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Les Québécoises et les Canadiennes jouissent du droit à l’autonomie de reproduction, comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada depuis 1989 dans plusieurs arrêts[1]. Bien que ce droit à l’autonomie de reproduction ne soit pas mentionné explicitement dans la Charte canadienne des droits et libertés, c’est par le droit à la vie privée de même que par le droit à la sécurité et à l’intégrité physique et psychologique que la plus haute instance a élaboré cette liberté fondamentale pour les femmes. Les Québécoises et les Canadiennes ont droit à des services de santé génésique à toutes les étapes de leur vie : planification des naissances, service d’avortement, aide à la procréation assistée, soins périnataux et à l’étape de la ménopause. Comme pour beaucoup de victoires féministes, ces services sont menacés par les compressions dans les soins de santé et leur privatisation, mais aussi par des élues et des élus conservateurs et des lobbies antichoix, qui subissent fortement l’influence des groupes religieux des États-Unis. Depuis 2006, on ne compte plus les projets de loi et autres motions du Parti conservateur fédéral visant à recriminaliser l’avortement au Canada[2], alors que la majorité de la population considère qu’il s’agit d’une décision tout à fait personnelle. La ministre fédérale de la Condition féminine s’est même prononcée contre l’avortement à l’automne 2012[3], contredisant ainsi non seulement le droit national, mais les engagements internationaux du Canada.

On peut s’interroger sur les visées de ce courant conservateur qui cherche à contrôler les capacités reproductives des femmes au nom du respect du droit à la vie du foetus : est-ce pour retourner les femmes à la maison et ainsi réduire le coût des services sociaux, ou pour augmenter la population et s’assurer du travail de futurs contribuables (pour cotiser aux régimes de retraite) ou encore pour réduire l’immigration? Comme le précise Arlette Gautier, Genre et biopolitiques, L’enjeu de la liberté, « la liberté procréatrice ne serait pas seulement refusée parce qu’elle signifie l’autonomie féminine en général mais aussi parce qu’elle est perçue comme un danger pour les intérêts vitaux non seulement de la Nation mais surtout des groupes dominants » (p. 223).

Les capacités de procréation des femmes et la maternité ont toujours fait l’objet de contrôle par l’État, les institutions religieuses, les maris, les pères et les frères, que ce soit pour augmenter ou réduire leur fécondité. Des féministes voyaient dans l’accès aux moyens de contraception une libération pour les femmes, qui leur permettrait de devenir « propriétaires » de leur corps. Près de 50 ans après l’arrivée de la pilule contraceptive, une grande proportion de femmes sur la planète n’ont toujours pas accès à des moyens de contraception. Pour celles qui jouissent de cet accès, la contraception n’a pas permis de régler d’autres inégalités vécues par les femmes : les écarts salariaux, la plus grande pauvreté, la violence ou la charge de la sphère privée.

Dans son ouvrage, Gautier aborde le thème de la fécondité, de la procréation et de l’enjeu de la liberté pour les femmes. À partir d’un cadre théorique féministe, elle se penche sur les politiques de planification familiale, qui ont souvent occulté les femmes, même si ces dernières en sont les principales intéressées, et elle s’interroge sur leurs objectifs actuels : ces politiques servent-elles à la promotion du droit à l’autonomie de reproduction pour les femmes ou plutôt à d’autres objectifs qui ignorent totalement leurs besoins? L’auteure propose un changement paradigmatique : les droits reproductifs des femmes doivent être au coeur des politiques de population et de développement, plutôt que les seules préoccupations démographiques (natalistes ou antinatalistes) et les besoins des États.

Le livre, qui regroupe des textes déjà parus mis à jour et de nouveaux écrits, est divisé en deux parties : la première aborde l’évolution des politiques de planification familiale au Yucatan au Mexique, et dans des pays en voie de développement à partir, entre autres, de données démographiques et de santé de l’Organisation des Nations unies (ONU). La seconde partie apporte une réflexion féministe sur les droits reproductifs et une critique de la notion de fécondité comme base de la pensée démographique.

Le premier chapitre présente les résultats d’une enquête sur le terrain menée au Yucatan, pour comprendre si la politique de planification familiale était coercitive, notamment envers les autochtones. L’auteure conclut que la politique mise en oeuvre par les institutions publiques de santé s’est résumée à une lutte pour la réduction de la fécondité et n’avait pas pour objet de permettre aux femmes de maîtriser leur fécondité. Elle note cependant que le programme de planification familiale a permis de diffuser les connaissances sur la contraception et sur les méthodes anticonceptionnelles, ce qui a augmenté la capacité de négociation des femmes dans le couple au sujet de leur fécondité. Plus loin, au huitième chapitre, Gautier se penche sur les significations que donne le personnel sanitaire rencontré au Yucatan à la notion de droits reproductifs, qui constitue une perspective nouvelle par rapport au néo-malthusianisme (le contrôle des populations selon les besoins de l’État, sans tenir compte de ceux des femmes). Le personnel médical limite cette notion au choix du nombre d’enfants et à l’absence de contrainte de la part du personnel médical, alors que le droit à la santé reproductive est beaucoup plus large, soit le droit à l’information, le respect des droits sexuels et reproductifs ainsi que le droit à des services de qualité. C’est le droit de chaque femme de choisir pour elle-même.

Dans le deuxième chapitre, l’auteure analyse l’évolution depuis 50 ans des politiques familiales dans des pays en développement. Elle note qu’au départ ces politiques portaient sur le contrôle de la fécondité des femmes, mais occultaient les besoins et les droits de ces dernières. À partir des années 80, les groupes féministes ont réclamé un droit à l’autonomie de reproduction et à la santé reproductive, qui a été repris dans le Programme d’action du Caire (1994), à la suite de la Conférence sur la population et le développement (voir aussi le huitième chapitre). La santé reproductive des femmes est désormais au coeur des politiques démographiques. Par santé reproductive, les militantes féministes entendent une offre contraceptive diversifiée, l’intégration des services de santé maternelle et de prévention contre les maladies sexuellement transmissibles, les mutilations génitales, les morbidités gynécologiques, les cancers et les violences conjugales, sans oublier des services de qualité qui permettent un choix informé dans le contexte d’un dialogue respectueux.

Dans le troisième chapitre, Gauthier analyse les obstacles à la mise en application du Programme d’action du Caire. Les Objectifs du Millénaire pour le développement (2000) ne mentionnent que la santé maternelle et la lutte contre le VIH. Les droits reproductifs n’y figurent pas, car plusieurs pays se sont opposés à l’autonomie féminine. En 2005, l’accès universel aux services de santé reproductive a été ajouté. En 2011, seulement 45 % des pays ont une politique qui permet à leurs citoyennes d’accéder à des services de santé maternelle. L’auteure conclut donc qu’il reste beaucoup à faire pour transformer les services de planification familiale en services de santé reproductive. Malgré les critiques qui concernent les politiques de planification familiale, l’auteure considère qu’elles ont permis une baisse de la fécondité, de la mortalité maternelle, spécialement pour les femmes pauvres et peu instruites (quatrième chapitre). Elle estime que les indicateurs retenus pour vérifier la réalisation des Objectifs du Millénaire relatifs à la procréation ne tiennent pas compte de la liberté de procréation des femmes. Retenons un seul exemple d’indicateur : le taux de prévalence contraceptive ne prend en considération que le niveau d’utilisation de la contraception, sans se demander si celle-ci a été choisie par la femme ou imposée par l’État (cinquième chapitre).

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, la lectrice ou le lecteur découvre que, comme tout le savoir, les données démographiques ne sont pas neutres. Elles sont nécessaires certes, mais elles ne doivent pas être colligées et produites sans tenir compte des femmes. Les démographes familialistes ont participé à la naturalisation ou à l’occultation des rapports sociaux de sexe en ne s’interrogeant que sur la fécondité féminine, par exemple. Ainsi, les données sur la fécondité s’intéressent à peu près exclusivement aux femmes. Une analyse de genre permet de voir que cette notion, exclusivement concernée par les femmes comme objets, exclut les hommes. Pourtant, ceux-ci ont aussi des enfants et, dans certains cas, ils imposent leur choix procréateur à leur conjointe. Par ailleurs, si les études sur la fécondité s’intéressent aux femmes, elles les occultent et les instrumentalisent. L’auteure considère que le concept de fécondité naturalise la procréation, en l’extrayant des relations sociales où elles s’exercent. Par exemple, le temps de gestation a été qualifié de « temps mort » par les démographes. Seules les naissances vivantes sont comptabilisées, évacuant ainsi les enfants mort-nés et les morts foetales. Pour sa part, l’auteure propose de repenser le concept de fécondité et d’en revoir les indicateurs. Ce concept ne permet pas à l’heure actuelle d’illustrer l’expérience des femmes. À son avis, la mesure de la procréation devrait tenir compte du temps de mobilisation du corps humain, soit pendant la gestation et l’allaitement. Elle devrait prendre en considération la mortalité des enfants, le taux de mortalité maternelle et les invalidités occasionnées par les grossesses (sixième chapitre).

Au septième chapitre, Gautier retrace la genèse de la notion de droits reproductifs, qui doivent être mis au coeur des politiques de population et de développement. Elle argumente que les droits reproductifs font partie d’une quatrième génération de droits de la personne, qui allie les caractéristiques des droits civils, politiques et sociaux. Comme beaucoup de données, d’études et de statistiques, les indicateurs de bien-être ne tiennent pas compte des réalités des femmes. Ainsi, l’amélioration des conditions de vie des femmes est mesurée par rapport à celles des hommes. Au neuvième chapitre, l’auteure souligne trois domaines où les réalités des femmes diffèrent de celles des hommes : le travail domestique, qui est assumé par les femmes et qui réduit leur intégration professionnelle; la violence dont elles sont victimes, qui porte atteinte à leur liberté; et le rôle actif de l’État dans l’atteinte de l’égalité pour les femmes. Selon Gauthier, ces domaines doivent être considérés pour réellement mesurer les progrès accomplis par les femmes.

Dans le dernier chapitre, l’auteure analyse le lien entre le régime de procréation (l’appropriation du corps de la mère et l’enfant) et le respect des droits reproductifs des femmes. Elle utilise des données concernant 190 pays au sujet de la médicalisation de l’accouchement, du risque de stérilisation et des limites à l’avortement, combinées aux données concernant les effets juridiques du mariage. Un faible taux de fécondité (moins de deux enfants par femme) est lié à l’égalité juridique entre conjoints et conjointes de même qu’à la liberté de procréation. Plus le taux de fécondité augmente dans un pays, moins les droits conjugaux sont égalitaires et moins les femmes jouissent de liberté procréative.

Gauthier conclut que la procréation est encore un fardeau pour les femmes. Elle rime souvent avec mortalité maternelle pour de nombreuses femmes dans les pays en développement. Même l’accès à la contraception demeure un enjeu de genre. Selon l’auteure, les politiques de planification familiale (qui ont pour objet de contrôler la population sans se préoccuper de la santé des femmes) ne se sont pas transformées en politiques de santé reproductive (qui doivent respecter le droit à l’autonomie de reproduction des femmes), comme le recommandait le Programme d’action du Caire. En fait, les Objectifs du Millénaire pour le développement dans le domaine de la santé maternelle et de contraception ne sont pas atteints. La liberté de procréation des femmes n’est pas reconnue par des États qui interdisent la contraception, tout comme ceux qui la forcent. Cette liberté est aussi menacée par les conjoints qui imposent leur décision à leur femme ou par les États qui ne diffusent pas d’information sur la contraception, ou qui encore ne procurent pas aux femmes l’accès à des accouchements médicalisés.

Enfin, l’auteure met en évidence quatre grands régimes de procréation parmi les pays étudiés. Elle utilise la notion de sexage, soit l’appropriation des capacités reproductives des femmes, élaborée par Colette Guillaumin. D’abord, on trouve un régime de sexage non médical dans 38 % des pays (restriction à l’avortement et contrôle marital, sans médicalisation de l’accouchement), un régime de sexage médical dans 18 % des pays (restriction à l’avortement et contrôle marital, avec médicalisation de l’accouchement), un régime de sexage public ( % non disponible) par lequel l’État impose des stérilisations, des limites à l’avortement, ou l’absence d’assistance qualifiée à la naissance, et enfin un régime d’égalité conjugale avec liberté procréatrice dans 18 % des pays. Dans les États où la fécondité est faible, la liberté procréatrice semble acquise. On retiendra que la liberté procréatrice ne règle pas toutes les inégalités que vivent les femmes certes, mais sans cette liberté procréatrice les femmes ne peuvent aspirer à d’autres libertés.