Corps de l’article

Le 4 juillet dernier sortait, à l’occasion du Ier Sommet de l’actionnariat salarial [1], un rapport qui fera date, établi par un expert indépendant, Graeme Nuttall, du cabinet de consultants Field Fisher Waterhouse. Commandité par le vice-Premier ministre britannique, Nick Clegg, ce rapport passe en revue les solutions adoptées au Royaume-Uni, où le secteur encore modeste, mais en croissance, comprend quelque 250 entreprises, avec 110 000 salariés et un chiffre d’affaires cumulé de 30 milliards d’euros [2]. Il propose un ensemble de mesures destinées à permettre un développement beaucoup plus important de ce type d’entreprise, avec notamment la création d’un organisme-centre de ressources chargé de la promotion du concept. On pourrait tenter de le résumer en disant qu’avec un pragmatisme tout anglo-saxon, Graeme Nuttall considère qu’il ne s’agit pas de construire un dispositif entièrement nouveau, mais de faire l’inventaire de l’existant, d’utiliser les solutions adoptées, d’identifier les obstacles et d’apporter les améliorations et les innovations nécessaires. Les entreprises qui souhaitent s’engager dans cette voie disposeront ainsi d’une véritable boîte à outils. Cet événement témoigne de l’importance accordée, au Royaume-Uni, à l’actionnariat salarial, que Nick Clegg veut intégrer pleinement dans le tissu économique de la Grande-Bretagne.

Améliorer le climat social

Investi dans ce domaine depuis plusieurs décennies, Malcolm Hurlston, président de l’Esop (employee share ownership plans) Center de Londres, y voit une étape tout à fait importante pour le développement du secteur, auquel son organisation a assez largement contribué. L’Esop Center, qui tenait sa conférence annuelle [3] à Paris les 21 et 22 juin dernier sur ce thème, est devenu au fil des ans un véritable centre d’expertise sur les différents aspects (juridique, fiscal, financier) de la participation financière des salariés et des dispositifs variés d’acquisition d’actions des entreprises qui les emploient, notamment par le biais de la participation et de l’intéressement ou de l’exercice d’options d’achat d’actions. Il s’agit le plus souvent, mais pas seulement, d’entreprises d’une certaine taille qui voient dans le développement de l’actionnariat salarial un effet positif tant en ce qui concerne l’attractivité de l’entreprise que sa capacité à retenir ou à attirer des talents, la motivation des salariés bénéficiant ainsi d’un complément de revenu, tous éléments qui ont une traduction concrète pour l’entreprise en termes d’efficacité économique et de climat social.

La multinationale française Schneider Electric, qui compte plus de 100 000 salariés répartis dans plus de 130 pays, en fournit une illustration. Elle a mis en place progressivement, à partir de 1995, un plan d’actionnariat qui devrait couvrir à terme 80 % de l’effectif. A l’heure actuelle, ce plan couvre 60 pays représentant 35 % de l’effectif total, avec un taux de détention par les salariés de 5 % du capital et de 7 % des droits de vote. Schneider Electric se situe donc à un très bon rang parmi les entreprises dotées d’un plan d’actionnariat salarial. Cela étant, si le style de management de l’entreprise peut en être affecté positivement, les effets sur la gouvernance et le mode de décision sont plus difficiles à cerner. Autre exemple : chez Essilor, les salariés détiennent aujourd’hui 8,5 % du capital et 15 % des droits de vote, ce qui en fait l’actionnaire numéro un ; leur participation n’est pas que financière [4].

Conforter la stabilité du capital

Conforter la stabilité du capital constitue un autre argument en faveur de l’actionnariat salarié. On a pu en mesurer les effets en cas d’OPA hostile. En 1988, les 7 % du capital détenus par les salariés-actionnaires de la Société générale ont ainsi permis de faire échouer la tentative de Georges Pébereau appuyée par le ministre de l’Economie, Pierre Bérégovoy. Dans de nombreuses sociétés cotées en Bourse, le capital est très dispersé : avec une faible part du capital, il est possible d’avoir voix au chapitre, comme le démontrent certains fonds d’investissement très minoritaires qui sont quelquefois capables de menacer des directions en place. Les salariés ne sont peut-être pas assez bien armés, ni surtout ne se trouvent dans les mêmes dispositions d’esprit pour jouer ce rôle, mais ils ne sont pas démunis… à condition de se former à ces pratiques.

Cas unique en son genre, John Lewis Partnership, l’une des principales chaînes de distribution au Royaume-Uni avec 37 grands magasins et 284 supermarchés sous l’enseigne Waitrose, compte 81 000 salariés et 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Créé en 1929 et doté d’une constitution écrite qui lui assigne comme objectif « le bonheur de ses membres », John Lewis a un mode de gouvernance tout à fait original, assez comparable à celui d’une coopérative et reposant sur le partage du pouvoir entre un conseil (partnership council) qui regroupe l’ensemble des salariés, un conseil d’administration et un président.

Cela étant, le poids de l’actionnariat salarial reste encore très modeste dans la plupart des pays. C’est ainsi que, selon la Fédération européenne de l’actionnariat salarial (Feas), d’après un recensement effectué en 2009 auprès des 2 475 plus grandes entreprises européennes, 9,3 millions de salariés, soit un peu plus du quart de l’effectif salarié, détenaient des actions de leur entreprise représentant à peine plus de 3 % du capital. Un chiffre toutefois en nette progression depuis 2006, et que la crise financière n’avait pas jusqu’ici affecté [5]. A noter également, toujours selon ce recensement, que dans plus de la moitié de ces entreprises le plan d’actionnariat a vocation à bénéficier à l’ensemble des salariés.

Un Esop européen ?

La marge de progression est donc considérable. D’où l’intérêt des mesures envisagées par le gouvernement britannique, des travaux effectués par la Commission de Bruxelles sous l’égide de la direction générale Entreprises sur les options d’achat des salariés, ainsi que de l’étude du professeur Jens Lowitzsch, de l’université Viadrina de Francfort-sur-l’Oder, également pour le compte des institutions européennes, sur la participation financière et l’actionnariat des salariés, ciblée notamment sur les « laissées-pour-compte » que constituent les PME et les micro-entreprises dans l’optique notamment des problèmes de succession et de la reprise d’entreprise par les salariés. Si l’on peut regretter que les coopératives ne soient pas mentionnées parmi les voies de solution [6], il est fait spécifiquement référence aux SALES (sociedades anonimas laborales) espagnoles [7]. La création d’un modèle européen d’Esop figure également parmi les propositions étudiées.

Les choses sont donc en train de bouger, comme en témoigne le regain d’intérêt pour la participation financière et l’actionnariat des salariés, dont Henri Malosse, président du groupe Employeurs du Comité économique et social européen, est venu dire également le soutien qu’il lui apporte.

On regrettera d’autant plus la position plutôt en retrait du gouvernement français avec le relèvement du forfait social de 8 à 20 %, qui impactera nécessairement l’intéressement et la participation, même si la rigueur budgétaire est invoquée comme justification. La « feuille de route de la grande conférence sociale » est par ailleurs assez discrète sur le sujet. Elle évoque une négociation interprofessionnelle, avec notamment l’éventualité d’une extension du dispositif aux TPE-PME et d’une concertation « sur la place des salariés dans les instances de gouvernance des entreprises » sous réserve de « l’aboutissement ou du degré d’avancement de cette négociation ».

Participation et coopération

Certes, la démarche du gouvernement britannique ne répond pas uniquement ni même principalement à la volonté de démocratiser l’économie, de rendre le fonctionnement de l’entreprise plus démocratique. Elle est parfaitement compatible avec une vision libérale de l’économie et de la société qui fait davantage appel à l’individuel qu’au collectif, même si elle encourage la constitution de coopératives et de mutuelles dans une perspective de décroissance de l’Etat et de la sphère publique en général. D’autant que l’accès au capital ne signifie pas la démocratie dans l’entreprise, chacun étant enclin à suivre l’intérêt non du travail ou du consommateur, mais du capital. En témoignent les nombreuses démutualisations [8] qui ont systématiquement entraîné les coopératives ou les mutuelles concernées dans des politiques opposées à celles qu’elles suivaient auparavant. Quand l’actionnariat salarié concerne les sociétés de capitaux, il peut permettre aux salariés d’établir un meilleur rapport de force ; mais quand il se substitue à la coopérative, il s’agit plutôt d’un recul du point de vue de la démocratie.

Reste que, de façon plus globale, le développement de l’actionnariat des salariés peut leur permettre d’exercer un poids plus important dans la conduite des entreprises et dans les processus décisionnels. Il peut et doit servir aussi d’apprentissage du fonctionnement de l’économie et de l’entreprise.

La démocratisation de l’entreprise ne peut pas reposer uniquement sur la création de coopératives et la reprise sous forme coopérative des entreprises patronales, même si l’on pourrait l’estimer souhaitable.

La Confédération générale des Scop (CGScop) avait mal accueilli l’idée émise à la fin des années 80 d’une adaptation éventuelle de l’Esop en France, idée soutenue à l’époque par la Délégation interministérielle à l’économie sociale et la Fondact, la CGScop craignant qu’un « Esop à la française » ne vienne concurrencer les coopératives. Aux Etats-Unis, les Esop représentaient alors 10 % des salariés. L’idée a fait long feu. Les Scop, en affirmant aujourd’hui une dimension participative autant que coopérative, adoptent à juste titre une attitude beaucoup plus ouverte. Elles devraient pouvoir tirer avantage d’un développement plus important de l’entrepreneuriat salarial et offrir un pôle d’attraction pour les entreprises participatives.