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L’examen des théories et des modèles qui dominent présentement le champ d’études et de formation sur le leadership permet de constater que les stéréotypes sexistes y sont toujours très présents. Ainsi, les attitudes et les valeurs associées aux relations humaines, à l’empathie et au soin y sont très souvent associées aux femmes qui jouent un rôle de leader, alors que la capacité à gérer objectivement et de manière neutre est présentée comme appartenant aux hommes dans cette situation. Selon le Conseil du statut de la femme (2010), cette représentation idéale-type et stéréotypée des traits masculins et féminins a été formalisée dans les écrits scientifiques modernes dès les années 50. C’est à ce moment-là que les sociologues Parsons et Bales ont proposé une dichotomie « expressivité /instrumentalité » afin de caractériser les rôles des hommes et des femmes dans les sphères privée et publique de la vie sociale. Selon Parsons et Bales, le comportement masculin s’orienterait naturellement vers l’action, l’accomplissement et le leadership, tandis que le comportement féminin favoriserait l’expressivité, les émotions et le relationnel (Descarries et Mathieu 2010).

Au début des années 70, les importants travaux de chercheuses féministes françaises et québécoises, dont Christine Delphy, Francine Descarries et Nicole-Claude Mathieu, qui s’inspiraient des analyses de Simone de Beauvoir, ainsi que de chercheuses américaines, telles que Gloria Steinem et Rosabeth Kanter, dénoncent les stéréotypes sexistes qui marquent le genre, cette identité sexuée socialement construite et assignée aux personnes[2]. Des recherches sur le rôle et la place des femmes en milieu organisationnel émergent par la suite dans les différents champs des sciences de l’administration (administration des affaires, administration de l’éducation et administration publique) et en sociologie des organisations (voir, entre autres, Aubert, Enriquez et de Gaulejac (1986) ainsi que Baudoux et de la Durantaye (1988) et Simard (1983). Des travaux fondateurs tels que ceux de Virginia Schein (1973, 1975) et de Charol Shakeshaft (1976) en anglais et ceux de Hélène Lee-Gosselin et Monica Belcourt (1991) et de Claudine Baudoux (1992) en français, permettent également d’éclairer, de manière rigoureuse, les biais sexistes présents dans les processus de recherche portant sur le leadership.

Ces biais persistent aujourd’hui encore alors que les traits associés aux bons leaders tendent à être davantage attribués aux hommes qu’aux femmes (Powell 2011; Reeves 2010). L’impact de la persistance des stéréotypes sexistes quant aux compétences différenciées des femmes et des hommes apparait alors comme un des facteurs expliquant les phénomènes du « plafond de verre » et des « portes tournantes » qui marquent les cheminements de carrière des femmes.

Dans le présent article, nous examinons la question des stéréotypes sexistes qui sont toujours associés au leadership et proposons une analyse critique des théories actuellement dominantes dans ce champ de recherche, de formation et de pratique. Nous présentons d’abord l’état de la situation quant au caractère toujours androcentrique des modèles dominants que l’on trouve dans ce champ et de leur impact sur l’identité professionnelle des leaders, suivi de nos questions de recherche, de la démarche méthodologique qui nous a permis d’y répondre, des résultats obtenus et d’une discussion de ces derniers.

L’identité professionnelle et le leadership selon le genre : état de la situation

Sachant que l’identité est une construction à la fois individuelle et collective et que cette dernière est façonnée par l’image que nous avons de nous-mêmes, par l’image que nous souhaitons projeter aux autres et par l’image de nous-mêmes que les autres nous renvoient (Dubar 2006), les implications des stéréotypes sexistes présents dans le monde organisationnel deviennent vite évidentes. En effet, l’identité étant le produit de socialisations successives, elle ne peut s’analyser indépendamment des systèmes d’action, dont les relations de pouvoir, dans lesquels la personne s’insère. L’identité professionnelle est ainsi forgée par l’appartenance individuelle à divers groupes et institutions, par les relations de pouvoir qui caractérisent les milieux de travail, ainsi que par la reconnaissance et la légitimité que lui accordent ces derniers (Dubar 2006).

Les stéréotypes sexistes, dont ceux qui sont associés au leadership, façonnent les croyances et les attentes qu’entretiennent les milieux de travail à l’égard de leurs membres. Lorsque ces préjugés influencent des décisions organisationnelles – par exemple, au moment du recrutement et de l’évaluation de la performance –, ils contribuent, tel un cercle vicieux, à façonner des pratiques et des politiques qui renforceront à leur tour ces stéréotypes (Moss Kanter 1977; Reeves 2010). Les rôles attribués aux femmes, de même que la représentation de ces dernières que se font les membres du milieu, s’institutionnalisent ainsi progressivement (Phillips 2005). C’est ce qui incite Powell (2012) à affirmer que les femmes qui jouent un rôle de leader sont profondément désavantagées par les construits de genre et par la vision du leadership telle qu’elle est socialement et scientifiquement définie.

Des chercheuses féministes américaines ont contribué, de diverses façons, à l’avancement de notre compréhension quant à l’interrelation entre le leadership, le sexe biologique et le genre. Alors qu’une proportion importante des chercheuses s’intéresse aux caractéristiques individuelles – réelles ou stéréotypées – des leaders (Kanji et Moura 2001), d’autres soulignent les limites inhérentes aux approches qui font abstraction du contexte organisationnel dans lequel s’insère le leadership. Certaines ont étudié précisément le leadership transformationnel, modèle plus collectif, ou des formes diverses du leadership dites relationnelle, interactive ou systémique (Werhane et Painter-Morland 2011). C’est ainsi que la plupart des travaux empiriques et théoriques américains s’intéressant au leadership dans une perspective féministe ont pour objet d’expliquer les antécédents ou les conséquences des inégalités qui persistent toujours pour les femmes en milieu de travail.

En effet, bien que la représentativité des femmes dans des postes de gestion semble en croissance dans la plupart des pays (Powel 2011[3]), la recension effectuée par Powell (2012) met en évidence des statistiques qui demeurent pour le moins troublantes. Par exemple, elle constate que les femmes demeurent largement confinées dans les niveaux inférieurs de la gestion, qu’elles ne sont que 14 % à occuper le poste de présidente-directrice générale (PDG) oeuvrant au sein des compagnies du classement de Fortune 500 et qu’elles sont largement sous-représentées dans les conseils d’administration. Au Canada, la présence des femmes dans des postes décisionnels reste également faible, tout comme leur participation au sein de conseils d’administration (Lee-Gosselin 2008). Cette sous-représentation des femmes dans les hautes sphères organisationnelles demeure, pour Werhane et Painter-Morland (2011), un des problèmes que les chercheuses et les chercheurs dans le domaine des théories sociales, de l’éthique des affaires et des théories organisationnelles doivent résoudre dans les plus brefs délais.

Plusieurs motifs invitent donc à un dépassement des approches théoriques dominantes du leadership en vue de réduire les contraintes vécues par les femmes qui aspirent à des postes de leadership. D’une part, comme nous l’avons déjà souligné, plusieurs travaux qui s’intéressent au genre et au leadership démontrent que, tout comme les milieux de travail, le concept de leadership n’est pas neutre (Acker 1990). Ainsi, alors que des inégalités relatives au genre teintent les organisations — et ce, aux niveaux tant individuel que structurel (McMillan 2010) —, la conception dominante du leadership tend à refléter et même à perpétuer les structures de pouvoir établies (Grogan 1999a; Gunter 2001), ce qui crée ce que Eagly et Carli (2007) décrivent comme un labyrinthe du leadership organisationnel dans lequel les femmes se perdent. D’autre part, des recherches récentes concluent que les formes traditionnelles de contrôle hiérarchique du type « commandement » (command and control) ne répondent plus aux besoins des organisations (Painter-Morland 2011; Powell 2011). En effet, étant donné le fort processus de professionnalisation dans les organisations (Lacroix 2011) et le contexte de risque dans lequel elles évoluent (Beck 1999), leur capacité de changement ne peut plus reposer sur les seules épaules d’un petit groupe de personnes (Painter-Morland 2011). Selon Powell (2011), une décentralisation de l’autorité, une flexibilisation de la structure en place ainsi que la mise sur pied d’une vision partagée seraient des caractéristiques essentielles pour encourager un véritable engagement des employés et des employées (Powell 2011). Ce point est d’ailleurs mis en évidence par Grogan et Shakeshaft (2011) qui, spécifiant que les femmes qui jouent un rôle de leader dans le domaine de l’administration de l’éducation auraient tendance à s’éloigner des approches normatives et hiérarchiques, soulignent la nécessité d’une approche collaborative de leadership en vue de transformer des organisations statiques en organisations dynamiques. Similairement, Painter-Morland (2011 :143) affirme que « l’efficacité d’une organisation […] dépendrait de plus en plus de la collaboration qui existe au sein d’un groupe et de la capacité qu’ont les employés, à tous les niveaux, de faire preuve de jugement [4]».

Les modèles dominants dans la littérature sur le leadership

C’est à James M. Burns (1978) que nous devons une proposition claire de deux importants styles de leadership : le leadership transactionnel et le leadership transformationnel. Selon Burns, le premier style suppose la présence à la tête de l’organisation d’une personne qui souhaite engager les membres de son équipe dans un échange du type « donnant-donnant » en créant un climat de négociation mutuelle. Dans ce but, elle favorise la participation de tous et de toutes dans la définition des objectifs de l’organisation et accepte un certain partage du pouvoir, tout en maintenant les rôles et les fonctions hiérarchiques. De son côté, le second style vise le développement d’un sentiment de pouvoir et de capacité d’agir parmi tous les membres de l’équipe et favorise un partage du pouvoir et de l’autorité. La réflexion de Burns sur le leadership transformationnel a préparé le chemin vers les questionnements éthiques du leadership. Ainsi, Brown, Treviño et Harrison (2005), Kalshoven, Den Hartog et De Hoogh (2012), Piccolo et Colquitt (2006), Shamir et autres (1998) de même que Yukl (2002) ont poursuivi des travaux sur le leadership transformationnel en y intégrant une composante éthique. Pour Shama et Shoaf (2008), le leadership éthique s’inscrit dans un modèle de leadership transformationnel où la vision centrale appelle à faire le bien sur le plan moral et où les valeurs privilégiées sont l’intégrité, la confiance et la droiture morale. Le leadership transformationnel est dès lors associé au leadership éthique, car il insiste sur la prise en considération des responsabilités sociales et éthiques de l’organisation.

Reconnaissant que des liens étaient fréquemment établis entre le leadership éthique et le leadership transformationnel, Treviño, Brown et Hartman (2003) ont tenu à explorer davantage cette relation. Les recherches menées par cette équipe sur le leadership de ceux et celles qui dirigent ont permis de mettre en évidence des composantes à la fois transformationnelles et transactionnelles qui peuvent être associées au leadership éthique. Toutefois, une analyse approfondie démontre que les composantes éthiques que cette équipe a associées au leadership transactionnel s’inscrivent dans une perspective normative, voire instrumentale de l’éthique, et non dans une perspective autorégulatrice et réflexive. Par exemple, l’établissement de standards éthiques et la mise en place de mécanismes de récompense et de sanction qui ont pour objet d’assurer le respect de ces standards, approches que Treviño, Brown et Hartman associent au leadership transactionnel, constituent des pratiques normatives de contrôle qui ne favorisent pas le développement d’une éthique organisationnelle basée sur la capacité des membres à s’autoréguler du point de vue moral.

Selon certaines recherches, le leadership transformationnel dépasse cette vision normative de l’éthique pour mieux s’inscrire dans la mission, la vision et les valeurs de l’organisation. D’après la conception de Burns (1978), le leadership transformationnel exige que le ou la leader propose aux membres de son personnel des valeurs et une vision communes. Pour Price (2006), une mise en garde s’impose toutefois, car, en exhortant les parties à poursuivre l’atteinte de certaines valeurs dites supérieures et en insistant sur le devoir des employés et des employées, ce modèle de leadership adopte lui aussi une posture normative à caractère « contrôlant » plutôt que « habilitant ». Comme l’affirme Dion (2009), si l’on présente le leadership transformationnel comme un style plus éthique, il est important de préciser de quelle éthique il s’agit.

Pour Ciulla (1995, 2003), les prises de position qui émergent de la littérature portant sur le leadership résultent de questionnements concernant, d’une part, la manière dont les gens dirigent et, d’autre part, la nature des relations entre personnes dirigeantes et personnes dirigées. Quant aux débats sur la définition du leadership, ils opposent en réalité des conceptions divergentes sur ce qui constitue un « bon » leadership, et ce, tant sur le plan de l’efficacité que sur le plan moral. Par conséquent, Ciulla conclut que, au-delà des traits qui distinguent les approches, c’est toujours l’éthique qui demeure au coeur du concept de leadership.

L’émergence et le développement du leadership éthique dans le domaine de l’administration en éducation

Il est intéressant de souligner que, dans le domaine de l’administration de l’éducation, l’intérêt pour la dimension éthique est apparu aux cours des années 90 sans que celle-ci soit associée à un style de leadership particulier. Les sources de cet intérêt sont également différentes de celles qui ont marqué le monde des affaires. En effet, alors que dans ce dernier la notion de leadership éthique a émergé à la suite de scandales liés à des actes de corruption et de collusion, son apparition dans le monde de l’éducation résulte plutôt du constat de l’absence d’une dimension morale dans les modèles concernant l’administration de l’éducation. L’intérêt à l’égard de ce concept a par la suite été aiguisé par la complexité des défis que devaient relever les personnes en poste d’autorité conséquemment aux compressions budgétaires imposées aux établissements scolaires et à leurs services, par les contradictions provoquées par l’introduction de l’approche clientèle dans un système ayant pour mission de servir les citoyens et les citoyennes, ou par les tensions inhérentes aux conflits entre la recherche de l’équité et le climat compétitif associé à la performance.

En 1981, Farquard a constaté que la dimension éthique n’était pas abordée dans les théories de l’administration de l’éducation. Son intervention s’inscrit alors dans la foulée de la réflexion de Kuhn (1962), qui remettait en question la domination du paradigme positiviste, et dans le constat que ce paradigme avait entraîné l’exclusion des aspects éthiques et axiologiques de l’étude du leadership. Des chercheuses et des chercheurs, dont Hodgkinson (1978), Foster (1986), Greenfield (1987) et Beck (1994), ont proposé d’insérer l’éthique et les valeurs dans la pratique du leadership afin de recentrer la mission éducative sur cette finalité. C’est ainsi que quelques théoriciens et théoriciennes de l’administration de l’éducation ont adopté cette vision considérée, à l’époque, comme solution de rechange. Starratt (1991) a fait partie de ceux et celles qui ont apporté une contribution significative à ce mouvement en inscrivant le leadership éthique dans une perspective de raisonnement moral. S’inspirant des travaux de Kolhberg (1981), de Gillignan (1982) et de l’École de Francfort, Starratt a proposé une vision de la personne leader en tant qu’agente morale et en décloisonnant le débat sur la justice et la sollicitude (care) qui régnait à l’époque.

Au moment où elle a été présentée, la proposition de Starratt (1991) était audacieuse et innovatrice, car elle s’inscrivait dans un contexte où une réelle bataille existait entre les adeptes du raisonnement de l’éthique de la justice — tel qu’il était conçu par Kohlberg et ses disciples — et les féministes qui, à la suite des travaux de Gilligan (1982) adoptaient, pour parler de l’attitude morale des femmes, une approche formulée en termes d’éthique de la sollicitude. La scission était nette entre ces deux conceptions du raisonnement moral différencié selon le genre et le fait de les intégrer dans un même modèle théorique du leadership relevait du défi. Starratt a donc joué un rôle de pionnier en reconnaissant la valeur de la contribution de Gilligan et en décidant d’intégrer l’éthique de la sollicitude à son modèle théorique. Il est intéressant de noter que, la même année, Roberta Mura faisait un constat similaire quant au potentiel de l’éthique de la sollicitude :

Si l’approche morale du Care ou de la Sollicitude, issue de l’expérience des femmes, pouvait être reconnue comme n’étant pas seulement une affaire de femmes, mais comme étant porteuse de vérités oubliées dans la théorie actuelle, alors seulement la relativisation du modèle de Justice serait possible et on pourrait se mettre en quête d’une théorie nouvelle dans laquelle l’épanouissement humain apparaîtrait comme un équilibre entre l’attachement et la séparation, et la moralité réalisée comme une question de Justice et de Sollicitude. Alors seulement la Liberté, la Raison, l’Être-avec-les-autres (redéfinis), fondements de toute moralité, pourraient devenir accessibles aux hommes et aux femmes et la morale, cette « étude de la bonne vie » et cet « art de bien vivre », se pratiquer enfin au quotidien.

Mura 1991 : 211

Des chercheuses féministes, dont Beck (1994), Brunner (1998), Grogan (1999b) et Furman (2003), ont également poursuivi d’importants travaux de recherche sur l’expression de l’éthique de la sollicitude chez les femmes qui jouent un rôle de leaders de l’éducation :

Les chercheurs de ce camp soulignent l’importance de développer une perception morale pénétrante, ou une compréhension des personnes et des contextes, et de cultiver les vertus […] Cette perspective embrasse la théorie morale féministe en mettant l’emphase sur la sollicitude envers les individus en tant que personnes uniques. Liées à une éthique de la sollicitude, les pratiques de prise de décision sont centrées sur les relations et sur une attention absolue pour la dignité et la valeur intrinsèque de chaque personne[5].

Furman, 2003 : 3

La plupart des auteures et des auteurs qui ont intégré la dimension de la sollicitude au leadership insistent sur les aspects moraux des pratiques, sur l’importance accordée aux individus en fait de souci pour autrui (connectedness) et sur les conséquences qu’ont les décisions sur les individus et la communauté, plutôt que sur des notions associées à une vision traditionnellement masculine telles que la justice, l’impartialité et la rationalité (Tong 1993). Noddings confirme cette analyse en affirmant que « les féministes […] soutiennent que cette orientation éthique (la justice) dépouille la vie humaine de son humanité »[6] (Noddings 1998 : 44). Pour sa part, Beck affirme ceci :

La théorie morale féministe fournit aux leaders en éducation un cadre qui leur offre la perspective d’une éthique de la sollicitude, insistant ainsi sur la valeur intrinsèque des humains et sur la croyance que les actions motivées par cette éthique seront caractérisées par un engagement inconditionnel envers les personnes[7].

Beck 1994 : 71

L’éthique, les valeurs, les croyances et l’engagement authentique sont aujourd’hui considérés par ceux et celles qui s’intéressent à la perspective de la sollicitude comme des dimensions essentielles d’un véritable leadership éthique en matière d’éducation. La contribution de Gilligan aura donc permis de donner voix à une autre conception de l’administration et de la prise de décision, notamment dans le domaine de l’éducation.

Le leadership éthique des femmes et des hommes

Selon nos recherches, nous situons le leadership éthique en tant que style de leadership distinct et non comme une sous-catégorie du leadership transformationnel. Bien que les autres styles de leadership puissent démontrer des dimensions éthiques et des courants philosophiques particuliers, pour nous, le leadership éthique se définit comme une pratique sociale qui permet d’exercer de manière autonome le jugement professionnel. Autant le leadership éthique est une ressource basée sur les trois dimensions éthiques que sont la sollicitude, la justice et la critique, autant il est une capacité et un pouvoir permettant d’agir de manière responsable et acceptable (Langlois et autres 2012).

Cette posture théorique a pour finalité de rendre la personne autonome et responsable des choix qu’elle fera. Cette définition s’inspire principalement des travaux de Starratt, de la notion de compétence apportée par Le Boterf (2001)[8] ainsi que des recherches que nous avons effectuées dans le domaine de la prise de décision en situation complexe. Cette posture théorique part du fait que, lors de recherches qualitatives et d’une recherche-action effectuée en 2009, il nous est apparu possible de développer, chez des femmes et des hommes occupant des postes de responsabilité, une compétence à exercer un leadership éthique ancré dans les dimensions de justice, de critique et de sollicitude (Langlois et Lapointe 2007).

Selon cette définition, les trois éthiques qui sont considérées en tant que ressources pour la personne doivent être vues en interdépendance. Cette dernière permet de dépasser les limites et de mieux analyser la situation sous plusieurs perspectives morales. Par exemple, l’éthique de la justice est de ne pas opprimer autrui et de traiter les individus avec égalité et justice. Elle se fonde sur la compréhension et l’application des lois, des règles, des politiques, etc., en vigueur dans une société. Les actions morales se concentrent, entre autres, sur la recherche des faits et des preuves dans le but de maintenir une impartialité et une objectivité devant la situation.

Quoique cette éthique offre une vision plus large de la réalité, elle peut parfois oublier les besoins particuliers des personnes que met en exergue l’éthique de la sollicitude. Celle-ci se concentre plutôt sur les relations interpersonnelles et sur la manière de traiter autrui en prenant en considération ses besoins particuliers. Un souci réel est apporté aux individus non pas d’un point de vue contractuel mais dans un respect absolu. Les actions morales sont alors concentrées sur l’écoute, l’empathie et le respect.

Quant à la dernière éthique, soit l’éthique de la critique, elle commande de ne pas fermer les yeux devant les injustices et de découvrir les situations et les règles injustes ou inéquitables compte tenu du contexte actuel. Elle a pour finalité le désir d’émanciper autrui et de mettre en évidence les jeux de pouvoir.

À ces trois éthiques s’ajoute un autre concept fondamental par rapport à l’exercice du leadership éthique, soit la sensibilité éthique qui représente une capacité à percevoir une situation problématique sur le plan éthique (Tuana 2007). Selon Damasio (1999), la sensibilité éthique active l’empathie, car elle amplifie les sentiments, alors que, selon Green (1999), il s’agit du jugement réflexif que nous portons sur nos actions dans le cas de situations délicates et importantes. Les enjeux et les risques éthiques sont mieux perçus grâce à cette capacité.

Nos recherches antérieures, qualitatives et inductives, nous ont permis d’émettre l’hypothèse selon laquelle les trois dimensions éthiques proposées par Starratt peuvent constituer des prédicteurs significatifs de la présence de la sensibilité éthique chez une personne. Ces constats nous ont amenées à réaliser une collecte de données quantitatives permettant de vérifier, de manière statistique, si le leadership des femmes et celui des hommes étaient différents et si les différences notées dépendaient vraiment de la variable genre ou plutôt d’autres variables démographiques auxquelles le genre est associé, telles que le nombre d’années d’expérience dans un poste de responsabilité et le type de poste occupé.

La question de recherche qui nous a guidées dans ce nouveau volet de notre programme de recherche était la suivante :

  • Quelles sont les dimensions éthiques mises en avant par les femmes et par les hommes occupant des postes de responsabilité?

  • La sensibilité éthique varie-t-elle selon le genre?

La démarche méthodologique retenue

Un des instruments que nous avons créés dans notre programme de recherche est le Questionnaire sur le leadership éthique (QLE), un instrument conçu par Lyse Langlois à partir des résultats de l’analyse de plus de 200 entrevues semi-dirigées réalisées de 1995 à 2005 auprès de personnes occupant des postes de responsabilité. C’est donc grâce à un programme de recherche qualitative de très grande envergure que nous avons pu comprendre les aspects éthiques de la pratique du leadership ainsi que les valeurs, les conduites et les actions correspondant à chacune des trois dimensions du modèle de Starratt.

Le QLE contient 56 questions qui permettent de mesurer les trois construits du modèle de Starratt (l’éthique de la justice : 12 questions; l’éthique de la sollicitude :13 questions; l’éthique de la critique :12 questions) et le construit de la sensibilité éthique. Une échelle du type Likert graduée de 1 (jamais) à 6 (toujours) permet de recueillir les réponses.

Dans le cas de la présente étude, 398 administratrices et administrateurs scolaires du Québec et de l’Ontario (directions d’écoles primaires et secondaires, de centres de formation professionnelle et d’éducation des adultes et de cégeps), soit 231 femmes, 164 hommes et 3 cas sans réponse à la variable sexe, ont répondu au QLE. Afin de vérifier si le profil de leadership éthique et la sensibilité éthique variaient en fonction du genre, une analyse ANOVA et un test T ont été effectués à l’aide du logiciel SPSS.

La partie suivante met en lumière les résultats obtenus en rapport avec nos deux questions de recherche qui consistaient à savoir s’il est possible, en premier lieu, de repérer des dimensions éthiques distinctes dans l’exercice du leadership des femmes et des hommes et, en second lieu, de vérifier si la sensibilité éthique varie selon le genre. Il est important de préciser que, dans le domaine de l’administration de l’éducation, ces questions n’avaient jamais été intégrées dans un questionnaire ni n’avaient fait l’objet d’une validation quantitative.

Les résultats obtenus

1- La présence des trois dimensions éthiques

L’analyse des résultats révèle qu’il est possible de voir la présence des trois dimensions éthiques — justice, critique et sollicitude — tant chez les hommes que chez les femmes (figure 1).

Figure 1

Moyennes pour chacune des trois éthiques selon le genre

Moyennes pour chacune des trois éthiques selon le genre

-> Voir la liste des figures

2- Les dimensions éthiques utilisées selon le genre

Les résultats de l’analyse ANOVA indiquent qu’aucune différence statistiquement significative n’est observée entre les dimensions du leadership éthique des hommes et des femmes (voir figure 1). En effet, pour l’éthique de la sollicitude, la moyenne est de 5,18 pour les hommes et de 5,18 pour les femmes (r = 0,978); pour l’éthique de la justice, elle est de 4,71 pour les hommes et de 4,73 pour les femmes (r = 0,772); pour l’éthique de la critique, elle est de 4,83 pour les hommes et de 4,81 pour les femmes (r = 0,685). On constate également que tant les hommes que les femmes obtiennent des scores plus élevés pour l’éthique de la sollicitude, suivie de l’éthique de la critique et, enfin, de l’éthique de la justice. Ces résultats viennent contredire les positions selon lesquelles la dimension de l’éthique de la sollicitude serait plus présente chez les femmes que chez les hommes.

3- La présence de la sensibilité éthique en fonction du genre

En ce qui a trait à la sensibilité éthique, les résultats du test T indiquent la présence d’une différence statistiquement significative entre les scores obtenus par les femmes et les hommes, la moyenne étant de 4,90 pour les femmes et de 4,72 pour les hommes (r =  0,003).

La section qui suit discute de ces résultats à la lumière des écrits scientifiques ainsi que de nos propres observations. Quelques pistes de recherche qui nous apparaissent pertinentes sont aussi relevées.

La discussion des résultats

Le premier résultat qui, selon nous, constitue une des contributions principales de notre étude, est la présence des trois dimensions éthiques dans l’exercice du leadership des femmes et des hommes. Les premiers travaux de Beck (1994), de Brunner (1998) ainsi que de Marshall et autres (1993) avaient mis en lumière, dans le contexte de recherches qualitatives, la dimension de la sollicitude dans les pratiques de gestion des femmes. Toutefois, les études qui incluent les trois dimensions éthiques proposées par Starratt sont effectuées presque exclusivement selon une approche qualitative, ce qui limite leurs conclusions. Nous croyons que le QLE, un instrument que nous avons validé selon le genre et la taille de l’échantillon de notre étude, permettent d’affirmer l’absence de différences statistiquement significatives entre les dimensions éthiques associées aux femmes et aux hommes.

Le deuxième résultat à souligner concerne le score identique et très élevé obtenu tant par les hommes que les femmes pour la dimension sollicitude, pourtant souvent considérée comme appartenant plus aux femmes qu’aux hommes, et même comme essentiellement féminine.

Nos résultats actuels vont dans le sens de ce que nous avions déjà constaté dans une étude précédente au cours de laquelle nous avions analysé, à l’aide de la statistique textuelle, des entrevues réalisées auprès de 47 femmes et hommes occupant des postes de responsabilité dans le domaine de l’administration en éducation et où nous avions pu observer que d’autres variables que le genre expliquaient les pratiques différenciées de leadership chez les participants et les participantes (Héon, Lapointe et Langlois 2007). Ils contredisent ainsi les conclusions de Trinidad et Normore (2005), selon qui une différence existait dans l’exercice du leadership des hommes et des femmes, celles-ci possédant une orientation démocratique/participative (justice) et relationnelle (sollicitude) et les hommes, une vision transactionnelle (justice). Nos résultats permettent aussi de remettre en question les conclusions de Vokey (2005) qui, après avoir comparé les résultats de recherches ayant porté sur la décision éthique, concluait que les directrices d’école prenaient des décisions axées sur le soin et le souci d’autrui, alors que les directeurs d’école décidaient en tenant compte des règles régissant le personnel et les élèves. En fait, nos résultats indiquent que les postures éthiques empruntées par les leaders ne sont pas inhérentes au genre mais plutôt à d’autres caractéristiques, telles que le type de poste occupé et le nombre d’années d’expérience dans un poste de responsabilité, caractéristiques qui, elles, sont bien associées au genre.

L’éclairage différent qu’apporte notre étude sur la question du leadership selon le genre revêt une importance particulière pour les professionnelles de la gestion, car, comme le notaient Due Billing et Alvesson (2002) et Baudoux (2002), associer aux femmes les caractéristiques relationnelles du leadership contribue à véhiculer et à reproduire les stéréotypes sexistes toujours présents dans les discours sur le leadership et dans la division sexuée du travail.

Le troisième résultat que nous tenons à souligner ici présente une situation différente en ce qui a trait à la sensibilité éthique. Rappelons que cette dernière est une caractéristique importante dans la mise en évidence d’une problématique et d’enjeux éthiques dans le cas d’une situation complexe. Les résultats obtenus pour cet aspect révèle une différence statistiquement significative (r = 0,003) entre les scores plus élevés obtenus par les femmes (m = 4,90) et ceux qui ont été obtenus par les hommes (m = 4,72). Ce résultat met en évidence que les femmes qui ont participé à notre étude démontreraient une sensibilité plus grande que celle des hommes au moment de la mise en évidence de problématiques éthiques. Rappelons que la sensibilité éthique est une des composantes clés d’un processus décisionnel éthique, car elle constitue la porte d’entrée vers l’amorce d’une réflexion éthique (Cooper 2006; Rest et autres 1999).

Il est intéressant de soulever que, plus de 18 ans plus tard, notre résultat appuie les conclusions de l’étude de Fenstermaker (1994), qui avait porté sur des éléments analogues à la sensibilité éthique chez des directeurs généraux et des directrices générales de commissions scolaires, ce qui vient confirmer l’existence d’une différence significative selon le genre.

Nous pouvons ainsi soutenir la position selon laquelle il importe d’assurer la parité hommes-femmes dans les postes de direction et au sein de conseils d’administration, car ces dernières percevraient plus rapidement les enjeux et les risques éthiques, compétence importante dans le contexte actuel.

Conclusion

L’exercice du leadership éthique, tel qu’il est proposé dans notre article, repose sur trois dimensions : la justice, la sollicitude et la critique. Celles-ci sont considérées comme des ressources pouvant aider la personne à mieux analyser une donnée et à prendre une décision éthique plus nuancée. Nos résultats mettent en évidence la présence indistincte de ces trois dimensions chez les femmes et les hommes. Alors qu’un message dominant dans les théories du leadership masculinise les pratiques «idéales », nos résultats soulignent la présence d’une réflexion éthique où les femmes et les hommes s’engagent sans distinction. Par ailleurs, notre position quant à la présence d’une sensibilité éthique plus forte chez les femmes ayant participé à notre étude n’est pas de supposer une différence naturelle associée au sexe biologique, mais plutôt de souligner la nécessité de poursuivre la formation à l’éthique, car elle permet de développer cette capacité à saisir les situations complexes ainsi que les répercussions de nos décisions sur autrui.