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Formation professionnelle, handicap et médias, voilà trois thèmes différents examinés dans une même perspective, celle des études féministes. C’est ainsi que nous continuons à penser ce que le genre, comme on le dit aujourd’hui, fait dans toutes les sphères sociales. À noter que c’était déjà l’objet que les fondatrices de la revue s’étaient fixé, il y a plus de 25 ans, en créant Recherches féministes. Huguette Dagenais, première directrice, s’exprimait ainsi dans le numéro 1 du volume 1 :

« Recherches féministes » est une revue à visée interdisciplinaire et internationale, ouverte à toutes les contributions susceptibles d’élargir les préoccupations et de faire avancer la réflexion sur les plans méthodologiques, théorique, épistémologique et stratégique. Comme la recherche féministe qui la nourrit, cette nouvelle revue veut contribuer à la transformation des rapports sociaux, tâche complexe dont le succès exige la prise en compte des rapports entre théorie et pratique, la plus grande diversification possible des horizons culturels et le dépassement des limites étroites des disciplines constituées.

Dagenais 1988 : 1

La revue est toujours nouvelle, car chaque numéro est un apport original attendu par plus de 300 abonnées et abonnés et désormais consultée annuellement sur Internet par environ 70 000 personnes différentes venant de tous les continents. Son ancrage féministe est son regard particulier, et l’interdisciplinarité, son horizon. La collection complète des 50 numéros, parus depuis 1988, est disponible sur un DVD[1], inclus dans le numéro 1 du volume 25 (paru en 2012) portant sur l’antiféminisme. Il importe de rappeler que toute la collection est aussi accessible sur Internet, grâce au portail Érudit (sauf les quatre numéros les plus récents, réservés aux abonnements). Érudit offre désormais la technologie moderne des DOI (Digital Object Identifiant) : le DOI est un identifiant unique pour chaque article à la façon de l’ISBN pour les livres et de l’ISSN pour les revues. Cependant, le DOI, en conférant à chaque article une adresse web spécifique, en permet la consultation immédiate par « le truchement magique » d’un clic. Au total, 95 % de la collection d’Érudit est ainsi en accès libre. On verra donc bientôt apparaître dans la liste des références de chaque texte ces identifiants. Ce formidable avancement technologique a aussi des revers plus embarrassants, dont celui du classement hiérarchique des savoirs — et notamment des revues scientifiques — par des instances supranationales aux méthodes opaques créant d’autres types de classements discriminatoires envers la recherche francophone et, plus précisément en ce qui nous concerne, la recherche féministe. Un chantier de solidarité s’impose donc contre ces « structures de pouvoir qui sont à l’oeuvre dans l’exclusion de contributions féministes significatives sur la base de leur lieu ou de leur langue d’origine » (Descarries 2013).

Handicap et cancer

Dans le présent numéro, deux textes traitent du handicap et un autre du cancer; le premier, signé par Dominique Masson, met l’accent sur l’importance de considérer le handicap comme un facteur d’exclusion et, de ce fait, comme un enjeu de solidarité féministe à l’heure de la popularité croissante des approches intersectionnelles.

Annie Pouliot et Geneviève Rail proposent ensuite de voir la santé autrement à travers le discours de 20 jeunes femmes ayant des handicaps visuels. Les auteures mettent en évidence les positions multiples de ces jeunes femmes, qui peuvent parfois reproduire sans les remettre en question différents discours dominants sur la santé et sur l’obésité, et qui sont aussi souvent capables d’apporter un regard critique et ainsi de reconstruire la notion de santé autrement et de manière moins oppressive.

Précurseur du prochain numéro (Vol. 26, n° 2) de la revue Recherches féministes qui portera sur les aînées et le vieillissement, le texte de Valérie Bourgeois-Guérin examine la souffrance d’aînées atteintes d’un cancer incurable. Le personnel médical et les proches se préoccupent certes de leurs douleurs physiques, mais se penchent plus rarement sur leurs souffrances psychologiques, sociales ou existentielles issues de l’expérience de leur corps. Les témoignages de ces aînées invitent à une redéfinition de la souffrance qui dépasserait l’aspect physique et inclurait plus largement ces aspects de l’expérience de la personne.

Médias et culture

Pour compléter ce numéro, nous présentons deux textes discutant des modèles de féminité promus et négociés dans les médias : le premier, rédigé par Hasna Hussein, décrit la violence envers les femmes qui travaillent dans les médias en Irak; et le second, produit par Julie Lavigne, analyse les représentations véhiculées dans des téléséries populaires québécoises.

Ainsi, comme le rappelle Hasna Hussein, les Irakiennes travaillent en dehors de l’espace privé et domestique, dans les médias et dans d’autres secteurs; elles sont massivement scolarisées et ont le droit de vote; cependant, l’inégalité entre les sexes demeure l’une des caractéristiques de la société irakienne. En effet, la lutte des Irakiennes pour atteindre cette égalité s’annonce très longue. Le travail des femmes dans le domaine journalistique dans l’un des endroits les plus dangereux au monde pour les journalistes est la partie la plus visible de cette lutte. L’étude de cette violence ainsi que celle des stratégies de défense et de résistance qu’elles adoptent pour y échapper permettent de comprendre les transformations des rapports sociaux de sexe dans cette société en transition et dans cette période post-« Printemps arabe ». Le motif commun à toutes ces formes de violence apparaît être la transgression de rôles féminins traditionnels.

On savait déjà que, comme toute médiation, les médias ne font pas que refléter le réel, mais qu’ils contribuent à sa fabrication; le fait a encore été bien documenté par la vaste étude de l’Observatoire mondial des médias sur le genre – Global Media Monitoring Project (GMMP 2010), qui en montre les modalités. Au Québec, il semble, par exemple, que l’on aime bien présenter, dans les téléséries québécoises, des femmes de carrière célibataires, libérées des rôles féminins traditionnels. Ces propositions de scénarios culturels potentiels serviraient à interpréter et à orienter l’expression de nouvelles réalités sexuelles et de genre. Un prochain numéro de la revue Recherches féministes sera consacré à cette importante question de la fabrication du genre dans les médias. Pour le moment, dans le présent numéro, Julie Lavigne cherche dans les téléséries québécoises les indicateurs de la représentation d’une agentivité sexuelle féminine dans un espace symbolique autre que celui de la mère et de la putain.

Identité et formation professionnelle

Ce numéro offre une contribution féministe à la construction des discours savants relatifs à la notion d’identité professionnelle et au phénomène de la formation professionnelle. Il propose des analyses critiques des modèles présents dans les écrits disciplinaires et un examen attentif des pratiques dominantes dont les effets peuvent pénaliser les femmes. Les articles qu’il contient répondent à deux principaux objectifs :

  1. éclairer l’apport des femmes à l’élaboration de discours scientifiques, dominants ou alternatifs, et son influence transformatrice sur les pratiques professionnelles;

  2. enrichir ce champ de recherche en posant un regard critique sur les effets des discours et des pratiques sur les femmes et en soulignant l’apport souvent méconnu des femmes au développement de savoirs et de pratiques alternatives et équitables.

L’identité professionnelle

Les discours scientifiques contemporains définissent l’identité professionnelle comme un construit social résultant de socialisations successives vécues au moment de la formation et en milieu de travail. Ainsi, la manière dont une personne se construit professionnellement et dont elle envisage sa carrière, sa profession ou son métier permettrait d’actualiser plus ou moins harmonieusement ces processus de socialisation. Toujours selon les théories actuelles qui expliquent l’identité professionnelle, des enjeux se poseraient sur le plan collectif, car, pour se maintenir et se renforcer, les identités professionnelles doivent partager des représentations, des savoirs, des compétences, des valeurs et des attitudes. En fait, selon Dubar (1998), l’identité n’est jamais construite mais toujours à construire. De plus, à la suite des transformations du monde du travail, dont celles qui résultent de la syndicalisation, des mouvements d’émancipation des femmes et du déclin du taylorisme et du fordisme, on assiste à une multiplication des revendications de reconnaissance et de respect de la dignité, phénomène qui démontre que la problématique de l’identité professionnelle progresse. Certaines professions vivraient même une importante crise identitaire (Legault 2003). Ces tendances déstabilisent les formes antérieures de représentation et d'action et ouvrent la voie à l’émergence de nouvelles identités personnelles, professionnelles et sociétaires. La formation professionnelle étant tributaire de l’état des identités professionnelles collectives, elle se trouve elle aussi remise en question, révisée, réglementée ou « libérée » selon les professions.

Questionnement sur les femmes et les discours savants concernant l’identité professionnelle

La recherche sur l’identité professionnelle est aujourd’hui très vaste et prend de plus en plus d’ampleur et d’importance dans les différentes sciences qui étudient les personnes, les organisations, la formation et le travail. Quelle est la contribution des femmes à la construction des discours scientifiques dominants sur l’identité et la formation professionnelles? Cette contribution est-elle connue, reconnue? Quelles analyses critiques féministes ont été faites ou sont toujours produites quant à l’impact de ces discours et pratiques sur les filles et les femmes? Ces dernières transforment-elles les professions et leur statut social? Les formations professionnelles sont-elles équitables envers les femmes, que ce soit en ce qui a trait à l’accès, aux pratiques pédagogiques, aux processus de reconnaissance des acquis ou aux modèles d’évaluation? Quels modèles alternatifs plus porteurs d’égalité ont été proposés dans le passé par des femmes ou le sont présentement? Cinq articles apportent des éléments de réponse à ces questions.

Tout d’abord, Hélène Charron examine la situation dans le domaine du travail social et propose une réflexion qui porte à la fois sur la profession et sur la discipline, un regard qui, selon elle, est porteur « d'avancées explicatives sur les hiérarchies sociales, et particulièrement celle de genre ». À partir d’une analyse sociohistorique comparée entre le Québec et la France, Hélène Charron montre comment, dans les deux pays, les femmes qui ont agi comme pionnières, pendant la première moitié du xxe siècle, dans le champ du travail social en ont graduellement été exclues, car elles étaient considérées par les hommes comme appartenant plus au domaine de la pratique qu’à celui de la science. Tout en étant différente par le fait qu’au Québec la formation professionnelle en travail social sera offerte à l’université dans les facultés des sciences sociales, la situation des travailleuses sociales québécoises et françaises sera similaire en ce qui a trait à l’impact de la formation sur leur posture scientifique. L’auteure démontre également de quelle manière les travailleuses sociales de cette époque ont participé à la production de connaissances qui ont, par la suite, été exclues du discours savant.

Lise Savoie et Jeanne d’Arc Gaudet signent le deuxième article de ce numéro qui porte sur la trajectoire sociale et professionnelle de femmes qui sont retournées aux études dans le contexte d’un programme d’alphabétisation. Par une recherche qualitative et des récits de vie, elles analysent la trajectoire de femmes à différents moments de leur projet de formation, ce qui leur permet de comprendre la manière dont divers espaces de socialisation, tels que la famille, le travail ou la classe, amènent ces femmes à faire des choix basés sur la division sociale des rôles de sexe. Les auteures décrivent également le processus d’intégration de ces femmes à leur milieu de formation et dans la vie professionnelle, processus qui subit l’influence de dimensions sociales telles que la classe, la ruralité ou le niveau de scolarité. Elles retiennent la forte présence de la dimension relationnelle dans les divers espaces de socialisation de ces femmes.

Le troisième article est signé par Kim Turcot di Fruscia. L’auteure examine les discours sur « le féminin » en matière de gestion du personnel et les transformations qui ont récemment marqué ces discours. À partir d’une perspective anthropologique critique, elle remet en question le caractère « genré » du paradigme thérapeutico-managérial présentement appliqué en ressources humaines. Dans son étude, l’auteure a réalisé à la fois une analyse documentaire historique et une démarche ethnographique. Elle observe que les femmes composent 67 % du personnel professionnel spécialisé en gestion des ressources humaines au Québec et au Canada, que ce domaine est caractérisé comme « féminin » et que ce caractère a entraîné une déqualification de la fonction des ressources humaines au sein des organisations. Elle constate aussi que, tout en s’appropriant la vision du féminin pourvoyeur du soin et protecteur des relations et des émotions, les gestionnaires qu’elle a rencontrées rejettent les stéréotypes sexistes sur la place des femmes en ce qui concerne la gestion des ressources humaines.

Le quatrième article poursuit la réflexion sur la présence toujours très marquée d’une représentation idéale-type et stéréotypée des traits masculins et féminins en gestion. Claire Lapointe,Jennifer Centeno et Lyse Langlois y rapportent les résultats d’une étude sur les pratiques du leadership éthique selon le genre. Elles proposent tout d’abord une analyse critique des théories dominantes du leadership, compris selon son sens original en anglais to lead, « diriger », et leader, « personne qui dirige ». Elles présentent ensuite une démarche méthodologique par laquelle elles ont mesuré le profil éthique de femmes et d’hommes occupant des postes de responsabilité dans le monde de l’éducation. Elles constatent que la dimension éthique de la sollicitude (care), très souvent associée aux femmes et à la féminité, est autant présente chez les hommes et que la dimension éthique de la justice, attribuée aux hommes et à la masculinité, est autant observable chez les femmes. Ces résultats contredisent les stéréotypes sexuels du type Les femmes viennent de Vénus et les hommes de Mars, qui contraignent et limitent trop souvent les femmes dans leur mobilité professionnelle. Par ailleurs, un résultat intrigant de ces trois auteures concerne la sensibilité éthique, soit une capacité qui permet de percevoir avec acuité les problématiques et les enjeux éthiques présents dans une situation. Les auteures constatent que cette sensibilité est plus élevée chez les femmes qui jouent un rôle de leader que chez les hommes dans la même position.

Finalement, dans le cinquième article, Marie-Josée Legault et Stéphanie Chasserio examinent la problématique de la gestion par projets, de plus en plus dans l’économie du savoir, et ses effets sur l’organisation du travail, rapportant qu’il s’agit d’une approche où des postes bien rémunérés sont surtout occupés par des hommes. Particulièrement présente dans le marché des services technologiques, où une approche « entrepreneur-client » prédomine, ce mode de gestion exige une très grande disponibilité en fait de temps et oblige la personne à consacrer au travail les portions de temps qui devraient être allouées à la vie privée. Cette représentation professionnelle dominante, soutenue par les pressions du milieu de travail, obligent les femmes à s’orienter vers des voies marginales moins prestigieuses.