une panacée. Les systèmes de communication font souvent défaut (à l’exception du Blue Force Tracker) et la logistique « à flux tendu » ne suit pas le mouvement[28]. Les satellites et les avions de reconnaissance ne sont pas toujours omniscients. Le 2 avril 2003, un bataillon de chars de la 3e division d’infanterie (1 000 hommes) se fait surprendre par une force irakienne de 5 000 soldats et 100 chars ; or ce type d’unité de grande taille aurait dû être repéré par les jstar. Cet incident, apparemment, n’est pas isolé. En effet, plusieurs cas similaires se produisent, illustrant ce que certains appellent le « fossé numérique » entre le haut commandement, qui a accès à la totalité des sources de renseignement, et les soldats au combat qui, souvent, n’ont que leurs yeux pour voir (Talbot 2004 : 38). Il reste donc du chemin à faire pour arriver à la transparence complète du champ de bataille que souhaitent les partisans de la révolution dans les affaires militaires (Adams 2008 : 178). Comme le dira, avec humour, une journaliste attachée à la 11e brigade de transmission : « Pendant deux semaines dans la zone des combats, je n’ai jamais entendu qui que ce soit faire mention de la “révolution dans les affaires militaires” » (Davis 2003).

L’expérience du combat a donc amené les militaires américains à devenir plus réalistes. Elle les a forcés à se concentrer sur les problèmes que soulèvent les vraies guerres auxquelles ils sont confrontés plutôt que de viser un idéal capacitaire abstrait comme celui de la ram/transformation. Les jstar et les uav sont, en effet, de peu d’utilité pour lutter contre des insurgés qui se fondent dans la population (Shimko 2010 : 177-178). Pire encore, comme le souligne Elizabeth Kier, les difficultés que les Américains éprouveront en Irak après 2003 sont directement liées à une vision de la transformation qui réduit le problème de la guerre à identifier, puis à détruire un ensemble de cibles pour forcer un ennemi à capituler (Kier 2009). Dans le contexte d’une guerre de guérilla, c’est précisément le genre de tactique qui va mobiliser une population en faveur des insurgés, plutôt que d’affaiblir ces derniers. L’évolution des conflits irakien et afghan a donc amené les Forces américaines à opérer un virage intellectuel, de la transformation « à la Rumsfeld » vers la contre-insurrection[29]. De ce point de vue, il est intéressant de noter que la guerre a révélé des processus d’innovation bien différents de ceux que décrivent Rosen, Posen et Sapolsky. Au sein de l’armée américaine, depuis 2003, l’apprentissage a lieu sur le champ de bataille, de façon pragmatique, pour se diffuser ensuite dans l’organisation du bas vers le haut (bottom-up) et non du sommet vers la base (top-down), comme le suggèrent les théories précitées (Grissom 2006 : 919-924). Ce sont des hommes de terrain, comme les généraux Petraeus et Mattis, qui vont petit à petit diffuser leurs idées dans l’institution militaire et convaincre les autorités politiques de réorienter l’effort américain, tant au regard des méthodes que des moyens. Bien évidemment, la révolution dans les affaires militaires a une place plutôt limitée dans ce ré-apprentissage des techniques de la contre-insurrection.

Il est tout à l’honneur du successeur de Rumsfeld, Robert Gates, d’avoir compris ce qui se passait au sein des Forces armées américaines et d’avoir favorisé ce nouveau type de transformation. Il permettra ainsi au général Petraeus de diriger le Comité de promotion de l’armée de terre, facilitant l’avancement de jeunes officiers qui avaient démontré leurs capacités de s’adapter sur le terrain. Il allait également revoir, ligne à ligne, le budget d’équipement de la Défense, coupant dans les grands programmes peu pertinents pour le type de conflits que menaient les États-Unis et donnant la priorité aux ressources et aux matériels dont la troupe avait besoin sur le terrain[30]. En avril 2009, le Bureau du secrétaire à la Défense avait compilé une liste de 50 programmes à revoir. Trente-trois d’entre eux allaient être restructurés ou réduits, notamment plusieurs des vaches sacrées des services, mais aussi certains des projets « transformationnels » de son prédécesseur[31]. Parmi les victimes les plus importantes de ces coupes, la commande des F-22 Raptor (65 millions de dollars l’unité) passe de 381 à 187 avions. Plusieurs des plates-formes du Future Combat System sont supprimées, et le programme de construction du destroyer DDG-1000 se voit réduit à trois unités. Le Congrès approuvera la quasi-totalité des coupures proposées par le ministre (Kaplan 2010). La combinaison de deux facteurs explique le succès de Robert Gates là où son prédécesseur avait échoué lamentablement. La pression des besoins de la guerre en Irak et en Afghanistan a rendu un certain nombre de choix impératifs. Cela se combine, évidemment, avec une situation budgétaire de plus en plus préoccupante. Le style du ministre est également aux antipodes de celui de Rumsfeld. Il consulte systématiquement le Congrès et la hiérarchie militaire, adapte ses décisions en fonction de ces discussions et sait reconnaître les limites de ce qu’il peut accomplir. Ceci apporte un éclairage intéressant aux thèses de Posen. Un corollaire à sa théorie serait que les interventions politiques en matière d’innovation sont facilitées par deux conditions : des pressions environnementales incontournables ainsi qu’un style de leadership coopératif.

Au terme de dix ans de guerre, la notion d’équilibre (balance) semble s’être imposée comme le maître mot de l’après-transformation (Hoffman 2009 : 385). Les Forces américaines ne peuvent, en effet, tout faire en même temps. Considérant le climat d’austérité qui domine la politique des États-Unis aujourd’hui, il n’est pas possible de mener deux guerres de front, ou trois si l’on inclut la lutte contre le terrorisme, de se prémunir contre la montée des dangers au Moyen-Orient et en Asie et de se préparer à la guerre de l’avenir, tout en finançant des programmes d’équipement extrêmement coûteux (et douteux). Définir des priorités est un impératif. Le retrait rapide des Forces américaines d’Irak, entre 2009 et 2011, ainsi que leur départ annoncé d’Afghanistan laissent déjà entrevoir certaines des réorientations majeures de la politique de défense américaine. Les coupes sombres dans les programmes majeurs des services n’ont, quant à elles, fait que commencer. On peut donc se demander ce que deviendront les initiatives inspirées par la transformation. Un coup d’oeil sur le document de la Quadrennial Defense Review 2010 donne quelques éléments de réponse à ce sujet. Celui-ci, en effet, exprime clairement la volonté des autorités américaines de poursuivre leurs efforts dans plusieurs domaines liés à la transformation, notamment celui des avions sans pilote (UAV), des capacités de renseignement, de reconnaissance et de communication (C4ISR) et de frappe à longue distance (long range strike capability). Les forces spéciales se voient, elles aussi, privilégiées (qdr Report 2010 : 22, 32, 34 et 37 ; Hicks et Brannen 2010 : 141). La transformation survivra-t-elle à la période d’austérité qui s’est ouverte en 2009-2010 ? La nouvelle directive de défense de janvier 2012 et le budget 2013 n’augurent rien de bon pour le Pentagone qui doit composer avec, en principe, plus de 900 milliards de dollars de réductions budgétaires échelonnées sur dix ans (Sharp 2012)[32]. Que restera-t-il des programmes destinés à préparer les Forces américaines pour la guerre de l’avenir ? Il est trop tôt pour répondre à cette question. Il est probablement urgent, toutefois, d’établir un bilan de ce que près de dix ans de transformation ont apporté à la Défense américaine afin de pouvoir déterminer ce qui mérite d’être sauvé.

Conclusion : que reste-t-il ?

Il est, bien sûr, trop ambitieux de vouloir évaluer avec précision l’ampleur des changements que l’on peut associer à la révolution dans les affaires militaires et à la transformation au terme de deux décennies. Nous souhaitons cependant, dans le cadre de cette conclusion, revenir brièvement aux questions que nous avons soulevées dans l’introduction et y apporter quelques éléments de réponse provisoires.

La révolution dans les affaires militaires a-t-elle véritablement amené les Forces armées américaines à se « transformer » ? La réponse apportée par Richard Lacquement à cette question en 2003 semble toujours appropriée (2003 : 34 et s.). Lacquement distingue, en effet, la restructuration des Forces armées qui implique des changements radicaux et l’émergence de capacités nouvelles, de simples mesures d’adaptation dans le cadre desquelles les institutions militaires traditionnelles se modernisent, que ce soit en matière de façon de faire ou d’équipement[33]. Il établit également une distinction entre la restructuration et les réductions, sur le plan de la taille ou des ressources qui, en elles-mêmes, ne signifient pas qu’une organisation se transforme. Dans cette perspective, en nous référant à nouveau au tableau de la page 260, nous pouvons constater d’abord une grande continuité en ce qui concerne la structure des Forces américaines. Malgré des réductions significatives, les services continuent à être formés d’unités traditionnelles, équipées pour des missions typiques de la guerre froide. L’armée de terre est toujours constituée de divisions et de brigades équipées des matériels lourds destinés à une guerre interétatique classique. La marine est encore organisée, comme c’est le cas depuis la Seconde Guerre mondiale, en fonction de trois plates-formes spécifiques : les porte-avions, les sous-marins et les vaisseaux de surface. Les Marines, quant à eux, ont le privilège de conserver non seulement la même organisation, mais aussi la même taille. La force aérienne, finalement, s’articule elle aussi en fonction de ses trois missions historiques : la chasse, le bombardement et le transport, chacune étant caractérisée par ses appareils principaux. On pourrait même ajouter à cette liste les forces nucléaires stratégiques qui, tout en ayant été réduites de façon significative, ont gardé la forme d’une triade, comme au bon vieux temps de la guerre froide. Le partage du budget de la Défense en trois tranches fixes pour l’armée, la marine (+ les Marines) et l’US Air Force constitue finalement une autre preuve de continuité dans les pratiques budgétaires du Pentagone (Correll 2006 : 25).

Malgré tout, des innovations significatives, qui méritent l’appellation de restructuration ou de transformation, ont eu lieu, et ce, dans au moins trois secteurs.

En raison de leur succès en Afghanistan, les forces spéciales ont vu leur statut se modifier et leur budget doubler de 2001 à 2011. Le Special Forces Operation Command (SOCOM) a été nommé responsable de la guerre contre le terrorisme en 2004, devenant ainsi un commandement quasi indépendant[34]. Son budget passe de 3,8 milliards en 2001 à 9,8 milliards en 2011. La taille de ce mini-service va aussi augmenter considérablement, passant de 15 000 hommes au début des années 1990 à 42 000 en 2011. Cette croissance va se poursuivre jusqu’en 2015. Les déploiements des forces spéciales vont également quadrupler durant la dernière décennie, passant de 2 800 soldats par an en 2001 à plus de 12 000 en 2011. Tout semble donc indiquer que le leadership politique américain favorise une capacité d’intervention rapide, dont l’efficacité a été démontrée lors du raid contre Ben Laden, le 2 mai 2011. Soulignons aussi que les forces spéciales ont prouvé qu’elles étaient capables d’utiliser de façon optimale les capacités de surveillance et de communication qui forment la base de la révolution dans les affaires militaires.

Une seconde restructuration a été effectuée par l’armée de terre dans le cadre de ce que l’on a appelé la « modularisation ». Le groupe Brigade (Brigade Combat Team) a été désigné comme la principale unité de combat de l’armée. Dans ce cadre, l’organisation traditionnelle des brigades a été profondément modifiée, renforçant leurs capacités de reconnaissance et transférant de la division au Brigade Combat Team un ensemble de services spécialisés (renseignement, artillerie, ingénieurs, etc.). Cela a permis à l’armée d’augmenter le nombre de ses unités de combat, qui sont passées de 33 à 45 BCT en 2011. L’armée de terre a donc définitivement commencé à se transformer en une force plus petite, plus légère et donc plus facilement déployable, quoique certains observateurs remettent en question son caractère révolutionnaire. Selon Arquilla et McGregor, par exemple, l’armée devrait opter pour le bataillon comme unité principale de combat, ce qui la rapprocherait, en fait, du type d’organisation favorisé par les forces spéciales.

Un troisième secteur où se sont produits des changements radicaux est celui des avions sans pilote ou drones. Les UAV (Unmanned Aerial Vehicles) ont en effet pris une importance considérable dans le cadre des opérations militaires américaines en Afghanistan, en Irak, au Yémen et au Pakistan, et cette place est appelée à croître. Chargés à la fois de missions de reconnaissance et de combat, les drones constituent un élément essentiel de la capacité américaine de percer le « brouillard de la guerre » et de frapper à distance. Le nombre de systèmes de ce type a quadruplé depuis 2001, passant d’une poignée au début de la décennie à plus de 6 000 en 2011, dont 300 parmi les systèmes les plus importants (Predator, Reaper, GlobalHawk). Comme l’indique un site spécialisé, si les uav constituaient 5 % de la flotte aérienne américaine en 2005, ils représentent 30 % de celle-ci en 2012[35]. Malgré les compressions budgétaires actuelles, le nombre d’uav doit augmenter de 30 % au cours des prochaines années (Entous, Barnes et Gorman 2012).

La restructuration des bases américaines dans le monde (Global Posture Review), finalement, devrait certainement compter parmi les réorganisations « transformationnelles » qu’ont connues les Forces armées des États-Unis durant les deux dernières décennies. En effet, si, a priori, cette restructuration n’a que peu à voir avec la ram sur le plan purement technique, elle confirme cependant le virage de l’armée américaine vers un modèle de force expéditionnaire qui s’appuie moins sur une présence physique à l’étranger que sur une capacité de projeter la force à grande distance. La réduction du nombre de bases américaines d’un tiers, de 800 environ à 500, entre 2004 et 2012, illustre bien ce tournant, tout comme le retour annoncé de 70 000 soldats déployés à l’étranger. De façon très pratique, cette réorganisation semble annoncer que les États-Unis ont opté pour la stratégie d’équilibrage extraterritorial (offshore balancing) que recommandent des auteurs comme John Mearsheimer.

Deux conclusions s’imposent au terme de cette analyse. À l’exception d’un nombre limité de secteurs que nous venons de mentionner, les Forces armées américaines, dans leur ensemble, se sont plus adaptées (ou modernisées) que transformées dans le contexte de l’après-guerre froide. Au terme de deux décennies, il serait difficile d’affirmer que la ram a « révolutionné » le Pentagone. En fait, et c’est notre seconde conclusion, les quatre services, comme s’accordent à le dire nombre d’observateurs, continuent de s’équiper et de s’organiser en fonction de leurs préférences traditionnelles, préférences qui privilégient quelques systèmes d’arme principaux extrêmement coûteux. La modernisation des Forces américaines, depuis vingt ans, si elle a fait une place grandissante à l’innovation, n’en est pas moins lourdement handicapée par le poids du passé. Comme l’a avancé Carl Conetta dans une étude récente, malgré l’augmentation massive des budgets d’équipement et de R-D au cours des dix dernières années (voir la figure à la page suivante), l’effort de modernisation des armées demeure très éclaté, un phénomène qu’il surnomme « la modernisation dissonante » (Conetta : 16)[36]. Dans cette perspective, les services, au lieu de définir un certain nombre de priorités afin de rendre leurs programmes d’équipement et de R-D cohérents et synergiques, ont tenté à la fois de moderniser leurs systèmes traditionnels en leur conférant de nouvelles capacités (legacy efforts), d’investir dans des projets « transformationnels » (transformational efforts) et de répondre aux besoins du moment (ad hoc efforts). L’armée de terre offre un bon exemple de ce phénomène. Elle a en effet remis à neuf son parc de blindés déjà anciens (M1A Abrams et Bradley) et les a équipés de systèmes de communication informatisés. Elle a perfectionné les réseaux de communication de ses unités et investi dans des projets futuristes, comme le Future Combat System et le Joint Tactical Radio System. Mais elle a également acheté des milliers de nouveaux véhicules blindés capables de résister aux explosifs improvisés (MRAP), tout en se procurant des milliers de mini-UAV.

L’effort de modernisation des Forces américaines, 1978-2010 (en millions de dollars)

L’effort de modernisation des Forces américaines, 1978-2010 (en millions de dollars)

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Quant à la marine, elle continue de privilégier, à grands frais, les porte-avions et une flotte de surface toujours plus vulnérable, tout en investissant dans des projets d’avenir comme le Littoral Combat Ship. L’armée de l’air, enfin, demeure tiraillée entre des programmes déjà anciens mais extrêmement coûteux, comme le F-22 et le F-35, et l’expansion incontournable de sa flotte d’avions sans pilote. Est-ce que ce type de modernisation tous azimuts sera encore possible dans le contexte des compressions massives auquelles le Pentagone peut s’attendre durant la prochaine décennie ? La réponse à cette question ne fait pas de doute. La période d’austérité qui s’annonce va-t-elle finalement susciter la transformation annoncée depuis vingt ans ? On peut toujours l’espérer. Mais, pour revenir à la question que nous soulevions dans notre introduction, il serait décidément difficile d’affirmer que les États-Unis ont su penser et maîtriser l’innovation après la fin de la guerre froide.