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La scène québécoise a largement contribué, ces dernières années, à révéler les dramaturgies contemporaines d’Afrique noire et des diasporas à travers notamment le travail de Denis Marleau sur les textes du Béninois José Pliya, dont il a monté avec Ubu, sa compagnie, Nous étions assis sur le rivage du monde… à Ottawa au Centre national des Arts en 2005[1] et Le Complexe de Thénardier en 2008 au Théâtre Espace GO à Montréal[2]. Cette reconnaissance d’une écriture francophone africaine contemporaine est aussi passée par des productions originales comme celle de Big Shoot de l’Ivoirien Koffi Kwahulé au Théâtre Denise-Pelletier à Montréal, en 2005, avec Daniel Parent et Sébastien Ricard sous la direction de Kristian Frédric et avec l’accompagnement dramaturgique de l’auteur franco-canadien Denis Lavalou[3]. L’Afrique des villages et l’image paisible du griot sous l’arbre à palabres ne sont pas au rendez-vous de ces spectacles, pas plus que forêt vierge, moustiques, latérite et machettes. Ce sont au contraire des histoires de fin du monde et d’altérité qui résonnent avec force. Elles convoquent une violence qui interpelle le public québécois, car elles déjouent ses attentes et s’inscrivent plus que jamais dans une tension triangulaire entre Afrique, Europe et Amérique(s), évacuant tout exotisme pour prendre « les couleurs du temps » au sens météorologique et cosmique. Les éléments se déchaînent, l’azur aveuglant d’un bord de mer pour Nous étions assis sur le rivage du monde…, le chaos assourdissant d’un ouragan qui ébranle le plateau pour Le Complexe de Thénardier, ou encore une nuit interstellaire et son vaisseau fantôme où tournoient les acteurs pour Big Shoot. La scène québécoise explore les lignes de faille qui traversent ces dramaturgies et les exacerbe même jusqu’à convoquer le fantastique pour mieux atteindre la portée métaphysique de ce théâtre africain des diasporas qui se révèle au plus près des mutations contemporaines.

Aucun exotisme dans ces productions des Amériques. L’Afrique de carte postale avec baobab et tam-tam ne vient pas à la rencontre des spectateurs. En revanche, se déploie une esthétique météorologique où l’expression des éléments naturels se trouve décuplée.

Pour Nous étions assis sur le rivage du monde…, Denis Marleau donne à voir une plage nimbée de lumière jusqu’à l’éblouissement, un ciel trop bleu, une étendue de sable trop blanc et des taches humaines réduites à de petites virgules sombres qui ponctuent cette transparence céleste et semblent se perdre dans l’infini maritime.

L’effet recherché est radicalement inverse dans Le Complexe de Thénardier, pas de lumière azuréenne, mais une scénographie qui donne l’impression d’un espace souterrain : cave ou abri atomique coupé de l’extérieur d’où proviennent les sons assourdissants d’un ouragan ou d’un tremblement de terre. Les deux mises en scène de Marleau fonctionnent clairement en diptyque comme les deux volets d’un même retable. L’Eden primitif, l’espace céleste, aérien d’un côté et l’enfer sombre, les profondeurs du brouillard et de la nuit de l’autre.

Avec Big Shoot de Kwahulé, mis en scène par Kristian Frédric, on se retrouve cette fois dans un espace cosmique ; les comédiens jouent enfermés dans une espèce de vaisseau spatial cubique aux parois transparentes, lancé à toute allure dans un mouvement circulaire incessant au plus profond de la nuit galactique.

Altérité, chocs tectoniques et ligne de faille

Ces pièces disent toutes la rencontre impossible avec l’autre, l’irréductibilité de l’altérité et les rapports de force qui en découlent, l’incompréhension, la peur, l’aliénation. Toutes convoquent la tragédie du basculement et de la solitude de la condition humaine.

Nous étions assis… raconte le retour d’une femme sur son île après avoir dû s’exiler sans doute en Métropole. Elle revient pour les vacances et doit retrouver des amis sur la plage de son enfance. Mais sur ce rivage magnifique, un homme la somme de quitter les lieux, car elle n’est pas, dit-il, de « la bonne couleur » et il l’empêche de franchir la ligne. SA ligne. Une ligne pure tracée au cordeau. Celle de l’horizon des désirs, l’horizon des rêves. Le metteur en scène canadien a saisi la quintessence diaphane de Nous étions assis sur le rivage du monde…, une pièce de funambule, sur le fil du langage, qui n’avance que sur des mots qu’on lance, qu’on renvoie, qu’on échange, qu’on étouffe…

Tout le décor est réduit à cette ligne entre terre et ciel, entre le sable et la mer, cette ligne entre le blanc éblouissant de la plage et l’azur de l’eau. Une épure pour projeter ces frontières mentales qui se dressent comme des lignes de démarcation entre les êtres et parviennent à construire des murailles, des remparts de préjugés stigmatisant l’autre dans une différence insurmontable. Une muraille qui n’est parfois faite que de quelques soupçons de mélanine en manque ou en trop (on ne le saura pas…) :

Vous n’avez pas la bonne couleur de peau. Elle n’est pas appropriée. Elle n’est pas réglementaire. Elle n’est pas homologuée pour circuler librement sur le Rivage du monde. Votre couleur de peau, Mademoiselle, fait tache sur mon rivage, et ni vous, ni les personnes qui déclinent la même gamme de couleurs ne sont autorisées à le traverser, à le fouler, à l’arpenter…

Pliya, 2004 : 104-105

L’épure de ce rivage de lumière n’est pas pour autant désincarnée. Les acteurs convoquent avec force des corps. Une dimension physique qui reposait sur les larges épaules de Ruddy Sylaire dont la prestation était remarquable de justesse et d’humour. Ces rondeurs d’ours mal léché, enfant boudeur, égoïste et raisonneur qui ne veut pas partager sa plage donnaient le sentiment d’amortir avec une force tranquille toutes les velléités de la jeune femme volontaire et têtue que jouait Nicole Dogué avec cette candeur attardée et exaspérante : un couple improbable d’une grande efficacité théâtrale.

Dans Le Complexe de Thénardier, le rapport est inversé. Vido a été sauvée, puis protégée par Madame qui l’a cachée pendant la guerre et lui a offert l’hospitalité. Mais celle-ci refuse à présent de lui rendre sa liberté et de la laisser partir.

Au-delà de la situation dramatique première qui pourrait convoquer une nouvelle variation sur le rapport hégélien entre maître et esclave, la maîtresse ne voulant pas laisser partir l’esclave qui demande son affranchissement, il y a une portée métaphorique qui prend toute sa valeur dans la perspective transatlantique. Tandis que dans la tête de la jeune Vido qui demande à partir, poussent des rêves de ciel et de grands espaces, comme celui du « beau soldat aux cheveux bleus qui sent fort le Dakota » (Pliya, 2001 : 11 et 19), celle de Madame, qui refuse de la laisser s’en aller, est au contraire encombrée de souvenirs sombres à l’obscurité inarticulable. Tout se passe un peu comme si le nouveau monde affrontait la vieille Europe en une tentative de se détacher par une inexorable dérive historique des continents.

On connaît le travail scénique de Denis Marleau, avant tout fondé sur une recherche scénographique et plastique, ainsi qu’une approche de la lumière qui transcende le plateau et fait surgir des images et des atmosphères d’une extrême profondeur. Le Complexe de Thénardier constitue bien le second volet d’un diptyque : la lumière azurée du rivage maritime contraste avec le jeu de clair-obscur intérieur. Il y a en effet quelque chose de très pictural dans les images scéniques que travaille Denis Marleau et les deux mises en scène sont à mettre en regard l’une de l’autre. Deux univers se répondent : les horizons bleutés du nouveau monde de Nous étions assis… et les fenêtres fermées de la maison claquemurée du Complexe de Thénardier, le jour et la nuit, l’ouverture, l’appel du large et la fermeture, le confinement , l’enfouissement… Les Amériques et le Vieux Continent… Le rivage du monde, son ensoleillement et son infini maritime versus les Thénardier et l’obscurité de l’aube…

Le titre de la pièce évoque ces tenanciers d’auberge qui incarnent dans le roman de Victor Hugo l’avarice et la méchanceté, celles d’un couple de harpies qui ne veut jamais rien lâcher et causera le malheur de Fantine, utilisant Cosette sa fille comme une monnaie d’échange, de chantage même et exploitant sans scrupule sa force de travail. Or il y a bien dans la pièce de José Pliya cette superposition inquiétante entre le monde du négoce, du commerce et le pouvoir du langage, comme si les mots que s’échangent les deux protagonistes, avaient une valeur numéraire. Rien ne se passe, pas d’action, un enfermement et un affrontement entre deux femmes qui ne se lancent que des mots à la tête et pourtant toute la dynamique de la pièce, toute l’énergie dramatique s’appuie sur les échafaudages linguistiques et la dentelle rhétorique que tissent les deux femmes. Cette toile que construit Madame autour de Vido afin de la retenir est un chef-d’oeuvre d’intelligence arachnéenne. Et il faut ici rendre hommage au travail musical des comédiennes dont le timbre des voix très contrasté rythmait avec justesse les joutes verbales. Leur jeu donnait de la chair à ce qui aurait pu paraître artificiel si Christiane Pasquier n’avait convoqué avec une beauté de femme des années 40 la dignité d’une mère prête à toutes les compromissions pour protéger les siens et si Muriel Legrand ne s’était glissée avec beaucoup de naturel dans la silhouette naïve de la jeunesse des années 2000.

La pièce de Koffi Kwahulé, Big Shoot convoque également une confrontation, celle d’un bourreau et sa victime, dans une atmosphère de fin du monde. Monsieur tente d’extorquer un improbable aveu à celui qu’il a décidé d’appeler Stan et qui s’est livré à lui dans un ultime défi sacrificiel. Enfermés dans un cube de verre qui tourne sur lui-même sous un ciel noir et nébuleux, suspendus dans une nacelle aux parois transparentes prise dans un vaste flux giratoire de bulles obscures, on ne saura jamais si les deux personnages de Big Shoot, tels que les a imaginés Kristian Frédric, s’envolent vers les confins célestes de l’infini ou s’enfoncent dans des profondeurs abyssales. Ce Nautilus cyclopéen doté d’un seul hublot à lentille grossissante, tout droit sorti de l’imaginaire d’Enki Bilal, qui a en effet conçu le dispositif scénographique, a tout d’un vaisseau fantôme égaré dans l’espace, comme aspiré dans un trou de matière.

Le complexe de Thénardier de José Pliya, mise en scène et scénographie de Denis Marleau, coproduction d’UBU, compagnie de création (Montréal) et autres, 2008. Muriel Legrand (Vido) et Christiane Pasquier (La mère).

Photo : Stéphanie Jasmin

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Soleil noir, tourbillon cosmique, reflets obscurs... les projections vidéo entretiennent cette ambiance intergalactique. Mais, en même temps, au fil du jeu des acteurs et sous la poussée de l’imaginaire qu’il convoque grâce à la chorégraphie scénique et aux lumières conçues par Nicolas Descoteaux, la machine ne cesse de se métamorphoser aux yeux des spectateurs : tantôt bureau de direction au sommet d’un building new-yorkais, tantôt cage de verre digne d’une exhibition de music-hall avec guirlandes lumineuses et bulles de champagne, tantôt cellule de prison et salle d’interrogatoire, tantôt plateau de show télévisé, tantôt bâtiment de marine au rebut, rouillé, tombé en panne au milieu d’un océan cosmique... À la fois tombe et cercueil, éprouvette de laboratoire mais surtout espace de monstration comme aux temps des zoos humains et des exhibitions de foire, la cage miroitante imaginée par Enki Bilal et qui fait même étrangement penser au dessin de couverture de l’album Le Sarcophage, épouse toutes les formes de l’aquarium médiatique où l’humanité finissante, épuisée de désir, a choisi de se perdre dans l’ultime vertige du combat fatal d’une mort annoncée : un seul fauteuil pour deux dans cet écrin de verre, tour à tour chaise électrique ou trône du pouvoir, tour à tour divan de l’analyste ou siège du pilote.

Ces pièces ont été montées dans d’autres régions du monde, mais ce n’est pas l’enjeu métaphysique qui ressort. Jean-Michel Ribes a monté Le Complexe de Thénardier dans un décor de maison coloniale faisant de Madame une grande bourgeoise. Big Shoot est tantôt représenté comme une performance clownesque, tantôt comme un show télévisé ou une garde à vue policière ou encore une séance de torture militaire.

Loin de replacer l’histoire dans une quotidienneté réaliste, les scènes du Québec retravaillent l’espace pour emporter la situation dramatique vers une dimension fantastique à la fois fascinante et inquiétante. Ces mises en scène se concentrent sur la ligne de faille. Dans Nous étions assis…, cette ligne de fracture est représentée par la ligne d’horizon, mais on retrouve dans Le Complexe de Thénardier la lisière, l’interzone figurée théâtralement par le panneau de fond de scène qui plante un décor de grande fenêtre fermée avec une curieuse porte coulissante comme un espace de communication entre l’envers du vélum et le plateau de jeu. Or l’envers du vélum apparaît comme un tulle qui laisse transparaître des ombres en mouvement et se meut finalement en une espèce de toile d’araignée pour emprisonner Madame comme dans un cocon monstrueux, un terrible suaire où elle se momifie. Dans Nous étions assis…., la douceur du tableau d’Eden n’est pas sans cacher une certaine brutalité : l’homme finit par agresser physiquement la femme, le viol n’est pas loin. Quant à l’espace du Complexe de Thénardier, il se métamorphose en vaste sépulcre.

Cette idée du vide, et d’une ligne au delà de laquelle la disparition est possible, est tout aussi présente dans Big Shoot avec le dispositif qui semble suspendu, comme une nacelle au dessus de l’abîme. Le basculement est toujours menaçant.

Métaphysique aux couleurs du temps

Cette esthétique météorologique et cosmique se double clairement d’un enjeu métaphysique. L’univers plastique en diptyque de Marleau rappelle distinctement l’univers de la peinture mystique de la Renaissance. Nous étions assis… convoque les espaces célestes d’un Michel-Ange, dont les angelots auraient perdu leurs ailes et leur légèreté, tandis que Le Complexe de Thénardier joue sur les représentations de la cène, celle d’un Léonard de Vinci, mais elle est détournée et gauchie, la table est déserte, Jésus s’est absenté, les apôtres ont disparu, le vin a pris la couleur de la bile noire et le pain celle de la mort-aux-rats.

Cette cène vide se meut en table d’autopsie, non pas pour disséquer un corps, mais pour découper au scalpel, avec une finesse et une minutie nauséeuses, ces liens infimes qui se tissent entre les êtres et les attachent les uns aux autres à l’insu de leur conscience. Denis Marleau a rejeté tout traitement psychologique pour inscrire la pièce dans un registre plutôt cinétique, voire cinématographique. Le décor planté en toile de fond, fonctionne comme une membrane plus ou moins translucide derrière laquelle s’agitent des ombres inquiétantes et retentit également un bruit de guerre assourdissant que l’on ne perçoit qu’à l’entrebâillement de la porte coulissante quand Madame l’ouvre pour rentrer du dehors et qu’à son tour à la fin de la pièce, Vido sort et laisse le chaos extérieur s’engouffrer dans la salle. La fantasmagorie des ombres qui filtrent au travers des fenêtres de fond convoque un univers noir et blanc à la Fritz Lang, comme si ces formes projetées étaient celles d’un Nosferatu qui embrasserait dans ses ailes maléfiques de toile d’araignée la boîte à illusion du théâtre. Car il y est bien question de vampirisme. Ce vampirisme du dedans, cet abîme de souffrance qui creuse les êtres, aspire leur humanité de l’intérieur ouvrant le gouffre vertigineux de la solitude.

L’inspiration plastique est d’un autre ordre chez Kristian Frédric dont la scénographie évoque plutôt la guerre des étoiles et le monde de la bande dessinée intergalactique. En travaillant à la conception des décors et des costumes, Enki Bilal a insufflé son univers au plateau. Monsieur, le personnage du bourreau, a tout d’un héros de bande dessinée fantastique et glaçant : long cache-poussière militaire, cheveux noirs plaqués à la Hitler, torse nu ceint d’un harnais de cuir, canon scié sous l’aisselle et front marqué d’une trace rouge, la seule note de couleur qui fait ressortir le noir et blanc de l’esthétique de la scène. Avec son dramaturge Denis Lavalou, Kristian Frédric a construit sa lecture de la pièce autour de la dimension métaphysique. Dans une ambiance de fin du monde, lors d’un ultime show, un homme vient faire offrande de sa vie et fait un dernier tour de piste, celui des jeux du cirque médiatique où s’abîme une humanité prête à toute les exhibitions. Cette lutte ultime entre Monsieur et Stan s’inscrit sous le signe d’Abel et Caïn, c’est une représentation du dilemme intérieur, de la lutte entre la vie et la mort, de l’appel du vide et de l’éternel recommencement. Mais c’est une représentation du combat pour la création, de l’accouchement de l’art comme seule arme contre la mort, contre l’absurde et le néant. Car l’art seul a les moyens de distraire la mort, de tricher avec elle, de l’abuser, de la détourner pour un temps de son objectif, ce à quoi parvient Stan, celui à qui le metteur en scène fait dégorger un sang d’encre, l’humeur noire du poète maudit.

Le travail de Kristian Frédric a quelque chose d’une transfiguration postmoderne de la gravure d’Albrecht Dürer, cet « Ange de la mélancolie », espèce d’Icare pris au piège du labyrinthe de la cité, et incapable de s’élever vers le soleil devenu noir. La mise en scène a la force d’une épure, celle de l’encre noire sur le papier blanc, elle dit avec le vocabulaire de notre temps et les sons de notre époque la même descente orphique aux enfers, le même combat fratricide de Caïn toujours réitéré, la même lutte avec l’Ange toujours recommencée. Stan reste marqué par l’encre indélébile de la mort et Monsieur s’en couvrira le visage à la fin, marque frontale de Caïn, signe divin et fatal à la fois. Les Écritures sont au coeur des préoccupations de Kristian Frédric qui a mis dans la bouche des deux personnages plusieurs versets bibliques en chaldéen, échos lointains d’une langue originelle, celle d’une harmonie perdue, langue d’avant Babel, dont quelques signes archaïques, vestiges des temps anciens, persistent sur le dossier du fauteuil ou le socle de la machine interstellaire qui ne sait plus que tourner sur elle-même et a perdu tout pouvoir de propulser l’homme vers Dieu.

On pense bien sûr à l’abandon de L’Éternel et à l’errance de Caïn condamné à marcher sans fin vers le soleil levant et à soulever la terre hors d’elle-même jusqu’au ciel en édifiant son rêve d’une cité aux murailles vertigineuses. Monsieur est une figure caïnique, mais il est aussi le passeur du monde des morts, le Charon de la mythologie antique. Et, dans sa cage de verre, il a même quelque chose du Minotaure tapi au font du Labyrinthe, espace du refoulement où tous les sacrifices consentis au monstre sont autant de fables et de subterfuges pour l’amadouer, mais aussi autant de fautes qui s’accumulent, autant de chemins sans issue où l’on s’égare et qui ne mènent nulle part. Néanmoins l’univers mythologique, comme l’univers biblique sont ici transfigurés. Et quant le mythe fait résurgence, il est gauchi et retourné, vu au travers de la lentille déformante jusqu’à la dérision la plus humoristique : Stan n’a pas connu Ariane, mais il tricote et celui qui a soustrait Monsieur à l’amour paternel et pris sa place c’est le porcelet qui a partagé son enfance et qui répondait au nom de Stan !

Finalement le dialogue qui s’élabore entre la victime et son bourreau, comme entre Thésée et le Minotaure, avance sur les chemins d’un dédale qui pourrait bien représenter la construction initiatique de l’Oeuvre, ce monde ou il faut savoir s’égarer pour trouver son chemin.

Tragédie de la responsabilité humaine et du combat contre le refoulement, la pièce qui se joue est la danse de Thésée, celle de l’expérience initiatique qu’il fait dans le labyrinthe où il a résolu de se donner en sacrifice. Ce magnifique pas de deux, danse macabre, tango avec la mort, est réglé comme une partition musicale avec ses variations ses effets de surprise, ses tensions et ses retournements, ses leitmotive aussi. Et le travail acoustique et chorégraphique de Kristian Frédric avec Larsen Lupin a permis aux acteurs de s’emparer de la langue de Koffi Kwahulé et d’en faire résonner toute la chair. Daniel Parent jouait un bourreau psychopathe, aussi sensuel que cruel, tandis que Sébastien Ricard donnait à Stan un angélisme désarçonnant, celui du martyr qui finalement dynamite sournoisement la conscience de son tortionnaire en transformant aliénation, humiliation et soumission en un humus où s’enracinent les germes d’une renaissance possible celle de la création qui sauve, de l’Oeuvre au noir promesse de transcendance.

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Sur les scènes du Québec, le théâtre d’Afrique et des diasporas est abordé sans détour par l’entrée métaphysique, comme si le regard québécois percevait avant tout ce niveau de lecture là. Pas de référence à une quelconque guerre du Continent, à un quelconque génocide, pas d’exotisme tropical, pas d’allusion médiatique, historique ou documentaire de mise à distance, aucune fantasmagorie africaine, aucun effet d’étrangeté ou d’ostranéïté, mais la condition humaine, perdu dans l’infini pascalien.

La scène québécoise creuse les dramaturgies contemporaines africaines jusqu’à la trame névralgique, faisant ressortir à quel point ce sont avant tout des dramaturgies de la traversée qui accompagnent les mutations profondes que connaissent les peuples du monde aujourd’hui. Cette approche esthétique ne s’arrête pas à la situation dramatique, et à un quelconque déterminisme géographique ou identitaire, mais convoque la dimension tragique d’une humanité prise dans l’accélération de l’histoire et qui n’a plus de repère existentiel.

Ces mises en scène touchent d’emblée au discours ontologique d’un théâtre de la recherche de soi dans le chaos du monde, une identité qui ne peut se construire que dans la relation au sens où l’entend Édouard Glissant, la friction à l’autre. Et cette altérité est la seule nacelle à suspendre au dessus du vide pour se sauver. À Québec, cet enjeu est sans doute perçu avec une telle acuité que le théâtre d’Afrique et des diasporas résonne d’emblée par cet angle, une identité ductile, une identité de traversée qui s’élance au dessus des manques et des perte irrécupérables. La tension entre deux mondes, l’ancien monde nostalgique et raide et le monde à venir changeant et nécessairement aérien se retrouve dans ces esthétiques. Marleau retrouve cette opposition entre Madame et Vido à travers les costumes et le jeu, un clivage qui est énoncé clairement dans Big Shoot, une tension qui structure Nous étions assis sur le rivage du monde

Tout se passe un peu comme si les dramaturgies d’Afrique et des diasporas trouvaient plus de résonnance outre-Atlantique, sans doute parce que ce sont des dramaturgies d’un monde nouveau. Et on se demande si le détour par les Amériques n’est pas fondamentalement nécessaire à la découverte ou redécouverte d’un théâtre africain sclérosé par le regard réducteur de la vieille Europe, qui continue de l’enfermer dans de nouveaux exotismes.