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Vous trouverez, en règle générale, qu’à la nature du pays se conforment et le physique et le moral des habitants.

Hippocrate, Airs, eaux, lieux

Dans les pays froids, on aura peu de sensibilité pour les plaisirs ; elle sera plus grande dans les pays tempérés ; dans les pays chauds, elle sera extrême.

Montesquieu, L’Esprit des lois

1. Introduction

En matière de géographie, le déterminisme climatique, soit les fameuses « théories des climats », est souvent relégué aux erreurs du passé. Il est même de nos jours un « tabou » qui constitue presque toujours une « condamnation sans appel » (Staszak et Couzinet 1998 : 9). Et il n’est pas difficile de comprendre pourquoi. Son explication des caractéristiques des hommes par le milieu climatique revient à réduire, souvent de manière grossière, l’importance des facteurs culturels (économiques, historiques, religieux) qui influent sur la société politique, simplification qui peut relever, dans bien des cas, d’une argumentation dangereuse, invitant à penser la supériorité de certaines races ou nations. À part Montesquieu, nom qu’on entend le plus souvent dans l’histoire du discours, on nous demandera parfois aussi de songer à la géographie allemande du xixe siècle, au concept de Lebensraum, qui peut légitimer la conquête de nouveaux territoires au nom de la survie, voire la puissance d’une nation (Bourdieu 1982 : 238). Sous une image prétendument empirique, la logique du déterminisme climatique peut inféoder l’étude de la géographie à l’avancement des idées politiques. Et c’est précisément le prétendu « géocentrisme » de la théorie des climats qui dissimule son idéologie, exprimant celle-ci comme une observation qui serait avérée par une certaine image de la science.

Si je propose ici un retour au déterminisme géographique, je me dois, par conséquent, de procéder avec beaucoup de précaution afin de mettre en lumière la pertinence actuelle aussi bien que l’originalité de mon objet d’étude. Car tout en partageant la même logique que d’autres déterminismes climatiques, dont on peut stigmatiser l’emploi idéologique, la version qu’en formule Jean Bodin (1534-1596), grand penseur humaniste de la Renaissance, est subordonnée à une cause morale qui, dans le contexte des Guerres de religion du xvie siècle, fustige les violences associées à la promotion d’une homogénéité cultuelle. Par un emploi typiquement humaniste du savoir géographique sont exprimées des valeurs humanistes (d’harmonie et de tolérance religieuse) qui sont encore les nôtres, notamment dans le cadre des théories du postcolonialisme. Mon premier objectif sera ainsi de montrer en quoi les climats bodiniens renvoient à une politique fondée sur l’hybridité et l’interrelationnalité, lesquelles, à l’aide de leur forme géographique, gagnent à la fois en vraisemblance et en matérialité. Car les climats se révéleraient moins des phénomènes « matériels » que des arguments qui recèlent une certaine agentivité critique, particulièrement efficace selon le contexte historique. Pour contrer le sectarisme et les guerres civiles, les revendications de l’unité nationale et de la tolérance religieuse, promues par exemple par Catherine de Médicis dans l’Édit de Janvier (1562), sont source d’inspiration pour les philosophes qui cherchent d’autres moyens de les exprimer, sans qu’elles se heurtent à la controverse ou à la violence. En s’inscrivant dans cette lutte historico-politique sous forme figurative, les climats parviennent à idéaliser des attitudes « modérées », tout en servant une fonction critique à l’égard de la conscience nationale. Chez Bodin, le statut politique de la France, dont l’identité géographique est censément « tempérée », s’avère paradoxalement aux antipodes de sa « naturalité » climatique. Pour utiliser le vocabulaire de Bertrand Westphal, il s’agira de proposer une sorte de « brouillage hétérotopique» (Westphal 2007 : 172) qui dirige le lecteur vers un univers parallèle, mais transgressif, ouvert à la réécriture.

2. Lire la théorie des climats après le tournant spatial

Puisque ma lecture des climats bodiniens aspire à la pertinence, à une certaine réévaluation d’une théorie considérée comme obsolète, ce retour au déterminisme climatique est motivé également par une analogie que je dresse entre le penseur humaniste et le mouvement des approches géocentriques, qui sont de plus en plus revendiqués dans le discours critique contemporain. Ce sera le deuxième objectif de l’étude. On pourra alors interroger les fondements idéologiques de la géocritique de B. Westphal, où les valeurs d’« hybridité » ou d’« interrelationnalité » jouent un rôle déterminant. Ici, l’idée récurrente de Westphal que « tout est dans tout » (Westphal 2007 : 18) serait destinée à faire pièce à notre conception de « frontière », à nos démarcations, tant géographiques que culturelles, qui ne seraient, en dernière analyse, que pure convention. Les frontières qui découpent ainsi la mappemonde ne refléteraient pas la « réalité concrète » de l’espace, mais plutôt nos institutions de pouvoir, qui abîment l’espace et empiètent sur nos croyances morales.

La croyance à l’interrelationalité ou la correspondance « écologique »[1] entre toute chose caractérise les divers courants dits « géocentriques », c’est-à-dire la géocritique, la géopoétique et l’écocritique, plus ouvertement militante en ce qui concerne l’environnement.[2] Cette « interdépendance », dans ses manifestations phénoménologiques, va jusqu’à pénétrer la conscience humaine, contredisant le dualisme cartésien, son fameux doute radical, qui conduit à la séparation du moi et du monde : le moi, aussi bien que l’abstraction de ses pensées, font plutôt partie du monde, elles en sont un corollaire.[3] Selon les tenants de la « géopoétique », la littérature et la poésie témoignent quant à elles d’une relation particulière avec l’espace, exprimant sans cesse une « géographie immanente », inhérente à la textualité (Collot 2011). Dans ce sens, les géopoéticiens cherchent à montrer une sorte d’incarnation de l’ « autre » : l’espace littéraire — cet univers autrefois considéré à part, autonome (Blanchot 1955) — imite, « devient » l’espace géographique. Un parallélisme est établi entre « page » et « paysage » (Collot 2011) qui insiste sur le rôle que joue l’espace dans l’imagination et la production créatives. Force est de penser non la relativité des espaces cognitifs et naturels, mais leur relationnalité, c’est-à-dire la manière dont ils sont « relatifs » les uns aux autres, formant une correspondance et non une indépendance, qui conduirait à de nouveaux cloisonnements, de plus en plus infinitésimaux.

Quant à la géocritique, qui m’intéresse plus particulièrement, B. Westphal la définit comme une « poétique » dont l’objet serait les interactions entre espaces humains et littérature (Westphal 2000 : 17). Ces interactions sortent non seulement des confins du texte, interagissant avec le réel, mais du lieu : elles sont « transgressives ». Les espaces de l’étude géocritique invitent eux-mêmes à penser la « transgression », naturalisant cet acte autrement « despotique », qui, par « húbris », consiste à « dépasser son espace pour entrer dans un espace étranger » (Hartog 2001 : 487). Or, avec la géocritique, on aboutit à un certain « modèle » dont la transgressivité s’exprime en termes d’un espace dynamique, mobile, qui résiste à l’homogénéité et qui s’ouvre à l’hétérogénéité. Ce modèle n’est pas sans rappeler des notions de la pensée postcoloniale et postmoderne : « la frontèra » (Anzaldúa), « l’espace lisse » (Deleuze, Guattari) et le « third space » (Bhabha, Soja 1996), etc. Ainsi que l’explique B. Westphal, c’est dans ces domaines qui chevauchent les frontières établies, se situant dans « l’entre-deux », qu’émergent des formes de pensée « spatiale » créatives. Dans ces modèles — ou métaphores ? — géographiques, il est possible de passer outre la « diversité irréfragable des cultures », y compris l’étonnement devant les « tonalités exotiques du multiculturalisme » pour mieux appréhender l’« hybridité de la culture, […] la relativité des clivages » (Westphal 2007 :119). En d’autres termes, il s’agit de présenter des exemples « géographiquement concrets » de la culture pour « éluder la ‘politique de polarité’ » (ibid.). En cela, par son « ancrage spatiologique » — ce sont des lieux qui se prêtent eux-mêmes à l’hybridité — la transgression est « neutralisée »[4] ; « elle n’est plus nécessairement affectée d’un coefficient négatif, mais correspond à un simple acte de franchissement inhérent au système » (Westphal 2007 : 84). La géographie fournit ainsi une surface sur laquelle on peut projeter le multiculturalisme, rendant cette nécessité postcoloniale plus « objective », c’est-à-dire moins « idéologique » (Westphal 2007 : 12).

La géocritique offre d’importants outils pour sonder les images que nous construisons inéluctablement de l’écoumène. En contribuant à la « constructionnalité » de notre environnement, elles admettent l’importance, voire l’indéniable pulsion humaine de faire des représentations de l’espace. En faisant appel à la géographie concrète, ou bien, à une certaine vision du lieu, « interstitielle » et « frontalière » — là où l’hybridité serait la plus manifeste — la géocritique subordonne la géographie à une argumentation, à un activisme qui n’est pas sans une certaine performativité. Le borderless world peut ne pas traduire les mêmes hiérarchies, les mêmes spécificités qu’exprime la mappemonde, aussi divisée et segmentée qu’elle l’est en réalité ; frontières qui ne sont pas nécessairement dénuées de légitimité.

Or par quels procédés textuels peut-on contrer la transformation de l’espace en des territoires striés, pluriels et autonomes, qui portent trace des scissions de l’histoire ? Les territoires, divisés en continents, nations, provinces, etc., semblent concrétiser les différences et les antagonismes de l’homme, les phénoménalisant par leur diversité cartographique. En munissant mon étude d’un sous-titre, « Jean Bodin peut-il contribuer à l’esprit géocritique ? », j’espère légitimer une approche qui explicite davantage les structures poétiques de notre rapport au monde. Le langage, même quand il ne prétend pas l’être, n’est jamais indépendant des forces symboliques. Révéler l’esthétique des climats insiste donc moins sur l’étude de la géographie en elle-même, que sur l’instrumentalisation souvent insidieuse qu’on en fait. L’espace fait, depuis toujours, l’objet de (re)territorialisations, de conquêtes et de convoitises, tant sur le plan cartographique qu’idéologique. La valorisation des « sans frontières », omniprésente dans les humanités à l’heure actuelle, s’oppose à l’autonomie des lieux et avance une humanité interdépendante qui s’ouvre à la totalité — ou au cosmos, comme le dirait Bodin —, dans une logique dite « écologique », mais qui serait, au fond, on ne peut plus poétique.

3. Jean Bodin et la théorie des climats

On le sait, le froid, le chaud et le tempéré peuvent, dans notre langage, désigner autant des « tempéraments » que des « températures ». Ils sont des catégories du discours naturel qui se prêtent admirablement au langage figuré. Et on pourrait se demander pourquoi : quel est le lien à l’origine de ce rapport linguistique ? Pourquoi l’homme cherche-t-il lui-même dans la nature, dans la géographie ? Pour Genette, il existe, entre le langage et l’espace, « une sorte d’affinité, qui fait que de tous temps les hommes ont emprunté au vocabulaire spatial des termes destinés aux applications les plus diverses » (Genette 1966 : 106). Ces applications peuvent être poétiques, comme dans les personnifications de la nature des poètes romantiques ou bien, elles peuvent être politiques, notamment dans le cas des déterminismes géographiques. Il convient ici de distinguer ces usages « rhétoriques » de l’intention philosophique, car si le philosophe vise à expliquer l’homme par la Nature, érigée en une autorité suprême, spirituelle et divine, le poète, lui, se concentre sur les parties concrètes de la nature, c’est-à-dire le monde qui nous environne et qui se donne à voir à tous, dans toute son hétérogénéité. La vision poétique paraît plus modeste, car plus métonymique ; la totalité étant plutôt suggérée et non recherchée en tant que telle. Or la question du déterminisme climatique, aux airs scientifiques, semble constituer une rupture d’avec la Nature, c’est-à-dire l’éternel droit naturel qui préoccupe tant la pensée classique. Penser l’organisation politique des hommes en fonction de la différence ou du relativisme, processus que concrétisent la plupart des théories des climats, situe la pensée non pas dans la recherche de la vérité universelle mais dans l’univers pluriel des coutumes et des lois. Bodin le dit bien dans ses Six Livres de la République, « pour former un estat il se faut accommoder au naturel des subjects » (Bodin 1576 : V, 1,9). La théorie des climats affirme avant tout une nécessaire diversité législative, une relativité politique. C’est du moins ce que le discours semble faire au sens le plus littéral. Son éventuelle poésie, pourtant, dénierait la possibilité de le divorcer complètement d’une conception de la totalité. D’où la complexité d’une analyse poétique des climats qui retrouve une vision universaliste du monde à un autre degré de lecture, moins littérale que figurative.

Bodin occupe une place éminente dans l’exégèse des théories des climats. Il a écrit le plus rigoureusement sur la question et ce, tout au long de son oeuvre. Trois de ses textes les plus importants en font mention : La Méthode de l’Histoire (1566), texte sur lequel je me baserai ici, Les six Livres de la République (1576) et Le Théâtre du monde naturel (1596). C’est dans La Méthode de l’Histoire que Bodin donne sa version la plus exhaustive de la théorie ; on peut y retrouver la lecture politique de la République, son ouvrage le mieux connu, ainsi que la philosophie naturelle du Théâtre du monde naturel, son traité de cosmographie humaniste. On remarque d’emblée une grande ambition épistémologique dans La Méthode qui cherche à réunir une diversité de savoirs en un savoir général, « historique ».

En effet, le philosophe participe, dans ce texte, d’une nouvelle forme d’historiographie, dont le développement serait spécifique à la France des guerres civiles. Selon George Huppert, entre 1560 et 1600, apparaît en France une nouvelle manière de penser l’histoire qui, à partir des Recherches de la France (1560) d’Étienne Pasquier, devient un savoir totalisant, « accompli » et « universel », qui s’oppose aux relativismes historiques. Cette « histoire » peut paraître paradoxal puisqu’elle n’est pas « historiciste » elle ne prétend pas expliquer la diversité des hommes selon la relativité temporelle, mais vise à agir sur elle de façon critique. Ce nouveau discours s’avère sensible aux tensions religieuses qui affaiblissent l’État-nation et déstabilisent l’autorité monarchique. S’y retrouve souvent par conséquent une affirmation d’une conscience nationale, complémentaire et compensatrice. Dans la version climatique qu’en fait Bodin, ce « nationalisme » s’exprime selon le sentiment général d’une appartenance au sol, soit un certain patriotisme séculier, qui place l’identité en dehors du pouvoir unificateur du monarque. Pour G. Huppert, la Méthode de Bodin est fondatrice pour ce nouveau regard sur le passé français, lequel sera pourtant abandonné par l’âge classique au profit des approches historiques qui soient plus conformes à la vénération de l’absolutisme royal, c’est-à-dire moins « libertines », moins coupables de « lèse-majesté » (Huppert 1970 : 172-173).

Sous l’enseigne de l’histoire, Bodin tente de réunir tous les savoirs connaissables. Il en ressort une image éclectique du passé qui nous instruit à faire une interprétation cohésive et universelle du monde et du cosmos, non scientifique, mais générale, riche en tournures rhétoriques.[5] Dans cette conception particulière de la recherche historique, le philosophe écarte l’histoire des institutions, qu’il juge trop changeante, pour s’intéresser à la nature profonde des peuples qui est, elle, constante : « Cherchons au contraire des faits régis par la nature et non par les institutions humaines, des faits stables que rien ne puisse modifier […] » (Bodin 1566 : 68). Dès lors, l’histoire naturelle de Bodin n’est pas reléguée au passé en tant que tel, mais vise l’état premier de l’homme qui devrait transgresser les différences temporelles. La véracité de l’histoire se mesurerait dans la correspondance avec cette histoire naturelle, laquelle est sanctionnée, rendue connaissable par la géographie. Comme François de Dainville, Claude-Gilbert Dubois et Philippe Desan l’ont mis en évidence, l’histoire naturelle que plusieurs penseurs visent à établir, penseurs qu’on peut appeler des « géographistoriens », est définie en fonction du savoir géographique, aussi incertain et lacunaire qu’il l’était à l’époque.[6] Pour Bodin, il peut y avoir des histoires fausses et des histoires véridiques. Être naturel pour lui c’est se conformer aux lois naturelles qui sont décrétés par le lieu géographique et, bien entendu, par le climat.

La géographie de Bodin est aussi cosmographique dans le sens ptoléméen du terme. C’est-à-dire qu’il part de la sphère armillaire, d’un globe fragmenté en parallèles, méridiens, en un équateur, un écliptique, des tropiques et des cercles polaires, dont le tout est catégorisé en trois régions principales. Ces trois régions sont dictées par la latitude et renvoient à trois climats fondamentaux pour chaque hémisphère : le méridional (de l’équateur au trentième degré), le tempéré (du trente et unième au soixantième degré), le septentrional (au-delà et jusqu’au pôle). À l’intérieur de chaque climat fondamental, on retrouve encore la tripartition climatique, c’est-à-dire un méridional, un tempéré et un septentrional. Bodin situe « la véritable région tempérée » au milieu des milieux, soit « entre le quarantième et le cinquantième degré » (Bodin 1566 : 263). Les pays qui appartiennent à la zone médiane sont notamment « l’Espagne du Nord, la France, l’Italie, la Haute-Allemagne » (ibid.). Ceux qui appartiennent au septentrion : l’Angleterre, le Danemark, la Scythie et la Tartarie ; au midi : l’Espagne méridionale, la Sicile, le Péloponnèse, la Crète, l’Arabie, l’Inde, l’Egypte. Par cette segmentation de la planète, la matière géographique est non seulement limitée, mais sa dénomination est considérablement réduite. Par la formulation mathématique du monde, Bodin rationalise la diversité des faits géographiques. Ceux-ci subissent une véritable métamorphose géométrique, où l’espace devient une équation (Dubois 1977 : 108). Par ailleurs, les climats remplacent pour ainsi dire les noms de pays, aussi bien que leur singularité les uns par rapport aux autres. Comme le dirait José Rabasa, les climats simplifient la « sémanticité » des espaces, dont la prolifération pourrait autrement ajouter à leur univocité. Bodin, quant à lui, applique une grille géométrisée. Sa mathématique est rendue possible du fait que les variables sont toutes « connues ». Toute la sphère est prise en compte et toute région correspond à un degré latitudinal qui déterminerait son climat et, partant, le naturel des peuples qui y habitent.

4. De la théorie des climats à l’interrelationalité

L’analyse de la géographie bodinienne doit être accompagnée par une remarque capitale. Le savoir climatique de Bodin est cosmographique, c’est-à-dire nettement probabiliste, théorique avant d’être pratique. Il se situe devant la même incertitude géographique que d’autres penseurs de la Renaissance, y compris les sceptiques de la nouvelle vague chorographique, qui s’intéressent à la description régionale et cartographique au détriment d’une connaissance totalisante de la géographie ou une éventuelle « géographistoire ». Entre Bodin et les chorographes, la matière géographique est raisonnée de deux façons opposées. Les sceptiques, Montaigne ou La Mothe Le Vayer, par exemple, partent des exempla de singularité ; qu’on songe au cannibalisme ou aux curiosités viatiques qui fascinent tant les philosophes libertins, avides lecteurs des récits de voyage (Moreau 2006). C’est à partir de ces exemples de la diversité humaine que les sceptiques vont extrapoler, par induction, la règle générale de la dissemblance. En effet, si le sceptique argumente de l’inconnu au connu, la méthode de Bodin est l’inverse. Elle procède du connu à l’inconnu, selon le modèle méthodologique de Pierre de La Ramée (Ramus). Cette méthode qui part des généralités, ou des lieux communs, pour aller vers les particularités permet à Bodin de projeter métonymiquement le connaissable, à savoir la même variabilité climatique qu’il trouve en Europe, au reste du monde.

Mais notre analyse portera surtout sur les peuples qui sont placés entre le trentième et le soixantième degré (l’Europe), parce que nous possédons leurs histoires, sur la valeur desquelles nous pourrons nous prononcer, tandis que les autres peuples ne nous ont rien laissé : il faudra cependant en tirer des conséquences applicables à tous les peuples.

Bodin 1566 : 80

Ainsi, son projet consiste à se concentrer sur une partie du globe, l’Europe, où les histoires sont connues, afin de créer un véritable gabarit, une sorte de modèle qui sera applicable à des régions supra-européennes comme la Floride, le Canada, la terre Australe, etc.

Ce savoir cosmographique hérité de Ptolémée et de la méthode ramiste, a l’avantage de donner matière à la réflexion interclimatique, ou interculturelle, car il pose une limitation dans la variabilité géographique. Les variables, qui sont partout réduites à trois, sont désormais commensurables les unes avec les autres. Dès lors, le « relativisme » qu’on associe souvent aux théories des climats change sensiblement chez le penseur humaniste : les différentes régions ne sont plus relatives à elles-mêmes, mais relatives à d’autres régions, formant une relation (cosmologique) entre elles. En partant de la division entre le nord et le sud, à l’intérieur de laquelle se situe une zone tempérée, soit un moyen terme, Bodin fait une opposition de nécessité, où le nord doit correspondre au sud, dans une logique d’équilibre. L’équilibre, et non l’opposition, prend la forme d’une polarité spectrale. Ceci nous rappelle, en effet, qu’il s’agit d’une théorie probabiliste et non d’une construction de la logique formelle, où le principe de non-contradiction, à savoir quelque chose est A ou non-A, valide la pensée analytique. Bodin, lui, permet une zone tempérée, un tiers « inclus », et non pas « exclu », qui joue un rôle essentiel dans le système géographistorique. La zone tempérée maintient sa position au centre de l’équilibre anthropologique de Bodin. Aussi constitue-t-elle la zone idéale, le juste « milieu ».

À partir de cette structure tripartite, Bodin transposera le même équilibre à l’intérieur du corps humain. Pour ce faire, Bodin s’inspire du savoir médical d’Hippocrate qui pose que les humeurs des peuples du nord sont chaudes (pour s’opposer à la froideur) et les humeurs des peuples du sud sont froides (pour s’opposer à la chaleur). Cette opposition en chiasme, où sont inversés les termes de l’opposition, crée une harmonie à travers les différences et maintient en équilibre l’homme et son environnement. Elle formule aussi une sorte de yin et yang anthropologique, voire politique, entre le nord et le sud. Prenons une des oppositions les plus fondamentales de Bodin :

Les anciens sont presque unanimes à remarquer […] que les hommes du Nord ont le corps plus robuste et de plus haute taille ; mais si les Méridionaux ont le corps plus faibles, ils l’emportent par l’esprit : ce point est depuis longtemps connu par expérience, tant il est facile de s’en apercevoir.

Bodin 1566 : 69

On remarque la structure en chiasme qui régule les deux extrêmes nord et sud : robuste-stupide versus faible-intelligent. Une telle opposition entre les deux pôles paraît essentielle dès lors que les points forts et les points faibles de chaque peuple se neutralisent en opposition les uns aux autres, renforçant davantage l’important équilibre, désormais omniprésent, tant à l’échelle macrocosmique que microcosmique.

La structure rhétorique des climats est encore plus explicite lorsqu’on analyse la nature sexuelle des peuples, dont les dérivations des humeurs froides et chaudes sont divisées en lascivité et fécondité. Bodin explique comment le climat froid engendre une chaleur interne :

Car la raison qui veut que la chaleur des entrailles soit plus grande en hiver qu’en été (ce qui prouve suffisamment la vapeur qui s’échappe alors de la bouche fumante) vaut également pour les hommes qui habitent au septentrion. C’est pourquoi en hiver les hommes sont plus aptes à engendrer, et non pas plus lascifs, comme l’a écrit Aristote. En été au contraire ils engendrent moins et sont plus lascifs, à cause de l’acidité de la bile jaune qui, l’été, est plus abondante. De même les Méridionaux seront plus lascifs et les Septentrionaux plus féconds. La providence divine a ainsi voulu que ceux qui ont plus de facilité à engendrer aient moins besoin de volupté pour le faire, tandis qu’à ceux qui sont moins riches en humeurs et en chaleur cette nature maternelle a voulu dans sa bonté donner abondamment le stimulant de la volupté ; faute de quoi ils n’auraient pu ni propager leur race ni même entretenir la vie civile.

Bodin 1566 : 87

En effet, l’observation de la vapeur qui s’échappe de la bouche en hiver confirme la thèse que c’est le corps qui s’adapte à l’environnement. La température du corps est inversement déterminée par le milieu climatique où il se trouve. La citation témoigne également de la puissance générative de la structure en chiasme, inspirée par l’équilibre des trois zones climatiques, qui permet de générer des caractères sexuels différents, mais qui proviennent tous du même modèle. La lascivité est ici une notion clef pour comprendre l’harmonie plus large qui existe entre le nord et le sud ; la plus grande volupté aide les Méridionaux à compenser leur froideur et à propager leur race. Enfin, si le nord et le sud sont incomparables pour la pensée chorographique, ils sont rendus commensurables dans la pensée cosmographique de Bodin. « Relatif » prend donc un sens plus profond, plus esthétique : celui de « relation » entre deux choses différentes où A est relatif à non-A, et non d’une relativité, tautologique, à soi-même caractéristique de bon nombre de relativismes culturels.

On pourrait, en revanche, objecter que l’équilibre inhérent au système bodinien est le résultat d’une connaissance géographique humaniste qui ne tient plus la route de nos jours. Il est fondé sur le lieu commun, ou le « stéréotype », dirait-on, dont l’usage ne pèche pas par excès de nuance. En cela, une analogie avec la géocritique du xxe siècle ne serait pas seulement anachronique, mais abusive. Pourtant, en analysant la structure de l’argumentation climatique, sa « rhétorique profonde », il faut envisager la théorie de Bodin moins comme un système scientifique qu’un système symbolique qui aurait des implications dans toutes les sphères du savoir. En d’autres termes, dans cette philosophie interrelationnelle, parle-t-on toujours de climats ou d’autre chose complètement ? Rappelons ici que la théorisation bodinienne des climats exprime au fond une sorte de nivellement climatique où le monde n’est plus polarisé en extrêmes climatiques. Les différences qui se présentent entre le froid et le chaud sont rendues structurellement uniformes puisque c’est le même principe d’équilibre qui les détermine. Davantage, la structure d’opposition qui harmonise les différences entre régions climatiques idéalise une zone tempérée, une partie du globe hybride, qui explique le tout, qui devient une sorte de loi universelle.[7] En gouvernant les deux espaces climatiques, le tempéré fait en sorte que le nord et le sud ne soient plus irréconciliables ou opposés, mais des dérivations naturelles du même intervalle, du même milieu.

Le tempéré s’éloigne ainsi de la question des climats pour signifier une vérité générale non seulement cosmologique, mais politique et juridique, typique de la pensée du xvie siècle. Tout comme il existe un « entrelacement » entre les mots et les choses dans la « prose du monde » qui caractérise l’épistémè de la Renaissance, le « tempéré » correspond naturellement à d’autres domaines de savoir (Foucault 1966 : 53). L’argumentation est ainsi soutenue par une sorte de syllepse, où le tempéré du lieu fonde une véritable correspondance avec le tempéré des moeurs, soit un véritable amalgame entre les sens concret et figuré d’un même terme. Mais au lieu de ne représenter que la « similitude » et la « ressemblance », le tempéré bodinien ne se réfère pas seulement à une « nature écrite » (Foucault 1966 : 55). L’histoire naturelle a d’autre fonction que d’expliquer un monde dont le « langage se rapporte à du langage » (ibid.) ; elle a pour fonction de « juger » l’histoire institutionnelle en proie à « la passion, l’humeur ou l’erreur du moment » (Bodin 1566 : 68). Ainsi, la zone climatique idéale, le tempéré, cible la géographie de la France, mais aussi la Turquie, pays que Bodin favorise et juxtapose à la France, puisque son « roy permet à chacun de vivre selon sa conscience » (Goffman 2002 : 111). Aussi le tempéré a-t-il une fonction critique qui représente indirectement une France qui n’est pas fidèle à sa nature, enfin, une histoire institutionnelle qui déroge à l’empire de la « nature », tel que le décrète la connaissance géographistorique. Les climats bodiniens offrent un prétexte, résolument symbolique et performatif, pour contrer l’intolérance religieuse de l’époque.

5. La leçon des climats : une esthétique ou un « géocentrisme » ?

En se penchant sur la textualité de la théorie des climats, son éventuel activisme devient plus prégnant. Par sa nature extrapolative et ses corrélations aventureuses avec l’ordre politique, elle réécrit l’histoire des institutions à la lumière d’une « géographistoire », compossible mais sensiblement différent du réel. Le tempéré « performe » un rôle, dans le sens où sa performance est un acte rhétorique, un ensemble de procédés mimétiques qui programment une certaine expérience esthétique, au-delà du texte, dans les émotions d’un public qui vit dans le réel, immergé dans les conflits sociopolitiques de son contexte. Selon Judith Butler, la performativité est le site principal pour la transgression politique et idéologique. Elle opère souvent de manière osmotique, c’est-à-dire à l’aide des procédés discursifs inaperçus, une imitation qui passe pour le réel (voir Butler 1993). Dès lors, les climats de Bodin sont moins scientifiques que rhétoriques, moins constatifs que performatifs, car ils développent une image particulièrement rigoureuse, encyclopédique du monde, sans qu’ils ne constituent pour autant une « géographie », ni une tentative de se rapprocher du réel en tant que tel. Ils tendent à matérialiser une différente version du réel, filtrée par une réécriture morale et humaniste, où les particularités géographiques représentent une forme, bien que tautologique, d’universalisme. Ainsi, la représentation climatique du concret fait plutôt le contraire de ce qui existe contextuellement ; ils formulent davantage un éloignement d’avec le réel, tel qu’il s’impose par les frontières religieuses de l’époque, d’où le « brouillage hétérotopique » de B. Westphal, où « le référent devient le tremplin à partir duquel la fiction prend son vol » (Westphal 2007 : 173).

Pour insister sur l’efficacité textuelle du tempéré, la « syllepse », figure dans laquelle se rejoignent la température et le tempérament, je propose une analogie avec les fondements du discours géocritique, tels que décrits par B. Westphal. Si la géocritique s’intéresse avec beaucoup de rigueur au caractère sémiotique de l’espace et de la relation dialectique entre le texte et son référent, son « proto-monde », et serait en constante « interaction avec le réel », sa méthodologie limite cette rigueur à l’interface textuelle. Le « réel » dont parle B. Westphal réside uniquement dans le texte. En effet, la lecture géocritique se veut une comparaison d’une grande diversité de textes pour aboutir à une certaine identité d’un lieu en particulier, mais en dehors de toute confrontation avec l’expérience réelle du lieu (voir Prieto 2011). Le « réel » qui ressort d’une telle comparaison est mobile et hétérogène puisque fondé sur une diversité de sources et de perspectives. En faisant la « moyenne » des représentations fictives d’un lieu, sans s’attarder sur le lieu lui-même, la géocritique tend à objectiver une lecture hybride de la géographie, plus importante, plus « objective » que le réel « référentiel ». Or, soyons clairs, la démarche aboutit à un « réel » autre, à un « bien possible » qui aspire à la réalisation, mais dont la réalité est toujours à venir, à être formulée. D’où son activisme. Et B. Westphal le dit lui-même, dès le début de son ouvrage, en citant Youri Lotman, pour qui la géographie, dans les textes russes médiévaux, est « une forme d’éthique », où chaque mouvement est signifiant, « au sens religieux et moral du terme » (Westphal 2007 : 9), ce qui donne à penser que notre espace et notre temps postmodernes ont renoué avec une telle esthétique (Westphal 2007 : 11). Pourtant, quant à la rigueur méthodologique qui caractérise la démarche géocritique, elle est ici quelque peu problématique, car elle prétend être distincte de la performativité littéraire et de l’idéologie qu’elle cherche à analyser. Autrement posé, la scientificité de sa démarche trahit-elle une certaine performativité sous-jacente ? Contribue-t-elle non à l’avancement des études « géocentriques », mais à la réécriture symbolique de l’espace, à l’aune des valeurs d’hybridité et d’interrelationnalité, qui définissent une certaine idéologie ? Si oui, ces valeurs correspondent-elles toujours à notre « réel », à l’impératif géopolitique actuel ?

D’une part, la géocritique se rapproche d’un certain objectivisme, étudiant les endroits et les analysant à travers une grande diversité de perspectives : historique, interdisciplinaire, polysensorielle : « le principe de l’analyse géocritique réside dans la confrontation de plusieurs optiques qui se corrigent, s’alimentent et s’enrichissent mutuellement » pour que toute représentation soit « assimilée dans un processus dialectique », transcendant les limitations de la subjectivité et de l’ethnocentrisme (Westphal 2007 : 187). D’autre part, cependant, l’analyse et la scientificité de la démarche tend toujours vers la même conclusion, l’hybridité, en dépit du lieu qu’on analyse. L’approche semble non seulement « soumise », mais au service d’une certaine logique qui n’est pas démontrée par le réel, mais extrapolée à partir d’une image de lui, moins « géocentrique » que « géosymbolique ». Par l’importance accordées aux zones interstitielles, qui l’emportent sur d’autres discours liés à l’appartenance géographique, les visions « stéréotypées » des lieux sont « déterritorialisées » ou « transgressées », contredisant l’illusion de la permanence qui serait suggérée par les discours hégémoniques (et homogéniques), telle que la mappemonde. Sa méthodologie n’est-elle pas fondée sur un processus similaire à celle des climats qui veut trouver des formes géographiques d’hybridité afin d’en objectiver l’idée ? Entre le prétendu « géocentrisme » et la logique à laquelle il l’astreint, le relativisme de B. Westphal semble être davantage lié à une certaine contestation qu’à un projet strictement scientifique.

En définitive, la discussion « géocentrique » est-elle vraiment « centrée » sur le lieu ? Ou est-ce une manière de dire autre chose qui a plus à voir avec la culture et l’histoire ? En effet, l’arrière-plan théorique de la géocritique s’avère fortement ancré dans le postmodernisme, dans les décombres de la Deuxième Guerre mondiale. Durant cette période, la tendance philosophique est de ne plus limiter l’explication de l’humanité en termes du temps, métaphore positiviste, mais de réhabiliter l’espace, trouver en lui de nouveaux éclaircissements. L’espace est devenu une manière de promouvoir la différence (Westphal 2007 : 6). Quand F. Braudel déclare que « l’espace est plus important que le temps » (Westphal 2007 : 43) ou quand G. Deleuze affirme que le « devenir est géographique » (Westphal 2007 : 35), il ne faut pas croire que l’espace est plus objectif que le temps, c’est-à-dire moins idéologique ou symbolique. La « géographie » est ici porteuse de nouvelles valeurs qui déjouent celles qu’on associe au progressisme et au totalitarisme. Or que dire maintenant, dans notre contexte historique, de cette « hybridité » que revendique la géocritique ? À quel impératif politique ou socioculturel répond sa pratique de déterritorialisation ? Le même que l’après-guerre ? Serait-ce un appel au multiculturalisme pour une culture jugée trop fermée ? Une contestation de l’appartenance ? On ne le sait pas exactement ; les fondements idéologiques du discours géocritique étant trop larges, les réalités étant trop plurielles. Et c’est précisément la généralité de cette hybridité, envahissante, qui fait douter de son objectivité : elle est à la fois un constat modeste, voire « indécis » (Westphal 2007 : 12), et un argument particulièrement puissant, de par son omniprésence. Si la géocritique nous amène à critiquer une idéologie opposée, soit un dogmatisme homogénique, comme une « réalité » sur laquelle les textes littéraires « agissent », à quel contexte renvoie-t-elle ? Dans le cas de Bodin, l’« agir sur » répond au contexte des Guerres de religion. La violence singulière de celles-ci cible la réalité sur laquelle la théorie des climats peut agir transgressivement. Le tempéré recèle une agentivité critique vis-à-vis de la situation politique. Le performatif se mesure contre l’extra-textuel — d’où son activisme qui est une condition de sa réalité. Or la réalité hégémonique du discours géocritique — ce que l’hybridité remet en question — est tenue pour acquise. Elle est une sorte de menace qui plane sur le réel que l’on cristallise. Mais la méfiance de l’hégémonie, systématiquement associée à l’identité et à la territorialisation, mène à une ignorance plus insidieuse. La géocritique ignore la possibilité que l’hybridité soit elle-même un stéréotype, un argument fétiche qui généralise les différences. En d’autres mots, il est difficile d’accepter cette hybridité qui se donne pour règle, aux aguets de n’importe quel discours portant sur l’identité d’un lieu. En s’érigeant pour ainsi dire en une norme, sa revendication de la différence frôle la contradiction. Et ce, parce que la différence, partout présente, se révèlera en quelque sorte indifférente aux lieux, à ces espaces extra-textuels qui sont rendus quasiment interchangeables. La contribution de Bodin à l’esprit géocritique est le nécessaire attachement au référent ; disposition affective et politique qui motive toute représentation de l’espace.