Corps de l’article

La façon dont on situe l’économie sociale et solidaire (ESS) face à la crise dépend de l’analyse que l’on fait de la crise elle-même : est-elle conjoncturelle, comme le retournement d’un cycle qui retrouverait spontanément sa phase ascendante après l’« épuration » des segments « toxiques », ou structurelle – qui n’en finit pas de connaître des soubresauts depuis la fin des années soixante-dix et ne pourrait se résoudre définitivement que par l’affirmation d’un nouveau modèle stable de développement socio-économique ? Dans le premier cas d’une crise cyclique, l’ESS – qui connaît un essor indéniable depuis 40 ans – peut apparaître à la fois comme sanctionnée pour ses « dérives financières » et renforcée dans son rôle « amortisseur » de crise, mais aussi menacée par ses conséquences économiques. Dans le second cas, celui d’une crise qui serait analysée comme étant de nature structurelle, l’ESS pourrait soit ne se révéler qu’un mode transitoire ou partiel de « gestion temporaire de crise », soit s’affirmer comme une modalité à part entière de la recomposition d’un nouveau système socio-économique, sur la base de profondes transformations internes. Loin de s’opposer en termes exclusifs, ces différentes images de la crise, des crises plutôt, se superposent, s’entremêlent et façonnent, aujourd’hui, les différentes dimensions de l’ESS.

L’ambivalence du positionnement de l’ESS doit être examinée avec l’oeil du gestionnaire (quant au positionnement sur les différents secteurs d’activité), celui du juriste (en ce qui concerne l’adaptation des règles), mais aussi avec le regard de l’économiste, pour peu que celui-ci s’intéresse à l’histoire, celle des crises en particulier, afin de définir la nature et le rôle de l’ESS dans les mutations en cours. Rappelons, en effet, que les thèses fécondes de Claude Vienney sur l’économie sociale (1966, 1980, 1 994) s’inspirent largement de l’analyse des coopératives développée par Georges Fauquet (1935) au cours de la crise des années trente, en parallèle aux thèses keynésiennes. Cette analyse considère les coopératives comme des associations de personnes créant et gérant des entreprises, à la différence des « associations populaires » sans activité économique. Fauquet établit donc une frontière nette entre l’action politique ou sociale (portée par des associations) et l’action économique (développée par les coopératives, soutenues par les pouvoirs publics). De plus, il établit une séparation claire entre le mode de gouvernance et le mode de gestion de l’activité économique.

Depuis, le contexte a profondément changé : les associations ont fortement développé leur activité économique (elles représentent aujourd’hui 83 % des établissements de l’ESS) en s’autonomisant à la fois de l’activité domestique et de l’action publique, ce qui les conduit à combiner bien davantage, en leur sein, action sociale, culturelle, politique et économique.

A l’inverse, la gestion basée sur la prédominance d’une vision managériale (apparemment purement technicienne) de l’économie a rendu possible ce que C. Vienney a appelé le « retournement », c’est-à-dire la prise de pouvoir du management ou de la technostructure, propre à l’entreprise, sur les membres de l’association. Cette évolution a consacré la négation de la spécificité des rapports socio-économiques au sein des entreprises de l’ESS, ouvrant la voie à de multiples cas de banalisation. Les sociétaires des coopératives renouent avec les thèses de Walras (1865) et peuvent alors être vus comme de simples actionnaires qui adoptent des règles élargissant l’accessibilité au capital, afin de faire de tous les salariés ou usagers des capitalistes. Ceci peut conduire à l’isomorphisme (Enjolras, 1996) par la démutualisation ou l’instrumentalisation publique.

L’absence de reconnaissance de la spécificité des rapports économiques au sein des entreprises d’économie sociale et solidaire (EESS) a rendu impossible la reconnaissance de la spécificité de son rôle dans le système productif et social. L’ESS a alors été cantonnée « aux activités nécessaires mais délaissées par le marché ou l’Etat », des activités réorganisées par les acteurs qui en ressentent la nécessité sans avoir à en retirer une rentabilité (Vienney, 1994). Ce paradigme du « ni, ni » a influencé les pouvoirs publics qui ont survalorisé son rôle palliatif (prise en charge des populations, des activités et des territoires délaissés, bref, des besoins sociaux non satisfaits), voire innovateur (laboratoire de nouveaux marchés).

Aujourd’hui, par contraste avec ce cadre fortement limitatif, semble se manifester la nécessité de définir à nouveau de manière positive l’ESS, à partir d’une approche socio-économique commune à ses différentes composantes entrepreneuriales. Les EESS peuvent ainsi être vues comme des institutions socio-économiques non seulement ancrées dans le tissu social (Polanyi, Laville) mais aussi internalisant des dimensions sociales, éducatives, culturelles, le plus souvent externalisées par les entreprises lucratives qui se financiarisent, considérées alors comme de simples « actifs liquides » par leurs actionnaires (Colletis, 2012).

Même si, depuis les années 80, les EESS sont de plus en plus insérées sur des marchés ou des quasi marchés, il est néanmoins déterminant de les considérer comme des entreprises « socio-marchandes ». Ce qualificatif signifie que les EESS se situent simultanément dans la perspective du marché et de celle des besoins et des aspirations de la société. La prise en compte de cette double perspective non seulement les protège de la financiarisation (hormis par la filialisation lucrative), mais les conduit aussi à un développement plus solidaire et équilibré, dans une éventualité de transformation d’un système socio-productif qui pourrait tendre vers une économie de la connaissance, de la fonctionnalité et de la circularité. Le renouveau théorique, proposé ici, a pour objet de contribuer non seulement à rendre compte de la capacité de résistance de l’ESS face aux différents moments de « la crise », mais aussi à révéler les capacités de celle-ci à agir sur les mutations structurelles en cours.

Résistance de l’ESS dans une crise considérée comme conjoncturelle

Depuis une trentaine d’années, l’ESS manifeste une certaine capacité de résistance aux fluctuations économiques mais également un essor indéniable, preuve d’une grande attractivité économique, culturelle et sociale. On peut même considérer que l’ESS dispose, au-delà, d’une véritable capacité d’innovation pour faire face aux nouveaux besoins sociaux. Si une partie du développement de l’ESS peut être attribuée au secteur des services aux personnes, lequel connaît une croissance continue depuis les années soixante-dix, il convient de s’interroger sur le rôle innovant joué par l’ESS en raison de sa nature propre. Dans une approche considérant la crise comme conjoncturelle, l’ESS apparaît à la fois sanctionnée pour ses « dérives financières », renforcée dans son rôle d’« amortisseur » et menacée par les conséquences de la crise sur la situation économique et sociale. La crise est ainsi un bon révélateur des spécificités statutaires et conventionnelles des entreprises d’ESS, qui, en période de croissance, peuvent être masquées par la dynamique économique induisant un certain « isomorphisme » ; celui-ci conduit à les considérer comme accessoires.

La crise, sanction de la financiarisation

La dévalorisation des actifs dits « toxiques » (portés, certes, par des fonds spéculatifs mais aussi par des banques à la recherche de rémunérations spéculatives, très largement supérieures aux performances de l’économie réelle) a fortement affecté le bilan des sociétés cotées en bourse et a conduit à des interventions publiques massives dans certains secteurs stratégiques. Les banques coopératives, qui ont bâti leur internationalisation par l’ouverture à des capitaux extérieurs, grâce à la construction de filiales lucratives ou au rachat d’institutions financières (comme Natexis pour les Banques populaires et les Caisses d’épargne, Casa et Calyon pour le Crédit agricole) sans grand contrôle interne, ont essuyé de lourdes pertes. Une gouvernance technocratique et la recherche de lucrativité illimitée se paient, aujourd’hui, d’une perte d’autonomie, comme l’illustre la constitution du grand groupe bancaire Banque populaire-Caisse d’Epargne (BPCE), désormais sous tutelle de l’Etat. De son côté, comme on le sait, le Crédit agricole a dû opérer d’importantes restructurations, sans doute loin d’être achevées.

Traditionnellement banques de détail et de proximité, les banques coopératives de base (les coopératives régionales) ont plutôt bien résisté : la plupart sont des prêteurs positifs et peuvent ainsi continuer à alimenter le crédit aux TPE et aux PME, quand la demande se manifeste. Mais la crise financière a alerté les épargnants sur l’utilisation de leurs économies. Selon le baromètre Finansol-La Croix-Ipsos, de plus en plus de Français déclarent souhaiter privilégier la sécurité et la solidarité à un placement lucratif. Avec un encours de 1,6 milliard d’euros en 2008, la finance solidaire reste loin derrière l’assurance-vie (2 300 milliards). Le Crédit coopératif, la Nef, le Crédit mutuel, comme France Active peuvent donc accroître l’attractivité de leur offre « solidaire ».

L’ESS amortisseur de crise

Plus largement, plusieurs indicateurs montrent que l’ESS, avec la protection sociale et, plus largement, l’action redistributive de l’Etat, a permis d’amortir les effets de la crise, en termes d’offre de crédit, mais aussi de création d’emplois, de soutien à la prise en charge de la santé ou bien de lutte contre l’exclusion, pour ne pas parler du maintien de la paix sociale.

L’évolution de l’emploi est l’indicateur le plus apparent et maîtrisable, au croisement de l’action économique (création d’activités) et sociale (insertion, intégration). Ainsi, en dix ans (2000-2010), l’ESS a manifesté une capacité de croissance régulière des emplois (+ 23 %), largement supérieure à celle de l’économie privée hors ESS (+ 7 %), pour atteindre le chiffre de trois millions de salariés, soit un salarié du privé sur huit (Recherches et solidarités, 2010).

Cette croissance relève à la fois de sa participation à la tertiarisation de l’économie (notamment dans les secteurs relationnels, créatifs et financiers, qui demandent une réelle confiance entre les consommateurs et les producteurs), de la décentralisation (une vitalité exprimée par le nombre de créations d’associations locales) et des attentes de la société (en matière de besoins sociaux et d’aspirations sociales).

Il pourrait seulement s’agir néanmoins d’un simple report de crise, pour des raisons internes (l’épuisement des réserves, les limites de l’engagement et de la solidarité) et externes (l’approfondissement de la récession, la dégradation des finances publiques).

Les menaces de la récession économique...

La crise actuelle affaiblit les carnets de commande, menaçant les emplois et les revenus, alors que les budgets publics sont soumis à de fortes tensions.

La hausse régulière de l’emploi dans l’ESS depuis 2000 (autour de 2 % par an) s’est ralentie : 1,1 % en 2008, 1,5 % en 2009 (alors que l’emploi privé hors ESS diminuait de 2,2 %), 1,3 % en 2010 (Recherches et solidarités, 2012) [2].

Les années 2010 et 2011 montrent les limites de la résistance de l’ESS, d’abord pour un certain nombre de coopératives du fait de leur insertion sur les marchés, puis pour les associations dépendantes des financements publics. Si les coopératives ont globalement mieux résisté que leurs concurrentes (OIT, 2009), les coopératives françaises connaissent une évolution récente plus différenciée : l’emploi moyen a baissé de 1,7 % en 2010, mais cette baisse a principalement affecté les coopératives agricoles et les Scop (respectivement  3 % et  2 %), alors que celles du commerce associé et d’artisans continuent leur progression (+ 1,7 et + 1, 5 %), preuve de l’attractivité de la mutualisation entre PME et entre entrepreneurs individuels.

Les associations subissent, depuis la fin 2010, les effets des restrictions budgétaires : alors que l’action sociale avec hébergement continue sa progression (en raison notamment des dépenses obligatoires des conseils généraux), les associations d’aide à domicile, sportives et culturelles (souvent de petite taille) voient leurs effectifs commencer à baisser, après une hausse rapide depuis vingt ans. On observe de même un ralentissement du nombre de créations annuelles d’associations (après le pic de 73 000 en 2009).

Les associations d’action sanitaire et sociale, déjà affectées par des coupures budgétaires, vont être enserrées par la double contrainte de l’augmentation des publics et de la diminution des budgets. Les pouvoirs publics vont également augmenter leur pression en différant les actions à plus long terme au profit de l’urgence et de la paix sociale. Ils sont ainsi tentés de reporter sur le secteur associatif la prise en charge de populations de plus en plus nombreuses. Le nouveau « management public » à travers la révision générale des politiques publiques (RGPP) renforce la culture « du résultat », qui s’accommode mal d’une attention particulière à la qualité des « processus », notamment à l’accompagnement progressif des personnes les plus vulnérables.

Les associations d’éducation populaire, comme les associations culturelles, ont déjà vu leurs finances amputées : les budgets nationaux consacrés à la vie associative entre 2008 et 2012 ont déjà baissé de 36 % ; ceux concernant l’accès à la culture de 33 % ; dans l’éducation populaire, la diminution est de 20 % (source : « Les associations s’enfoncent dans la crise », Associations mode d’emploi, n° 135, janvier 2012).

Les collectivités territoriales confrontées à la hausse des frais obligatoires freinent les dépenses facultatives. La politique nationale, qui consistait à solvabiliser l’usager (davantage que la structure) par des exonérations fiscales et à encourager l’emploi par des exonérations sociales, se heurte à des contraintes financières et fiscales croissantes. L’aide à domicile a déjà vu baisser les exonérations de charges sociales. Les contrats aidés associatifs ont stagné en 2009-2010, après une forte diminution en 2007-2008.

Ainsi, les associations, qui ne peuvent plus mobiliser leurs adhérents autour d’un projet associatif global et à long terme, risquent d’être de plus en plus dépendantes d’une commande publique décidée en dehors d’elles et de voir leur action contenue dans des limites prédéfinies, autour d’un grand nombre d’objectifs à court terme.

Enfin, les mutuelles confrontées à la rationalisation du secteur de la santé et à la concurrence des sociétés d’assurances continuent néanmoins à croître, hors domaine agricole. Mais elles accélèrent leur processus de concentration ; la croissance de l’emploi (+ 3 %) s’effectue principalement sur un mode externe par l’absorption d’établissements non mutualistes (CNCres, 2012).

… atténuées par une régulation statutaire, source de compromis sociaux

Face à la contraction des marchés comme des financements publics, les EESS ont mobilisé leurs ressources financières et humaines internes, ainsi que la solidarité entre structures, du fait de leur organisation fédérale ou territoriale (mutualisation financière, immobilière, de l’emploi, voire commerciale). Ainsi, à partir de ces trois aspects de la crise (des marchés financiers, des activités économiques et des finances publiques), on constate que les EESS se sont appuyées sur leurs principes spécifiques de fonctionnement, de gestion et de gouvernance, principes qui les rendent moins sensibles aux aléas conjoncturels.

Les EESS sont en effet régies par des règles statutaires qui offrent des remparts à la financiarisation, mais qui ouvrent également la voie à des relations conventionnelles spécifiques. Les questions statutaires concernent la répartition des excédents, la « double qualité » [3] et le mode de gouvernance :

  • la constitution de réserves impartageables, du fait de la faible redistribution des excédents, explique l’importance des fonds propres accumulés et la possibilité – temporaire – de puiser dans les réserves ;

  • la double qualité dans les coopératives et les mutuelles permet l’association des usagers aux résultats (négatifs comme positifs) ;

  • le mode de gouvernance participatif permet l’établissement d’un certain consensus au-delà du simple fonctionnement démocratique ; paradoxalement, il peut expliquer également la stabilité des fonctions de dirigeants.

L’ensemble de ces caractéristiques permet d’établir une stratégie à long terme, à l’inverse de la « dictature des actionnaires », de se baser sur une « finance lente » plutôt que sur un rapide retour sur investissement.

Ces caractéristiques statutaires débouchent sur des accords plus conventionnels, librement établis par les membres adhérents de façon volontaire. Les entreprises de l’ESS obéissent à des comportements liés à l’engagement des membres, qu’ils soient militants ou adhérents, sociétaires ou mutualistes, et de plus en plus largement avec les « parties prenantes ». Comme ce sont des entreprises d’un type particulier, les EESS continuent également à avoir le soutien de la population, qui ne limite ses engagements ni en dons (monétaires) ni en temps (bénévolat).

En interne, l’association des membres accroît la flexibilité du temps de travail, voire des salaires (frein dans les petites associations, pondération par la part travail dans les Scop). La solidarité sous-jacente se traduit par une moindre hiérarchie des salaires, hormis dans les filiales (Bisault, 2012). Est-ce en échange d’une certaine stabilité de l’emploi ? On voit, d’une part, que le turn over est moins important (Chevallier, 2010) et, d’autre part, que les seniors restent plus longtemps (Cides-Chorum, 2011).

Inversement, la crise, qui touche plus fortement les petites associations (aide à domicile, sport et culture), montre que la précarité de l’emploi, au lieu de n’être qu’un mode de transition entre bénévolat et salariat, n’est pas un gage de survie si elle s’installe durablement. Une vie démocratique vigoureuse alimente les débats et permet des arbitrages entre les salaires et les emplois, des propositions de flexibilisation du temps de travail et des revenus.

La solidarité interne se double d’une solidarité externe, comme l’illustre le dynamisme de l’intercoopération. La solidarité entre coopératives accroît les capacités de résistance et d’adaptation. C’est ainsi que, contrairement aux apparences des périodes fastes de croissance, la capacité de mobilisation collective est un atout de résistance et d’innovation qui se révèle particulièrement précieux en période de récession.

Mais il ne faut certes pas négliger le risque d’une dualisation de l’ESS entre une économie innovante, simple laboratoire de nouveaux marchés, et une économie palliative, filet de sécurité pour les anciens et les nouveaux pauvres. Une telle dualisation serait le signe que l’essor de l’ESS n’est qu’une phase nécessaire mais éphémère. Une autre perspective pourrait cependant s’ouvrir avec la mise en évidence, lors de ces périodes difficiles, des atouts de l’internalisation des dynamiques politiques et sociales au sein de ces entreprises, grâce à la non-lucrativité et à la gouvernance démocratique. En dépit d’un certain discours autour de la responsabilité sociale de l’entreprise, ces dynamiques restent, en effet, largement absentes dans les entreprises qui se financiarisent et se déterritorialisent.

L’ESS face à une crise considérée comme structurelle

Suite aux transformations opérées par la crise, la question de l’autonomie et de l’unité comme bases de renforcement du rôle de l’ESS dans un nouveau modèle de développement semble posée. Cette vision à long terme s’inspire des analyses de l’histoire de l’ESS dans les transformations du capitalisme (Demoustier, 2001). Si l’ESS moderne est en effet née avec le capitalisme, sa nature et son rôle ont été remodelés à chaque crise structurelle. On peut alors voir l’ESS dans la période actuelle à la fois comme héritière du passé (une construction sociale) déstabilisée par les contraintes actuelles, mais aussi porteuse de nouvelles perspectives socio-économiques.

Des antécédents historiques

Depuis l’affirmation du capitalisme qui a vu sa naissance, l’ESS s’est profondément transformée. Ces évolutions ont été accélérées à chaque crise qui a redéfini les bases du capitalisme. Au milieu du xixe siècle, l’associationnisme ouvrier, porté par les ouvriers qualifiés urbains, combinait les sociétés de secours mutuels, les associations ouvrières de production et de consommation, les clubs et les bibliothèques ouvrières. Il exprimait à la fois un mode de résistance collective à la concurrence, jugée destructrice, des qualifications et des solidarités ouvrières et à « l’indigne salariat », facteur de précarité et de paupérisme. Il a connu son apogée lors de la révolution de 1848, en proposant une nouvelle « organisation du travail », autour de la revendication du « droit au travail par le droit à l’association » ouvrière ou entre chefs d’atelier et ouvriers.

A partir de 1860, l’essor de la grande industrie, qui rend obsolète les petits ateliers aussi collectifs soient-ils, impose, alors que le mouvement ouvrier abandonne progressivement les thèses proudhoniennes pour adopter l’analyse marxiste, une renaissance de l’ESS sur la base de la division du travail : une organisation professionnelle plus que territoriale ; une distinction entre la revendication sociale (syndicalisme) et la protection sociale (mutualité) et entre les coopératives de production et celles de consommation. Les pouvoirs publics reconnaissent alors la mutualité et la coopération, puis l’association non professionnelle, comme des « institutions du progrès social », pour reprendre le titre du rapport élaboré par Charles Gide sur le Palais de l’économie sociale, lors de l’Exposition universelle de Paris, en 1900.

Dès le tournant du siècle, sous l’impulsion du solidarisme qui valorise l’interdépendance globale plutôt que l’entraide mutuelle, l’économie sociale n’est cependant plus reconnue comme un ensemble cohérent d’organisations qui poursuivent le même objectif d’amélioration de la condition ouvrière au sein du capitalisme. Ce rôle est progressivement dévolu à l’intervention publique (droit du travail, droit social puis protection sociale), même si les organisations d’économie sociale participent, chacune à leur mesure et dans leur propre secteur d’activité, à la construction des politiques publiques nécessaires aux salariés et aux PME : approvisionnement, accès au crédit professionnel, structuration d’activités artisanales (agriculture, bâtiment, imprimerie).

La crise des années trente voit ainsi une alliance se former entre le secteur coopératif et le secteur public naissant. Mais, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, c’est l’économie publique qui marque son empreinte sur la croissance dite « fordiste », alors que les organisations d’économie sociale continuent néanmoins de participer « dans l’ombre » à l’accès à la consommation (magasins Coop), à la santé (mutuelles complémentaires), au crédit (banques coopératives), aux loisirs (associations)…, tout en se spécialisant et en se concentrant sur le mode industriel. Elles prennent également en charge une partie des « coûts sociaux » de la croissance, dont les équipements sociaux et culturels. Leur rôle est néanmoins largement occulté par les politiques publiques qu’elles ont aidées à construire, comme « aiguillon » ou comme cogestionnaire (notamment dans l’agriculture, l’action sociale, la santé, l’éducation et le sport).

A partir de 1970-1980, l’effritement du modèle fordiste, le retour à une concurrence exacerbée, puis (dans les années quatre-vingt-dix) la financiarisation de la production, la dérégulation du salariat et les réorientations de l’argent public ont affaibli ces anciennes organisations, remettant en cause leur modèle de croissance (faillites des coopératives de consommation, des grandes Scop, de grandes associations de tourisme social).

Dans le même temps, une multitude de nouvelles organisations, le plus souvent associatives, ont tenté de prendre en charge les nouveaux besoins sociaux engendrés par la pauvreté et l’exclusion, ainsi que les aspirations nouvelles à l’autonomie, la décentralisation, l’équité et la solidarité.

La crise, opportunité pour l’affirmation de l’efficacité d’une ESS renouvelée ?

Pour les organisations d’ESS qui cherchent à adopter des perspectives et des stratégies à long terme, la crise peut cependant offrir de réelles opportunités pour participer à construire un mode de développement plus équilibré (moins cyclique), plus durable (plus économe en ressources rares), plus solidaire (sur la base des solidarités sociales et intergénérationnelles) et mieux régulé (par la démocratie et la coopération).

Une croissance moins cyclique

Depuis les années quatre-vingt, marquées par le processus de dérégulation, les économies libérales sont traversées par une succession de crises, accentuant les ruptures dans les activités et par conséquent la précarité des individus (fermetures d’entreprises, licenciements…). Un développement moins cyclique peut s’appuyer sur les entreprises qui ne recherchent pas la lucrativité maximale mais des résultats économiques et sociaux, moins rapides mais réguliers. L’absence de cotation boursière et l’alimentation progressive du capital (variable) assurent en effet une certaine stabilité financière ; ce « sens du temps » peut mobiliser une « finance lente » qui garantit une certaine continuité dans un univers économique chaotique.

De plus, les différents arbitrages négociés pour de « justes » salaires et prix (entre l’investissement et les salaires dans les Scop ; entre les usagers et les salariés dans les associations et les mutuelles ; entre les producteurs, les consommateurs et les financeurs dans les Scic), s’ils ralentissent parfois la prise de décision, l’ancrent non seulement dans le long terme, mais aussi dans un consensus durable.

Ainsi, les acteurs de l’ESS peuvent-ils revendiquer une croissance « équilibrée » et non les illusions d’une croissance « accélérée » porteuse de multiples déséquilibres dans une économie devenue très inégalitaire. Les comparaisons entre les évolutions de chiffre d’affaires et d’effectifs des grandes structures d’ESS avec les grandes entreprises lucratives montrent une croissance plus lente mais plus régulière, si l’on fait abstraction des filiales financiarisées.

Un développement plus durable

La crise climatique et l’épuisement des ressources naturelles alertent sur les risques qui seront reportés sur les générations futures. Au-delà des questions posées à la coopération agricole sur les méfaits d’une agriculture productiviste, l’ESS peut contribuer à la construction d’une société « écologiste », orientée vers la mise en valeur de nouveaux modes de production, de consommation et d’échange, par son ancrage dans la proximité, son souci d’autonomie, ses capacités d’innovation et de mobilisation. L’économie sociale et solidaire a été précurseur dans le recyclage et le réemploi des biens, tels que le papier-carton, le textile, les déchets des équipements électriques et électroniques, dans les circuits courts et les modes d’échange « équitables ». Elle s’investit de plus en plus dans les économies d’énergie, les énergies renouvelables (comme les coopératives éoliennes au Danemark, ou Enercoop en France), l’éco-construction et la réhabilitation, dans une optique de production décentralisée.

Une approche globale (écologique, économique, sociale et politique) renvoie à une vision à long terme et partagée, ainsi qu’à une organisation collective. Cette vision correspond aux bases de la coopération, alors que la référence aux « biens communs » trouve un écho dans la propriété collective (Ostrom, 2010).

Des rapports économiques plus solidaires

Face à la mise en cause du pacte « solidariste » [4] construit difficilement à partir des premières sociétés de secours mutuels au xixe siècle, les organisations de solidarité volontaire ne peuvent se contenter de défendre des « égoïsmes collectifs », distinguant l’intérêt « des membres » de l’intérêt général. L’enjeu actuel est, en effet, le renforcement et l’imbrication des différents niveaux de solidarité pour en élargir le périmètre et la dynamique générale : solidarités familiales (par le soutien aux familles en difficulté), de voisinage (en encourageant les « liens sociaux de proximité »), professionnelle (par l’affirmation des collectifs de travail, la répartition de la valeur ajoutée), locale (par la solidarisation de populations de plus en plus segmentées), nationale (par de réelles politiques de cohésion sociale) et internationale (par la coopération Ouest-Est, Nord-Sud).

L’ESS a une longue tradition de solidarité à la fois interpersonnelle et de proximité (solidarité de type associatif), et plus anonyme, sur une base alors élargie (plutôt mutualiste).

Un nouveau modèle d’articulation se cherche, aujourd’hui, entre, d’une part, des acteurs porteurs de dynamiques locales recréant des solidarités partielles (de l’assistance à l’auto-organisation) et, d’autre part, des dynamiques horizontales et verticales. L’enjeu de ce nouveau modèle est d’éviter les errements de l’enfermement localiste et de la bureaucratie élitiste.

Une société plus régulée sur un mode coopératif ?

Alors qu’à l’issue de la crise des années trente, la régulation du capitalisme industriel a été principalement le fait de la responsabilité étatique, la sortie de la crise actuelle pourrait ouvrir la voie à un mode de régulation dans lequel la coopération jouerait un rôle plus important, aux côtés de la concurrence et de la réglementation.

L’échec du capitalisme financier et patrimonial et un certain retour de l’intervention étatique dans l’économie interrogent l’avenir d’une régulation keynésienne, productiviste et nationale, voire européenne, sans que soit exclu le retour d’un capitalisme autoritaire (sur le modèle du second Empire).

La crise climatique, la tertiarisation des activités, le niveau d’éducation de la population, comme l’irréversibilité de l’internationalisation des échanges, des informations et des hommes posent des défis nouveaux.

L’ESS commence à être perçue par les pouvoirs publics locaux comme un moyen de « re-territorialiser » l’économie, face aux menaces de délocalisations et aux besoins de « gisements d’emplois ». Mais l’ESS propose également l’apprentissage de nouveaux modes d’échange : derrière les circuits courts, c’est une négociation de la qualité et des prix ; négociation qui a pour sens d’échapper aux « règles du marché » qui, sous prétexte d’équivalence, entérine de fortes inégalités, notamment entre les agriculteurs et la grande distribution, ou encore entre les sous-traitants et les grandes entreprises.

Alors que les clusters prônent la coopération territoriale entre les entreprises, les universités (recherche et formation) et les collectivités publiques, des pôles de coopération s’attachent à renouveler l’intercoopération à la fois entre entreprises de l’économie sociale et solidaire et avec les autres acteurs du territoire.

L’ESS porte cependant en germe un projet plus vaste de « socialisation de l’économie », qui répond à la fois aux contraintes actuelles et aux aspirations pour le futur. Mais ce projet ne consiste pas en la simple multiplication des initiatives et organisations, il repose davantage sur leur coordination et leur intégration dans une approche systémique mettant l’association, la coopération et la mutualisation « au coeur », et non plus à la marge, du système économique alors « pensé autrement ».

Conclusion : vers une approche institutionnaliste de l’ESS ?

La crise, née de l’épuisement du fordisme et accentuée par la dérégulation qui était supposé le résoudre, conduit un nombre croissant d’économistes à valoriser le rôle des institutions et des régulations non-marchandes dans l’efficacité du fonctionnement du marché lui-même. Mais la crise révèle également les limites de l’intervention publique, du fait de la complexité des interdépendances qui enrichissent les mécanismes purement keynésiens (Boyer, 2011). On peut se demander si l’entreprise d’ESS ne devrait pas être alors appréhendée à partir de l’approche institutionnaliste afin d’en préciser la nature et le rôle.

La nature de l’entreprise : institution ou simple noeud de contrats ?

L’entreprise n’a pas de définition juridique car le droit ne reconnaît que des sociétés, le contrat de société attribuant aux apporteurs de capitaux le pouvoir de décision et l’affection du profit. Les autres contractants sont supposés « extérieurs » à l’entreprise. La conception institutionnaliste de l’entreprise considère que sa finalité est multiple, en raison de la participation des différentes parties prenantes (salariés, fournisseurs, clients, collectivités publiques, etc.) et de son rôle sociétal de fait.

La nécessaire institutionnalisation de l’entreprise

Un nouveau pacte ou compromis social élaboré dans la perspective d’une institutionnalisation de l’entreprise est aujourd’hui indispensable (Colletis, 2012). Nous rejoignons, ici, les réflexions de ceux qui soulignent que l’entreprise ne devrait pas se confondre – comme cela est le cas actuellement – avec la société de capitaux. Ayant une existence propre, distincte de celle de la société de capitaux qui contrôle son capital, l’entreprise devra à l’avenir être fondée comme catégorie économique et aussi comme catégorie du droit. C’est à ce prix qu’elle pourra être le lieu de convergence d’un projet productif rassemblant toutes les parties prenantes en fonction de leur apport spécifique et non en fonction du seul apport en capital (Bachet, 2007).

Au coeur de l’entreprise se trouve, en effet, non pas le capital mais l’humain. Les compétences sont au centre de l’entreprise innovante à progrès partagé (Hatchuel et Segrestin, 2007). L’entreprise est considérée ici comme une organisation humaine inscrite dans la durée. Cette organisation, selon nous, est susceptible d’articuler l’innovation, la capacité des travailleurs cognitifs à formuler et à résoudre des problèmes inédits, la formation permanente des compétences, la contribution de l’entreprise au bien-être de ses parties prenantes et de la société et la préservation de la nature.

Le propre d’une institution étant en effet de produire des règles et des normes sociales et culturelles (Salles, 2007), l’EESS comme institution produit des valeurs qui lui sont spécifiques mais qui pourraient avoir pour vocation de s’étendre à d’autres secteurs ou domaines. En particulier, le rapport à l’argent des EESS est marqué par la non financiarisation et le refus de la spéculation. Le rapport à l’espace n’est pas celui d’une simple localisation mais celui d’une territorialisation. Le rapport au travail est marqué par la reconnaissance de la valeur travail, l’accent mis sur la formation et le rôle-clé des apprentissages collectifs. S’agissant de la question des compétences et de celle des conventions « de qualité », elles sont le résultat soit de la culture de métier, notamment dans les Scop (Barreto, 2011), soit de la pression des usagers dans les associations. Le rapport à l’usage est marqué non par l’anonymat mais par la participation, directe ou indirecte, des usagers à la construction des activités.

Les EESS font ainsi preuve d’une grande capacité à innover, mais leurs sources d’innovation sont plus sociales ou socio-économiques que techniques. Ces innovations sont, de facto, des compromis plus ou moins institutionnalisés. La production de ces derniers revêt une importance particulière dans la période présente en ce que les anciens compromis ne cessent d’être déconstruits, ce qu’exprime l’usage répété de termes comme « déréglementation », « dérégulation » ou encore « réforme », « modernisation », etc.

Dans la période actuelle, l’économie sociale et solidaire joue certes un rôle contra-cyclique mais, surtout, pourrait assumer une fonction d’innovation sociétale. En tant qu’institution socio-économique (Demoustier, 2000), elle peut, en effet, participer activement à l’élaboration d’un nouveau mode de régulation composite. Comme composante à part entière, l’ESS pourrait, à côté des régulations administrative et concurrentielle, assurer une régulation partielle de certaines activités ou certains domaines sur un mode coopératif. Pour ce faire, les acteurs de l’ESS eux-mêmes et les pouvoirs publics doivent lui reconnaître réellement (et non pas seulement formellement) la spécificité de conjuguer, plutôt que de hiérarchiser, le développement économique et le développement social.

Au-delà de la non financiarisation des entreprises de l’ESS, on peut penser que l’ESS est bien adaptée pour contribuer à une sortie de crise, basée sur un nouveau rapport entre l’individu et la société, entre l’autonomie et l’interdépendance, entre la responsabilité individuelle et celle collective, propre à un plus haut niveau de connaissance et d’innovation.

Dans une perspective d’économie de la connaissance, l’ESS met l’accent sur les apprentissages collectifs, sur les compétences, par l’internalisation de l’éducation – tout au long de la vie – au sein même de l’activité économique (au-delà de la formation formelle).

Comme économie de service relationnel (Demoustier, Malo, 2012), elle se développe par la co-construction de services entre les producteurs et les utilisateurs, par la mobilisation des « parties prenantes » et par l’importance accordée à la relation dans la « transaction » (Gadrey, 2003).

L’ESS s’intègre bien, enfin, dans une économie de la fonctionnalité, où la propriété collective favorise le droit d’usage au-delà de l’accès lié à la propriété individuelle ; une économie où la fonction (habitat, mobilité, alimentation, etc.) englobe le produit par l’enrichissement des biens en services (« bouquet de solutions ») et où la transversalité de l’approche nécessite la coopération (Gaglio et al., 2011).

A chaque grande période de crise, c’est dans un rapport dialectique entre la transformation des pratiques (individuelles et collectives) et le renouvellement des représentations (critiques et alternatives) que la société réinvente un modèle de développement. L’ESS, dont on reconnaît aujourd’hui de nouveau publiquement l’importance, est approchée soit de façon instrumentale, dans ses dimensions gestionnaire et palliative, soit de façon volontariste, par son projet politique. La question de son avenir à long terme, comme un ensemble cohérent d’entreprises partageant une même logique socio-économique, se pose donc. Il semble nécessaire d’ouvrir le débat afin que les économistes s’en emparent dès lors qu’ils admettent que la sortie de crise ne se laissera pas enfermer dans la simple controverse entre libéralisme et keynésianisme.