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Nous connaissions déjà Marie et Justine Lacoste. Voici maintenant Thaïs. Trois des sept soeurs Lacoste ont laissé leur marque dans l’histoire des femmes au Québec.

Initiée à l’action publique par sa mère et ses soeurs, Thaïs participera à la fondation de l’Hôpital Sainte-Justine à titre de secrétaire, en 1907 (elle a 20 ans), et, à ce titre, collaborera avec Justine pour négocier à Québec la charte de l’institution, le « bill privé » qui permettra aux administratrices d’exercer leurs pouvoirs sans la permission de leur mari et d’obtenir une subvention. Lors d’un voyage en Europe en 1907, qui marque son entrée dans le monde, on charge Thaïs d’une supplique spéciale pour le pape, afin d’obtenir sa protection pour l’institution.

À la suite de son mariage avec Charles Frémont de Québec en 1910, suivi de ses responsabilités familiales (elle a quatre enfants entre 1912 et 1922), Thaïs se retrouve à l’écart de la scène féministe montréalaise. Cependant, les Canadiennes ont obtenu le droit de vote au fédéral en 1918. Aux yeux de Thaïs, la lutte pour le suffrage féminin doit avoir un corollaire nécessaire : l’engagement dans un parti politique, le Parti conservateur, qui a accordé le droit de vote aux femmes. Venue d’une famille conservatrice, épouse d’un partisan du Parti conservateur, Thaïs voit cette option comme naturelle. Lors des élections fédérales de 1925, elle se lance dans l’organisation d’assemblées politiques destinées aux femmes et elle y fait des discours pour inciter les femmes à exercer leur droit de vote. Ses discours sont reproduits dans les journaux. L’année suivante, elle met en place l’Association des femmes conservatrices, dont elle est l’animatrice et la présidente. Participant aux grandes rencontres nationales du Parti conservateur, elle prend part à la convention qui élit un nouveau chef pour ce parti. Elle est invitée aux assemblées des femmes conservatrices des autres provinces et cherche à rapprocher les deux communautés linguistiques. Rapidement, elle se taille une réputation de militante articulée qui s’exprime avec aisance dans les deux langues et maîtrise bien les dossiers de la politique. Elle est engagée dans les festivités du 60e anniversaire de la Confédération en 1927. Sa réputation de conférencière est enviable dans tout le Canada. Elle suit de près les péripéties de l’affaire « personne » en 1929.

Aux élections de 1931, Thaïs fait preuve d’une énergie inépuisable au moment de la campagne électorale et elle a la satisfaction de voir son parti prendre le pouvoir. Toutefois, elle ne se repose pas sur ses lauriers : collaborant au journal du parti, Le Journal, elle y publie 25 articles. Aussi, Thaïs prend rapidement en charge l’organisation d’un « bureau de placement » pour les employées et les employés fédéraux à Québec et s’intéresse particulièrement aux femmes qui travaillent dans les édifices gouvernementaux, majoritairement des femmes de ménage, dont elle souhaite améliorer les conditions de travail. Elle devient ainsi responsable du patronage politique dans la ville de Québec, tentant d’exercer cette fonction avec justice, travaillant gratuitement et bouleversant ainsi les habitudes séculaires de la « petite politique ». Elle met également en place le Comité de secours pour les victimes de la crise économique.

En 1933, Thaïs collabore à La Patrie et y publie, avec le temps, 150 articles. Elle exprime clairement ses idées et demeure fondamentalement féministe et conservatrice : à son avis, c’est à travers leurs responsabilités familiales que les femmes doivent exercer leur influence politique. C’est pour elle un enjeu démocratique.

Après un bref intermède où elle a le malheur d’assister à la mort subite de son fils aîné à l’âge de 14 ans, Thaïs est nommée déléguée officielle du Canada aux séances de la Société des Nations en 1932. Elle se prépare à cette lourde responsabilité et passe ainsi plusieurs mois à Genève, laissant le souvenir d’une déléguée compétente et aguerrie. En 1933, la rumeur se répand qu’elle pourrait être nommée au Sénat. Il semble qu’en lieu et place on ait accordé une promotion à son mari, ce qui provoque justement sa colère : « On a cru se débarrasser de moi […] en me récompensant dans mon mari pour mes services rendus » (p. 181).

La défaite conservatrice de 1935 et, sans doute, l’échec de sa nomination au Sénat modifient les activités de Thaïs, mais on la retrouve, au cours des années suivantes, active dans de nombreuses associations : la Ligue catholique féminine (1935), l’École d’action catholique (1937), le Conseil national de la Société des Nations (SDN) du Canada (1937), dont elle est vice-présidente depuis 1934, le Congrès de la langue française au Canada (1937), la section de la ville de Québec de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste (1940), l’Association canadienne des consommateurs (1947). En outre, elle participe aux travaux des féministes pour faire modifier le statut légal des femmes mariées. Dans tous ces lieux, Thaïs agit comme une véritable leader. Elle termine ses jours à Montréal chez sa soeur Justine, après une vie de militante qui a duré plus de trois décennies.

Cette biographie amène à se demander pourquoi le nom de Thaïs Lacoste-Frémont est resté si longtemps inconnu dans l’histoire du féminisme québécois. Vraisemblablement parce que l’action de Thaïs s’est déroulée surtout dans le champ de la politique partisane. Une des stratégies des féministes a presque toujours été de se situer au-dessus des partis et de souhaiter rejoindre les femmes de tous les partis. Cette option est d’ailleurs formulée en toutes lettres au sein de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste en 1907 et sera encore à l’ordre du jour lors de la fondation de la Fédération des femmes du Québec, en 1966. L’adhésion de Thaïs au Parti conservateur canadien la rendait ainsi, jusqu’à un certain point, suspecte.

La biographie établie par Denise Girard est donc remplie d’informations passionnantes et certainement inédites. La recherche se base essentiellement sur les documents conservés au Fonds Thaïs Lacoste-Frémont : correspondance, coupures de journaux, discours, procès-verbaux, rapports, notes variées, magnifiques photographies. (À noter que la photographie de la page 28 est mal datée.) L’ensemble est cependant rarement confronté avec les recherches de l’histoire constituée et, de fait, cet ouvrage ne comporte aucune bibliographie. J’ai noté seulement une douzaine d’ouvrages ou d’articles variés dans les notes en bas de page. Il me semble, d’ailleurs, que Denise Girard a eu du mal avec le plan de son ouvrage. Pourquoi les informations sur le mouvement féministe et la lutte pour le suffrage sont-elles réparties dans deux chapitres, le premier et le dernier ? Pourquoi les actions de Thaïs ne sont-elle pas davantage contextualisées : création de cercles d’études au milieu des années 20, l’affaire « personne », la lutte pour le suffrage, la commission Dorion, les sessions de la Société des Nations, « comités de secours » issus de la crise des années 30, etc. ? Il semble curieux que la biographe ignore que, au moment où Thaïs entreprend une action pour obtenir une dispense du jeûne eucharistique en 1940 (son fils est diabétique et ne peut pas communier), elle répète une action accomplie par sa soeur aînée Marie-Gérin-Lajoie, durant les années 20, pour permettre aux mères de famille d’aller communier.

Enfin, pourquoi Denise Girard n’a-t-elle pas reproduit quelques documents de la militante au lieu de paraphraser ses idées? Le seul document qui soit reproduit (p. 115) est presque illisible. Pourquoi, surtout, n’a-t-elle pas livré cette lettre du cardinal Villeneuve du 2 août 1933, où il ne condamne pas le suffrage féminin? Consciente de l’importance de cette lettre, Thaïs l’avait montrée à Thérèse Casgrain et les deux militantes avaient tenté en vain de la faire reproduire dans les journaux. Il fallait inclure dans l’ouvrage cette lettre qui donne encore plus de relief à la déclaration publique du cardinal Villeneuve, en 1940, en opposition à l’adoption du suffrage féminin.

Bref, cette biographie est fort utile, mais elle aurait pu situer plus fermement dans le cadre global de l’action militante des Québécoises durant la première moitié du xxe siècle au Québec. L’auteure aurait aussi pu adopter un ton moins hagiographique, lequel néglige de soulever quelques paradoxes de Thaïs, notamment le fait qu’elle exalte les responsabilités domestiques et familiales des femmes, tout en menant une vie nettement orientée vers les activités publiques, souvent très éloignées du foyer familial. Denise Girard aurait pu, en outre, multiplier les références aux hommages et à la reconnaissance publique, éléments fort importants dans le fonds d’archives.