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Wajdi Mouawad prétend n’avoir rien produit d’original avec Seuls et se situer dans le sillage de Robert Lepage et de François Tanguy. Comme Lepage avec Ex Machina et Tanguy avec le Théâtre du Radeau, Mouawad bouscule les lois du genre et se situe dans un contexte postdramatique[1]. Cependant, à la différence de Lepage et de Tanguy, il exploite une nouvelle forme de transposition d’écriture scénique[2] qu’il nomme « polyphonie d’écriture » (Mouawad, 2008 : 12 ; désormais désigné par le sigle S). C’est ainsi que l’édition papier de Seuls porte comme sous-titre « Chemin, texte et peintures ». Tenant lieu à la fois de carnet de notes de mise en scène, de journal, de livre d’art, de texte théâtral, ce texte défie toute tentative de classification[3]. Il met en dialogue plusieurs arts et médias sur l’espace de la page et se donne avant tout comme le produit d’une pratique théâtrale polymorphe. Ce faisant, il procède au recyclage des modèles qu’il réinvestit, en l’occurrence, les modèles artaudien et lepagien.

J’examinerai cette « polyphonie d’écriture » dans son rapport à la cruauté d’Artaud et à la dramaturgie globale[4] de Lepage ainsi que dans le contexte transculturel qui la caractérise. J’en réfèrerai à la notion de transculturalité plutôt que d’interculturalité : Patrice Pavis définit l’interculturalité comme le dépassement des particularismes culturels au profit d’une culture universelle, telle qu’il l’observe chez Peter Brook ou Robert Lepage (Pavis, 1996 : 6) ; la transculturalité, selon Clément Moisan et Renate Hildebrand, met l’accent sur l’espace du trans, un espace de traversée des cultures, de transformation et de transposition, qui travaille diverses pratiques scripturales du point de vue de la forme et du contenu (Moisan et Hilderbrand, 2001 : 208). Bien que Moisan et Hildebrand parlent de transculturalité dans un cadre littéraire, leur conception du transculturel ne s’y limite pas et suppose un recyclage de pratiques artistiques et culturelles d’origines diverses.

Seuls met en signe cet espace du trans en procédant à la mise en crise des modèles qu’il recycle et en optant pour une « polyphonie d’écriture ». Cette pratique scripturale hétérogène porte le sceau du rapport problématique que Mouawad entretient avec le genre solo et l’écriture autobiographique. L’appartenance (trans-) culturelle du sujet écrivant (franco-arabo-libano-québécois) s’avère conflictuelle vis-à-vis de la langue, du territoire d’origine et du (ou des) territoire(s) d’accueil (la France et le Québec). Ce rapport conflictuel travaille la manière dont Mouawad aborde le genre solo[5].

Seuls est inséparable de l’exil et du retour impossible à la langue d’origine et il relève en cela du détour[6]. L’hommage ambigu à Robert Lepage et à ses solos ainsi que la série de rendez-vous manqués du personnage de Harwan avec Lepage, à Montréal et au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, servent de prétexte à la trouvaille de la « polyphonie d’écriture ». Cette « polyphonie d’écriture » est loin d’être dénuée d’ironie et de violence, dans sa tentative de mise à mort de ses pères ainsi que dans sa pratique du recyclage. Elle évolue au-delà du dualisme scène/texte et dans un contexte post-orientaliste[7]. Mouawad vise à se démarquer de Lepage et de son approche du théâtre comme lieu d’échange et de mise en dialogue entre les cultures, en mettant en jeu les questions de la délocalisation, de la perte de la langue d’origine (l’arabe) et de la transmission de la mémoire.

Recyclage des modèles lepagien et artaudien

Seuls comprend deux parties, intitulées respectivement (I) Chemin (les notes ou tentatives répétitives d’écriture du solo) et (II) Texte (les répliques), sans qu’une rupture nette apparaisse entre elles. Dans les deux cas, l’écrit s’accompagne d’insertion de dessins, de peintures ou de photos. Par son hybridité générique et son format de solo, Seuls se distingue de la trilogie Littoral, Incendies, Forêts qui le précède. Si la trilogie est le produit d’une oeuvre collective, écrite en collaboration avec l’auteur et les acteurs, et si on peut y trouver des références à d’autres arts ou médias, comme par exemple le cinéma ou la vidéo dans Littoral, le texte écrit n’en conserve pas moins le format de la pièce de théâtre traditionnelle.

Mouawad explique que ce qui différencie Seuls de ses autres textes est la difficulté du passage à l’écrit, car si l’écriture scénique a un sens évident sur le plateau, elle est loin d’en revêtir un sur papier. Dans Seuls, la question qui se pose est celle-ci : comment exploiter le texte des répliques et l’espace de la page de façon à s’approcher au plus près de l’écriture scénique ? Cette question, qui renvoie au comment écrire « court » et « dense » (S : 11), est d’ordre poétique. De ce point de vue, Mouawad se situe dans une filiation artistique qui emprunterait à Artaud et à Lepage, mais il s’en écarte par la manière avec laquelle il travaille sa « polyphonie d’écriture » et suivant laquelle il met à distance la référence à l’Orient.

Avec Seuls, Mouawad entend s’écarter du « bavardage narratif » ou bien encore du « lyrisme » de la trilogie Littoral, Incendies, Forêts : « Je cherchais un moyen de tuer le bavardage qui jusque-là était le mien » (S : 12). Ce faisant il vise à dépasser le rapport « mot/acteur ». Il ne s’agit plus de révolutionner le théâtre en le dégageant du mimétisme et de l’emprise de l’institution occidentale (française) du moment (axée sur le théâtre littéraire ou récitatif), comme le voulait Artaud. En effet, le théâtre balinais, d’où émerge l’idée d’une poésie dans l’espace, en l’occurrence le hiéroglyphe ou l’acteur spectral, est loin d’échapper à l’idéologie orientaliste. D’une part, Artaud ne connaît du théâtre balinais que ce qu’il a en vu à l’Exposition coloniale de 1931 à Paris. D’autre part, sa lecture du théâtre balinais, bien qu’elle ouvre la voie à de nouvelles pratiques théâtrales, n’en repose pas moins sur une vision fantasmée de l’Orient et demeure mue par un rejet passionné de l’Occident[8]. Dans Seuls, Mouawad sort des dualismes Orient/Occident et texte/scène chers à Artaud. Il part de la scène pour transposer la « poésie du spectacle » (S : 44) sur la page et transformer l’édition papier en « écriture de spectacle » ou « polyphonie d’écriture ».

À la différence de Lepage, Mouawad attache une importance particulière à la transformation du texte écrit de la pièce de théâtre. Chez Lepage (du moins, de la manière selon laquelle le perçoit Mouawad), la « poésie du spectacle » se tient dans le cadre[9]. Le cadre est « l’espace situé derrière le personnage où apparaissent les solos » (S : 44). Il remplit deux fonctions : la mise en place d’une « hyperesthétique[10]» et la mise en jeu d’une problématique transculturelle.

Lepage a recours au cadre pour transformer l’espace scénique en un espace hybride « architexturé » et pour mettre en scène l’acteur polysémique ou l’acteur-effigie[11]. Cependant, chez Lepage, l’acteur-effigie cesse de surcoder la déshumanisation de l’acteur comme chez Craig, Jarry ou Artaud, et procède plutôt à la « cohabitation de l’ombre et de l’acteur, de la projection et de l’homme » (Fouquet, 2005 : 75 ; désormais désigné par le sigle HI). Lepage entend ainsi montrer que « l’identité et l’existence du personnage ne sont jamais stables » (HI : 75) et que l’imaginaire en fait partie. Dans le solo Le projet Andersen, l’acteur-effigie « est tour à tour auteur québécois, directeur d’un programme de l’Opéra de Paris, un voisin américain, Andersen, une de ses fréquentations féminines, un jeune Marocain, etc. » (HI : 69). Là où Lepage se met en scène en investissant plusieurs rôles et identités, comme dans Le projet Andersen ou dans La face cachée de la lune, Mouawad se met en scène dans Seuls, en tant que personnage qui entretient des rapports conflictuels avec son père, sa soeur, le territoire d’origine, le territoire d’accueil, la langue et l’écriture.

C’est justement la manière dont Lepage met en signe l’identitaire, comme donnée plurielle et fluctuante dans un contexte universel, qui pose problème dans Seuls. C’est ainsi que le texte des répliques va même jusqu’à inclure le pastiche d’un synopsis de solo attribué à Lepage. Dans ce pastiche que Mouawad intitule « La Révolution prodigue », un personnage sourd et muet restaure le tableau de Rembrandt Le retour du fils prodigue, et il « se fond peu à peu dans ce tableau qui devient à la fois le théâtre de sa propre relation avec le Québec, en quête d’identité, et un miroir de la Russie… » (S : 143).

Mise en crise identitaire et mise en cadre

Dans Seuls, Mouawad entend prendre le contre-pied de Lepage. Il choisit d’assumer un seul personnage à l’identité divisée : Harwan. Ce personnage est aux prises avec la question de son origine, avec le traumatisme de la guerre et avec la question de la transmission de la mémoire. Le rapport existant entre cette crise identitaire et le traumatisme est médiatisé par l’espace du cadre et par la mise en effigie de l’acteur.

Dès l’ouverture de la pièce, l’acteur se place en position de personnage spectral. Harwan simule ainsi une défenestration en traversant l’espace du cadre d’une image vidéo projetée sur le mur écran du fond de la scène. Dans la scène 03 (« Internet »), il disparaît dans l’espace d’un autre cadre, celui de la cabine de photomaton. Alors qu’il fait ses photos de passeport pour se rendre à Saint-Pétersbourg afin de rencontrer Lepage, il est victime d’un accident vasculaire cérébral. Harwan reste jusqu’à la scène finale dans le coma, mais le spectateur est tenu dans l’illusion que c’est son père qui a été victime d’un accident vasculaire et qui se trouve dans le coma. Les enjeux de cette mise à mort symbolique du père se révèlent au fil de l’intrigue, laquelle s’articule autour de la rencontre manquée avec Lepage, autour de l’expérience de l’exil, et autour de la lecture du tableau de Rembrandt Le retour du fils prodigue.

Dans Seuls, la dimension autobiographique du solo est empreinte des stigmates consécutifs aux longues années de guerre au Liban et à la transmission de leur impact de génération en génération. La visée de Mouawad de se faire le porte-parole des victimes de l’état de guerre s’approche de très près de celle de Tanguy, mais elle s’en distingue par l’accent mis sur l’expérience de la guerre. Comme l’a avancé Bruno Tackels à propos du Théâtre du Radeau, on assiste depuis la fin du XXe siècle et le tournant du millénaire à une nouvelle mise en crise des modèles européens de théâtre. En effet, qu’ils s’inscrivent dans un cadre narratif ou minimaliste, « les artistes se trouvent finalement confrontés à la même difficulté : Comment dire la situation actuelle – le drame politique moderne, celui qui ensanglante le siècle des guerres mondialisées – avec des outils qui ne sont plus adéquats ? » (Tackels, 2005 : 11 ; souligné dans l’original).

Se situant dans le sillage du Théâtre de la Cruauté par sa volonté d’agir sur le spectateur, Tanguy tient à faire des acteurs « les passeurs, les témoins d’une histoire irracontable » (Tackels, 2005 : 31). Cependant, il s’éloigne d’Artaud par la période dans laquelle il se situe, abandonnant ainsi la dualité Occident/Orient et se plaçant dans le cadre d’une occidentalité mondialisée. Ce faisant, la « politique du plateau » (Tackels, 2005 : 53) du Théâtre du Radeau ne se caractérise pas tant par les thèmes traités que par sa volonté de « démonter » le théâtre (Tackels, 2005 : 53). Le Théâtre du Radeau se distingue « par [sa] manière de sortir des hiérarchies de la représentation, par sa manière d’être et d’exposer les conflits, par sa manière de mettre en crise le sujet » (Tackels, 2005 : 53).

Comme chez Artaud et comme chez Tanguy, Mouawad, dans Seuls, met en signe une cruauté qui s’entend au sens littéral et au sens métaphorique[12]. Toutefois, l’expérience du choc consécutive à l’expérience de la guerre et de la délocalisation imprègne les thèmes et le format de la « polyphonie d’écriture ». Comme chez Tanguy, les frontières entre dramaticité et théâtralité sont ébranlées et le théâtre (même comme spectacle total) n’a plus lieu d’être le modèle générique de référence. Comme chez Lepage, il s’agit de dépasser le genre théâtral à partir d’un « dialogisme hétéromorphe[13]» et de manipuler des arts et des médias d’origines diverses. C’est ainsi que l’édition papier de Seuls abandonne, elle aussi, les hiérarchies de la représentation, mais engage une critique du modèle lepagien et de la transculturalité.

Mouawad à contre-courant de Lepage : transculturalité et violence textuelle

Le modèle lepagien est loin d’être dénué d’ambiguïté dans son approche des relations transculturelles. Chez Lepage, les références à « l’Orient » ont souvent essuyé les réserves de la critique. Comme l’a montré Jennifer Harvie, la « perspective québécoise » de la Trilogie des dragons teinte de relents orientalistes la représentation d’une Chine médiatisée par Chinatown (Montréal, Toronto, Vancouver), surtout dans son usage des clichés et du « je ne suis jamais allé en Chine » (Harvie, 2000 : 111). Cette Chine « imaginée » sert avant tout de prétexte et de métaphore à la situation transculturelle au Québec. Les sept branches de la rivière Ota n’échappe pas non plus au « regard touristique », ni à la nostalgie des traditions artistiques et bunraku ou des coutumes traditionnelles dans la représentation d’un Japon postmoderne[14]. Sherry Simon argue de son côté que, dans Les sept branches de la rivière Ota, les références à « l’Orient » et à la transculturalité demeurent problématiques, car elles suggèrent, conformément à l’idéologie post-orientaliste, l’équivalence et la traductibilité des cultures et des événements historiques (l’Holocauste, la bombe atomique, le sida) (Simon, 2000 : 223-224). Pour Ludovic Fouquet, « la lecture du Japon par Lepage » procède d’« une lecture de l’Orient à dominance baroque », même si « la référence à l’Orient » sert de prétexte à « une esthétique de l’hétérogène et de la saturation » (HI : 296).

Mouawad entendant se situer à distance de toute vision utopique de la transculturalité et de toute tentative de réappropriation orientaliste ou post-orientaliste, ses modèles de référence restent avant tout occidentaux. Seuls (I) s’ouvre ainsi sur une note ludique et parodique qui engage autant la cruauté d’Artaud que l’écriture scénique de Lepage :

Cela [la polyphonie d’écriture] ne peut pas être que musculaire. On ne change pas la position d’un corps simplement en le redressant comme ça. Pour cela, il faut une aventure. Il faut partir sur la lune. Il faut tomber de haut. Il faut mourir, casser l’outil qui nous a permis de survivre jusque-là, il faut le haïr, le tuer même, le manger, le mâcher, le digérer, le chier et le regarder pourrir.

S : 11

Dans le passage à l’écrit de Seuls, avertit Mouawad, « quelque chose s’est enrayé » (S : 11). La violence qui régit l’écriture et sa valence corporelle fait partie de la manière dont Mouawad détourne le solo lepagien. Elle est contingente du positionnement du sujet écrivant face à l’autofiction et à la transculturalité. Mouawad convoque l’art du solo chez Lepage pour mieux prendre ses distances vis-à-vis de lui. Outre la mise en scène d’un personnage à l’identité divisée, il inscrit le rapport conflictuel à l’identitaire au coeur même de la trouvaille du nom.

Celle-ci est loin d’être paisible et appelle le passage par d’autres médias et par d’autres arts. Harwan est un nom à consonance arabe, mais déterritorialisé. Il est d’abord le produit d’une recherche Internet sur Google sur les « prénoms masculins arabes » (S : 95), les prénoms en W d’origines multiples. Il est également le produit du télescopage de deux « prénoms de personnages [pris] dans des pièces précédentes : Hiwan et Harwoun » (S : 95). De plus, Harwan s’avère être une déformation phonique du nom de deux personnages d’Incendies victimes du traumatisme de la guerre : Marwan et Sarwane[15].

Dans Seuls (I), Mouawad entend également se distinguer de Lepage par son expérience de l’exil et par son obsession de l’impossible retour :

J’ai souvent été frappé par le fait que les histoires racontées par Robert Lepage mettaient toujours en scène un personnage qui, quittant sa maison, tentait de découvrir le monde ; cela m’apparaissait comme l’exact opposé de mes propres histoires qui mettaient en scène un personnage égaré, tentant de rentrer chez lui. Cela me rappela ces mots de George Banu lors d’une émission à Radio-Canada : « La quête, c’est la tentative de découvrir le monde ; l’odyssée, c’est la tentative de rentrer chez soi. » Depuis, une image toujours : Robert Lepage et moi arpentant la même route, chacun dans un sens opposé.

S : 45

La partie de Seuls (II) consacrée au texte des répliques exacerbe le rapport entre la violence textuelle et la question identitaire. En exploitant les adresses directes au spectateur, les monologues intérieurs ou les conversations téléphoniques où la voix de l’interlocuteur se doit de rester hors scène, Mouawad rend hommage aux solos de Lepage. Cependant, la posture particulière du personnage de Harwan teint non seulement cet hommage d’ambiguïté, mais elle libère un flot de violence verbale. Harwan est un étudiant qui se trouve dans une impasse quant à la conclusion de sa thèse sur la fonction du cadre et sur la question identitaire chez Lepage :

Je mentirais en me prétendant passionné de théâtre. Étudiant en sociologie de l’imaginaire, je m’interroge depuis mon mémoire de maîtrise sur la question de l’identité. […] Ma rencontre avec le théâtre coïncide avec celle de Robert Lepage. Je me permettrais tout d’abord de présenter Robert Lepage, figure théâtrale sur la scène canadienne et internationale […] québécoise et internationale. Né en 1957, Robert Lepage a été formé au Conservatoire du Québec. Et c’est à partir de là que ça commence à chier, car malgré la richesse de mon sujet, je me sens dans l’obligation de m’arrêter ici n’ayant pas trouvé ma conclusion, ce qui, en d’autres termes, mesdames et messieurs, signifie que je suis pogné dans une grosse marde puisque je commence à comprendre qu’il n’existe pas de conclusion à ma thèse, cette hostie de thèse reposant finalement sur une théorie qui est en train de crisser le camp, tabernac !

S : 126-127

Seuls, texte, mise en scène et interprétation de Wajdi Mouawad, coproduction d’Au carré de l’hypoténuse, du Théâtre d’Aujourd’hui (Montréal) et autres (2008).

Photo : Thibaut Baron

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Les notes expliquent que la violence verbale est liée aux circonstances dans lesquelles le solo prend corps : « Au moment où je suis en train de prendre ces notes et de vivre avec tout cela, nous sommes en août 2006 et l’armée israélienne bombarde le Sud-Liban » (S : 78). Pourtant, ajoute Mouawad, « [a]ucune de mes pièces ne comprend le mot Liban » (S : 78). Or, si Mouawad entend se placer dans le contexte plus large des guerres mondialisées, la référence au Liban est loin de passer à l’arrière-plan dans son oeuvre[16]. Seuls comprend des références explicites au Liban, à la guerre et à l’exil, non seulement dans les notes mais dans les répliques. C’est ainsi que Harwan se pose en témoin et en passeur de l’histoire et qu’il « doit entrer en guerre pour une guerre intérieure, une guerre civile » (S : 115). Dans Seuls, les thèmes de la guerre et de l’exil imprègnent la quête de la « polyphonie d’écriture » aussi bien que la manière dont l’écriture scénique « chemine » d’un art à l’autre ou d’un média à l’autre.

De cadre en cadre : de l’écoute à la polyphonie d’écriture

Les notes et les répliques de Seuls mettent en lumière les enjeux de la circulation continue de l’écriture scénique entre des arts et des médias d’origines diverses.

Les évènements traumatiques sont présentés comme vécus ou bien transmis par la parole du père : « À chaque occasion tu me rappelles que je n’ai pas vécu la guerre » (S : 136). Outre l’exil et la perte de la langue d’origine, l’écriture du solo est mue par l’expérience du choc. Le passage à l’écriture ne peut alors se faire que dans une tension violente entre le silence et le cri (les injures, le mélange d’argot parisien et de joual) :

Lorsque je vivais au Liban, je ne parlais pas.
Je passais mon temps à peindre et à colorier.
Je quitte le Liban à onze ans.
Je cesse de parler l’arabe à onze ans.
J’apprends le français à onze ans.

S : 111

C’est à partir de cette tension entre le silence et le cri que se met en signes l’expérience transculturelle traumatique. Dans Seuls (I), Mouawad confère une importance particulière à l’écoute. La peinture amène à l’écoute. L’écoute acquiert une fonction multisensorielle et une fonction d’« éveil » (S : 11) et elle conduit au recueillement. Elle est le « point de contact électrique entre le visible et l’invisible » (S : 39). Elle devient le relais par lequel Mouawad met en dialogue différents arts et médias et par lequel il aborde la question de la mémoire. C’est ainsi que, dans Seuls, l’écoute amène au voir, le visible au lisible, et que, non sans ironie vis-à-vis de l’approche de Lepage, la toile de Rembrandt renvoie à l’écriture de Seuls.

Dans une première tentative de mise en écrit de Seuls, Mouawad se situe dans un cheminement aveugle entre « texte et peintures ». Les deux toiles de Rembrandt Le retour du fils prodigue et Le sacrifice d’Abraham se font face au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, lieu du dernier rendez-vous manqué avec Lepage, mais leur sens n’est pas immédiatement déchiffrable. Il faudra sortir la toile du cadre du musée, la projeter dans un autre cadre, sur un écran vidéo, pour qu’elle prenne peu à peu un sens.

L’intertexte pictural et la référence à Rembrandt nous éclairent sur la manière dont Mouawad travaille dans le sillage de Lepage. Lepage conçoit l’écriture scénique à partir de la peinture flamande, en l’occurrence Rembrandt. Selon lui, chez Rembrandt, la couleur précède la forme et la superposition de plusieurs couches de couleur fonctionne à la manière d’un palimpseste :

Ça devient un peu comme une plaque photographique couleur. La chimie des couleurs de ces tableaux tient du même procédé. On pouvait, par exemple, peindre une première image entièrement dans des tons de rouge, puis retravailler avec d’autres séries de couleurs. Le spectateur ne voit pas le rouge, mais il peut sentir son effet sur les couches supérieures. Le même sujet est donc peint en cinq, six, sept couches avant qu’on arrive au résultat final : le sujet n’est pas plaqué tout nu sur la toile.

Charest, 1995 : 135

Lepage en réfère à Rembrandt comme pré-texte à l’écriture scénique[17]. Dans sa lecture de Rembrandt qui figure dans les notes de Seuls, Mouawad établit un lien entre le palimpseste et la peinture, moins à partir du rapport entre écriture scénique et superposition de couches de couleur, qu’à partir de son expérience de la langue perdue et de la transmission de la mémoire. Le regard de Mouawad se focalise sur la zone sombre du tableau du Retour du fils prodigue. Cette partie du tableau enferme un texte qui n’est décodable qu’après-coup, par la médiation de l’écoute. Repassant dans sa mémoire l’écho du rire et des paroles moqueuses de sa soeur face à son incapacité de parler l’arabe, Mouawad retrouve le lien existant entre l’écriture, la peinture et la langue perdue :

Je note alors dans le cahier « la voûte sombre entourant le père et le fils peut être vue comme l’abîme d’incompréhension des autres protagonistes devant la réaction du père ».
Je me rends compte alors qu’il serait impossible de traduire en arabe ces observations que j’ai inscrites en français. Conviction profonde que cette sensation, avec laquelle je vis depuis plus de deux ans, est liée intimement à la langue maternelle

S : 48

Cette note est transcrite en blanc sur fond gris où transparaissent des signes picturaux ou esquisses d’alphabet arabe en noir. Elle tient lieu de palimpseste. À la différence de Lepage, la superposition d’écritures nécessite la médiation de l’écoute qui, à son tour, renvoie au cri de l’impossible retour et à la perte de la langue d’origine :

En écoutant la chanson de Mohamed Abd el-Wahab, je constate alors que si je suis incapable d’en comprendre les paroles, c’est précisément parce que nous avons quitté le Liban et que si nous avons quitté le Liban, c’est à cause de la guerre civile. Je peux donc dire en bon logicien que si je ne comprends pas l’arabe c’est un peu à cause de la guerre civile

S : 49

La relation que Mouawad établit entre la perte de la langue d’origine et la guerre civile, aussi bien que la manière dont il articule expérience et pratique artistique, régissent la circulation continue d’un art à l’autre ou d’un média à l’autre. Le rapport à l’histoire est ainsi appréhendé par à-coups, par une mise en dialogue continue entre différents arts et médias, par leur déplacement d’un cadre à l’autre et par leur lecture hors de leur cadre originel.

Le détour par Rembrandt permet d’articuler le rapport existant entre la perte de la langue d’origine et l’amnésie historique. Il sert également à mettre à distance le roman familial et la relation conflictuelle que le personnage de Harwan entretient avec le père : « Je relis mes notes […] pendant tout ce temps, comme tous ceux qui ne savent pas regarder, j’ai été trompé par le récit du tableau de Rembrandt et je n’ai pas vu que Harwan ne revenait pas vers le père, mais vers lui-même, vers la peinture » (S : 119).

Par une série de détours, par le truchement de l’expérience du choc, par le passage d’un cadre à l’autre, la toile de Rembrandt « devient ainsi une métaphore, celle du désir de peindre » (Burtin, 2008 : 85). Le retour de Mouawad à la peinture permet de mettre en lumière le rapport existant entre le corps, l’écriture et la peinture[18]. La peinture corporelle révèle une fois de plus son rapport problématique à l’identitaire, à l’origine et à la transculturalité. Mouawad s’enduit sur scène de peinture rouge, bleue, verte, et blanche, mais c’est surtout la couleur rouge qui domine et qui lui permet de simuler une nouvelle mise à mort par éventration. Après s’être enduit le corps de peinture rouge, il peut plaquer l’empreinte rouge de son corps sur le mur écran à côté duquel apparaît l’image vidéo du Retour du fils prodigue et se faire, une fois de plus, acteur-effigie.

La toile de Rembrandt mène à la trouvaille d’une « polyphonie d’écriture » où fusionnent écriture autobiographique et écriture corporelle. Elle permet également d’établir de nouveaux dialogues entre des arts et des médias d’origines diverses. C’est ainsi que la projection d’images vidéo, la peinture corporelle, la série de photomatons servent de pré-texte à la mise en effigie du personnage de Harwan.

Toutefois, le rapport que le photomaton entretient avec l’identitaire s’avère problématique dans Seuls. Dans Les sept branches, la photographie s’affirme à la fois comme « empreinte et écart » (HI : 115). Le photomaton vise à traduire cette tension entre « le temps révolu d’une preuve d’une présence » (HI : 116) et « la tentation de contrôler le ça a été, la photo au miroir » (HI : 117). Chez Lepage, la séance de photomaton est dès lors « vécue, illusoire ou “défoulatoire” » (HI : 118). Dans Seuls (I), la série de photomatons que Mouawad a pris dans des gares ou des aéroports répond avant tout au désir de se transformer en personnage spectral : « Ne pas me regarder dans le miroir. […] Ôter mes lunettes pour profiter de ma myopie qui m’empêche de juger mon visage. […] Garder un visage neutre. Ne rien affecter ni au regard ni au reste du visage » (S : 50). Malgré les tentatives d’échapper à la photo-miroir et à la pose, d’oblitérer la subjectivité, l’aura n’en disparaît pas pour autant et découvre tout au contraire une certaine présence. La série de photomatons ne parvient pas à effacer le visage de Wajdi Mouawad et, du même coup, elle signe son inaptitude à s’affirmer comme neutre.

Comme l’a montré Susan Sontag, le contexte dans lequel apparaissent les photos affecte leur lecture. Avec le temps, elles acquièrent une aura et leur exposition dans des musées et des galeries leur confère un certain caractère d’authenticité (Sontag, 2001 : 140). La photo s’avère ainsi ambiguë dans son aptitude à servir de trace mémorielle. Dans Les sept branches, Lepage joue, quant à lui, sur l’« ambiguïté de la photo élaborée en lieu et place de la mémoire » (HI : 121). La photo permet de parler de la bombe atomique tout en révélant, selon Fouquet, son inaptitude à témoigner. De la même manière, la vidéo chez Lepage « fait resurgir les disparus, crée des fantômes avec les images d’archives comme autant de témoignages » (HI : 167), mais ce recours aux images spectrales n’en demeure pas moins problématique pour la critique.

Dans Seuls, Mouawad ne cherche pas à véhiculer un discours sur le témoignage et la mémoire à partir du photomaton et de l’image vidéo. Le photomaton et l’image vidéo servent de médiateurs à la mise en effigie d’un personnage qui cherche à s’inscrire dans la toile de Rembrandt et qui cherche à prendre la posture d’un passeur d’histoire aux prises avec la mémoire traumatique.

Dans la scène finale de Seuls, la projection vidéo de la partie de la toile de Rembrandt où apparaissent en gros plan le père et le fils prodigue nous éclaire sur la place que prend la relation avec le père. La projection vidéo permet de découper la toile, de zoomer sur les personnages du fils et du père et de replier la lecture de la toile sur l’expérience du sujet écrivant. C’est alors moins la relation conflictuelle avec le père qui entre en jeu, qu’il s’agisse du père de Harwan ou des pères symboliques que sont Lepage ou le père du fils prodigue, que le cheminement vers l’« écriture polyphonique ».

La projection vidéo de la toile de Rembrandt permet à Harwan de mettre à distance les pères symboliques et de parvenir, dans la scène finale, à « se fondre » dans l’espace de la toile. Après s’être mis symboliquement à mort et avoir tenté de s’effacer, de se rendre spectral, en passant par plusieurs arts, par plusieurs médias et par une série de cadres (écran vidéo, écran d’ordinateur, cabine de photomaton, musée de l’Ermitage, toile de Rembrandt), Harwan peut investir l’espace de la toile de Rembrandt. Il met alors en signe le fantasme de se substituer au fils prodigue, de retrouver la langue d’origine et d’accomplir avec lui le parcours de 33 à 2008, en vue de découvrir « toute l’histoire du Moyen-Orient » (S : 79)[19]. Corps écran, corps écrit, personnage-effigie, Harwan est « à jamais dans son cadre » (S : 184-185). C’est ainsi qu’il entend se faire passeur et témoin d’histoire.