Corps de l’article

1. Introduction

Les recherches qui font le constat de la pérennité des pratiques enseignantes sont anciennes et nombreuses, qu’elles évoquent les patterns comportementaux (Crahay, 1989), les formes d’activité (Gallego, Cole et the Laboratory of comparative human cognition, 2001), les activités de la classe (Doyle, 1986) ou les dispositifs pédagogiques (Bonnéry, 2009). En dépit des innombrables tentatives de réformes, des pratiques telles que le cours dialogué ou le travail individuel écrit perdurent depuis le xixe siècle, sous des formes proches, dans tous les systèmes éducatifs. Cette pérennité a reçu diverses explications : selon les travaux les plus anciens, elle serait due aux caractéristiques des enseignants et à leur conservatisme ; par la suite, on a incriminé les facteurs contextuels ou le poids des normes socio-institutionnelles (Crahay, 1989).

À l’école, un temps important est consacré au travail individuel écrit que les élèves doivent réaliser à leur pupitre avec leur propre matériel. Les études disponibles divergent sur son importance : selon Helmke et Schrader (1988), il représenterait 20 % du temps total de travail des élèves, 30 % selon Bush et Johnstone (2000), ou plus probablement 50 ou même 65 % selon Rosenshine et Stevens (1986) ou Doyle (1986). Cette proportion différerait selon les enseignants (Helmke et Schrader, 1988), mais aussi selon les systèmes éducatifs : lors de leçons de mathématiques, Santagata et Barbieri (2005) ont observé une part de travail individuel écrit allant de 9,4 % en Italie à 27,5 % en Allemagne, 37,3 % aux USA et 38,8 % au Japon. De nombreux travaux plus récents témoignent de l’actualité de ce dispositif (Santagata et Barbieri, 2005 ; Singh, Dooley et Freebody, 2001 ; Bicard, Ervin, Bicard et Baylot-Casey, 2012 ; Reisman, 2012).

Le travail individuel écrit se rencontre dans de nombreuses disciplines : mathématiques (Santagata et Barbieri, 2005) ; algèbre, biologie, anglais, histoire (Bush et Johnstone, 2000) ; lecture (Bicard et collab., 2012) ; histoire (Reisman, 2012). Il remplit diverses fonctions : selon certains auteurs, il favoriserait un contrôle de proximité de la classe (Doyle, 1986 ; Emmer et Stough, 2001). Il viserait même essentiellement à cela : en individualisant à l’extrême l’enseignement, le travail individuel éviterait les risques de troubles de l’ordre dans la classe en limitant les temps d’interactions collectives. Il est aussi parfois considéré comme un moyen de différenciation pédagogique, l’individualisation absolue du travail des élèves étant une sorte d’acmé de la différenciation (Mayen, 2009). Prenant appui sur l’approche des partisans de l’École sur mesure de Claparède, Crahay (2006) montre que l’enseignant, ne pouvant être disponible pour tous les élèves, se résout à les faire travailler individuellement, à partir d’un matériel pédagogique adapté.

2. Problématique

La recherche présentée ici porte sur l’activité de l’enseignant et des élèves en classe et sur la dynamique de leurs interactions lors du travail individuel écrit. Elle vise en particulier à comprendre ce que cette dynamique, générée par l’activité des acteurs, produit en retour sur cette activité. Elle aborde donc également, même si ce n’est pas son objet principal, la question du potentiel qu’offre ce format pédagogique pour les apprentissages des élèves.

De nombreuses études ont abordé le travail individuel écrit sous l’angle de l’efficacité (Doyle, 1986 ; Emmer et Stough, 2001 ; Gilbertson, Duhon, Witt, Dufrene, 2008). Ces études ont montré que certains comportements des enseignants favorisent l’engagement des élèves dans le travail individuel écrit ; par exemple, lorsque : 1) ils parviennent à réduire les interventions liées aux questions d’ordre et d’organisation du travail ; 2) ils parviennent à installer des routines de travail ; 3) ils donnent des explications suffisantes aux élèves avant le travail individuel écrit ; 4) ils assurent, en circulant dans la classe, une supervision active, discrète et intense au moyen d’interactions brèves leur permettant de veiller au maintien de l’ordre dans la classe et à l’implication des élèves dans leur travail scolaire ; 5) ils adaptent les tâches au niveau des élèves.

L’étude de Helmke et Schrader (1988) montre que ce n’est pas la fréquence des interactions avec les élèves qui importe, mais leur qualité et, en particulier, leur discrétion, qui permet de ne pas interrompre le cours du travail des autres élèves. Ces auteurs ont aussi montré que les compétences diagnostiques des enseignants quant aux difficultés de leurs élèves n’influent favorablement sur la réussite de ces derniers que lorsqu’elles sont couplées avec des aides fréquentes. Selon Rosenshine et Stevens (1986), le fait que les enseignants interagissent avec les élèves pendant le travail individuel écrit accroît leur temps d’engagement de 10 %. Selon les auteurs du courant de l’écologie de la classe, les enseignants qui conduisent efficacement le travail individuel écrit circulent dans la classe pendant que les élèves travaillent et interagissent brièvement avec eux, pour contrôler leur engagement dans le travail, leur apportant tour à tour aide, conseils ou stimulations individuelles (Doyle, 1986), grâce, éventuellement, à des interactions riches avec eux (Crahay, 1989). En outre, des études récentes montrent que la place des élèves dans la classe (Parker, Hoopes, Eggett, 2011) influence leur engagement dans le travail scolaire.

Cependant, le travail individuel écrit est un format pédagogique générique qui donne lieu à diverses formes d’organisation dans la classe : pendant que les élèves travaillent individuellement, tantôt les enseignants surveillent l’ensemble de la classe, tantôt ils s’occupent de certains d’entre eux individuellement ou par petits groupes (Doyle, 1986 ; Santagata et Barbieri, 2005). Enfin, dans de nombreux cas, l’enseignant circule dans la classe pour superviser le travail des élèves et leur apporter de l’aide, comme lorsque les élèves sont répartis sur des postes de travail individuels ou des appareils en salle informatique, en cours de dessin ou d’éducation physique et sportive. Nous désignons cette forme de travail individuel écrit, extrêmement répandue à tous les niveaux d’enseignement, sous le nom de passage dans les rangs.

Cependant, si ces études pointent le fait que le travail individuel écrit occupe une partie importante du temps scolaire, qu’il répond à des fonctions essentielles pour les enseignants en permettant, sous certaines conditions, d’impliquer les élèves dans le travail scolaire et de faciliter leurs apprentissages, ces études peinent à expliquer les raisons de son succès, de sa pérennité et de sa stabilité. À partir d’une étude exploratoire, notre article aborde ce format pédagogique en prenant en compte deux dimensions de l’activité en classe négligées par les travaux antérieurs : premièrement, elle prend en considération le point de vue des acteurs sur leur propre activité et les significations qu’ils construisent à son propos et, deuxièmement, elle permet de décrire la dynamique de l’activité collective en classe à partir de l’articulation des activités individuelles. À partir de ces dimensions, il s’agit d’apporter de nouveaux éléments de réponse à la question de la pérennité et de la stabilité remarquables du passage dans les rangs. L’objectif est également d’apporter des éléments de réponse aux questions qui touchent la formation des enseignants et la transformation de leurs pratiques et, corrélativement, l’accroissement du potentiel d’apprentissage offert par ce format pédagogique pour les apprentissages des élèves.

3. Contexte théorique et questions de recherche

Notre recherche aborde le passage dans les rangs sous les trois points de vue articulés et complémentaires suivants : 1) l’activité individuelle de l’enseignant et des élèves, 2) l’articulation de ces activités individuelles et 3) la configuration de l’activité collective. L’approche dite du cours d’action (Theureau, 2004) permet d’aborder l’activité individuelle en reconstituant sa dynamique et sa signification du point de vue de l’acteur. Elle est considérée comme pertinente pour comprendre la prise en compte des contraintes spécifiques de la situation par l’acteur et le sens qu’il lui attribue. L’activité de l’acteur se développe en fonction du couplage avec l’environnement dans lequel il agit (Maturana et Varela, 1994). La situation de l’acteur est donc constituée des éléments significatifs pour lui, dans son environnement, à un moment donné, en fonction de ses préoccupations du moment. L’activité est conçue comme un flux nommé cours d’expérience, consistant en un enchaînement qui dépend des préoccupations locales des acteurs. Il s’agit de déconstruire le cours d’expérience afin d’en identifier les composantes, pour ensuite reconstruire son organisation et lui donner une nouvelle intelligibilité. Trois composantes du cours d’expérience traduisent la nature sémiologique de l’activité individuelle (Theureau, 2004) : 1) l’ensemble des préoccupations de l’acteur qui constituent son engagement dans la situation et orientent son activité à chaque instant ; 2) les éléments significatifs (ES) perçus par lui dans la situation et 3) ses actions dans la situation.

L’articulation des activités individuelles est analysée à partir des phénomènes de convergence ou de divergence entre les cours d’expérience de l’enseignant et ceux des élèves. Les cours d’expérience de deux ou plusieurs acteurs sont articulés dans la mesure où l’activité d’un acteur est significative pour un autre et modifie son activité. Il y a convergence lorsque l’attitude telle qu’elle est significative pour un acteur correspond à ce qu’il attend et à ses préoccupations du moment ; il y a divergence dans le cas inverse.

L’activité collective est abordée à partir de la notion de configuration de l’activité collective (Durand, Saury et Sève, 2006 ; Veyrunes et Saury, 2009). Ces configurations qui relient les individus ne résultent ni de décisions, ni de règles préalables, mais de processus d’auto-organisation à partir des interactions locales entre les individus. Ces processus favorisent l’apparition spontanée d’un ordre, à partir d’un flux d’actions en apparence désordonnées, et permettent aux acteurs d’atteindre leurs propres buts, en fonction des contraintes matérielles, institutionnelles, politiques, etc., des situations qu’ils vivent. Ces configurations, très génériques et pérennes, sont liées aux dimensions culturelles des formats pédagogiques, c’est-à-dire à des savoirs, normes et façons de faire partagés par les enseignants (Gallego et collab., 2001). Elles sont aussi liées aux contraintes de la forme scolaire : un enseignant face à un groupe d’élèves auxquels il doit enseigner une ou des disciplines scolaires dans un temps limité (Vincent, 1994). Généralement, les individus n’ont qu’une conscience relative de ces configurations et de la manière dont leur activité individuelle s’y articule avec celles des autres individus. En effet, si l’activité individuelle repose sur des processus de construction de signification, en relation directe avec l’organisation de l’action, l’activité collective ne se configure que partiellement en fonction de la signification que les acteurs attribuent à leur action. Analyser les configurations de l’activité collective nécessite donc de dépasser les significations essentiellement différentes que les individus accordent à leur environnement pour adopter un point de vue sur l’activité collective, comparable à celui que peut avoir un pilote d’hélicoptère sur un embouteillage, par opposition à celui que peut en avoir un automobiliste qui s’y trouve.

Ce triple point de vue (sur l’activité des individus, sur l’articulation de ces activités et sur la configuration) permet de décrire l’activité dans le passage dans les rangs en éclairant les engagements typiques des acteurs dans la situation et la dynamique collective qui, en retour, rend possible l’articulation de leurs activités. En fonction de cette dynamique, la configuration est viable, du point de vue des acteurs, lorsque les attitudes des interactants manifestent un niveau de coordination qui permet une convergence suffisante de leurs préoccupations et attitudes. C’est le cas, par exemple, quand les attitudes des élèves correspondent globalement à ce qu’attend l’enseignant et qu’elles lui permettent d’actualiser ses préoccupations ou, inversement, lorsque les préoccupations et attitudes de l’enseignant laissent ouverts des possibles pour que les élèves développent leurs propres préoccupations. La stabilité des configurations de l’activité collective se traduit par un ensemble de propriétés qui ne résultent pas uniquement des décisions des acteurs ni de leur activité propre, telles des régularités spatiotemporelles dans les modes d’articulation des activités individuelles en ce qui concerne le rythme, la nature et la fréquence des interactions entre les individus. Cependant, au-delà de ces traits génériques, les configurations sont sans cesse reconfigurées en fonction de la dynamique du couplage des acteurs avec leur environnement. Par conséquent, en dépit de ces propriétés de viabilité et de stabilité, le potentiel qu’elles offrent en particulier pour les apprentissages des élèves varie en fonction de cette dynamique.

À partir des résultats des travaux de recherche et en fonction des choix théoriques effectués, la présente contribution vise donc à décrire et à analyser trois aspects du phénomène : 1) les engagements typiques des enseignants et des élèves lors du passage dans les rangs ; 2) les modes d’articulation typiques des cours d’expérience de l’enseignant et des élèves lors des épisodes de passage dans les rangs ; 3) les régularités dans la dynamique spatiotemporelle de l’activité collective.

4. Méthodologie

4.1 Sujets

Une étude de cas exploratoire a été réalisée en France, dans une classe de dernière année de l’école primaire (Cours Moyen 2e année), comptant 26 élèves âgés de 10 à 11 ans. Située dans un quartier de grande ville à la population socialement et culturellement très hétérogène, l’école comptait 12 classes. L’enseignant, qui avait 10 ans d’expérience professionnelle dont trois dans ce niveau, était volontaire pour participer à cette étude. Il passait, au moment de la recherche, un diplôme pour devenir formateur d’enseignants.

4.2 Instrumentation

Les séances de classe ont été enregistrées au moyen d’une caméra numérique, placée en fond de classe, équipée d’un micro HF afin de saisir les interactions à voix basse, lors des épisodes de passage dans les rangs. Des entretiens en autoconfrontation, enregistrés avec le même matériel que les séances de classe, ont été menés après chacune de celles-ci : d’une part, avec l’enseignant et d’autre part, avec quelques élèves, confrontés au film de la séance. Un questionnement du chercheur visait à les replacer dans la situation et à les amener à montrer, commenter et raconter ce qu’ils faisaient, ressentaient ou percevaient et tout en évitant des explications et généralisations. En outre, nous avons demandé à l’enseignant d’indiquer, avant la séance de travail, quels élèves, selon lui, allaient rencon- trer dans l’organisation de leur travail et lesquels allaient en rencontrer dans la réalisation des exercices demandés. Par ailleurs, six élèves ont participé à des entretiens du même type, par groupes de deux. Ils ont été choisis en collaboration avec l’enseignant, sur la base de plusieurs critères : hétérogénéité des niveaux scolaires, aisance dans les relations avec les adultes, parité entre les sexes, accord des parents.

4.3 Déroulement

Neuf épisodes de classe, d’une durée moyenne de 49 minutes, ont été observés et filmés à raison d’un par semaine, de novembre 2009 à février 2010 (Tableau 1). Les entretiens en autoconfrontation, d’une durée moyenne de 55 minutes pour l’enseignant et de 16 minutes pour les élèves, se sont déroulés immédiatement après chacune des séances, durant l’interclasse pour l’enseignant et sur le temps de classe, en fin de matinée, pour les élèves.

4.4 Considérations éthiques

Un contrat de collaboration a été passé entre l’enseignant et le chercheur, dans le cadre d’une éthique de la recherche (Veyrunes, Bertone et Durand, 2003). Selon cette éthique, chercheurs et participants sont placés, autant que faire se peut, dans une situation de parité et de confiance mutuelle, où le chercheur adopte une position non normative et qui n’implique aucun rapport de supériorité. Le contrat précise, entre autres, les conditions éthiques des études en classe. Celles-ci sont tenues par la préoccupation d’utilité de la recherche (en ce qui concerne les enseignants) et précisent les modalités des engagements personnels et de la coopération selon plusieurs principes : 1) des règles explicites de déontologie (confidentialité, anonymat, autorisations écrites de filmer, autorisations administratives, etc.) ; 2) un bornage de la durée de la coopération ; 3) un contrôle permanent des données par les enseignants à partir des restitutions systématiques qui leur sont faites ; 4) une acceptation librement consentie des contraintes de la recherche.

Tableau 1

Présentation synthétique des données recueillies à propos des épisodes de classe

Présentation synthétique des données recueillies à propos des épisodes de classe

A : durée de l’enregistrement vidéo ; B : discipline d’enseignement (F : français ; M : mathématiques) ; TC : présence d’un temps de travail collectif (O : oui ; N : non) ; PDR : présence d’un passage dans les rangs ; TPDR : durée du passage dans les rangs lors de l’épisode.

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Ces règles, ainsi que les notions, les buts et les méthodes de la recherche, sont explicitées aux adultes et, dans la mesure du possible, aux enfants. La coopération implique la définition négociée et évolutive des objets d’étude avec les enseignants, en fonction de leurs intérêts et préoccupations. La recherche produit en effet des artefacts susceptibles de générer des changements au cours de la coopération (documents vidéos, retranscriptions, analyses et synthèses écrites, notes du chercheur…), et qui sont autant de ressources possibles pour l’enseignant. L’ensemble des artefacts produits lors de cette recherche a été transmis à l’enseignant participant.

4.5 Méthode d’analyse des données

Le traitement s’est déroulé en quatre étapes.

Étape 1 : Présentation des données par la mise en correspondance temporelle de deux volets de données. Le Volet 1 concerne l’observation des activités en classe. Il comprend l’enregistrement audio-visuel, les transcriptions verbatim des communications et la description des attitudes observées par les chercheurs. En correspondance, le Volet 2 présente les transcriptions verbatim des autoconfrontations.

Étape 2 : Cet ensemble de données a permis, grâce à une analyse de type herméneutique, d’identifier les préoccupations et les engagements typiques de l’enseignant et des élèves. Ce repérage a été effectué à partir des réponses à la question suivante : Quelle(s) est (sont) la (les) préoccupation(s) de l’acteur à l’instant étudié ? Ont également été identifiés et dénommés les éléments significatifs (ES) pour l’enseignant et pour les élèves à partir de la question : Qu’est-ce qui est significatif à l’instant t pour l’acteur, dans la situation ? Enfin ont été identifiées et dénommées les actions de l’enseignant et des élèves à partir de la question : Que fait-il (elle) ? Afin de compléter les données recueillies, le cours d’expérience des élèves a été partiellement reconstitué : les éléments significatifs pour eux, leurs préoccupations et leurs actions ont pu être inférés à partir du visionnement minutieux de leurs attitudes en classe sur l’enregistrement vidéo. Ainsi, par exemple, en fonction de la direction du regard des élèves qui levaient la main et de l’instant où ils le faisaient, nous avons déterminé que l’élément significatif, pour eux, était le fait que l’enseignant levait la tête et qu’ils pouvaient donc capter son regard et attirer son attention.

Étape 3 : Les modes d’articulation typiques des cours d’expérience de l’enseignant et des élèves ont été identifiés en fonction de la convergence et la divergence des cours d’expérience. Cette identification a été réalisée pour 3 épisodes sur 9, en raison de la difficulté à obtenir des données relatives à l’enseignant et aux élèves portant sur les mêmes empans temporels. Il a été considéré qu’il y avait : 1) convergence manifeste, lorsque les préoccupations de l’enseignant et les attitudes d’élèves significatives pour ce dernier convergeaient ; 2) convergence a minima, lorsque seules les préoccupations de l’enseignant et des élèves convergeaient, alors que les attitudes significatives des élèves se dissociaient des attentes de l’enseignant. Dans ce cas-ci, les élèves cherchaient à répondre aux attentes de l’enseignant, mais sans y parvenir ; 3) divergence a minima, lorsque les préoccupations de l’enseignant et des élèves étaient différentes, mais que les attitudes significatives des élèves correspondaient aux attentes, de l’enseignant. Dans ce cas-là, les élèves masquaient leurs préoccupations et manifestaient, pour l’enseignant, des attitudes conformes à ses attentes ; 4) divergence manifeste, lorsque les préoccupations de l’enseignant et les attitudes significatives des élèves s’opposaient.

Étape 4 : À partir de l’observation minutieuse de l’attitude des acteurs, les régularités de la dynamique spatiotemporelle de l’activité collective ont été identifiées et quantifiées. Ces éléments étaient : 1) les déplacements et arrêts de l’enseignant dans la classe (nature, nombre et durée) ; 2) les interactions qu’il avait avec les élèves (nature, nombre et durée) ; 3) les élèves avec lesquels il avait des interactions : élèves repérés par l’enseignant comme a) ayant des difficultés d’organisation ; b) des difficultés d’exécution de leur travail ; c) élèves n’ayant pas de difficultés particulières. Cette dernière étape a permis la description et l’analyse de la configuration de l’activité collective.

Il faut préciser que la validité de ce traitement a été assurée à un double niveau. Pour ce qui est des inférences réalisées par le chercheur pour documenter les cours d’expérience, les modes d’articulation typiques et les régularités de la dynamique spatiotemporelle de l’activité collective, elles ont été contrôlées systématiquement par deux autres chercheurs, disposant des mêmes données, et auxquels le programme du cours d’action était familier. En outre, en ce qui concerne les préoccupations et engagements typiques de l’enseignant, la validité descriptive (Theureau, 2004) de l’étude a été confirmée par les acteurs qui ont indiqué qu’ils se reconnaissaient dans la description proposée.

5. Description et analyse du passage dans les rangs

5.1 L’activité individuelle de l’enseignant et des élèves

Six (sur 9) des séances observées comportaient un temps de travail individuel écrit mis en place par l’enseignant dans le cadre d’un travail par contrat, en mathématiques et en français. Dans ce cadre, il proposait aux élèves une liste d’exercices à effectuer sur des manuels scolaires ou bien sur des documents photocopiés. En fonction des difficultés qu’ils pensaient éprouver et de ce qu’ils pensaient être capables de réussir, les élèves pouvaient choisir ceux qu’ils allaient faire. Ils devaient ensuite réaliser une autoévaluation de leurs apprentissages, à partir de fiches d’exercices permettant de mesurer l’acquisition des compétences visées. Enfin, lorsqu’ils considéraient qu’ils étaient prêts, les élèves réalisaient l’évaluation. En cas de besoin repéré par l’enseignant ou de demande d’aide plus importante de leur part, ils étaient regroupés momentanément dans un atelier d’aide. Ainsi les épisodes où l’enseignant passait dans les rangs alternaient avec d’autres où les élèves travaillaient seuls, pendant que l’enseignant s’occupait d’un atelier : cela a été le cas durant quatre des séances étudiées. Les élèves qui avaient terminé leur contrat devaient effectuer des exercices complémentaires proposés. Le travail par contrat était mis en place de façon quotidienne, en français et en mathématiques. Certains jours, il était précédé par des temps de travail collectif où les notions étaient présentées, avant la mise en place d’un nouveau contrat.

La séance 9 a été considérée comme typique des séances étudiées : d’une part, les éléments de régularités de cette séance sont les plus proches des moyennes de l’ensemble des séances étudiées ; d’autre part, les caractéristiques de l’activité individuelle de l’enseignant et des élèves sont conformes à celles observées dans l’ensemble des séances étudiées. Lors de cette séance, observée au mois de février 2010, les préoccupations principales de l’enseignant étaient : 1) de vérifier si les élèves avançaient dans leur travail ; 2) de maintenir les élèves au travail ; et 3) d’aider les élèves à réaliser les exercices lorsqu’ils éprouvaient des difficultés. Ces éléments significatifs typiques concernaient : 1) les signes d’engagement ou de non-engagement des élèves dans leur travail ; 2) les sollicitations des élèves (mains levées) ; 3) les difficultés qu’ils rencontraient dans leur travail. Le tableau 2 présente un épisode caractéristique de l’activité de l’enseignant.

Tableau 2

Attitudes et verbalisations en classe et verbalisations de l’enseignant en autoconfrontation (Séance 9, Min 22)

Attitudes et verbalisations en classe et verbalisations de l’enseignant en autoconfrontation (Séance 9, Min 22)

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Les préoccupations de l’enseignant lors des 6 épisodes de passage dans les rangs étudiés ont été comptabilisées (n = 299). Cette analyse a permis d’identifier trois engagements typiques : 1) aider, encourager les élèves et répondre à leurs demandes ; 2) obtenir et maintenir l’engagement des élèves dans le travail ; 3) vérifier leur engagement et leur compréhension des exercices à réaliser (Tableau 3).

Tableau 3

Engagements typiques de l’enseignant au cours des épisodes de passage dans les rangs étudiés

Engagements typiques de l’enseignant au cours des épisodes de passage dans les rangs étudiés

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Lors de la séance 9, l’engagement des élèves dans le travail était variable : certains prenaient beaucoup de temps à se mettre au travail, alors que d’autres terminaient rapidement les exercices proposés, y compris les exercices complémentaires. La plupart avaient, à un moment ou à un autre, des préoccupations de convivialité. Ils avaient des interactions masquées avec leurs voisins : discussions, échanges de petits messages, aide à la réalisation des exercices, prêt ou échange d’objets scolaires ou non, etc. Mettant à profit l’organisation par contrat qui nécessitait des déplacements afin d’aller chercher des documents, ils se donnaient rendez-vous et se retrouvaient près des lieux de rangement de ces documents afin d’avoir des interactions.

Par ailleurs, certains élèves recherchaient l’aide magistrale tandis que d’autres l’évitaient plutôt. Lorsqu’ils souhaitaient obtenir l’aide de l’enseignant, ils levaient généralement la main de leur place, l’enseignant ayant interdit qu’on vienne le déranger quand il était occupé avec un élève. Cependant au fil de la séance, les déplacements des élèves devenaient de plus en plus nombreux : ainsi, vers la fin de l’épisode présenté, 11 élèves se déplaçaient en 1 minute 30 secondes. Les élèves observaient également l’enseignant et saisissaient les occasions offertes par ses déplacements, lorsqu’il avait terminé avec un élève ou bien lorsqu’il levait la tête, pour attirer son attention en levant la main et lui demander son aide. Les élèves qui avaient ces attitudes étaient généralement ceux qui étaient dans le champ de vision de l’enseignant.

Nous avons comptabilisé et quantifié leurs préoccupations lors des 6 épisodes étudiés (n = 195). Cette analyse a permis d’identifier trois engagements typiques des élèves lors du passage dans les rangs : 1) obtenir l’aide de l’enseignant pour faire le travail ; 2) se distraire ; 3) comprendre l’organisation du contrat et le travail à effectuer (Tableau 4).

Tableau 4

Engagements typiques des élèves au cours des 6 épisodes étudiés de passage dans les rangs

Engagements typiques des élèves au cours des 6 épisodes étudiés de passage dans les rangs

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5.2 L’articulation collective des cours d’expérience de l’enseignant et des élèves

À partir des 239 occurrences d’articulation des cours d’expérience de l’enseignant et des élèves qui ont pu être documentées lors de 3 des épisodes étudiés, les schémas (patterns) typiques de convergence/divergence ont été documentés et quantifiés (Tableau 5).

Tableau 5

Patterns typiques d’articulation des cours d’expérience de l’enseignant et des élèves lors des trois épisodes retenus de passage dans les rangs

Patterns typiques d’articulation des cours d’expérience de l’enseignant et des élèves lors des trois épisodes retenus de passage dans les rangs

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Lors des épisodes de passage dans les rangs, la convergence était manifeste (1) lorsque, par exemple, l’enseignant regardait le travail d’un élève, que cet élève était en train de travailler et que son travail correspondait aux attentes de l’enseignant. Par ailleurs, la convergence était a minima (2) lorsque, par exemple, un élève demandait l’aide de l’enseignant parce qu’il ne parvenait pas à faire les exercices demandés. Quant à la divergence, elle était a minima (3) lorsque, par exemple, un élève s’amusait discrètement sans que l’enseignant s’en aperçoive. Enfin, la divergence était manifeste (4) lorsque, par exemple, l’enseignant réprimandait un élève qui était en train de bavarder avec son voisin.

5.3 Configuration de l’activité collective lors du passage dans les rangs

Le passage dans les rangs intègre la dimension taylorienne du travail enseignant (répétition successive d’une même tâche à chaque poste de travail), liée au mode simultané de l’enseignement. Il se caractérise par les régularités de la dynamique spatiotemporelle de l’articulation des activités individuelles de l’enseignant et des élèves. Pour l’enseignant, nous avons quantifié ses déplacements et arrêts dans la classe ainsi que les interactions qu’il avait avec les élèves (nature, nombre, fréquence et durée). Pour les élèves, ont été quantifiées les interactions qu’ils avaient avec l’enseignant (nature, nombre, fréquence et durée). Finalement, pour l’enseignant et les élèves, l’origine des interactions a été repérée et quantifiée.

L’enseignant se déplaçait d’un poste de travail à un autre et interagissait avec les élèves suivant un rythme défini, en partie, par ses propres choix – en fonction de ses préoccupations et de ses attentes vis-à-vis des élèves – et, en partie, par l’activité des élèves (Tableau 6). À titre d’exemple, lors de la séance 9, comme au cours des autres épisodes étudiés, le nombre des interactions enseignant-élèves (76) était plus important que le nombre des déplacements de l’enseignant (49), car celui-ci avait des interactions à distance avec certains élèves. Il a été considéré que l’enseignant s’approchait d’un élève lorsqu’il venait à proximité de lui pour interagir verbalement et individuellement avec lui ou pour observer son travail. Par exemple, l’enseignant s’approchait trois fois d’Iheb avec lequel il avait sept interactions. Il ne s’approchait pas du tout de certains élèves (7/26), mais il avait cependant des interactions avec certains d’entre eux. Celles-ci étaient le plus souvent liées à des préoccupations de maintien de leur engagement dans le travail, lorsque l’attitude de ces élèves était significative, pour l’enseignant, d’un faible engagement. Ses déplacements étaient fréquents et ses arrêts relativement brefs (durée moyenne : 31 secondes).

Néanmoins, l’enseignant ne s’approchait des élèves que de façon limitée et, ce, même en considérant ses attentes à propos des difficultés qu’ils allaient rencontrer. En effet, parmi les cinq élèves pour lesquels l’enseignant avait indiqué, avant l’autoconfrontation, qu’il s’attendait à ce qu’ils aient des difficultés dans la réalisation du travail demandé, il ne s’approchait pas du tout d’Amèle ni de Dorian, mais très fréquemment de Romain (huit fois), et beaucoup moins de Radouane (deux fois) ou de Noémie (une fois). Par ailleurs, certains élèves savaient mettre à profit les moments où l’enseignant était penché sur le travail de l’un d’entre eux et tournait inévitablement le dos à une partie de la classe pour parler ou jouer (Tableau 6). Mais, lorsqu’elles se multipliaient, ces actions masquées généraient une agitation qui entraînait à son tour des interventions de l’enseignant. Ainsi, de nombreuses interactions étaient des réponses à ces attitudes des élèves, dont certains bénéficiaient particulièrement : 4/5 des interactions de Yohann avec l’enseignant avaient lieu dans ce contexte. C’était aussi le cas pour Dorian (2/3), Amèle (2/2), Loïc (2/3) ou Inès (1/1).

En fonction de ces déplacements, un centre de gravité de la classe apparaissait, dont Romain était le centre (Figure 1). Autour de ce centre, se trouvaient Sybille, Maleïa, Paul, Yohann, Iheb, Cynthia et Loufti. Ces huit élèves (avec Romain) figuraient parmi les 10 qui avaient le plus d’interactions avec l’enseignant (Tableau 7). En effet, s’y ajoutaient Malala et Radouane, qui le sollicitaient fortement. La présence fréquente de l’enseignant dans ce secteur alimentait la dynamique de l’activité collective, car elle permettait à ces élèves de le solliciter davantage, et amenait l’enseignant à être plus attentif aux travaux des élèves proches de lui ; inversement, elle empêchait ceux qui en étaient plus éloignés de bénéficier de son attention et/ou facilitait leur activité masquée. C’est ainsi que Malala, assise à l’autre extrémité de la classe devait le solliciter pendant de très longues minutes avant d’obtenir son aide.

Une faible proportion (7,23 %) des interactions verbales était adressée à l’ensemble de la classe sous forme de rappels à l’ordre ou d’apports de précisions à propos des consignes de travail. Cette faible proportion s’expliquait par les routines construites par les élèves à ce stade de l’année, après six mois de classe. L’enseignant interagissait individuellement avec 22 élèves sur 26 et avec tous les élèves (5/26) pour lesquels il avait indiqué, avant l’autoconfrontation, qu’il s’attendait à ce qu’ils rencontrent des difficultés dans la réalisation des exercices. Ces interactions étaient très variables en nombre et durée (Tableau 7). La durée moyenne des interactions était faible : elle s’élevait à 20 secondes lors de cet épisode et variait, au cours de l’ensemble des épisodes étudiés, de 20 à 38 secondes. Cependant, quelques élèves totalisaient un temps d’interaction important avec l’enseignant, supérieur à 2 minutes et même à 4 minutes pour quatre d’entre eux. Une majorité des interactions repérées lors de l’épisode, 39/76 (51,31 %) en réponse à la sollicitation d’un élève, qui, généralement, levait la main ; 15/76 (19,73 %) se produisaient à la suite du repérage, par l’enseignant, d’une attitude manifestant une absence d’engagement dans le travail (bavardage, déplacement inutile, agitation, etc.) ; moins d’un tiers des interactions (22/76 = 28,94 %) semblaient relever strictement de l’initiative de l’enseignant.

Tableau 6

Dynamique des interactions dans la classe lors de la séance 9 (Min 44)

Dynamique des interactions dans la classe lors de la séance 9 (Min 44)

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Figure 1

Plan de la salle de classe

Plan de la salle de classe

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Ces résultats sont considérés comme significatifs de l’ensemble de cette étude exploratoire, des proportions relativement proches ayant été observées au cours des autres séances étudiées : selon les épisodes, entre 37,50 % et 51,31 % des interactions se produisaient à la suite d’une demande d’un élève (main levée, demande orale). Ces demandes des élèves étaient opportunistes : elles advenaient lorsque l’enseignant se déplaçait, lorsqu’il s’approchait de l’élève demandeur et/ou lorsqu’il levait la tête et que son regard était orienté en direction de l’élève demandeur. Néanmoins, obtenir cette aide supposait une bonne maîtrise du métier d’élève : certains, qui persistaient à demander de l’aide en s’approchant de l’enseignant au mépris des règles posées, s’exposaient à un refus sec. D’autres levaient la main, parfois pendant très longtemps, y compris lorsqu’ils n’avaient aucune chance d’être vus par l’enseignant qui leur tournait le dos. Certains élèves comme Iheb, Malala, Radouane, Paul, Nicolas, Bassem ou Aziz interagissaient avec l’enseignant essentiellement parce qu’ils en faisaient la demande (Tableau 7).

Tableau 7

Interactions enseignant-élèves lors de la séance 9

Interactions enseignant-élèves lors de la séance 9

Les élèves dont le prénom est en gras sont ceux pour lesquels l’enseignant s’attendait à ce qu’ils éprouvent des difficultés

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6. Discussion des résultats

Des travaux antérieurs ont mis en évidence les comportements qui permettent à l’enseignant de maintenir les élèves engagés dans le travail individuel écrit : ses explications, son guidage, sa supervision (Rosenshine et Stevens, 1986), ses compétences diagnostiques (Helmke et Schrader, 1988) ou encore, la nature de la tâche attribuée aux élèves (Gilbertson et collab., 2008). Les premiers résultats de notre étude exploratoire rejoignent ceux, déjà anciens, issus du courant de l’écologie de la classe, qui décrivaient la forme de la leçon comme négociée et construite conjointement par les élèves et l’enseignant (Doyle, 1986). De fait, nos résultats confirment que la leçon n’est pas organisée uniquement par l’enseignant en fonction de contenus de savoir et de préoccupations de gestion de la classe.

Cependant, ces mêmes résultats nous paraissent compléter les travaux antérieurs sur plusieurs points. Premièrement, ils montrent que la dynamique de l’activité collective résulte autant des actions des élèves que de celles de l’enseignant. En dépit de ses attentes relatives aux difficultés des élèves, ce dernier n’est pas le seul pilote de la classe, et son activité est largement contrainte par leurs demandes plus ou moins opportunistes : il répond aux sollicitations de ceux qui lèvent la main et intervient auprès de ceux qui s’agitent ou bavardent pour les maintenir au travail. L’articulation des actions de l’enseignant et des élèves permet l’émergence d’une configuration particulière, et c’est la dynamique spatio- temporelle de cette articulation qui rend le passage dans les rangs viable pour les acteurs, tout en leur permettant d’atteindre leurs buts respectifs (Veyrunes et Yvon, 2013).

Ainsi, les préoccupations et attitudes de l’enseignant et des élèves convergent globalement : bien que la configuration laisse des espaces pour une activité masquée importante des élèves, l’enseignant parvient à les maintenir au travail parce qu’il ne se limite pas à apporter son aide à ceux dont il appréhende les difficultés ; il l’apporte aussi à ceux qui la lui demandent ; les interactions liées au maintien de l’ordre sont donc limitées. Un équilibre des tensions s’instaure ainsi entre les actions des élèves et celles de l’enseignant. La configuration permet alors à l’enseignant d’actualiser ses préoccupations d’individualisation en mettant les élèves au travail individuellement, dans le cadre d’un contrat, et de leur apporter des aides, soit individuellement, soit dans le cadre d’ateliers, par petits groupes.

Au-delà des conceptions des enseignants qui les conduisent à différencier leurs enseignements (Bonnéry, 2009), cette organisation du travail des élèves nous paraît constituer une réponse, à la fois aux contraintes générales du travail enseignant et, en particulier, à l’hétérogénéité croissante des publics scolaires (Maroy, 2006), ainsi qu’aux fortes prescriptions institutionnelles qui en résultent. Cette organisation complexe, exigeante pour l’enseignant autant que pour les élèves (Mayen, 2009), a demandé à tous de longues semaines d’apprentissage. Cependant, lors de l’épisode analysé, au mois de février, les élèves n’ont plus besoin d’aide pour organiser leur travail. Conjointement, la configuration leur permet 1) d’actualiser leurs préoccupations de réussite scolaire ; 2) de limiter la quantité de travail effectivement réalisé, car certains ne terminent pas le contrat ou ne font pas les exercices complémentaires ; et 3) d’actualiser les préoccupations de distraction qu’ils ont à un moment ou à un autre.

Cependant, la question de ce que produit ce dispositif pédagogique (Bonnéry, 2009), en termes d’apprentissage, chez des élèves, reste ouverte. Les effets de l’individualisation permise par le dispositif sur les apprentissages scolaires des élèves n’ont pas été envisagés dans le cadre de cette étude. Toutefois, quelques éléments peuvent être soulignés. En premier lieu, nos résultats mettent en évidence la manière dont l’engagement des élèves varie en fonction, non seulement, de la nature de la tâche (Gilbertson et collab., 2008), de la place qu’ils occupent dans la classe (Parker et collab., 2011), ou de l’occupation de l’espace par l’enseignant (Lim, O’Halloran et Podlasov, 2012), mais aussi en fonction de la dynamique de l’activité collective.

L’émergence du centre de gravité de la classe, autour duquel les interactions entre enseignant et élèves sont les plus longues et fréquentes, contribue à organiser l’activité des élèves : l’apparition de ce centre de gravité contraint (ou permet à) certains de s’impliquer davantage dans le travail scolaire en facilitant leurs demandes d’aide et elle en empêche d’autres de le faire (ou facilite leur désir de ne pas le faire). Par ailleurs, la variabilité du temps d’interaction entre enseignant et élèves, liée à cette dynamique, met en évidence le fait que certains élèves obtiennent un temps d’interaction beaucoup plus important que d’autres. La dynamique de l’activité collective facilite ainsi l’implication et, probablement, les apprentissages des plus demandeurs et des mieux placés. A contrario, les plus discrets, et pas nécessairement les plus à l’aise ni les plus autonomes, ne bénéficient que de brèves interactions (Veyrunes et Yvon, 2013).

7. Conclusion

Cette étude exploratoire nous a permis de caractériser, à partir d’une enquête de type compréhensif, l’activité individuelle et collective lors d’épisodes de passage dans les rangs et, plus précisément, les engagements typiques des enseignants et des élèves, les modes d’articulation spécifiques de leurs cours d’expérience et les régularités dans la dynamique spatiotemporelle de l’activité collective. À maints égards, ces premiers résultats apparaissent proches de ceux des travaux antérieurs qui avaient mis en évidence un certain nombre de régularités du travail individuel écrit : durée moyenne des interactions enseignant-élève proche de 30 secondes, comportements des enseignants permettant de maintenir l’engagement des élèves (Doyle, 1986 ; Gilbertson et collab., 2008 ; Helmke et Schrader, 1988 ; Rosenshine et Stevens, 1986). Nos résultats confirment que la stabilité de la configuration  ne se joue pas seulement au niveau de l’activité de l’enseignant ou de celle des élèves : le passage dans les rangs est une configuration de l’activité collective que l’on rencontre sous sa forme générique dans de nombreuses disciplines et à de nombreux niveaux d’enseignement. Ces caractéristiques participent à organiser l’activité individuelle des acteurs et l’articulation de ces activités.

Alors, après tant d’autres, devrions-nous faire le constat de l’immuabilité des pratiques enseignantes et en déduire l’impossibilité qu’il y aurait à les transformer ? Les formats pédagogiques à forte valeur générique, comme le cours dialogué (Veyrunes et Saury, 2009) ou le passage dans les rangs, traversent les époques et les systèmes éducatifs. Néanmoins, en dépit de leur stabilité et pérennité, ces configurations offrent des possibilités de transformation pour l’activité des acteurs. Ces transformations sont de trois types. Premièrement, les enseignants reconfigurent eux-mêmes en permanence les formats pédagogiques les plus génériques, en fonction des réponses inhérentes aux contraintes des situations qu’ils vivent. Ainsi, le travail par contrat constitue l’une des réponses possibles aux prescriptions de prise en compte de l’hétérogénéité des élèves : il permet une différenciation des tâches des élèves et ouvre des possibilités pour des interactions individualisées et riches avec les élèves auxquels l’enseignant apporte son aide (Mayen, 2009). Deuxièmement, nos travaux mettent en évidence la manière dont la dynamique de l’activité collective offre un potentiel variable pour les apprentissages des élèves. Ce potentiel varie en fonction de plusieurs paramètres, tels que leur emplacement dans la classe (Parker et collab., 2011), la fréquence (et la nature) des sollicitations qu’ils adressent à l’enseignant, le degré de vigilance de ce dernier à leur égard, leur implication dans le travail scolaire, etc. ; tous ces paramètres résultant eux-mêmes en partie de cette dynamique collective. Troisièmement, l’étude des configurations de l’activité collective en classe ouvre des pistes pour la formation des enseignants. En effet, si les configurations émergent de l’articulation de l’activité individuelle, il est possible, en agissant sur l’activité individuelle, de transformer également les configurations de l’activité collective et de faire en sorte qu’elles ouvrent davantage de possibles pour les apprentissages des élèves. Pourtant, comme le constatait déjà Crahay (1989), les tentatives de réformes les plus ambitieuses n’ont qu’un très faible impact sur les pratiques des enseignants : des transformations profondes ne pourront se faire qu’à partir de programmes de formation ambitieux prenant en compte ces dimensions expérientielle et collective de l’activité en classe.

En ce qui concerne notre recherche, la poursuite des études sur ce format pédagogique du passage dans les rangs paraît d’autant plus utile qu’il semble toujours extrêmement pratiqué, y compris par les enseignants novices. Ces perspectives touchent trois aspects : 1) il s’agit de prolonger l’étude entreprise en examinant d’autres types de travail individuel écrit chez des enseignants novices et plus expérimentés, afin d’élaborer un modèle plus formel, et de le mettre à l’épreuve avec d’autres données afin d’en assurer la validité et la fidélité ; 2) il est nécessaire d’étudier les transformations de l’activité individuelle de l’enseignant et des élèves (leur apprentissage et/ou leur développement) que les divers types de passage dans les rangs rendent possibles ; 3) enfin, il faudrait, dans des recherches ultérieures, envisager les directions dans lesquelles agir en formation des enseignants, dans le but de susciter des transformations positives (offrant un potentiel accru pour l’apprentissage et le développement des acteurs) de l’activité individuelle et collective lors du passage dans les rangs.