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L’animal foule régulièrement les planches au Québec et ce, depuis longtemps[1]. Toutefois, il n’y apparaît généralement qu’au prix d’une grande abstraction. Qu’il soit médiatisé par le corps d’un comédien déguisé, par les astuces de la scénographie ou même par la simple évocation discursive, l’animal semble inféodé à l’abstraction, comme si c’était la condition nécessaire de sa présence. Sans doute l’abstraction est-elle une conséquence acceptée d’emblée par des metteurs en scène préoccupés (non sans raison) par les impondérables, pour ne pas dire les risques réels que la présence d’un animal en chair et en os fait peser sur une scène. Pourtant, un survol rapide du répertoire québécois et franco-canadien depuis la fin des années 1960 confirme la prégnance du phénomène zoologique que manifeste la grande diversité de la faune dramaturgique : du papillon au cheval, en passant par le corbeau et le homard, la ménagerie des bêtes que l’on rencontre est aussi vaste qu’hétéroclite. Néanmoins, il existe des espèces auxquelles on a recours plus souvent qu’à d’autres. En particulier, la prépondérance du chien et des animaux de la basse-cour – notamment la volaille et la vache – nous porte à nous demander si ces bêtes ne sont pas les vestiges d’un passé rural, figures devenues mythologiques et fantomatiques, tapies au coeur de l’imaginaire d’une société qui s’est radicalement, pour ne pas dire brutalement, urbanisée après la Deuxième Guerre mondiale. La même question pourrait se poser pour la vache qui évolue, du coup, dans un monde urbain ou semi-urbanisé.

Devant un tel corpus hétéroclite, est-il même possible de dégager des éléments récurrents ? Il faut reconnaître que la tentation est grande mais hasardeuse de réduire le recours à l’animal au théâtre à un schéma unificateur en lui donnant une signification passe-partout. Bien qu’on dise « l’animal », l’emploi du singulier est trompeur car, dans la dramaturgie comme dans la nature, il y a des animaux, et même le bestiaire présenté ici risque de paraître réducteur[2]. Par conséquent, au lieu de proposer une signification unificatrice distillée en vertu d’un quelconque dénominateur commun, proposons plutôt l’hypothèse suivante : à défaut d’un sens, l’animal au théâtre assure une fonction. Sa fonction première est peut-être moins de représenter une différence que d’interroger, à partir de son altérité plus ou moins radicale, les traits particuliers de l’humanité.

Il suffit de considérer cette première faculté qui, après la nudité, distingue les bêtes des êtres humains – la parole – pour saisir la portée de cette interrogation. Nous tenterons de voir comment la représentation des animaux en scène exerce une torsion esthétique et sémantique sur la parole et les fortes tensions ontologiques que cela occasionne. L’animal ne soulève-t-il pas également, et avec beaucoup d’acuité, des questions d’ordre éthique ? Nombreuses sont les représentations, en effet, où il est associé à la douleur et à l’expérience de la mort. Enfin, dans un troisième temps, il sera question d’explorer la force primitive de la présence animale et les différents épiphénomènes qui lui sont associés dont, en particulier, la guérison et l’érotisme.

L’animal et la parole

Commençons par la parole, et plus particulièrement par le chien qui paraît en tête du palmarès des animaux en raison de ses multiples incarnations et convocations. Il est la créature qui habite le plus aisément les deux mondes : celui des humains et celui des animaux. De par sa présence, tantôt domestiquée, tantôt sauvage, le chien marque autant la frontière qui sépare les deux mondes que la porosité de celle-ci. Il n’est donc pas surprenant que, dans Le chien ([1987] 1990) de Jean Marc Dalpé, l’animal occupe un espace ambigu : il est attaché en permanence dans la cour du père qui vit dans une maison mobile. Symbole d’une espèce de domesticité dégradée, il est l’incarnation dangereuse de la folie et de l’agressivité à l’état pur : « Y’est rendu fou, le chien. Faut j’le garde attaché tout le temps à c’t’heure » (Dalpé, 1990 : 28). Aussi sa présence est-elle un avertissement en lien avec le père qui, à son insu, subit une transformation terrible et irréversible, passant par degrés de l’état humain à l’état inhumain. Le dramaturge et les metteurs en scène, dont notamment Joël Beddows qui a monté cette pièce en 2007 au Centre national des Arts à Ottawa, s’abstiennent de faire apparaître une vraie bête sur la scène. Beddows a opté plutôt pour un animal sonore sous forme de jappements métonymiques surgissant des ténèbres. Le chien, ainsi désincarné, serait donc la projection acoustique et fantomatique du devenir du père, et peut-être celui du fils aussi.

Il est significatif que le père s’enferme de plus en plus dans un mutisme obstiné, ponctué sporadiquement de sacres et de reproches. Les sacres désespérés sont le signe d’un écoeurement, certes, mais aussi d’une perte. Le père est en train de perdre la parole – la première faculté qui le distingue de son animal domestique. C’est justement l’incommunicabilité du père qui blesse et provoque le fils, et qui enclenche la tragédie. Finalement, l’action du Chien est concentrée dans deux instants précis : le meurtre du père et la mimésis antérieure de la catastrophe : la mise à mort du chien[3].

Mais il y a plus : le côté instinctuel de la transformation du père passe par un deuxième processus métonymique. Le rôti de boeuf qu’il jette au chien dans un accès de rage pendant le pique-nique familial, pris en chassé-croisé avec le récit de guerre du grand-père, introduit une confusion entre la viande et le corps humain. L’histoire du soldat déchiqueté dont le corps est comparé à un « quartier de boeuf » (Dalpé, 1990 : 25) participe de l’abject et soulève un dilemme éthique. Le devenir monstre, voilà donc ce qui caractérise la relation du chien au personnage chez Dalpé. Son corollaire, l’hybridité, revient partout quand il est question du chien.

Dans Le langue-à-langue des chiens de roche (2001) de Daniel Danis, la protagoniste, Djoukie, est convaincue que son père est un chien, et ceci malgré les réfutations vigoureuses répétées par sa mère. Djoukie s’empare de cette identité parce que l’hybridité lui permet d’expliquer le sentiment très vif d’altérité qui l’afflige et qui l’éloigne des autres adolescents. À la fin, il y a une belle scène de complicité avec son amoureux, Niki, qui se livre avec elle à une séance déchaînée de jappements : « Djoukie. Va-t-en, je peux te mordre la langue. Je suis la fille d’un chien. // Djoukie jappe, Niki se met aussi à japper, à hurler. Ils se répondent en jappant. » (Danis, 2001 : 72) Le délire des jappements, des hurlements, n’est pas sans évoquer la pulsion libératrice de Jappements à la lune de Claude Gauvreau chez qui les « jappements » exploréens de la poésie « surrationnelle » provoquent un détournement de la sémantique en faveur d’un jaillissement radical de l’affect. L’absence actuelle de système langagier chez les bêtes suscite donc à la fois une nostalgie pour une communication archaïque révolue et une fascination avivée par le désir de déchiffrer les codes d’un système qui n’est pas encore perçu comme tel. Ceci marque un contraste avec les jappements du chien chez Dalpé qui signifient une incommunicabilité obstinée. Les deux espèces de « folie » ne sont donc pas forcément assimilables l’une à l’autre. Toujours est-il que ce dialogue de jappements, quelque fusionnel qu’il soit, n’empêche pas la surenchère de la violence : Djoukie est abattue par une bande de jeunes assoiffés de sang et Niki, inconsolable et hagard, est laissé sans interlocuteur.

Dans les deux pièces retenues ici, la binarité animalité / humanité balaye toute certitude quant à l’identité du protagoniste. Chez Dalpé, l’animalité avilit le personnage ; chez Danis, elle offre une espèce de plus-value, un bonus ontologique et totémique dont profite le personnage. Cela dit, chez Danis, les chiens qui ne sont pas des hybrides mais des animaux pur-sang, sont pourtant frappés de dégénérescence. Dans Le langue-à-langue des chiens de roche, la multitude de chiens du chenil chez Léo, privés de nourriture et de soins médicaux, vivent dans l’abjection. Ceci n’est pas un détail. La dimension multiple est importante dans l’économie de la pièce, de même que l’association que fait l’auteur entre les chiens et l’ontologie surréaliste. Dans les pièces recensées ici, le chien est très souvent associé à une souffrance aiguë – qu’elle soit provoquée par la folie, par la faim ou par la violence faite au nom du savoir. Nous y reviendrons.

Pour l’instant, notons que la figure du chien va souvent de pair avec l’hybridité et cette tendance est confirmée par le répertoire de Larry Tremblay. Chez ce dernier, la liste des personnages étranges ne cessent d’étonner : un ventriloque, une poupée, Laurel et Hardy, Abraham Lincoln sous forme de statue de cire, un ogre, un artiste qui empile dans son salon des os de poulet et une femme à la tête de chien. Avec un corps de femme et une face de chienne, la persona-chienne appelée « Princesse » habite l’espace dramatique des Mains bleues où elle côtoie un enfant handicapé qui souffre du rejet de sa mère. C’est la chienne qui lui dira les mots d’amour que sa mère n’a jamais prononcés. Sur l’effet du choix dramaturgique de mettre en scène une chienne-femme, le compte rendu de Solange Lévesque est éloquent :

C’est, à mon sens, le texte le plus cruel et le plus risqué de Larry Tremblay. […] Non seulement les pièces de Tremblay portent la marque d’une folle passion pour le corps mais leur action a d’abord lieu dans la dynamique du verbe, les mots devenant eux-mêmes personnages, et les phrases, motifs musicaux qui devraient être traités comme tels. L’animal comme personnage (réel ou évoqué) a toujours une puissance dramatique fulgurante au théâtre ; Tremblay en aiguise la métaphore jusqu’à la limite du supportable.

Lévesque, 1999 : B7 ; nous soulignons

Avec Les mains bleues, et l’inconfort qu’il suscite, nous sommes décidément très loin de l’univers des contes pour enfants. Et qu’en est-il de cette « puissance dramatique fulgurante »? Quel rapport existe-t-il entre elle et l’« animalisation » ?

Le chien doué de parole revient dans un autre texte de Larry Tremblay, A Chair in Love, livret d’opéra créé en anglais, d’abord au Pays de Galles en 2005 et ensuite à Montréal en 2006[4]. Cet opéra-comique, décrit par la presse comme un mélange heureux du théâtre de l’absurde et de la bande dessinée, met en scène un cinéaste appelé Truman soudainement épris de sa chaise. Le Chien devient jaloux et ébruite la nouvelle :

DOG : Master, Master, | people talk, people whisper. | Truman is having an affair with a chair ! | What do you say ? | An affair with a chair ! | A man with a chair ! | Disgusting Shocking ! | Shocking ! Disgusting ! | Truman is having an affair with a chair ! | A man! A chair ! A man ! A chair ! | Immoral ! Shameful ! | He’s a sick man, put him in jail ! | Destroy that chair, burn it ! | A chair ! A man ! A man ! A chair ! | The worst thing I have ever heard[5] !

Il ne s’agit pas d’un simple cas de métaphore ou de substitution (substituer un animal pour un humain), mais bien d’un procès de subversion qui vise l’essence même de notre définition de « personnage » qui repose, du moins tacitement et depuis les débuts de l’individualisme bourgeois, sur des effets de réalité et d’identification[6]. Nous touchons là une des caractéristiques de la démarche contemporaine. Il s’agit, en effet, d’un phénomène de mise en cause importante, fait relevé avec finesse par Jean-Pierre Ryngaert dans son article sur Tremblay : « […] que voulons-nous voir sur scène, quels “personnages”, quelles autres identités que les nôtres sommes-nous en mesure de contempler, de refuser, d’accepter ? La question est d’autant moins rhétorique que la fonction même du personnage est mise en cause aujourd’hui par les dramaturges » (Ryngaert, 2009 : 111).

L’acuité de cette observation est confirmée par L’anatomie du chien de Pier-Luc Lasalle, créée en janvier 2012 au Théâtre d’Aujourd’hui à Montréal. Le descriptif de la pièce fait croire que l’identité ambiguë n’est pas simplement un thème parmi d’autres mais bien la véritable action de la pièce : « Un invité accompagné d’un chien. Mais est-ce vraiment un chien ? Portrait d’une société sous antidépresseurs » (voir Lasalle, 2005). Les convives, inaptes à décider si ce chien est vraiment un chien ou une femme, éprouvent une espèce de dérive dans la perception de l’autre qui se présente comme le signe d’un malaise postmoderne[7].

Ce personnage dont la nature même se dérobe à la raison, oblige à interroger nos concepts usuels dont, en premier lieu, l’acception que nous retenons de l’anthropomorphisme. L’animal fonctionne-t-il ici comme miroir pour l’humain ou s’agit-il du phénomène contraire où l’humain est une métaphore pour l’animal ? Cette possibilité d’inverser les propositions s’inscrirait dans le courant de l’écocritique qui, justement, cherche à affranchir l’animal de la perspective anthropomorphique et à le valoriser pour ses qualités intrinsèques. Cette nouvelle focalisation qui a émergé au début du siècle a donné naissance à un nouveau champ d’étude aux États-Unis appelé « zooësis » par Una Chaudhuri. Ce terme (sans doute dérivé du grec ancien « poiësis ») désigne désormais les multiples façons dont la culture crée de l’art à partir de la figure et du corps des animaux.

Mais on pourrait argumenter que l’animal au théâtre est (presque) toujours médiatisé par l’humain et qu’il est donc très difficile de sortir complètement de l’anthropomorphisme. Dans les rares cas où il n’est pas médiatisé, c’est-à-dire quand il est réellement présent, la représentation risque à tout moment de basculer vers la performance. Tel était le cas en 1984, par exemple, avec la mise en scène de Marie-Antoine, Opus 1 de Lise Vaillancourt par Pol Pelletier à la salle Fred-Barry (Montréal). Le texte prévoit que la jeune protagoniste, Marie-Antoine, se déplace toujours avec une poule en laisse et on a alors choisi de mettre sur scène une vraie poule. Selon Vaillancourt elle-même, celle-ci « s’assoupissait parfois, accablée par la chaleur des projecteurs[8]  ». Or, à vrai dire, il y avait deux poules qui alternaient, une sur la scène et l’autre en coulisse, et ce serait faux de dire qu’elles étaient dociles :

(...) il arrivait parfois que l’une sur la scène réponde à l’autre en coulisse ce qui avait eu pour effet, un soir, de couvrir complètement les répliques de la comédienne qui jouait la mère. Le soir de la dernière, c’est la poule des coulisses qui a lancé plein de cocoricos. Après la représentation, nous avons découvert qu’elle avait pondu[9].

Du coup, les poules ont agi en tant qu’actants (on n’ose dire des personnages) autonomes et imprévisibles qui ont brisé le cadre de la fiction, altérant ainsi de façon mémorable la dynamique du spectacle. Certes, une telle « performance » appelle également une réflexion corollaire sur les moeurs occidentales, plus précisément sur la pratique qui consiste à dresser les animaux pour la cohabitation. Les animaux de compagnie sont-ils les signes d’une solidarité ou d’une perte de complicité ? Pour Philip Armstrong, la pratique de cohabiter avec les animaux de compagnie (ce qu’il appelle « the culture of pet-keeping ») aurait émergé en tant qu’activité culturelle compensatoire après la rupture ontologique et matérielle qui a séparé l’humain de l’animal (voir Amstrong, 2008 : 13). Vu sous cet angle, le duo fille-poule dans Marie-Antoine, Opus 1 serait moins le signe d’une complicité ou d’une symbiose psychologique que celui de la solitude.

Enjeux éthiques

Pour saisir pleinement le paradoxe d’une telle figure, il est utile de remonter à Descartes qui a théorisé l’opposition classique de « l’homme » par rapport à « l’animal », vieille binarité établie dans Le discours de la méthode. Apparemment, c’est seulement à l’orée de la modernité que les animaux furent complètement coupés du statut de l’humanité, c’est-à-dire au moment où l’ascendance de la raison et de l’humanisme gagnait en importance. Il faut reconnaître, avec Jacques Derrida, qu’un certain mépris accompagne la tradition philosophique qui a refusé à l’animal l’apanage de l’humain : « parole, raison, expérience de la mort, deuil, culture, institution, technique, vêtement, mensonge [...], don, rire, pleur, respect, etc. » (Derrida, 2006 : 185).

On refuse de reconnaître au chien l’expérience de la mort et, peut-être plus grave encore, l’expérience de la douleur. « Can they suffer ? » Voilà la question célèbre posée par le philosophe Jeremy Bentham à propos des animaux[10]. Cette question est reprise de manière implicite dans Le lion de Bangor de Jovette Marchessault où Noria, la défenseure des chiens, se fait un devoir de secourir et de soigner les chiens blessés par des expériences scientifiques en laboratoire: « Même le plus maladroit des vivisecteurs peut découper une chienne sans la tuer » (Marchessault, 1993 : 27).

L’imaginaire ici nous semble dépasser le constat tragique qui s’avère lorsque la situation est soumise au poids de la fatalité et de la cécité humaine, comme c’est le cas dans Le chien de Dalpé : le drame de l’aliénation et de l’aveuglement moral y est provoqué, dans une large mesure, par la stagnation et la désaffection sociopolitique et relève donc de l’oppression insidieuse qui pèse sur la communauté. Or l’immolation d’un animal, fût-ce au nom de la science, interpelle le sens des responsabilités, et ne trouve pas sa source dans une quelconque fatalité. À la différence du tragique, l’immolation scientifique implique les choix éthiques de toute une société. Elle oblige à interroger la notion même de criminalité et tend à la société un miroir qui reflète un mal passif mais absolu, né d’une complaisance généralisée. La pièce de Danis et celle de Marchessault, surtout, posent des questions de notre temps : comment cohabiter avec les animaux sans les détruire ? Comment pardonner à la science ses manquements, ses excès, voire ses sévices ? Les différentes occurrences du chien fonctionnent ainsi comme autant de signaux d’alarme, d’appels à la conscience, et soulèvent des questions relatives à l’écocritique.

Revenons encore un instant au constat de Derrida, car la logique du manque et du mépris est fondamentale dans ce contexte. En fin de compte, ce que la tradition philosophique refuse à l’animal – parole, conscience, raison, expérience de la mort et cetera –, la mythologie les lui redonne. Jovette Marchessault a en commun avec Larry Tremblay, Lise Vaillancourt et Louis Patrick Leroux, entre autres, de se référer à l’univers des contes à partir duquel il est possible d’élaborer de nouvelles mythologies et, avec celles-ci, des identités inédites forgées à partir de permutations expérimentales.

Mais le chien n’est pas le seul animal qui ait frappé l’imagination des dramaturges québécois et franco-canadiens; en témoigne le tryptique des bêtes que le théâtre affectionne : le chien, l’oiseau et la vache. L’identité animale n’a pas toujours été associée au surréel dans le corpus dramatique mais, même au coeur de la vague de réalisme affirmé des années 1960 et 1970, l’oiseau se présentait déjà comme une figure dotée d’un grand pouvoir métaphorique. Dans la pièce de Marcel Dubé Au retour des oies blanches (1969), Geneviève fait figure d’une Électre québécoise (et dans une certaine mesure une Antigone aussi). Mais à la différence d’Électre, d’Antigone, voire même d’Oedipe, Geneviève est fragilisée par les machinations de sa famille. Si elle n’ignore pas que son amant est son oncle, la découverte que son amant est aussi son père biologique la détruit. En se suicidant, cette jeune femme se transforme sur le plan métaphorique en une oie sauvage, meurtrie comme les oies que son amant aime tant chasser, les mêmes oies qu’il dépose chez elle accompagnées d’un mot énigmatique. Du gibier abandonné à une Ophélie éplorée il n’y a qu’un pas :

GENEVIÈVE, lisant. Comme transportée dans un monde inatteignable où il fait presque bon souffrir. – J’ai tué ces oies blanches comme elles passaient au-dessus du Cap Tourmente ... Elles sont tombées en tournoyant comme des âmes qui se perdent au fond de l’abîme.

Dubé, 1969 : 62

Mais l’abstraction s’arrête avec le passage de l’oncle qui avait déposé, en catimini, cette valise mystérieuse. Sur les photos reproduites dans le livre publié chez Leméac en 1969, on peut y voir une domestique, Manon, qui plonge sa main dans la valise pour en extraire deux vraies oies mortes, deux carcasses authentiques. Réalisme oblige. La matérialité qu’offre à la vue le corps de l’oie sauvage, sa présence mortifère sur scène, n’a pas de succédané. Pas de distanciation, ni de dénégation : elle ne désigne plus, elle est.

Archaïsmes, mythes et guérison

Le lien identitaire entre la femme et l’oiseau se poursuit dans La saga des poules mouillées (1981) de Jovette Marchessault; cependant, ce classique du répertoire féministe s’inscrit en porte-à-faux avec l’esthétique réaliste auquel souscrivait Dubé. En mettant en scène des écrivaines qui se présentent sous la forme d’oiseaux divers, Marchessault réécrit l’histoire des femmes. En puisant dans un bestiaire fantaisiste, elle forge une nouvelle mythologie, voire une cosmologie.

Dans La saga, les quatre protagonistes sont calquées sur quatre écrivaines de l’histoire littéraire du Québec et du Canada français : Laure Conan, Germaine Guèvremont, Gabrielle Roy et Anne Hébert. Chacune assume une deuxième identité : « L’ancienne », « La paroissienne », « Petite Corneille » et « Tête nuageuse ». Leur nature de « poule » vient ensuite se révéler sous leur double identité à la manière d’un palimpseste. Marchessault est explicite sur sa démarche dans une lettre à Michelle Rossignol, publiée en postface à La saga: « J’ai voulu que cette rencontre soit mythique ! Mythique dans le sens qu’elle échappe au temps de l’Histoire, au réalisme » (Marchessault, 1981 : 34). Pourquoi, selon Marchessault, le réalisme est-il perçu comme néfaste pour la perspective féministe ? La réponse sera liée à la faculté de la parole : « [...] pour moi, écrire pour le théâtre c’est contribuer à détourner le réalisme, ce réalisme qui ne sert qu’à nous évacuer en nous empêchant de paroles et d’imaginaire. En écrivant ce texte, j’ai tenté de retrouver une langue oubliée pour célébrer la culture, la production des femmes » (Marchessault, 1981 : 35).

Certes, le recours aux animaux est une pratique déréalisante qui remonte à la nuit des temps, à une époque où la séparation entre les humains et les animaux ne s’était pas encore consolidée. On n’a qu’à songer à l’art pariétal des grottes de Lascaux pour en avoir la conviction. Dans l’imagerie animalière, les résonances archaïques sont bien attestées. Mais ce qui est frappant ici, c’est que c’est par le biais de l’animal que l’on construit d’abord un langage, ensuite un récit qui permet de renouer avec une langue oubliée. Frappant aussi est le parallèle qui existe avec les jappements dans la pièce de Danis, comme si la communication qui se fait entre les bêtes était finalement plus mystérieuse et plus porteuse que celle que pratiquent les humains.

La nature animale des quatre « écrivaines-poules » de Marchessault exige un renversement des rôles sous le regard complice de la Grande Oursonne dans le ciel. La nuit, le renversement se caractérise non seulement par une force et une prouesse physique redoutables mais aussi par un épanouissement débridé. La nuit, Laure « chasse les humains » et les courants psychiques transforment son bouquet de fleurs en bosquet :

GERMAINE : Si tout ce qui est pensable est réel, il y a un animal qui dort là-dedans! Je l’entends qui boit l’air chaud du sommeil, lapement très doux, ainsi qu’un battement de coeur, léchage nocturne, s’il bâille je sais qu’il aura des étoiles dans la gueule.

Marchessault, 1981 : 48

Cette complicité avec les bêtes, cette subjectivité personnelle qui fait aussi partie d’une collectivité de femmes et de femelles, construit un système flottant qui déborde du cadre d’une société post-cartésienne. Et l’altérité retrouvée et assumée est complexe. Dans une large mesure, elle n’est pas sans rappeler les animaux parlants des fabliaux. Mais il ne faut pas oublier que la faculté de parole, présente dans les contes, est, bien sûr, associée à une perte. Nombreux sont les contes dans la littérature orale qui commencent par : « C’était au temps où les bêtes parlaient. » Cet incipit renvoie le récepteur à un temps où les animaux étaient les détenteurs de la parole au même titre que les humains. Cette idée d’égalité, de même que celle de la perte, trouve son expression la plus claire dans les contes. Par ailleurs, il n’est pas dit que la langue que les bêtes parlaient était celle des humains ou celle des bêtes autrefois accessible aux humains. Voilà ce que nous rappelle Bernadette Bricout, spécialiste du conte pour enfants : « Ce que ces contes disent, c’est que les hommes ont déjà connu le langage des animaux. Puis ce langage leur est devenu obscur. » (cité par Cuchet, 2007 : 57).

Voilà une des explications, parmi d’autres, du rôle de « passeur » souvent attribué à l’animal. Autant il participe de l’incompréhensible, autant il est lié à la transmission du savoir. Ce rôle de passeur, au théâtre, est donné à voir à travers une manipulation de l’espace. Nous avons déjà vu que le chien occupe aisément, et de façon presque synchrone, deux espaces – domestique et sauvage. Les oiseaux chez Marchessault se déplacent librement sur terre ou dans le ciel étoilé et la dimension totémique de sa vision théâtrale se présente comme innovatrice. Christian Saint-Pierre, dans un article consacré à la récurrence du chien dans le théâtre québécois, et plus particulièrement à cette figure totémique telle qu’elle paraît dans Transmissions de Justin Laramée[11], s’attarde justement sur le statut privilégié de l’animal. Ce critique le lie aux forces de la nature dont les êtres humains sont de plus en plus aliénés : « Dans l’acceptation par l’homme de sa propre finalité, probablement plus encore depuis que la religion catholique a cessé de convaincre les masses, les animaux sont des passeurs, les figures d’une mythologie, les tenants d’une spiritualité directement liée aux forces de la nature » (Saint-Pierre, 2009 : 93).

Tel est certainement le cas du drame-rituel, Le porteur des peines du monde, du dramaturge huron-wendat et pionnier du théâtre autochtone au Québec, Yves Sioui Durand, cofondateur avec Catherine Joncas du Théâtre Ondinnok. Cette fois, inversement aux pièces mentionnées ci-dessus, l’espèce aviaire est associée à une figure masculine. Le Porteur – mi-homme, mi-oiseau – porte sur son dos un baluchon qui contient l’Histoire, c’est-à-dire les souffrances accumulées des peuples autochtones. Avec cette charge sur le dos, il suit la même trajectoire purificatrice que celle du soleil, d’est en ouest, afin de renaître à l’aube sous la forme d’un aigle blanc.

Le Porteur s’est alors transformé en jeune aigle blanc.

Le vol magnifique épervier symbolise la blanche lumière du jour renaissant; il est cette lumière pure de l’Est qui pénètre notre esprit et lave notre coeur.

Le chant du tambour indien résonne puissamment.

L’aigle s’envole... dans un déchirement de tonnerre et d’éclairs et disparaît.

Sioui Durand, 1992 : 61

Bien sûr, on pénètre ici dans le domaine du sacré dont les résonances dépassent de loin l’intelligence de la chronologie moderne et occidentale. Par ailleurs, certains indices archéologiques laissent à penser que le chaman-oiseau est associé à un immense territoire et qu’il appartient aussi bien au chamanisme paléolithique de l’Europe qu’au chamanisme paléolithique de l’Asie. Les recherches ethnologiques permettent de situer cette figure au Magdalénien, soit environ 17 000 ans avant notre ère (La Barre cité par Schechner, 2003 : 95).

Évidemment, comparée aux autres pièces retenues ici, le rituel de Durand est dans une catégorie à part. Elle permet d’apprécier, peut-être plus que tout autre pièce, le retentissement métaphysique que peut avoir le geste de l’animal en situation de performance et confirme, du même coup, la puissance du rapport complexe qui lie plus généralement l’art à l’animal. « L’art ne cesse pas d’être hanté par l’animal. » (Deleuze et Guattari, 1991 : 175); on reconnaît là l’affirmation célèbre des philosophes Deleuze et Guattari qui sont parvenus à distiller avec une concision remarquable toute l’intensité et le mystère du rapport humain-animal dans les arts. Si, dans les autres pièces de notre corpus, l’animal peut être tour à tour le signe de la dégénérescence, de la souffrance, et la prise de conscience d’une différence sociale, il peut être aussi, dans des cas comme celui du Porteur des peines du monde, un agent spirituel dont l’altérité est nettement définie par ses pouvoirs de guérison. L’obsession de l’animal serait-elle, à la base, une obsession de la transformation ?

Nous avons déjà constaté l’importance de l’oiseau comme cas de figure souvent associé au féminin (mais pas exclusivement), tandis que la vache est importante aussi et elle est toujours associée, pour des raisons évidentes, à une mythologie féminine. Dans Les vaches de nuit de Marchessault et encore plus récemment dans Une contrée sauvage appelée Courage de Pol Pelletier, les personnages se réclament d’une ascendance bovine. Comment oublier la réplique célèbre prononcée par Pol Pelletier dans Les vaches de nuit quand elle affirmait, de sa grande voix magistrale : « Ma mère est une vache. Avec moi, ça fait deux. » (Marchessault, 1980 : 83[12])? La sororité des mammifères dans cette pièce est fondamentalement subversive car elle met en question l’idée même qu’on a de la civilisation depuis Freud, selon laquelle la culture émerge grâce à la répression des instincts de l’agression et de la sexualité débridée. Or les vaches de nuit survolent la Terre dans un état de jubilation pour le corps. Du coup, c’est le lait céleste – associé bien sûr à la sexualité et à l’accouchement – qui nourrit les êtres et les bêtes. Là, le pouvoir de guérison nourrit, dans le sens plein du mot, un nouvel imaginaire et une redécouverte du primitif qui affranchit les femmes, redevenues des animaux femelles, du symbolique patriarcal.

Il est curieux, en effet, de constater à quel point la vache semble être une figure surdéterminée dans le théâtre québécois et franco-canadien. Comme nous l’avons vu chez Marchessault, elle préside généralement à un bien-être jouissif. Dans Antoinette et les humains (ou La vache d’Antoine) de Louis Patrick Leroux, le bien-être est si absolu que la vache va jusqu’à provoquer une obsession chez le personnage masculin, Richard. La vache d’Antoine, nommée Antoinette, un legs d’un oncle défunt, est logée dans l’appartement d’un jeune couple de fonctionnaires carriéristes dans la trentaine. Ne pouvant plus se passer de la présence de la vache, l’homme du couple, Richard, choisit même la chanson thème de leur compagnonnage. Évidemment, laisser un tel legs dans un contexte urbain n’a rien de banal et petit à petit cet animal, qui est tout à fait invraisemblable sur scène, fait ressortir tous les mensonges et l’hypocrisie corrosive d’un couple qui se détruit.

RICHARD
(...) Je ne me suis pas senti libre comme ça depuis l’enfance. Je suis en train de redevenir humain/
ÉRICA
Avec ta vache/
RICHARD
Oui ! Antoinette a besoin de moi : je m’en occupe. J’ai besoin d’elle : elle est là pour moi, entièrement, parfaitement ! (Il donne une caresse à la vache.) Pas vrai Antoinette ? Oui...moi aussi je t’aime. Donne-moi un bec...

Leroux, 2002 : 25

Avec Antoinette, la boucle est bouclée. Autant le chien sonore chez Dalpé est le symbole d’une transformation vers l’inhumain, autant la vache est le catalyseur vers l’humain. Sa présence réconfortante, son odeur (imaginée) de foin et de fumier, la crème qu’elle offre en abondance, soulignent et apaisent l’aliénation urbaine de notre époque.

Or, il va sans dire que l’espèce bovine partage avec d’autres espèces l’accès direct aux « forces de la nature » (pour reprendre la formule de Christian Saint-Pierre). Le cheval joue lui aussi le rôle de passeur, notamment dans le domaine de l’érotisme. Par exemple, c’est très clair dans La Belle et la Bête (2012) du célèbre tandem Lemieux-Pilon, que l’étalon lumineux, « incarné » par un hologramme fougueux, est associé à l’initiation de la jeune femme aux mystères charnels.

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Que conclure de nos observations ? D’abord, il est clair que la vache érotique qui survole la terre n’est pas la même qui bouleverse, par sa présence insolite, la vie bien rangée du huis clos petit bourgeois. La chienne qui materne est loin d’être assimilable au chien qui incarne la rage paternelle. Le fait même de mettre un animal (ou des animaux) en scène (même quand ils ne sont qu’évoqués dans le discours d’un personnage) est un acte transgressif. Il existe des défis formels, bien sûr – quels moyens devrait-on utiliser pour convoquer l’animal sur scène au juste ? –, mais ce qui dérange surtout, ce qui explique sa « puissance dramatique fulgurante » au théâtre, pour reprendre l’observation de Solange Lévesque, c’est le fait qu’il hante la culture, peut-être maintenant plus que jamais.

Il n’est pas sûr que l’humanité possède tout ce qu’elle refuse aux animaux. La parole fusionnelle et archaïque, le sens éthique d’égalité entre toutes les créatures, la spiritualité en lien direct avec les forces de la nature, et la présence-au-monde jubilatoire puisque dépourvue de complexes, voilà autant de qualités qui sont l’objet de notre curiosité pour ne pas dire convoitise. Le théâtre confirme ce que nous savons mais que nous avons tendance à refouler : nous risquons à tout moment de perdre notre maîtrise de la communication, et notre monopole du don comme du deuil est loin d’être assuré. Les chiens en proie à une souffrance indicible obligent à sonder la mauvaise conscience qui accompagne le « progrès » scientifique, pendant que les oiseaux apprennent aux humains leur propre langue qu’ils ont oubliée. La vache nous réconcilie avec la biologie de la vie pour que nous puissions la trouver belle. Au final, l’animal sur scène est la figure par excellence de l’altérité et, en tant que tel, il est le témoin, et peut-être même le seul et unique interprète, de notre humanité.