Corps de l’article

Récemment, certains chercheurs et chercheuses (Campos 2004; Gard et Wright 2005; Rail 2009) ont mis en évidence un « discours dominant de l’obésité » qui présente le corps selon une perspective mécanique et l’obésité comme un fardeau moral et économique pour la société. Alors que la minceur et la perte de poids occupent une place centrale et sont présentées comme des objectifs atteignables et universels (Campos 2004; Rich et Evans 2005), les corps « préobèses » (pour reprendre le terme choisi par l’Organisation mondiale de la santé pour parler du « surplus de poids ») ou « obèses » sont discursivement construits comme des corps paresseux, dispendieux et qui devraient être contrôlés et mis entre les mains d’experts ou d’expertes de la santé. De plus, Rich et Evans (2005) soulignent que ce discours présente les individus comme libres de toute contrainte culturelle ou structurelle et donc pleinement responsables de leur propre santé et de faire les « bons » choix sur le plan de leur mode de vie.

Peu d’études se sont penchées sur les « effets » (Foucault 1963) du discours dominant de l’obésité sur les pratiques de santé de jeunes femmes et sur leurs constructions discursives de la santé. Certaines équipes de recherche ont exploré, dans le contexte du discours dominant de l’obésité, les manières dont les jeunes Canadiennes enceintes construisent discursivement le corps de la femme enceinte (Harper et Rail 2011) et la façon dont les adolescentes canadiennes (Rail 2009) et les jeunes australiennes (Wright, O’Flynn et Macdonald 2006) construisent discursivement la santé. Une des conclusions communes à ces études est que les participantes se sentent interpellées par le discours dominant de l’obésité ainsi que par d’autres discours « normatifs » concernant la beauté, la féminité et l’hétérosexualité. Par contre, comme Rail (2009) le souligne, les jeunes femmes démontrent tout de même des signes de résistance et, à certains moments, reproduisent des discours alternatifs qui remettent en question les discours corporels dominants.

Aucune étude n’a cependant été menée sur la façon dont ces femmes construisent la santé. Il serait pourtant intéressant de se pencher sur un sous-groupe particulier de femmes vivant avec un handicap sur le plan visuel, étant donné l’importance que prennent le sens visuel et l’image corporelle dans notre société (Le Breton 1990; Perrot 1984). Il semble y avoir un bourgeonnement des études quantitatives et qualitatives sur les définitions (Nosek et autres 2004) et les significations de la santé (Powers 2003) au sein de cette sous-population. De manière générale, il semble que les femmes vivant en situation de handicap tendent à définir la santé en termes de capacité fonctionnelle et que, pour elles, « être en santé » signifie être en contrôle, être capables d’accomplir leurs activités quotidiennes, être capables de jouer leur rôle social et de travailler (Stuifbergen et Roger 1997). De son côté, Tighe (2001) suggère que les femmes vivant en situation de handicap ressentent la pression de définir la santé selon les standards des personnes vivant sans handicap et, donc, qu’elles tentent de penser leur corps et leurs expériences en conformité avec la compréhension sociale et « normalisée » du corps.

Les connaissances sur le plan des constructions de la santé et des effets d’un discours dominant qui encourage une certaine « norme » corporelle sont limitées et offrent peu d’information sur les jeunes femmes vivant avec un handicap. La présente étude tente de pallier un tel manque en développant une meilleure compréhension de la manière dont les jeunes femmes vivant avec un handicap visuel construisent la santé, et ce, dans le contexte actuel de l’omniprésence du discours dominant de l’obésité.

Considérations théoriques et méthodologiques

Dans la présente étude, nous utilisons la théorie féministe poststructuraliste (Rail 2002, 2009; Weedon 1987). En rapport avec cette théorie, le terme « construction » cadre avec notre approche qui s’appuie sur l’idée que les personnes dé/re/construisent continuellement leurs expériences du monde et d’elles-mêmes et que le langage, les connaissances et le pouvoir interagissent et participent de cette construction par l’entremise des interactions sociales et des pratiques culturelles (Howe et Berv 2000). Notre conception du discours renvoie à un ensemble de « pratiques qui forment systématiquement les objets dont ils parlent » (Foucault 1969 : 67). Le discours fournit un langage et permet précisément de présenter le savoir à propos d’un sujet particulier à un moment particulier. Ainsi, le corps se construit à travers le langage et les discours (sur la santé, le genre, la sexualité, la productivité, etc.). Le concept de subjectivité fait référence aux pensées et aux émotions conscientes et inconscientes d’un individu, le sentiment de soi ainsi que les manières de comprendre sa relation avec le monde (Weedon 1987). Par conséquent, la subjectivité n’est pas un concept fixe ou stable, mais est plutôt en constante évolution et ni plus ni moins que la substance d’une « performance », pour reprendre le terme de Butler (1990). La subjectivité est donc reconstituée chaque fois que la personne est amenée à accéder à des discours, à interagir, à réfléchir ou à prendre la parole. La manière dont les individus se perçoivent est ainsi socialement construite à partir d’un contexte dans lequel différentes idées et pratiques discursives sont perpétuées.

Nous utilisons la conceptualisation foucaldienne du pouvoir (Foucault 1978) afin de mieux comprendre le rôle que jouent les relations de pouvoir dans l’instauration, chez une personne, d’un certain mode d’autogouvernance qui produit un sujet et un corps particuliers. Ainsi, pour Foucault (1997 : 15), le pouvoir « ne se donne pas, ni ne s’échange, ni ne se reprend, mais […] s’exerce et […] n’existe qu’en acte ». Un autre concept foucaldien est utilisé ici, soit celui du corps docile. Bartky (1988) précise que les pratiques disciplinaires (pensons aux diètes ou à la pesée) fonctionnent en tandem avec le processus de « normalisation » au sein d’un certain régime de « Vérité » pour encourager les personnes à s’autosurveiller et à réguler leur corps. Par contre, comme Grosz (1994) le souligne, les personnes ont la capacité de construire activement leur corps et leur subjectivité et ne sont jamais complètement passives ou dociles. Ainsi, le pouvoir ne produit pas simplement des corps dociles mais également des corps « résistants ». La résistance devant certains discours ne se manifeste pas nécessairement par le refus ou par une réaction négative; elle s’exprime à travers la capacité d’un sujet de choisir une position parmi les positions disponibles au sein des discours dominants et alternatifs qui lui sont accessibles.

Enfin, nous adoptons la conceptualisation du handicap proposée par Garland-Thomson (2001, 2005) qui permet de considérer le handicap comme un récit culturellement fabriqué semblable aux fictions que l’on connaît au sujet de la race ou du genre. Le handicap fait partie d’un système d’exclusion qui stigmatise les différences entre les humains (Garland-Thomson 2005). Le handicap est ainsi considéré comme une interprétation culturelle des variations humaines plutôt que comme un trait d’infériorité ou une pathologie qu’il faut tenter de masquer ou de guérir par diverses technologies médicales (Garland-Thomson 1997). Cette approche s’harmonise avec le poststructuralisme et permet de démontrer que le handicap, de manière analogue aux concepts de race et de genre, fait partie d’un système social de représentations qui attribue à certains corps des positions subordonnées (Oliver 1990; Garland-Thomson 2005).

La conceptualisation de Garland-Thomson est souvent critiquée puisqu’elle considère le handicap comme une construction culturelle et une forme de discrimination aux origines sociales, mais qu’elle accorde peu d’attention aux caractéristiques corporelles comme telles (Fine et Asch 1988; Michailakis 2003; Oliver 1990). Ainsi, pour elle, le handicap n’est jamais considéré comme une conséquence d’une « déficience ».

Afin de faire le pont entre le modèle social et le modèle individuel, nous nous inspirons du modèle proposé par Fougeyrollas et autres (1998), soit le processus de production du handicap (PPH). Celui-ci prend en considération :

  • les interactions entre les facteurs personnels, qui sont définis comme les « caractéristiques intrinsèques appartenant à la personne, telles que l’âge, le sexe, l’identité socioculturelle, les systèmes organiques, les aptitudes, etc. » (Fougeyrollas et autres 1998 : 130);

  • les facteurs environnementaux, qui sont définis comme « les dimensions sociales ou physiques qui déterminent l’organisation et le contexte d’une société » (Fougeyrollas et autres 1998 : 130);

  • les habitudes de vie, qui sont définies par Fougeyrollas et autres (1998 : 130) comme « les activités courantes ou un rôle social valorisé par la personne ou son contexte socioculturel selon ses caractéristiques (âge, sexe, identité socioculturelle, etc.) ».

Fougeyrollas (1990) résume le handicap comme une perturbation dans la réalisation des habitudes de vie d’une personne, selon son âge, son sexe et son identité socioculturelle, et qui résulte autant des déficiences et des incapacités que des obstacles causés par des facteurs environnementaux. Ainsi, il devient impossible de faire référence à un « statut » de personne handicapée. Selon Fougeyrollas, il est préférable de parler de « situations de handicap » propres à l’interaction entre les caractéristiques fonctionnelles, comportementales ou esthétiques de la personne et les facteurs sociaux, c’est-à-dire l’accès aux services et aux programmes, les règles sociales, les valeurs et les attitudes de même que les facteurs écologiques comme le climat, la géographie, l’architecture, l’organisme ou encore le développement technologique. Ainsi, nous nous permettons donc d’employer l’expression « situation de handicap » dans ce texte pour prendre en considération l’interaction entre le fonctionnement du corps et de l’environnement dans la création de la situation de handicap et qui répond à la nécessité de considérer les personnes vivant en situation de handicap dans les contextes personnel et social du handicap (Shakespeare 1994).

Dans cette étude, nous utilisons une démarche méthodologique féministe poststructuraliste afin d’explorer les constructions discursives de la santé de 20 jeunes femmes vivant en situation de handicap visuel et âgées de 18 à 28 ans. Notre démarche met en avant les champs d’intérêt des participantes et favorise un contexte qui permet de créer des changements sociaux. Les récits des participantes ont été recueillis à l’aide d’« entrevues » (Kvale 1996), un instrument de recherche inclusif et participatif centré sur celles qui y ont pris part. Les jeunes femmes viennent des régions ontariennes d’Ottawa et de Brantford ainsi que de trois villes québécoises : Gatineau, Montréal et Québec. Toutes les participantes ont une déficience visuelle au sens de la loi.

Les entrevues ont été enregistrées, transcrites et analysées dans la langue d’origine à l’aide du logiciel NVivo8 en suivant deux méthodes consécutives. Dans un premier temps, une analyse thématique a été réalisée pour comprendre ce que disent les jeunes femmes. Dans un second temps, une analyse féministe poststructuraliste du discours a été réalisée et a permis d’explorer la manière dont les jeunes femmes disent la santé, dont elles se construisent alors en tant que sujets et, enfin, dont elles se positionnent en tant que sujets (Butler 1990) et construisent leur subjectivité au sein de discours dominants ou alternatifs, ou les deux à la fois, en rapport avec le corps et la santé.

Construire la santé autrement

Nous avons décidé d’utiliser une méthode alternative afin de rapporter les résultats de notre analyse thématique. Notre technique transgresse la manière traditionnelle de produire des textes « scientifiques » et tente de faire ressortir les dimensions évocatrices et émotives des entrevues avec les jeunes femmes vivant en situation de handicap. Selon Richardson (2000), plusieurs chercheuses et chercheurs adhèrent à cette façon non linéaire d’explorer les récits. Les pratiques créatives offrent en effet des façons multiples de discuter des thèmes émergents et surtout d’atteindre divers auditoires en créant un texte moins hermétique que les textes postmodernistes ou poststructuralistes plus conventionnels. Ici, La veste bleue est une histoire fictive écrite à partir des expériences des jeunes participantes. Nous laissons transparaître ce que nous avons entendu et ressenti lors de nos entrevues (ou leur lecture) à travers les récits d’Isabelle et de Katie, les deux personnages de l’histoire. Parfois, nous reprenons les propos des jeunes femmes tels quels, parfois nous les exprimons de manière différente, mais toujours avec le souci de garder notre histoire collée aux thèmes qui ressortent des entrevues.

La veste bleue

« Ah! Où ai-je mis ma veste bleue? » Isabelle prend un ton exaspéré.
Ça fait 5 minutes qu’Isabelle tâtonne les moindres recoins de son appartement à la recherche de sa veste bleue qu’elle aime tant et qui lui va à merveille, selon ses collègues de travail. Elle cherche avec ses mains, car elle ne peut pas voir. Depuis sa naissance, elle est aveugle. Généralement, elle ne cherche pas autant, mais là elle commence à s’énerver. Normalement, elle porte une attention particulière à l’endroit et à la manière dont elle dispose ses vêtements : par couleur et par style. Elle angoisse juste à l’idée de mélanger ses vêtements, de se présenter au travail, un matin, mal habillée, de réaliser plus tard que personne ne lui a dit que quelque chose clochait et de se sentir humiliée. Mais aujourd’hui, elle est pressée. Son amie Katie vient la rejoindre pour aller magasiner. Elles ont une fête ce soir chez leur amie Cynthia pour souligner l’anniversaire de Mathieu. Katie vit également en situation de handicap visuel, mais a une légère vision, lui permettant de voir un peu et de se déplacer sans aide.
Ding, dong!
Katie est déjà arrivée et, sur un ton excité, lance à Isabelle : « Allo Isa, es-tu prête? »
Mais Isabelle est préoccupée : « Non! Je cherche ma veste bleue… »
Et Katie lui répond de manière apathique : « Bien, ce n’est pas grave. Mets ta noire. »
— Isabelle, d’un ton embarrassé : « Non, j’aime la bleue; elle cache mon p’tit bourrelet et j’ai l’air plus mince. »
— Katie : « Franchement, ne sois pas ridicule, tu n’as pas de « p’tit bourrelet » comme tu dis! Et, à part ça, on s’en va juste au magasin! »
— Isabelle : « C’est facile à dire pour toi, avec ton supermétabolisme. Moi, je dois faire attention à ce que je mange et prendre encore plus de marches à chaque jour. Je dois constamment calculer l’énergie que je consomme et que je dépense, ça me rend folle! Selon mon médecin, je suis en surplus de poids et pour être en santé, il faut avoir un poids normal! Quand je me laisse un peu aller et que je mange un peu trop, je le sens tout de suite, surtout dans mes pantalons… Alors je m’habille avec des vêtements qui me font paraître plus mince, comme cette veste bleue! »
— Katie, d’un ton plus empathique : « Même avec un petit surplus de poids, Isa, ça ne paraît même pas et l’important, c’est d’être en santé, de te sentir bien dans ta peau et d’avoir une vie équilibrée. Tu n’as pas de problème de santé, tu fais tes trucs à la maison, tu es indépendante et tu es énergique. Alors que je connais des filles, par exemple Cynthia, qui sont minces mais pas du tout en santé, car elles sont toujours en train de suivre une de ces stupides diètes miracles. Ça prend un peu de viande sur les os! Pourquoi es-tu si préoccupée par ton apparence physique alors que tu es si en santé? »
— Isabelle : « Tu sais comme moi que la société juge selon l’apparence et que les femmes que l’on remarque sont celles qui sont grandes et minces avec des cheveux brillants et une peau soyeuse. Moi, ça me rend jalouse. Même si on est handicapée visuelle, on vit quand même dans un monde de voyants. Je ne veux pas me sentir exclue, alors je m’efforce de renverser les préjugés que la société a envers nous. Ils croient que, parce qu’on est handicapé visuel, on ne peut pas être aussi beau ou que l’on n’est pas capable de s’habiller comme du monde! Si une personne aveugle est grosse, ils auront tout de suite pitié et diront : « Pauvre aveugle, c’est pas de sa faute ». C’est-tu assez ridicule ? Ça me fâche ! Mais moi, je veux paraître le plus « normal » possible, bien m’habiller et me maquiller pour être le plus présentable possible. J’ai l’impression que, parce que j’ai un handicap, je dois en faire plus que la moyenne des gens pour être considérée normale. »
— Katie : « Je suis un peu d’accord avec toi sur ce point. Avant, je portais une attention particulière à la manière dont j’étais habillée pour prouver que, même si j’ai un handicap visuel, j’ai du goût et que je ne suis pas une victime. Maintenant, j’aime bien m’habiller, mais c’est pour moi, parce que je me sens bien et je suis heureuse avec mon image. Je crois que l’important pour moi et ma santé, c’est juste d’être en contrôle de ce que je mange et de faire de l’activité physique régulièrement, d’être en contrôle de mon corps. »
— Isabelle : « Ce n’est pas toujours facile, surtout lorsque tu ne vois pas l’information nutritionnelle sur les étiquettes ou que tu veux aller à la salle d’entraînement toute seule et programmer les appareils avec leurs millions de pitons! »
— Katie, qui est surexcitée en vue de la soirée, lance en terminant à Isabelle : « Mais il y a toujours des options. Moi, je vais toujours à l’épicerie avec une amie ou je demande au commis. Puis à la salle d’entraînement, il y a l’entraîneur. Je ne me gêne pas pour demander de l’aide! Bon, est-ce que tu es prête? On n’a pas beaucoup de temps, et je veux trouver une superbe robe pour impressionner Mathieu ce soir. »

Dans La veste bleue, nous avons fait ressortir cinq thèmes principaux qui émergent des entrevues avec les jeunes femmes et qui constituent les éléments clés de leurs constructions discursives de la santé. Premièrement, pour ces jeunes femmes, la santé signifie faire des choses pour son corps (par exemple, bien manger, faire de l’activité physique). Deuxièmement, la santé est liée à l’apparence corporelle et au poids. Troisièmement, pour ces jeunes femmes, la santé, c’est d’avoir des dispositions positives, de bien se sentir, d’avoir confiance en soi et d’être heureuse de soi. Quatrièmement, la santé est liée aux capacités physiques, entre autres, être capables de vaquer à ses activités quotidiennes et ne pas avoir de maladie. Cinquièmement, enfin, pour ces jeunes femmes, la santé est une question de responsabilité individuelle.

Les constructions évoquées par nos participantes rejoignent, sur plusieurs points, celles qui ont été observées dans d’autres études (Rail 2009; Wright, O’Flynn et Macdonald 2006) qui soulignent que les jeunes femmes construisent discursivement la santé en termes presque strictement individuels et en parlant de « bien paraître », ce qu’elles font surtout équivaloir à « ne pas être grosse » et à présenter une image conforme aux standards néocoloniaux, bourgeois et hétéronormatifs de la beauté. Au sein de l’histoire d’Isabelle et de Katie, il est possible de noter les contradictions et les paradoxes concernant les constructions discursives de la santé. Ces contradictions sont également observées par Harper et Rail (2011) qui soulignent que les jeunes femmes enceintes vivent des émotions qui sont souvent conflictuelles à propos de leur corps. Dans La veste bleue, à certains moments, on pourrait penser que Katie accorde peu d’importance au corps et à l’apparence physique et que seule sa santé sur le plan physique et psychologique est importante, alors que, vers la fin du texte, elle laisse transparaître le contraire. Les complexités et les contradictions représentées dans La veste bleue sont bien celles que nous avons retrouvées partout au sein des entrevues.

Quoiqu’il existe plusieurs similitudes entre nos résultats et ceux de quelques autres recherches, il y a tout de même certaines particularités chez les jeunes femmes vivant en situation de handicap visuel. Par exemple, l’accent mis par ces jeunes femmes sur l’importance d’être en santé afin d’accomplir leurs tâches quotidiennes et également d’éviter d’être malades ou d’avoir un problème physique. Plusieurs des participantes sont revenues sur ce thème en expliquant que, parce qu’un sens leur échappe, elles ne doivent pas être davantage malades ou incommodées et doivent être plus vigilantes dans l’accomplissement de certaines tâches. Également, quoique l’apparence physique puisse sembler prendre autant d’importance que chez les jeunes femmes ne vivant pas en situation de handicap visuel (Harper et Rail 2011; Rail 2009), bon nombre de participantes légitiment cette importance en soulignant qu’elles doivent compenser leur handicap et tenter de minimiser les possibilités de discrimination. De manière générale, ces résultats permettent de dévoiler certains paradoxes au sein des constructions discursives de la santé des jeunes femmes vivant en situation de handicap visuel.

Dans la prochaine section, nous explorons les manières dont les jeunes femmes négocient les discours dominants ou alternatifs, ou les deux à la fois, associés à la santé et au corps.

Discours dominants et alternatifs de la santé et de l’obésité

Après l’exploration des thèmes qui émergent des récits de santé des jeunes femmes vivant en situation de handicap, nous avons soumis les entrevues à une analyse féministe poststructuraliste du discours pour mieux comprendre comment nos participantes construisent leur subjectivité au sein de discours dominants ou alternatifs, ou les deux à la fois, en rapport avec le corps et la santé. Dans les sous-sections qui suivent, nous présentons les discours que les jeunes femmes interrogées reproduisent au sein de leurs constructions discursives de la santé.

« Ma santé, ma responsabilité »

Considérant que la majorité des thèmes qui émergent des récits des jeunes participantes se situent sur le plan individuel (par exemple, être active, bien manger, bien paraître), il est clair que ces femmes s’approprient le discours de la responsabilité individuelle en matière de santé par l’adoption de pratiques corporelles dites « saines ». Les jeunes femmes reproduisent ainsi un discours « santéiste » (Crawford 1980 : 368) et conceptualisent la santé comme une responsabilité individuelle et morale (Howell et Ingham 2001).

Cet accent sur la responsabilité individuelle en matière de santé pousse malheureusement dans l’ombre les facteurs et les processus socioculturels, économiques, structurels et environnementaux qui sont les déterminants les plus importants de la santé des populations (Commission des déterminants sociaux de la santé 2008). Malgré les succès de chercheuses et chercheurs canadiens sur le plan de la conscientisation de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à l’importance des déterminants sociaux de la santé (Commission des déterminants sociaux de la santé 2008), le discours social et institutionnel canadien demeure centré sur la responsabilité individuelle en matière de santé et les participantes n’y restent pas insensibles. Par exemple, elles parlent d’exercer un certain contrôle sur leur santé. Comme le souligne Lili :

Puisque je suis encore jeune, je peux encore avoir un contrôle sur ma santé, plutôt que d’attendre d’avoir un problème de santé. Donc c’est important de prévenir. J’essaie de bien manger et de rester en forme en m’entraînant parce que ce sont des éléments que tu peux contrôler.

Certaines jeunes femmes offrent une certaine résistance au discours dominant. Par exemple, quatre jeunes femmes désignent les coûts liés à la saine alimentation et à la participation sportive comme des obstacles au bon état de santé. En général, cependant, le discours dominant prime dans les récits.

« Je suis peut-être handicapée mais… »

Dans les récits des jeunes femmes, on observe une reproduction du modèle individuel du handicap lorsqu’elles parlent de santé. Par exemple, les jeunes femmes parlent de trouver un moyen de réussir à faire les choses de manière « normale ». Le modèle individuel et médical du handicap fait ainsi surface. Adhérer à ce modèle équivaut à encourager l’utilisation de moyens techniques compensatoires et à motiver l’individu à s’adapter à la norme afin de « régler » le « problème » engendré par la situation de handicap (Titchkosky et Michalko 2009). La perspective individuelle considère l’individu comme le point central de l’éradication du handicap et, par conséquent, les barrières culturelles, sociales, politiques et environnementales auxquelles les individus en situation de handicap doivent faire face ne sont pas prises en considération (Fine et Asch 1988). Une telle perspective contribue à réarticuler un discours qui opprime les personnes qui ont des (in)capacités physiques, sensorielles et mentales faisant ainsi obstacle à leur pleine citoyenneté (Oliver 1990, 1996).

Nous avons également observé que certaines participantes ne se considèrent pas comme vivant avec une déficience. À leur avis, elles peuvent tout accomplir, comme c’est le cas de Lathecia qui souligne que, être handicapée visuelle, « c’est une particularité mais pas un obstacle ». Pour elle, il existe un moyen d’accomplir n’importe quelle tâche. C’est également le cas de Dax qui souligne ceci :

Être handicapée visuelle ne m’a pas empêchée d’être en santé. Être en santé, ça vient vraiment de ton vouloir et de ta motivation. Si je suis motivée, je peux tout faire. Par exemple, j’ai appris à skier. Nous avions trouvé un club qui acceptait les personnes avec un handicap. Je n’ai pas peur, je n’ai jamais laissé mon handicap visuel être un obstacle.

L’aspect positif d’une telle attitude, c’est qu’elle est signe d’un certain contre-discours. En effet, Rioux (1997) souligne que, en concevant la déficience comme liée à la santé de l’individu, on considère les gens en situation de handicap comme anormaux et donc « malades ». Nul doute que Lathecia et Dax s’opposent férocement à cette façon de voir. Par contre, elles et d’autres participantes, mettent l’accent sur le fait que rien n’est différent parce qu’elles vivent avec un handicap. À vrai dire, certaines ne reconnaissent pas le handicap comme un élément central de leur identité. Sans nécessairement vouloir le cacher, elles choisissent de ne pas dire d’emblée qu’elles ont un handicap. Zitzelsberger (2005) a observé la même attitude dans l’une de ses études et souligne que les jeunes femmes vivant en situation de handicap choisissent parfois de ne pas révéler leurs besoins ou leurs limites. Leur silence contribue malheureusement à l’absence de reconnaissance des différences corporelles et renforce les stigmatisations concernant la réalité des individus vivant en situation de handicap. Selon Garland-Thomson (2002), les personnes vivant avec un handicap se dissocient souvent du groupe identitaire parce que l’identité de personne « handicapée » est rattachée à des notions oppressives. En fait, Garland-Thomson (2002) compare le handicap à la vieillesse, c’est-à-dire une caractéristique qui « disqualifie » les femmes du pouvoir associé à la féminité. Dans le prochain extrait, Anne parle du fait que, pour elle, il est important de montrer qu’elle peut tout faire malgré sa déficience visuelle et que, pour être considérée comme « normale », elle sent qu’elle doit être encore meilleure que la moyenne des gens :

Peut-être en partie parce que j’adhère à cette histoire de « capacitisme », je sens que, en tant que personne aveugle, je dois être meilleure que la moyenne des gens afin d’être considérée comme « moyenne ». Donc, pour moi, « être en santé » est un moyen de rester en contrôle de ça, mais ce n’est pas nécessairement une bonne chose.

Garland-Thomson (2009) précise que la signification que la société attribue aux corps « extraordinaires » ne prend pas racine dans le corps physique mais plutôt dans les relations sociales dans lesquelles on accorde un certain pouvoir à un groupe possédant les caractéristiques physiques idéales et socialement valorisées. Cette hiérarchie est maintenue en imposant un statut d’infériorité corporelle à celles et ceux qui ne possèdent pas ces traits. La personne vivant avec un handicap peut monter dans cette hiérarchie à condition, selon Garland-Thomson (2009), de créer une représentation de soi qui augmente la valeur personnelle de l’individu. Pour ce faire, Garland-Thomson souligne que les relations sociales et surtout les premières impressions sont cruciales pour qu’un individu sans handicap reconnaisse la valeur d’un individu avec un handicap. En d’autres mots, cacher son handicap le plus possible, user de charme, d’humour et de déférence fait diminuer le malaise des autres à l’égard du handicap. Par contre, comme cette auteure le souligne, poursuivre la « normalisation » au point de nier ses limites et ses douleurs mène au rejet d’une partie de soi. Garland-Thomson mentionne qu’une personne avec un handicap fonctionnel mais pas nécessairement visible doit décider si elle annonce son handicap au monde extérieur.

Apparence normative et conformité

Comme nous l’avons souligné précédemment, pour les participantes, la santé est étroitement liée à l’apparence physique. Alors que dans certaines études (Baker, Sivyer et Towell 1998), on souligne que les jeunes femmes vivant en situation de handicap visuel sont moins préoccupées par leur image corporelle que les jeunes femmes sans handicap, nous observons que, en dépit de leur situation de handicap visuel, le discours dominant sur l’apparence et la beauté (Garland-Thompson 2002) est sans peine approprié et repris par nos participantes. Ces dernières trouvent des façons de répondre aux attentes esthétiques et culturelles afin de récolter les bénéfices associés à l’apparence « normative » (un type de beauté néocolonial, sexiste, hétérosexiste, bourgeois et sans handicap). Par exemple, certaines des jeunes femmes vont étiqueter la couleur de leur vêtement, même si le concept de couleur n’a aucune signification pour elles. Ou encore, quelques-unes ont pris part à des cours de maquillage offerts exclusivement pour les femmes ayant une déficience visuelle. Elles justifient cette pratique en soulignant que, selon les gens autour d’elles, les femmes « normales » se maquillent.

Chez les participantes, les pratiques disciplinaires adoptées renvoient à deux types de discours : le discours médical et le discours sur l’apparence. Le corps féminin et le corps « déficient » ont été médicalisés, mais cette médicalisation est étroitement liée à une politique de l’apparence. Le système de beauté établit un standard pour le corps féminin qui devient un objectif à atteindre par la régulation individuelle et la consommation (Wolf 1991). La conceptualisation du corps tel qu’il est compris dans les institutions et les interventions médicales place les individus vivant en situation de handicap sous une pression constante pour qu’ils aient un corps « docile » (Foucault 1963) et, éventuellement, un corps « normal ».

Les constructions de la santé de nos participantes se font à même les discours à leur disposition et donc les significations et les valeurs culturelles qui sont véhiculées au sein de la société. En tenant compte des normes étroites appliquées à l’apparence « normative » et au corps « acceptable », les participantes sont sujettes à considérer leur corps comme visible mais leur soi comme invisible (Zitzelsberger 2005). Alors que les participantes négocient et incorporent les discours dominants sur le corps et la santé (ou encore leur résistent), elles s’expriment de différentes manières. Ainsi, pour certaines, « avoir une belle apparence physique » devient un moyen de « camoufler » le handicap. Par exemple, des participantes suggèrent qu’une belle apparence (c’est-à-dire être mince et adhérer aux standards de beauté nord-américains) leur permet de contrer l’accent mis par les autres sur leur handicap. Rester mince devient une manière de combattre les stéréotypes liés au handicap visuel et ainsi éduquer la population générale sur leurs « capacités » à se présenter selon les « standards » de la société. Les participantes se constituent dès lors en tant que sujets « normaux » à l’intérieur de discours normalisateurs (Shildrick et Price 1996). Ces résultats font écho à ce que Kleege (1999) a observé chez des femmes vivant avec un handicap visuel en ce qu’elles adoptent certaines pratiques pour éviter la stigmatisation. Entre autres, ces femmes feignent d’avoir un contact visuel avec les gens afin de faire croire qu’elles ont une vision normale ou des yeux normaux. Aussi, certaines jeunes femmes s’assurent de bien étiqueter la couleur de leurs vêtements pour créer les « bons » agencements et démontrer que, même si elles ne voient pas, elles comprennent le concept de couleur. Cela reflète également les travaux de Goffman (1963) sur la stigmatisation, les préjudices et le refus d’accepter ou de reconnaître son handicap.

Toutes les participantes ont fait l’expérience des conséquences de vivre dans une société où une personne en situation de handicap est perçue comme « différente ». Selon Zitzelsberger (2005), la négociation de l’identité chez les jeunes femmes vivant en situation de handicap prend place dans un contexte de paradoxes où le corps est très visible aux yeux de la société, mais où le soi et la subjectivité sont invisibles. Zitzelsberger (2005) souligne également le fait que les discours qui dépeignent les femmes vivant en situation de handicap comme des sujets asexués, sans genre, enfantins et dépendants amène la population générale à concevoir ces femmes comme incapables de jouer un rôle sexuel ou d’être une épouse, une partenaire ou une mère. Par rapport au discours esthétique qui laisse entendre que les personnes vivant en situation de handicap ne prennent pas (ou ne sont pas « capables » de prendre) soin de leur apparence (Zitzelsberger 2005), l’une des jeunes femmes a confié que la seule conclusion que les gens vont avoir si elle décide de s’habiller de manière non conforme aux normes vestimentaires, c’est qu’elle n’est pas capable de choisir ses vêtements parce qu’elle est aveugle. Les jeunes femmes, de manière générale, reconnaissent que la manière dont elles se présentent joue un rôle primordial et elles expriment le désir, par cette présentation, de diminuer les stigmatisations liées au handicap et de faire partie de la société à part entière.

Féminité traditionnelle et hétérosexualité

Les constructions de la santé des jeunes femmes vivant en situation de handicap visuel sont également liées aux discours dominants sur le genre et l’orientation sexuelle. Les participantes décrivent un corps féminin en santé en employant des termes tels que « mince », « ferme », « avec de belles formes » et de « beaux cheveux ». Pour décrire le corps masculin, elles emploient plutôt les termes « grand », « fort », « musclé » et « sans gras ». De plus, quelques femmes attribuent certains types de sport ou d’activité physique à un sexe spécifique. Par exemple, le soccer, le hockey, le football et les sports de combat représentent des activités acceptables pour les hommes mais moins acceptables pour les femmes. Ces différences reflètent l’ampleur du discours hégémonique sur le genre et l’hétérosexualité. Nous avons observé que les femmes ont des perceptions du handicap qui sont multiples, changeantes et parfois paradoxales. Anne discute de la dominance des normes corporelles liées à la féminité et au handicap, des normes auxquelles elle doit faire face et qu’elle doit négocier dans sa vie de tous les jours :

Le corps doit être différent. Les hommes sont supposés être découpés, musclés et grands, tandis que les femmes sont, en fait, cela change un peu, mais même les femmes athlétiques que l’on voit dans les magazines doivent avoir de belles formes féminines; les femmes trop musclées ne sont pas nécessairement considérées comme l’image idéale de la femme. Par exemple, j’ai regardé pour le centre d’entraînement Curves, c’est comme un circuit et ils te disent quand bouger et quoi faire. Je suis allée, et c’était intéressant, pour un temps. Ils te parlent d’une « condition physique de santé » et ce genre de chose, mais j’ai réalisé qu’ils encouragent surtout les femmes à garder une forme féminine et à travailler certains muscles en particulier afin de leur donner une belle forme […] J’ai été désillusionnée par rapport à cet entraînement et j’ai cancellé mon abonnement. Les muscles visés sont ceux qui sont supposés modeler ton corps d’une certaine façon […] Si tu veux être en forme, comme un athlète, il ne faut pas aller là parce que ça ne te servira à rien.

Dans cet extrait, on sent qu’Anne est répugnée par l’imposition d’un discours, mais, un peu plus loin dans l’entrevue, cette participante souligne combien il est important pour elle d’arriver à garder un corps mince et ferme :

Afin d’être considérée belle, je sens que je dois demeurer en forme. Et pour moi, personnellement, mon corps est beau lorsqu’il est un peu musclé, ferme et que je m’entraîne… Les femmes avec beaucoup de formes ou du poids… Ce n’est pas qu’elles ne sont pas belles, mais ce n’est pas beau pour moi… Je ne serais pas heureuse dans mon corps.

Ce que nous avons également remarqué à travers les récits, c’est que la majorité des participantes critiquent fortement la représentation stéréotypée du corps féminin dans les médias. Même si elles ne voient pas cette image, elles sont d’accord pour dire que la description faite concernant certaines femmes belles et taillées au couteau est irréaliste. Par contre, la résistance semble s’arrêter là pour la majorité des participantes puisque la plupart avouent s’adonner à des pratiques corporelles afin de réguler le corps et de maintenir un « poids sain ».

Un petit nombre de participantes construisent discursivement leur corps comme « différent » mais pas inférieur à la construction sociale du corps féminin « normal ». Quelques-unes de ces jeunes femmes sont capables d’accepter la différence et d’offrir une résistance aux positions de sujet souvent imposées aux personnes vivant en situation de handicap. En revanche, elles demeurent sujettes au discours dominant de l’obésité. Par exemple, Lili explique comment son désir d’être mince ne s’est pas estompé lorsqu’elle s’est retrouvée avec d’autres personnes vivant avec un handicap visuel :

Quand j’étais au secondaire, j’ai passé quelques années dans une école régulière et là, j’étais vraiment un gâchis social! Mon apparence était bizarre, j’étais la seule enfant avec un handicap visuel, en fait avec un handicap tout court. Donc, j’étais déjà à part. En plus, j’avais un petit surplus de poids […] En fait, je croyais que c’était la seule chose que je pouvais changer pour être acceptée. Je ne pouvais pas changer le fait que j’ai une déficience visuelle, je ne pouvais pas changer le fait que je suis albinos et que je suis différente physiquement des autres. Alors, je croyais que les gens m’aimeraient un peu plus si j’étais plus petite. Quand j’ai changé d’école et que je me suis ramassée avec d’autres personnes avec un handicap, pour la première fois je sentais que j’étais à ma place. Soudainement, les garçons se sont intéressés à moi… et je voulais être mince et bien bâtie. Donc, il y a eu une année où je ne mangeais pas beaucoup… Genre, un déjeuner et c’est tout.

Conclusion

Il est clair, à la lecture de nos résultats, que malgré les positions multiples et changeantes que les participantes adoptent en tant que sujets, leurs choix prennent place à l’intérieur d’un contexte culturel qui impose certains standards de « normalité » sur le plan du « corps sain » et de l’apparence. De manière générale, les jeunes femmes se sentent interpellées par le discours dominant de l’obésité ainsi que par d’autres discours « normatifs » et « capacitistes » concernant la beauté, la féminité et l’hétérosexualité. Malgré l’appropriation de discours dominants et normatifs, nous ne voulons pas assumer que ces jeunes femmes incorporent de manière naïve les idéaux liés à la santé et à l’idéal corporel féminin. Nul doute que la situation de handicap vient jouer sur ces appropriations et légitime des choix normatifs parfois perçus par les participantes comme idéologiquement problématiques mais bénéfiques sur le plan pragmatique.

À plusieurs moments dans les entrevues, les jeunes femmes suggèrent qu’elles font l’expérience de la santé et qu’elles négocient leur identité de manière différente, en contredisant certains discours sociaux. Dans des situations variées, elles réfléchissent de façon critique aux discours corporels dominants et offrent certaines formes de « microrésistance ». Ainsi, plusieurs participantes offrent des « visions » alternatives concernant le « corps sain » en déstabilisant et en élargissant les représentations étroites de l’idéal corporel féminin et de la beauté. Quelques jeunes femmes semblent, à certains moments, résister aux discours binaires de normalité/anormalité et « voir » la santé et le corps de manière différente : à l’intérieur, mais également à l’extérieur des représentations « normatives » du corps. Ce faisant, elles adoptent une position en tant que sujets que l’on pourrait qualifier de « poststructuraliste » (Davies et autres 2006) en ce qu’elles expriment une pensée critique par rapport aux discours médiatiques, médicaux et néolibéraux.

De plus, pour certaines participantes et certainement pour nous, lier la santé au corps « mince » ou au corps « beau » est problématique. Entre autres, parce que cela propage des notions douteuses et étroites de ce que sont la santé et la beauté, notions harmonisées avec des idéaux sexistes, hétérosexistes, racistes et capacitistes. Également, les jeunes femmes appartenant à des groupes marginalisés peuvent ressentir de la honte ou de la culpabilité en appréhendant des discours qui mettent en jeu un « corps sain » conceptualisé de façon à être inaccessible pour la plupart des femmes.

Nous concluons en espérant que notre article servira de point de départ pour une discussion entre chercheuses et chercheurs, interventionnistes et gestionnaires de programmes concernant l’importance de contextualiser les interventions de santé dans leur contexte social et culturel particulier afin de mieux comprendre ce que signifie la santé pour les jeunes femmes auprès de qui ces personnes interviennent et, ultimement, pour offrir des programmes qui les rejoignent. Nous espérons également qu’en ouvrant le dialogue cela servira de point de départ à l’éducation des spécialistes et des personnes-ressources dans le milieu de la santé sur la complexité et la fluidité de l’identité des jeunes femmes vivant en situation de handicap et sur les dangers d’utiliser des approches qui renforcent les stéréotypes et encouragent l’atteinte d’un poids idéal et d’un seul type de corps.