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Dans le cadre du colloque international L’Amérique francophone, pièce sur pièce, s’est tenue le 30 octobre 2009 une table ronde intitulée « Du théâtre pour enfants aux productions tout public : voies multiples de la dramaturgie jeunesse depuis 1968 », animée par Hélène Beauchamp (professeure émérite, École supérieure de théâtre, UQAM). Il s’est agi de faire une place à une dramaturgie souvent méconnue et certainement peu étudiée dans le monde universitaire. L’enfance et le théâtre qu’on lui destine restent ainsi un domaine marginalisé jusque dans le quasi-silence des chercheurs, alors qu’il existe une véritable effervescence dans ce secteur d’activités théâtrales, et ce, depuis longtemps.

Chacun des quatre intervenants a une feuille de route impressionnante, représentative des orientations prises par le théâtre Jeunes Publics depuis une quarantaine d’années. Dans l’ordre, on pourra lire les réflexions d’Alain Grégoire, metteur en scène et directeur général de la Maison Théâtre (Montréal), de Louis-Dominique Lavigne, auteur, metteur en scène et codirecteur du Théâtre de Quartier (Montréal), de Lucette Salibur, auteure et metteure en scène de la Martinique, et de Lise Vaillancourt, auteure montréalaise et présidente du Centre des auteurs dramatiques. Par ce « Document », le responsable du présent dossier souhaite mettre en valeur une dynamique créatrice qui n’a rien à envier au théâtre dit pour adultes, et ce faisant, cherche à stimuler la recherche dans ce domaine.

Gilbert David

La valeur du théâtre pour

Je m’appuierai sur l’intitulé de cette table ronde pour faire ressortir trois mots clefs : pour et tout public. En effet, en l’espace de quarante ans, le théâtre pour enfants est devenu graduellement le théâtre pour jeune public ; puis le « pour » est disparu dans l’expression théâtre jeune public, et enfin, subrepticement, est apparue l’expression théâtre tout public.

Nous ne sommes pas loin de ce que la dramaturge Suzanne Lebeau a déjà qualifié de « consensus mou » : le théâtre pour tous. Et quand nous parlons de grand public, voulons-nous dire qu’il en est un dit petit ? Car, pendant ce temps, le théâtre qui visait les adultes n’avait pas besoin de préposition ni d’adverbe pour se situer : il s’agit évidemment de théâtre, tout simplement. C’est la notoriété de l’auteur ou de la compagnie et le genre de la salle qui indiquent à l’amateur si c’est pour lui.

Depuis 1968, il se fait encore du théâtre pour adultes et du théâtre pour enfants. Depuis 1968, le théâtre s’est considérablement développé et la dramaturgie s’est réellement enrichie de voies nouvelles. Depuis 1968, il se fait du bon et du moins bon théâtre pour adultes et pour enfants. Par « bon », j’entends notamment des spectacles faits par des artistes soucieux de hautes exigences artistiques et du renouvellement des formes. Je précise cependant que peu d’adultes influents, c’est-à-dire possédant des postes clefs au sein de la profession ou des médias, voient du théâtre pour enfants.

Je considère que l’expression tout public est un euphémisme qui explique peut-être en partie le peu de valeur qu’on accorde au théâtre conçu pour ou présenté à de jeunes publics. En effet, ce n’est pas en occultant une pratique qu’on lui donnera une reconnaissance. Et un bon spectacle de théâtre qui s’adresse aux enfants ou aux adolescents touche toujours l’adulte qui accompagne ou qui vient pour son propre plaisir.

Dans les années qui suivent immédiatement l’année repère 1968, plusieurs artistes décident de consacrer leur talent et leur travail aux enfants et aux adolescents. Ils proviennent surtout de la discipline théâtre. Ils veulent que le plus grand nombre puisse y avoir accès. Poursuivant cet objectif d’accès égalitaire, ils passent par les écoles pour la diffusion de leurs créations. Puis, graduellement, cet objectif de démocratisation va s’élargir aux salles de théâtre comparables à celles que l’on réserve aux adultes. Les écoliers se libèrent peu à peu de l’enceinte des gymnases et prennent le chemin des salles de théâtre. Les familles commencent dès lors à fréquenter également ces propositions théâtrales.

Mais, pendant toute cette évolution, la structure économique qui caractérise le théâtre pour enfants devient un goulot d’étranglement : son sous-financement mine son développement. C’est ce qui est inquiétant : le peu de poids économique du théâtre pour, même déguisé parfois en théâtre tout public. La question fut alors de chercher à savoir combien on était prêt à débourser, individuellement et collectivement, pour soutenir cette pratique ?

En tant qu’observateur assidu du théâtre pour jeune public, il m’est possible de témoigner d’expériences artistiques et esthétiques d’un haut niveau qui se sont raffinées et diversifiées tout au long des quatre dernières décennies. Les créateurs ont fait reculer sans cesse les tabous et tenté souvent avec succès de débusquer l’autocensure qui sévissait – celle des artistes eux mêmes ou celle des adultes, notamment les professeurs et directeurs d’école, qui choisissaient pour les mineurs. On peut aussi, dépendant de la position qu’on occupe, reconnaître une certaine valeur pédagogique à cette activité. Ou encore, on peut s’intéresser à la chaîne spécifique de création-production-diffusion de ce théâtre, dans la mesure où la diffusion, quant à elle, contribuera par la suite à remplir les soirs des salles de théâtre (pour adultes...) : l’importance du fameux public de demain, même si les artistes s’adressent aux enfants à l’âge qu’ils ont. Par ailleurs, les nombreux carnets de commande de plusieurs compagnies québécoises qui tournent partout sur la planète, cette reconnaissance internationale, devraient être un gage incontestable de sa grande valeur. Plusieurs artistes ont acquis une notoriété certaine, par exemple des dramaturges comme Jasmine Dubé, Suzanne Lebeau et Jean-Rock Gaudreault, de même que des compagnies comme le Clou, les Confettis et l’Oeil. Enfin, j’entends souvent des spectateurs adultes qui fréquentent la Maison Théâtre dire que la durée de la plupart des spectacles pour enfants et adolescents, une heure en moyenne, a une valeur en soi.

Néanmoins, le pour dérange, car il semble dévaloriser l’acte théâtral à destination des enfants et adolescents. Plusieurs artistes sont réfractaires à l’emploi de ce petit mot, voire résolument contre, comme le fut Jean-Pierre Ronfard dans un article paru dans la revue JEU en 1979 sous le titre fracassant de « Contre le théâtre pour ». On peut les comprendre, si l’on considère la carrière, sur les plans des revenus et du prestige, qu’ils veulent embrasser : plusieurs portes se fermeront si le passage du théâtre pour enfants au théâtre tout public ne se fait pas. Par exemple, des auteurs vivants, doués et inspirés, fuient comme la peste ce pour, de peur d’être catalogués à jamais – malgré que certains de leurs textes s’adressent à un public jeune. Ça ne favorise pas une meilleure reconnaissance de la valeur du genre. Ce pour supposerait l’existence de mécanismes réducteurs qui s’exerceraient tant sur l’écriture que sur le jeu. Pourtant, les enfants s’avèrent souvent plus ouverts que les adultes à des propositions innovantes : un grand nombre des oeuvres qui sont créées à leur intention le démontrent; je n’en veux pour exemples récents que Pacamambo (2000) de Wajdi Mouawad, Au moment de sa disparition (2003) de Jean-Frédéric Messier, Léon le nul (2005) de Francis Monty et Le bruit des os qui craquent (2009) de Suzanne Lebeau.

Plusieurs demeurent souvent embarrassés devant une pratique qui affirme s’adresser d’abord aux enfants. C’est là que je soupçonne la pensée magique de jouer un rôle important chez ceux qui utilisent l’expression « tout public ». N’est-ce pas une responsabilité fondamentale que de s’adresser à des mineurs ? Cette vision à courte vue du rôle du créateur face aux enfants explique peut-être l’attitude méprisante que peuvent adopter certains artistes envers le théâtre pour enfants, en prétendant ne pas pouvoir créer avec des contraintes et que la liberté totale est la seule voie honorable. Or l’artiste face aux contraintes peut avoir deux attitudes : les fuir à tout prix et prétexter qu’il a trouvé un terrain d’exercice où les contraintes n’existent pas ou, au contraire, les considérer comme stimulantes.

Pourtant, un spectacle est obligatoirement pour un public, que ce soit l’artiste, le programmateur, la réputation ou le « bouche à oreille » qui le détermine. Chaque lieu théâtral, chaque lieu culturel, chaque journal, chaque magazine a son public. La diffusion doublement spécialisée – doublement : dans une discipline et un public, ici des mineurs –, comme nous la pratiquons depuis un quart de siècle à la Maison québécoise du théâtre pour l’enfance et la jeunesse, au risque parfois d’une exclusion de la part du milieu artistique dominant, permet non seulement de rendre compte de façon continue des voies multiples de la dramaturgie jeunesse, car elles existent – et pour plusieurs groupes d’âge d’enfants et d’adolescents –, mais contribue aussi à assurer la pérennité du genre. Les diffuseurs pluridisciplinaires ne sont pas très nombreux au Québec à offrir à leur communauté du théâtre pour enfants et la raison en est claire : ce n’est ni payant ni simple à organiser.

Il est donc permis de se demander si nous arriverons un jour à donner une pleine valeur à ce théâtre. Plusieurs études ont démontré à répétition le sous-financement chronique du théâtre pour jeunes publics comme celle publiée par la Maison Théâtre et Théâtre unis enfance jeunesse (TUEJ) en septembre 2006 et intitulée Valeur économique du théâtre jeune public au Québec. Ce milieu créateur étouffe, incapable de se développer par manque de ressources. Les jeunes artistes ne suivent pas leurs aînés, souvent les pionniers dans la recherche-création : ce théâtre pour enfants réclame ce qu’on appelait, jadis, une part de vocation. Celle-ci n’est plus au rendez-vous : tout un chacun veut désormais pouvoir vivre décemment de sa pratique. Les jeunes créateurs choisissent de cibler le potentiel de réponse pour chaque spectacle qu’ils créent. Et si la reconnaissance vient du milieu adulte, il est permis de penser que leurs énergies s’y concentreront.

Même si au Québec on fait relativement de moins en moins d’enfants, qui deviennent par le fait même ce qu’on appelle communément des « enfants-rois », ce qui est fait pour eux a peu de valeur aux yeux des adultes. « Trop beau pour des enfants ! » : voilà ce qu’on peut entendre devant un spectacle léché et complexe sur le plan technique et scénographique. Et, au fait, quelle était la place du théâtre pour enfants à la soirée d’ouverture de ce colloque international, soirée vouée à la célébration des écritures dramatiques de l’Amérique francophone ?

Alain Grégoire[1]

Un théâtre de toutes les audaces

Je me suis toujours intéressé au théâtre jeune public. Parce que j’y voyais la possibilité d’un théâtre non conformiste – le seul théâtre qui ne m’ait jamais intéressé –, un théâtre qui interroge tous les conformismes, qui les remet en question. Dans les années 1970, quand j’ai commencé à m’intéresser au théâtre jeune public par la rencontre d’une oeuvre en tant que spectateur, j’ai été estomaqué par la production emblématique de C’est tellement “cute” des enfants, de Marie-Francine Hébert, mise en scène par Monique Rioux au Département de théâtre de l’UQAM en 1974. Je n’ai pas peur de le dire : ce spectacle me renversa autant que T’es pas tannée, Jeanne D’Arc ? (1969) du Grand Cirque Ordinaire ou Les enfants de Chénier dans un autre grand spectacle d’adieu (1969) du Théâtre du Même Nom, groupe de comédiens auquel Monique Rioux appartenait. En voyant ce spectacle, j’étais sur le cul. J’avais alors une autre image du théâtre jeune public, parce que celui qui dominait se contentait de divertir avec des clichés et des stéréotypes, dans la veine rose bonbon d’un sous-Walt Disney – pour faire court. Je me souviens de la première réflexion que j’avais faite au groupe de comédiens dont faisait partie ma conjointe : « Mais ce n’est pas du théâtre pour enfants ! » Je découvrais que ce type de théâtre pouvait exister… Claude Poissant allait d’ailleurs écrire avec lucidité, en exergue à la publication subséquente de la pièce – je cite de mémoire : « C’est tellement “cute” des enfants, une comédie pour enfants, une tragédie pour adultes. » Je ne me doutais pas que cette simple assertion allait s’avérer d’une portée absolument prophétique, puisqu’en théâtre jeune public, ses artisans n’ont pas arrêté depuis lors de questionner les rapports entre les publics adultes et enfants. D’interroger la différence des perceptions des uns et des autres devant une oeuvre. Les créateurs du nouveau théâtre jeune public se sont toujours intéressés aux deux classes d’âge. Jusqu’à risquer de s’y perdre parfois. Puis j’ai gagné les rangs du Théâtre de Quartier qui, au départ, se présentait comme une compagnie engagée politiquement. Or la compagnie s’est mise à se concentrer sur le théâtre pour les jeunes publics. D’une part, ça nous mobilisait politiquement. On voulait changer le monde. Alors, pourquoi ne pas commencer par les enfants ? D’autre part, on ne visait pas « l’Enfant en nous », mais les enfants réels, dans leur variété sociale et existentielle. Les enfants partout où ils sont. Les coeurs d’enfants. Leur monde intérieur. Nous avons cherché à nous imprégner de l’enfance dans sa totalité. Nous avons cherché à nous inspirer de ceux qui ont pensé l’enfance. Nous avons cherché à fouiller l’imaginaire des enfants eux-mêmes, de leur point de vue. Leur propre vision du monde. Poétique. Naïve. Ludique. En apprentissage.

Au Théâtre de Quartier, nous aimons beaucoup les enfants. Par conséquent, lors de nos premiers spectacles nous avons suivi un peu le cheminement du Théâtre de la Marmaille (Montréal) à leurs débuts, et du Grips Theater de Berlin où j’ai fait plusieurs stages d’observation. Un immense dramaturge y écrivait : Wolker Ludwig. Très intéressés par la pédagogie d’un Freinet, nous avions une vision marxiste du monde. Influencé par Brecht, notre propos était souvent didactique. Parce que le didactisme n’existait à peu près nulle part ailleurs qu’au théâtre…

L’éducatif n’était pas encore présent à la télé. Tout ou presque était superficiel et gentillet dans le paysage des productions pour la jeunesse. Or nous cherchions à offrir une vision réaliste du monde à notre public. Parce que ce n’est pas ce réalisme qu’on leur offrait. Comme si les enfants n’avaient pas de réel. Pas de vécu. Nous voulions montrer aux enfants que nous étions de leur bord. Au Théâtre de Quartier, dans la foulée d’Augusto Boal, nous avons toujours été du côté des opprimés. Pour nous, comme le pensait toute une génération de penseurs progressistes, de Gérard Mendel à Célestin Freinet en passant par Françoise Dolto, les enfants sont les derniers des opprimés. À cette époque, nous étions en plein à l’ère de la création collective. Nous étions des auteurs collectifs, même si j’y exerçais souvent le rôle d’observateur – « d’oeil extérieur » comme on disait alors. Nous partions d’improvisations. Bien sûr, nous savions que les enfants ne venaient jamais seuls. Qu’il y avait toujours des adultes dans la salle. C’est sans doute pour cela que nos spectacles mettaient en situation les rapports parents/enfants. Les rapports adultes/enfances. Et nous n’avons jamais abandonné cette dimension. Pourquoi ? Parce qu’elle traduit une dynamique du réel qui nous intéresse en tant que l’un des moteurs essentiels de la société. Elle exprime une tension importante au sein du champ social. Elle est d’une grande richesse dramaturgique. Bien sûr, la façon d’aborder ce rapport de forces a évolué. D’abord manichéenne, elle s’est beaucoup nuancée au fil de nos recherches et de nos productions. La dramaturgie s’en est trouvée encore plus probante. C’est qu’avec le temps, nous sommes devenus nous-mêmes parents. Nous avons voulu aussi exprimer notre point de vue de parents. Pour ma part, des Deux soeurs, en passant par Les papas, jusqu’à un spectacle carrément pour adultes, Bobby ou le vertige du sens, j’ai voulu exprimer ma parole de père. En visant à la fois les enfants et les adultes, nous avons découvert la fête dans la salle. Le festif au théâtre. Autre bel état… Parce que nous cherchions la fête dans la salle, c’est-à-dire une fête où tout le monde est concerné. En ce sens, j’ai toujours pensé que les véritables artisans du théâtre populaire, tel que rêvé par Vilar, sont les praticiens du théâtre pour les jeunes publics. Il est là le véritable public populaire.

Puis notre théâtre a évolué. Comme d’autres autour de nous, nous avons cherché à explorer d’autres pistes, tout en restant fidèles à nos couleurs. Nous avons toujours été sensibles aux courants mondiaux du théâtre jeune public. De ce point de vue, les festivals ont été des outils de communication inestimables. Au Théâtre de Quartier, après avoir été bouleversés par l’expérience du Grips Theater, nous avons même monté en nos murs Max et Milli de Volker Ludwig, un petit chef-d’oeuvre dans le genre. En fait, on s’apercevait que l’expérience que nous vivions était présente à l’échelle internationale. J’ai rencontré plusieurs créateurs en théâtre jeune public qui avaient été d’abord conduits par la volonté de faire un théâtre politique, engagé. Leurs engagements les ont guidés vers le théâtre jeune public. Je peux nommer à nouveau le Grips Theater, issu du cabaret politique. Avant de fonder La Gare Centrale, Agnès Limbos faisait du théâtre de rue. Le Teatro O’Bando (Portugal), le Théâtre de la Colline de Liège, pour ne nommer qu’eux, sont issus du théâtre intervenant ou du théâtre-action, comme disent les Belges. Puis, justement, nos échanges avec les créateurs belges nous ont conduits dans une nouvelle voie. Pour changer le monde, il est alors devenu évident qu’il fallait d’abord et avant tout investir l’imaginaire. Pour le bousculer. Pour le réinventer. Comme les enfants le font dans leurs propres jeux. La production en solo de La nuit blanche de Barbe-Bleue de et par Joël da Silva en 1989 et Le piano sauvage par le Théâtre de Galafronie (Belgique) la même année ont été des chocs artistiques importants pour moi. Je me rendais compte que, même ancrés dans une réalité sociale, nous pouvions aussi « mettre en crise l’imaginaire », pour reprendre la belle expression de Gilbert David dans les années 1980. Mes contacts avec des auteurs et des compagnies belges m’ont permis de faire des liens avec d’autres révolutionnaires du théâtre, ceux du théâtre d’avant-garde européen des années 1950 : Beckett, Ionesco. Je l’ai déjà affirmé dans la revue Jeu (n° 129, 2008) à propos de La petite pièce en haut de l’escalier de Carole Fréchette : si Ionesco vivait aujourd’hui, il écrirait pour les jeunes publics – lui qui a quand même écrit de formidables contes pour des enfants de 3 à 6 ans. Des textes d’un surréalisme délicieux. Cela m’amène à pointer l’écart déplorable qui existe de nos jours entre le théâtre pour enfants et celui destiné aux adultes : en effet, il y a tout un univers théâtral qu’on ne voit presque plus au théâtre pour adultes et qu’on retrouve souvent dans la dramaturgie et dans les spectacles pour enfants : un théâtre où l’onirisme et l’insolite sont rois. Je pense, entre autres, aux textes de Beckett, de Weingarten ou de Maeterlinck. C’est dire qu’au Théâtre de Quartier, nos relations avec la Galafronie auront été exceptionnellement stimulantes et productives. Comment se fait-il que ces deux compagnies, l’une au passé brechtien, la nôtre, et l’autre, tout imprégnée de ce surréalisme belge si particulier, aient pu avoir des atomes crochus ? Il me semble que le radicalisme de leurs expériences théâtrales respectives aura finalement été l’élément rassembleur, parce qu’elles ont eu à coeur de s’attaquer à tous les conformismes, autant dans les domaines sociaux qu’artistiques.

En même temps, grâce au Centre des auteurs dramatiques et à l’École nationale de théâtre où j’enseigne et où a déjà enseigné la dramaturge Suzanne Lebeau, se sont de plus en plus imposées des écritures dégagées de tout tabou. C’est cette nouvelle approche qui s’est frayé un chemin depuis plus de dix ans dans le paysage théâtral occidental pour les jeunes publics. De la création collective, nous sommes passés à un théâtre non seulement de création, mais à un théâtre d’auteurs, porteurs chacun d’une écriture singulière. Des auteurs, au sein ou non d’une compagnie, bâtissent leur oeuvre au Québec. Ce mouvement existe également en Europe, notamment en Belgique où il y a eu aussi une période de transition de la création collective au théâtre d’auteurs. Ainsi, le théâtre jeune public a-t-il vu s’imposer de plus en plus un théâtre novateur à travers des écritures ainsi que des styles de jeu et de mise en scène tout à fait singuliers. Toutefois, si de plus en plus d’artisans naviguent entre des productions pour adultes et d’autres pour enfants, on sent encore le fossé entre ces deux mondes. Peut-être faut-il se résigner à la persistance de cette situation et admettre qu’il n’y a rien à faire pour la changer. Pourtant, si on retrace l’évolution du théâtre jeunesse, je peux affirmer, ne serait-ce qu’à titre personnel, que la dramaturgie y a pris une place de plus en plus importante. En même temps, c’est la manière de monter les spectacles qui n’a de cesse de changer.

Au début des années 1970, il faut rappeler que le « contenu » guidait à peu près tout – du personnage à l’action, en passant par les thèmes –, alors qu’à présent, ce n’est pas tant la forme qui serait à privilégier que le souci de composer une dramaturgie en fonction de sa totalité dynamique, à travers un processus attentif à l’ensemble des éléments qui la composent : la fable, les thèmes, les situations, la langue, et ce, en restant toujours conscient de son devenir scénique. En théâtre jeune public comme en théâtre pour adultes, la bonne vieille dichotomie forme/fond est dépassée, y compris dans le théâtre d’intervention. En théâtre jeune public, nous n’en sommes plus à la posture d’une esthétique de la tribune où domine une prise de parole brute et tranchée. Nous n’en sommes pas pour autant revenu à la forme pour la forme ou à l’éducatif pour l’éducatif. Aujourd’hui, si j’en appelle encore à l’urgence d’une prise de parole, d’un engagement, je souhaite qu’elle soit inscrite dans une expérience dramaturgique la plus libre qui soit. Une liberté organisée, cependant, selon les lois organiques de l’oeuvre à construire. C’est ce que j’ai tenté de faire bien modestement avec mes deux dernières créations au Théâtre de Quartier : Bobby ou Le vertige du sens (2007) et N’Habeck / Je t’aime (2009). C’est ce que j’ai essayé de faire aussi avec Glouglou au milieu des années 2000. En tout cas, le théâtre jeune public, libéré de l’éducatif, voire de sa mouture pensum en forme de CQFD, à cause justement de l’espace de liberté permis par le jeune public lui-même, demeure un des foyers les plus féconds de notre modernité théâtrale, toutes catégories confondues. En témoignent les éditions récentes du festival Coups de Théâtre à Montréal. C’est devant de jeunes publics que Joël Pommerat ou Alain Platel ont peut-être signé leurs oeuvres les plus audacieuses. Car, en théâtre jeune public, plusieurs audaces, souvent refoulées chez des adultes devenus trop sérieux, sont non seulement permises mais réalisées. Les audaces de la poésie, du surréalisme, de l’onirisme et du réalisme magique, par exemple, de sorte que les forces subversives du rêve sont plus présentes dans le théâtre pour enfants que dans le théâtre pour adultes.

Au Théâtre de Quartier, nous nous sommes intéressés aux groupes d’âge les plus jeunes. Pourquoi ? Parce que s’y trouve en germe l’une des poésies scéniques les plus radicales qui soient. Explorer un langage pour un public qui sait à peine parler nous a fait découvrir des voies théâtrales exceptionnelles, totalement inédites. Une tendance en théâtre pour bébés a d’ailleurs commencé à se répandre un peu partout, au Québec comme en Europe. Elle nous intéresse beaucoup, même si l’appellation réductrice de « théâtre pour bébés » me dérange. Plusieurs pédagogues, sociologues et praticiens affirment qu’un théâtre pour bébés est un non-sens, car, selon eux, un bébé ne peut vivre une expérience théâtrale véritable. Tant pis ou tant mieux ! Cette disqualification du théâtre pour bébés nous permet au Théâtre de Quartier de pratiquer le théâtre pour les tout-petits que nous voulons. Un spectacle comme Glouglou ou Le nid vide, notre dernier spectacle pour les tout-petits, sans paroles cette fois, démontre à l’envi qu’une telle dramaturgie est possible, puisque c’est un théâtre où le personnage, la situation et la fable peuvent exister, et au demeurant, où l’identification est parfaitement pensable et réalisable. Au Théâtre de Quartier, nous avons toujours pratiqué un théâtre pour les jeunes publics, parce que nous sommes passionnés par les voies nouvelles du théâtre, par sa modernité. Nous sommes plusieurs dans la profession à prétendre haut et fort que le théâtre pour enfants est un théâtre expérimental toujours fascinant, tout en prenant soin que ce théâtre de recherche reste cependant accessible, populaire.

En guise de conclusion, je souhaite revenir sur l’importance de mettre les enfants au centre des créations qui leur sont destinées. Depuis un certain temps déjà, il existe au sein des praticiens du théâtre jeune public une tendance à vouloir faire des productions dites « tout public », c’est-à-dire des spectacles qui font fi pour ainsi dire de la réalité des enfants en compagnie d’adultes, réunis dans la même salle. Nous, au Théâtre de Quartier, nous avons toujours été réticents face à cette appellation : ou bien nous en avons toujours fait sans nous en apercevoir ou bien nous n’en avons jamais fait et n’en ferons jamais... Par nos spectacles, nous entendons bel et bien faire du théâtre pour enfants – ce qui n’interdit aucunement de penser aussi aux adultes qui les accompagnent, surtout quand c’est un spectacle qui vise la toute petite enfance. Nous adorons entendre réagir les enfants – qu’ils réagissent par des rires ou par des émotions. En ce qui concerne le théâtre jeune public, comme Peter Brook, nous pensons que pour un créateur ou un spectateur : « Le diable, c’est l’ennui ! » Aussi, face à la question du théâtre tout public, ai-je toujours soutenu que cette approche pouvait cacher un côté pernicieux en conduisant à oublier l’enfant à force d’essayer de rejoindre l’adulte à tout prix. Au Théâtre de Quartier, nous sommes des adultes, et il y a certainement des préoccupations d’adultes dans nos créations, mais en fin de compte notre théâtre, nous le faisons toujours pour les enfants d’abord.

Louis-Dominique Lavigne[2]

Du théâtre pour enfants aux productions tout public

Auteure, metteure en scène, comédienne, j’assure la direction artistique de ma compagnie le Théâtre du Flamboyant, fondée en Martinique en 1989. Notre compagnie est conventionnée par le ministère de la Culture (Drac), soutenue par le conseil régional de la Martinique et par la ville de Schoelcher où nous avons créé il y a trois ans un centre de recherche théâtrale dans lequel nous animons des ateliers pour enfants et adultes ; nous répétons nos spectacles, nous développons un labo-théâtre où nous avons la possibilité de diffuser dans un lieu modeste de 50 places.

En Martinique, notre théâtre pour enfants se développe de façon empirique et il n’est pas évident d’en tracer les contours. Il y a encore beaucoup d’espace réservé à l’animation théâtrale, surtout pour les moins de douze ans, ce qui embrouille la situation et rend difficile de cerner les contours de notre théâtre en direction des enfants. Contrairement aux Québécois, nous n’avons pas d’école de formation théâtrale en Martinique, et chacun doit s’organiser pour parvenir à se former. Il existe de rares stages qui, en amont d’un projet de création, peuvent voir le jour, mais la plupart du temps il faut s’exiler pour pouvoir se former : en France, à Cuba, à Trinidad, au Canada – par exemple, nous avons eu récemment Gloriah, stagiaire des ateliers ados de notre compagnie, qui a été acceptée dans l’une de vos écoles pour six mois.

Toutefois, en matière de formation dans le pays, il y a eu une exception, née de la volonté d’Aimé Césaire qui, en 1982, donna la possibilité à une quinzaine de jeunes, dont j’étais, de suivre pendant cinq ans un cursus de formation théâtrale avec des professeurs émérites venus des quatre coins du monde : Pierre Vial du Conservatoire de Paris ou encore Pierre Debauche qui dirigea entre autres le Festival des francophonies en Limousin avec Monique Blin, Wolé Soyinka qui a reçu le prix Nobel de littérature en 1986 – au moment où nous interprétions à Limoges l’une de ses pièces qu’il avait lui-même mise en scène, La métamorphose du frère Jéro – , l’Américain Alan Boone et bien d’autres… Pendant cinq ans, notre formation a fait alterner théorie, pratique et technique, enrichissant notre répertoire de pièces classiques et contemporaines. La volonté d’Aimé Césaire a été alors de constituer une troupe professionnelle dont la formation n’aurait rien à envier à celles dispensées dans l’Hexagone. C’est avec cette troupe-là, qu’Aimé Césaire nomma lui-même Théâtre de la Soif Nouvelle, que se bâtit notre premier Centre dramatique régional (CDR) en Martinique.

En 1987, la ville de Fort-de-France me confia la responsabilité de son département théâtre au sein des ateliers de son Service municipal d’action culturelle (SERMAC). C’est là que j’ai fait mes premiers pas en qualité de metteure en scène d’abord et d’auteure ensuite, sans pour autant cesser d’être comédienne. Je transmettais des savoirs et des techniques en théâtre aux adultes de même qu’aux enfants, je montais des spectacles avec les uns et avec les autres. En 1989, j’ai fondé la compagnie Théâtre du Flamboyant et, en 2000, me dégageant des ateliers du SERMAC, je me suis consacrée entièrement à la création et à la recherche artistique avec ma compagnie théâtrale. Ce qui nous amena à créer un nouveau lieu en 2006, l’Espace A’ZWÈL, sur la commune de Schoelcher, un lieu qui constitue notre centre de recherche, de création et de diffusion théâtrales où nous nous consacrons aussi bien au jeune public qu’au tout public.

Cette mise en contexte faite, je vais maintenant me recentrer sur le théâtre destiné aux enfants, et plus précisément sur mon propre théâtre. J’ai choisi trois textes parmi ceux que j’ai écrits pour la jeunesse, afin de présenter et commenter succinctement divers exemples de ce qui peut s’écrire et se jouer en territoire d’outre-mer, plus précisément en Martinique.

Zindziwa et la légende du vieux monde

J’ai écrit ce texte en 2002, en résidence d’auteur au Centre national des écritures du spectacle de La Chartreuse à Villeneuve-les-Avignon en France. Il a été publié la même année aux éditions Les Cahiers de l’Égaré dans un recueil de textes pour la jeunesse intitulé Rêver le monde, où sont réunis quatre écritures contemporaines, celle de Sylvie Durbec, Françoise du Chaxel, Catherine Zambon et la mienne.

En voici un extrait :

Une place : un gamin est assis sur des cartons. Une femme arrive, elle porte un panier, elle chante :

« Sucre à coco
Tablette coco
Gâteau patate
Gâteau coco
Amour caché
Pa chechésavkimounmwenyé
(Ne cherche pas à savoir qui je suis)
Pa chechésavyo di mwensé
(Ne cherche pas à savoir, on dit que je suis)
Marchande bonbons, marchande pistaches, marchande sorbet
Marchande snowball, marchande gâteaux, marchande d’espoir… »

Le gamin l’apostrophe :

GAMIN : On dit que tu pisses debout comme un homme et que l’on entend ton jet à des kilomètres à la ronde !... On dit que tu as certains pouvoirs et que tu récites sur les gens pour dénouer les mauvais sorts…

ZINDZIWA : Et qu’est-ce qu’on dit encore, monsieur On-dit ? Que je suis une marchande de paroles, une marchande d’espoir ? Et comment dit-on que je m’appelle, est-ce que tu le sais ?

GAMIN : Tu es celle qui porte les sept couleurs de l’arc-en-ciel sur ses deux têtes. Tu es celle qui se tient debout entre le visible et l’invisible. Tu es celle que l’on nomme depuis le premier matin du monde, Zindziwa.

ZINDZIWA : Et comment as-tu appris tout cela ?

GAMIN : La veille de mon accouchement, je pleurais dans le ventre de ma mère. Je n’avais pas envie de sortir. Je pleurais tellement que ça la faisait pisser tout le temps. Pour me consoler, et aussi un peu parce qu’elle en avait assez d’aller pisser, elle m’a raconté une histoire. C’était la tienne...

ZINDZIWA : Tous les enfants du monde s’angoissent devant la porte de la matrice. Ils essaient de se contenir pour faire plaisir, mais ils finissent toujours par craquer. À l’instant précis où ils réalisent que le moment est imminent, qu’ils ne pourront pas s’accrocher à la cloison, qu’ils seront de toute façon happés par la grande roue ; tous, ils fondent en larmes. C’est d’ailleurs le signal pour ceux de l’extérieur, ils disent : « la poche des eaux est rompue… »

L’élément déclencheur de ce texte m’a été fournie par une information donnée au journal télévisé alors que j’étais en France à La Chartreuse : de jeunes collégiens (12-13 ans) mettaient leur vie en danger en jouant à s’étrangler dans les cours de récréation, certains allaient jusqu’à connaître l’évanouissement, et d’autres dans les sous-sols d’immeubles jouaient à faire des tournantes, c’est-à-dire qu’ils s’amusaient sexuellement à plusieurs sur une de leurs petites camarades. À 12, 13 ans, comment une telle chose peut être possible ? Comment la société a-t-elle pu engendrer de tels comportements ? C’est ce que j’ai voulu comprendre.

Zaïna, la petite fille de la lune

Cet autre texte est le résultat d’une commande du Centre dramatique national de Sartrouville, situé dans les Yvelines en France. En 2003, Christian Gagneron, directeur et metteur en scène de la compagnie nationale lyrique l’Arcal a été chargé de mission par le Centre dramatique national de Sartrouville pour trouver trois auteurs résidant dans des lieux différents et prêts à entreprendre un voyage dans les mots. Nous devions examiner, chacun à notre manière, les maux des mots et de la langue de nos contrées respectives. Christian Gagneron allait ensuite mettre en scène ces différents textes et avait imposé à chaque auteur une contrainte. Dans mon cas, je devais écrire un texte qui permettrait une interactivité avec l’enfant spectateur et qui serait une somme d’histoires traversée par un fil conducteur. Je savais que j’écrivais pour une interprète lyrique qui serait drapée dans une robe-décor de 5 mètres de diamètre, laquelle serait agrémentée de langues de tissu que les enfants allaient tirer pour faire avancer l’histoire. C’est ainsi que, placé dans un tel cadre contraignant, chacun se piqua au jeu : Wadji Mouawad écrivit Un obus dans le coeur, Mohamed Kacimi Mots de passe et moi-même Zaina, la petite fille de la lune, dont je tire l’extrait suivant :

« Je porte les sept couleurs de l’arc-en-ciel sur mes deux têtes. Je suis debout entre le visible et l’invisible. Je chevauche le vent du nord au sud, de l’est à l’ouest. De lianes d’étoiles en lianes d’étoiles, je parcours le monde. Je suis Zaïna. Tirez-moi la langue et je vous donnerai des mots pour entendre. Des mots, pour réveiller les coeurs. Des mots encore et toujours, pour étancher la soif, pour retrouver le rire… Approchez, approchez donc !

Je dis les mots, je suis une diseuse de mots. Je les dis autant que je les chante. C’est Zaïna qu’on m’appelle. Zaïna, c’est mon nom. Zaïna diseuse de mots. Qui veut mes mots ? J’ai ici tous les parfums : le goût amer, le goût colère et surtout, le goût amour. Qui veut mes mots ?… Pour la modique somme d’une petite attention, je vous livre tous mes mots : ceux que j’ai appris, ceux qui m’ont été volés et tous ceux qui m’ont traversée… »

Sens giratoire obligatoire Baylone

Vos routes sont des impasses

Nous désertons les mots pour déserter le monde

Nous fracassons les mots pour fracasser le monde

Sens giratoire obligatoire Baylone

Vos routes sont des impasses

Le monde n’est pas le monde

Vous détournez le monde nous détournons vos mots

Sens giratoire obligatoire Baylone

Les mots claquent sous la langue

Les mots zonent dans la rue

Les mots s’explosent se détournent

Les mots tirent la langue au monde

Monde en haut monde en bas

Tout se tricote à l’envers

Pour de faux pour de vrai

Tout se tricote à l’envers

Tendresse

Amour

Joie

Autant de mots

À réinventer

Il était des mots

Des enfants

Égarés dans le jeu du monde monde

Égarés dans le jeu du monde monde

Il était des mots

Des enfants

Saccagés par les lois du monde monde

Saccagés par les lois du monde monde

Il était des mots

Des enfants

Détournés de l’essence du monde monde

Détournés de l’essence du monde monde

Il était des mots, il était des hommes

Des enfants, des hommes

Englués dans la toile du monde monde

Englués dans la toile du monde monde

Combien de temps encore

Zandoline, la petite fille qui pleurait dans le ventre de sa mère

Il s’agit là de la plus récente création jeune public du Théâtre du Flamboyant, dont j’ai signé le texte et la mise en scène, et dans laquelle j’interprète la Mère aux côtés de Daniely Francisque qui joue ma petite fille enfermée depuis 14 mois dans mon ventre et qui refuse obstinément de naître. C’est un spectacle conté. J’en extrais ce passage :

ZANDOLINE : Awa ! Mwenpa ka alépièskoté ! JE NE VAIS NULLE PART !... Regardez-moi la tête de ce tunnel, un vrai coupe-gorge oui ! Pschiiit ! Mon frère jumeau, il avait tout juste neuf mois, il a décidé de s’engouffrer dans le tunnel et d’aller leur rendre visite. Et bien à peine arrivé, on lui a balancé une grande claque sur le derrière. Tu parles d’un accueil ! Oui, parfaitement ! Je le sais, il est venu me le dire… Le soir quand la nuit accroche sa veilleuse dans le ciel et que le monde est endormi, il vient me voir… Oui, parfaitement ! Ne me demandez pas comment c’est possible, c’est notre secret ! Je ne vous dirais rien ! D’ailleurs, il n’est pas venu ce soir…

Ce soir-là, la lune était pleine, commença Zandoline. Tout le monde était en émoi. Il était de plus en plus difficile de cohabiter. L’air devenait de plus en plus irrespirable. Dans les maisons, on entendait les enfants suffoquer, les vieillards haleter. Au fur et à mesure que s’évidait le coeur des hommes, la vie détalait de plus en plus vite, de plus en plus loin, elle n’attendait personne. Tout comme le monde, la vie finissait par ne plus rien porter. L’horizon fuyait à travers elle, emportant le plaisir, emportant la joie, emportant l’amour, emportant… le rêve…

À force de persister dans sa démesure, le monde tarissait la vie. Oui, insistait Zandoline. Tout se brisait. Se crispait. Les mères ne reconnaissaient plus leurs enfants qui s’entretuaient pour un oui pour un non. Les saisons se perdaient, les rivières insomniaques sortaient de leurs lits charriant toutes vies sur leurs passages. Tant et si bien qu’on arrivera au dernier matin du monde.

MÈRE : Non Zandoline, non !
Au dernier matin du monde
Le colibri dira à la fleur
Laisse-moi une dernière fois butiner ton coeur
La fleur dira à l’oiseau
Laisse-moi une dernière fois entendre ton chant
La pluie dira à la terre
Laisse-moi une dernière fois, me répandre sur ton ventre :
Et la terre dira à la pluie
Laisse-moi une dernière fois éclore mes enfants
Le soleil dira à l’homme
Laisse-moi une dernière fois tenter d’ouvrir ton coeur
L’homme dira au soleil
Laisse-moi pour la première fois te demander pardon
Et parce que l’Homme au dernier matin du monde
Aura fait sa demande en pardon la terre sera épargnée
Une ère nouvelle s’annoncera. L’horizon apaisé ouvrira un oeil dans le ciel

Pour la mise en scène de mes textes jeune public, je n’hésite pas à intégrer divers langages : musiques, marionnettes, masques… J’offre aux enfants un théâtre visuel, un peu comme un livre pour ceux qui n’appréhenderaient pas le sens de toutes les légendes et qui pourraient alors suivre les images. Lorsque j’écris pour les enfants, je n’ai pas envie d’une écriture spécifique parce que le public sera composé d’enfants. J’écris certes avec des mots simples, mais j’essaie toujours de solliciter au mieux les imaginaires. Or, n’est-ce pas ce que je fais également pour l’espace tout public ? Au théâtre, je cherche à réveiller ce que nous avons laissé se fermer en nous. Pour les enfants, c’est de l’ordre de la prévention, alors que pour le tout public adulte, c’est pour contribuer à ménager un moment de réparation.

Lucette Salibur[3]

Processus de création : interaction scène/écriture

Quand on m’a téléphoné, la première fois, pour me demander d’écrire une pièce pour enfants, j’ai décliné l’invitation. D’abord, parce que je n’aime pas le mot « commande ». Pourquoi pas une carte blanche ?, me suis-je demandée. Sans doute, l’auteur qui a consacré jusque là son écriture au public adulte, se devait-il d’être absolument encadré par des spécialistes du théâtre jeune public – compagnie et directeurs – pour écrire sa première pièce en direction des enfants… Après, on m’a parlé de chiffres : pour cinq personnes qui entrent dans un camion, ce qui veut dire pour trois acteurs, un régisseur et un chauffeur ; pour des enfants de 0 à 3 ans ou de 3 à 5 ans ou de 4 à 8 ans ou de 7 à 11 ans ou de 12 à 14 ans ; ensuite, pour un spectacle de 50 minutes, en prenant en compte que la capacité de concentration des enfants dure… 20 minutes. Puis, on m’informa des conditions de diffusion : des directeurs qui ne respectent pas les jauges requises ; des publics captifs ; des professeurs qui se soucient peu ou pas du théâtre, mais bien du comportement de leurs élèves dans la salle ; enfin, des fameux autobus jaunes qui doivent avaler à heure fixe des élèves, ce pour quoi le spectacle doit durer au maximum 50 minutes. De plus, les textes de théâtre que j’avais pu lire m’apparaissaient souvent plus puissants sur le papier que dans leur mise en scène. J’avais toujours cette impression qu’il régnait sur la scène une éternelle ambiance de salle d’accouchement avec ses lumières tamisées et les voix feutrées des comédiens. Voilà donc tout ce qui m’apparaissait en premier lieu quand on m’a proposé une première commande d’un texte jeune public. Voilà pourquoi j’ai décliné cette première invitation.

1994. Je suis alors directrice artistique d’un lieu de diffusion spécialisé en théâtre de création où je reçois fréquemment des compagnies de théâtre jeune public. Je vis fréquemment le traumatisme de la représentation scolaire : débarquement de 300 enfants, enlèvement de 300 manteaux, mitaines, chapeaux, formation en rangées pour rentrer les enfants dans la salle et les placer dans les bancs. Quand les lumières s’éteignent, des enfants crient et les professeurs font d’énormes « chut » avec leurs bouches à s’en irriter le dedans des lèvres.

Je travaille présentement sur une variation à partir des Chaises de Ionesco. Si j’envoie cette proposition aux théâtres de Montréal ou de Québec, il y a de fortes chances qu’on me réponde de m’adresser aux Gros Becs ou à la Maison Théâtre, lieux de diffusion spécialisés en théâtre jeune public. Et encore ! Comme ce n’est pas une commande faite par une compagnie jeune public, que c’est un projet tout à fait personnel, il y a peu ou pas de chance qu’on considère mon projet. En dehors de la commande, point de salut pour le théâtre jeune public ! Et puis je déteste le mot « spécialisé ». J’ai l’impression de faire affaire à un théâtre scientifique qui a des règles scientifiques. Les contraintes liées à cet art m’apparaissent frustrantes au plus haut point.

Pourtant, c’est en écrivant ma première pièce pour enfant qu’il s’est passé une chose capitale pour moi : c’est le théâtre pour enfants qui m’a sorti de ma solitude d’auteur dramatique. C’est ce théâtre qui a déclenché tout mon questionnement sur le rapport à inventer entre un auteur dramatique et sa société. Ce sont les enfants qui ont créé dans ma tête la figure du destinataire. C’est à cause d’eux que j’ai réalisé que ce lien était à inventer. Autant le contexte d’écriture me paraissait défavorable, autant j’ai écrit avec la chaude conviction de pouvoir m’adresser à quelqu’un, à plusieurs « quelqu’un » rassemblés, même si c’était de force, dans une salle. Car, pendant le temps de la représentation, il n’a existé qu’une chose qui m’est fondamentale au théâtre et pas du tout évidente pour les adultes : les personnages inventés ou inventions sur scène ont été reçus immédiatement comme des personnages réels ; une souris a été un personnage complexe avec un univers affectif singulier, un dragon d’eau a été le représentant d’un monde disparu qui partait à la recherche de sa mère; tous ces personnages qui ne passent que pour des extravagances de la part des adultes, ont été des figures suscitant peine et joie auprès des enfants. J’ai pu aller à fond dans l’invention, la poésie, la métaphore... sans qu’on me dise que c’était un théâtre trop poétique, trop métaphorique, trop étrange.

En tant qu’adulte, je suis restée fondamentalement effrayée par les mêmes phénomènes que dans l’enfance : peur de perdre mes amis dans un accident de voiture, peur du noir, croyance en ce que les ombres se matérialisent et me parlent, qu’un monstre plus grand que la place Ville-Marie entre dans Montréal et introduise ses cinq doigts dans les cinq fenêtres de mon appartement, broyant mon logis comme on chiffonne une feuille de papier. Parfois, j’ai peur de m’endormir de crainte de rester prisonnière d’un cauchemar et de me réveiller dans un autre monde, réalisant d’un seul coup que mon existence sur la terre n’était qu’un rêve. Pour passer à travers ces peurs, je n’ai fait, en tant qu’adulte, que travailler l’agrandissement de perspectives : contempler le ciel, contempler la mer ou lire Les contemplations de Victor Hugo.

Le théâtre commence pour moi quand il y a eu bouleversement. Un évènement vient de se produire qui a été hautement troublant. Le personnage entre sur scène, bouleversé. Il racontera ce qui s’est passé. La parole est l’action. La tension dramatique se jouera entre l’effondrement ou la poursuite d’une vie. Une lutte entre l’aliénation et la liberté.

Dans le théâtre pour enfants, mes personnages sont motivés par le voyage : quitter le lieu de naissance pour s’engager dans une quête de soi ou voyager pour retrouver son lieu de naissance. Dans le théâtre jeune public, mes personnages parcourent toujours de vastes territoires. Dans La ballade pour Fannie et Carcassonne, une souris décolle vers Pluton ; dans Le petit dragon, Typhon, un petit dragon d’eau, part pour retrouver sa mère ; dans Une histoire pour Édouard, Édouard retourne au pays de sa naissance en territoire maya. Dans Lili, le personnage de neuf ans est déchiré entre le désir de quitter la maison pour faire sa vie et le besoin de se lover dans les bras de sa mère. Les sujets de l’enfance ont tous trait au voyage. Les sujets adultes ont trait au danger d’aliénation, à l’identité trouble, à la séparation d’avec soi-même. Mais qu’est-ce qui est le plus difficile à mettre en scène dans un théâtre pour enfants ? Un enfant qui a une identité trouble. Un enfant qui souffre de folie. Qu’est-ce qui est le plus difficile à mettre en scène dans un théâtre pour adultes ? Un enfant.

Dans Marie-Antoine, opus 1 que j’ai écrit en 1982, Marie-Antoine a 5 ans et demi, habite avec des gens – parents et amis de ses parents – qui se détournent sans cesse d’eux-mêmes, qui arrivent à tromper tout ce qui les compose pour être autre chose que ce qu’ils sont. Marie-Antoine veut quitter la maison, mais elle compose tout au long de la pièce avec ce conflit central qui est de quitter sa mère. À l’époque, ce drame a peu ou pas du tout résonné auprès des adultes. Et pour les enfants, ce drame les aurait ennuyés à l’excès avec l’étalage de tous ces faux-fuyants. À cette époque, je n’avais pas encore forgé ma figure du destinataire. En écrivant cette pièce, je ne m’adressais à personne. Je mettais en scène un personnage d’enfant totalement envahi par l’aliénation adulte. Quitter la maison voulait dire, pour Marie-Antoine, trouver une mère mythologique. Cette enfant de 5 ans et demi finissait par quitter la maison après avoir découvert que sa mère qui lisait le journal le matin, jouait du piano, lui donnait son petit déjeuner le matin, embrassait son mari et recevait ses amies, que cette mère, dans les faits, était morte. Quand Marie-Antoine découvre cela, elle part.

Avec le recul, je peux constater aujourd’hui que cette pièce, Marie-Antoine, opus 1, est le terreau de mes pièces pour enfants. Cette pièce a donné lieu à tous les voyages. Cette pièce est la matrice de mes pièces jeune public. Tous les personnages voyageurs sont devenus les protagonistes de mes pièces pour enfants. Dans mes pièces pour enfants, les personnages parcourent le monde. Ils sont dans l’agrandissement de la perspective. Ils parcourent le territoire de la fiction. Mes pièces pour enfants sont très souvent des road theatre.

Dans Marie-Antoine opus 1, Marie-Antoine avait un double. Son double était irrévérencieux, désobéissant, subversif. Quand Marie-Antoine quitte la maison, son double va rester là, dans cette maison. Marie-Antoine va devoir s’en séparer, se séparer de cette figure imaginaire, de cette figure libre. Quand Marie-Antoine se met en marche, elle laisse derrière elle son double, enfermé à son tour dans cette maison des faux-fuyants. En se libérant, elle emprisonne sa figure libre.

Ces paradoxes, ces questions sont-ils pertinents pour écrire du théâtre pour les enfants ? Quoiqu’il en soit, le déchirement entre grandir dans son lieu de naissance ou le quitter, ainsi que l’étrange transformation de l’enfant en adulte restent pour moi des questions qui m’habitent toujours, que j’écrive pour les adultes ou que j’écrive pour les enfants.

Lise Vaillancourt[4]