Corps de l’article

1. Introduction

La question des savoirs des enseignants d’éducation physique a fait l’objet de nombreuses investigations. Depuis une quinzaine d’années, notamment sous l’impulsion de l’anthropologie cognitive, les travaux tendent à dévoiler la dimension tacite, incarnée et opérationnelle des savoirs enseignants. Deux limitations principales émergent de ce type de travaux. Tout d’abord, en hypostasiant le caractère expérientiel des savoirs, ces recherches minorent la possible utilisation, par les enseignants, de savoirs d’autres natures, notamment d’origine scientifique. En effet, même s’ils demeurent à l’état implicite, ces derniers peuvent être considérés comme utiles et remplir certaines fonctions heuristiques pour l’intervention. D’autre part, rares sont les études qui ont visé à éprouver l’hypothèse d’un impact des expériences de socialisation professionnelle sur les savoirs enseignants.

Deux programmes sociologiques permettent de dépasser ces points d’achoppement, les approches respectivement pragmatique (Boltanski et Thévenot, 1991) et dispositionnaliste (Lahire, 1998). Le premier programme attire l’attention sur une nouvelle dimension de l’action, sa justification, et considère que la contingence n’est pas absolue ; l’action prend appui sur des conventions présentes en amont et susceptibles de l’organiser. Quant au second, il envisage l’effet d’expériences singulières de socialisation sur la stabilisation de dispositions, tout à la fois pratiques, perceptives et discursives. Ces dispositions peuvent être actualisées ou inhibées suivant les situations qu’affronte et perçoit l’acteur.

La présente contribution tente de féconder ces deux courants en étudiant la spécificité du rapport au savoir d’une catégorie singulière d’enseignants sportifs : les agrégés français d’éducation physique, issus de l’École normale supérieure. L’originalité des expériences de socialisation vécues par ces intervenants a-t-elle conduit à la stabilisation d’un rapport singulier au savoir, notamment d’origine scientifique ?

À partir d’une méthodologie par questionnaires ouverts remplis par vingt agrégés normaliens, est mise en évidence une sensibilité plus marquée vis-à-vis des savoirs technologiques que scientifiques, lesquels sont mobilisés sporadiquement, suscitant scepticisme ou tout au plus confiance relative. Les savoirs théoriques jugés utiles sont largement partagés par les agrégés de l’échantillon, tout en étant en partie communs avec leurs collègues non-normaliens. Les enseignants étudiés apparaissent en outre partagés, à l’échelle intra-individuelle, entre souscriptions aux modèles de la commande (la science doit prescrire la pédagogie) et de l’autonomie (la pratique, complexe et située, interdit tout applicationnisme strict).

2. Contexte théorique

2.1 Définition des concepts

Précisons d’emblée que, dans le présent article, les termes savoir et connaissance sont utilisés de façon indifférenciée, leur distinction n’ayant pas été jugée pertinente au regard de la problématique formulée et des matériaux recueillis.

Doivent en revanche être distingués les savoirs-connaissances qualifiés de scientifiques ou de technologiques. En se référant à Terral (2003), les savoirs scientifiques sont des résultats stabilisés issus d’une démarche normalisée gouvernée par des règles propres au champ académique (contrôle par les pairs, reproductibilité des protocoles, recherche d’universalité…). Les savoirs technologiques représentent, de leur côté, un ensemble composite d’éléments cognitifs inhérents aux connaissances des contenus, des élèves ou de l’animation, diffusés dans des organes professionnels ou des collections explicitement dédiées aux intervenants et visant prioritairement l’efficacité pratique. Nous ne poussons pas plus avant la clarification conceptuelle entre savoirs scientifiques et technologiques dans la mesure où, conformément à une attitude pragmatique, l’analyse qui suit prête moins attention aux catégorisations savantes qu’aux découpages opérés par les acteurs eux-mêmes.

2.2 Recension des écrits

2.2.1 Les études sur les savoirs enseignants en contexte

Les réflexions de Schön (1983), au travers de la critique du paradigme de la rationalité technique, ont ouvert la voie à l’étude des savoirs des enseignants en les envisageant comme des formes épistémiques autonomes, non réductibles à l’application de connaissances scientifiques (Terral, 2003). L’étude du fonctionnement des enseignants en situation doit permettre le dévoilement de savoirs cachés dans l’agir professionnel (Schön, 1994). Il s’agit de savoirs opérationnels, fortement enracinés dans la pratique d’enseignement, prenant la forme de routines (Tochon, 1989), de savoirs en usage (Malglaive, 1990) ou d’habitus professionnel (Perrenoud, 1994). L’action est désormais reconnue comme lieu d’émergence et de déploiement de savoirs singuliers.

Cette inflexion paradigmatique se retrouve dans les études sur les intervenants sportifs. Par exemple, les recherches inscrites dans le programme de l’anthropologie cognitive située insistent, à partir d’une description de situations concrètes d’enseignement, sur le caractère pratique des savoirs enseignants, construits par et pour l’intervention (Gal-Petitfaux et Saury, 2002). Des procédures de raisonnement pratique sont mises à jour. Les auteurs insistent sur les capacités de compréhension instantanée des situations (Cizeron et Gal-Petitfaux, 2005), ainsi que sur le procès de construction située de types (Gal-Petitfaux, 2003). Plusieurs limites apparaissent néanmoins.

2.2.2 Limites des études sur les savoirs pratiques et émergence d’un programme sociologique alternatif

Tout d’abord, ces études se focalisent sur ce qui se passe dans la contingence de l’action enseignante. Or, la contingence n’est pas absolue. L’action s’appuie également sur des schémas en amont qui permettent de l’expliquer (Boltanski et Thévenot, 1991). La production de l’ordre de la rationalité est en partie pré-structurée par des conventions qui organisent l’action et la justifient, lui donnent sens. Dans ce cadre, sont susceptibles d’intervenir, en tant que ressources pour l’action, des savoirs d’origine scientifique. Or, les études d’anthropologie cognitive, en considérant l’action comme seul lieu d’émergence et de mobilisation des connaissances, ont conduit à minorer, voire à marginaliser, l’effectivité de savoirs d’origine scientifique dans les raisonnements pratiques. Cizeron et Gal-Petitfaux (2002) insistent, par exemple, sur les difficultés récurrentes qu’éprouvent les enseignants à justifier théoriquement leurs interprétations. Pourtant, avancer que l’expertise en situation est irréductible à l’application de connaissances scientifiques (Gal-Petitfaux, 2003) ne devrait pas revenir à nier la mobilisation, par les enseignants, de savoirs théoriques. Lorsque les auteurs (Cizeron et Gal-Petitfaux, 2005) concèdent la possible intervention de connaissances scientifiques, ils ne les étudient jamais spécifiquement. Autrement dit, l’action mobiliserait des savoirs pratiques dont il serait vain de chercher l’origine (Collinet, 2006).

Afin de combler ce point aveugle, Collinet (2005, 2006) puis Terral et Collinet (2007) développent un programme sociologique complémentaire. Sans remettre en cause l’existence ni l’efficacité des savoirs d’action, les auteurs envisagent le statut que sont susceptibles de revêtir des savoirs d’origine scientifique comme ressources de l’intervention. Pour ce faire, ils envisagent l’action non seulement dans sa contingence, mais également en amont, au niveau de ses soubassements. Il s’agit de remonter aux justifications de l’action. En ce sens, ce nouveau programme peut être qualifié de pragmatique. Il s’est développé en deux temps.

2.2.3 Développements de l’approche pragmatique des savoirs enseignants

Tout d’abord, à partir d’une série d’entretiens semi-directifs, Collinet (2005) questionne les savoirs scientifiques que les enseignants jugent utiles, les modalités d’accès à ces savoirs ainsi que l’influence de rapports variés au métier. Les savoirs jugés utiles par les enseignants s’inscrivent dans cinq grands domaines disciplinaires : données psychologiques liées à l’apprentissage et au développement moteurs (Famose, 1991 ; Durand, 1987) ; recherches sur l’intervention (Meirieu, 1995) ; dimensions biologiques de l’exercice physique (Weineck, 1997) ; dimensions relationnelles et affectives de l’individu ou du groupe (Moreno, 1970) ; savoirs des sciences sociales (Arnaud, 1983 ; Pociello, 1981). Ces savoirs sont jugés importants du fait de leur utilité supposée pour la pratique et d’un intérêt personnel de l’enseignant construit au travers d’histoires individuelles. Du point de vue de l’acquisition de ces savoirs, les enseignants d’éducation physique apparaissent fortement dépendants de leur formation initiale. L’auteur montre enfin que l’importance différentielle accordée aux savoirs scientifiques est en lien avec des projets diversifiés d’acteurs.

Dans un second temps, Collinet (2006), s’appuyant sur la confrontation d’observations de séances et d’entretiens de retour sur vécu avec rappel stimulé, précise la forme spécifique que revêtent les savoirs d’origine scientifique et formalise leurs fonctions pour l’intervention. Une distance fondamentale est ainsi mise en évidence entre, d’un côté, les savoirs d’origine scientifique mobilisés par les enseignants sportifs (Collinet parle de savoirs scientifisés) et, de l’autre, les savoirs scientifiques proprement dits. Les premiers se présentent sous une forme opérationnalisée : des prémisses explicatives sont connectées à des prescriptions pour la pratique selon la forme si p, alors q. Les conséquences pratiques importent plus que les processus sous-jacents. Ces savoirs sont généralement décontextualisés de la théorie générale qui les englobe. Les savoirs peuvent revêtir diverses fonctions : ils peuvent tout d’abord fournir une justification à l’action et lui donner sens. Ils permettent également de décrire le réel et, dans certains cas, de prescrire directement des modalités d’action sur ce dernier. Enfin, les savoirs d’origine scientifique peuvent servir, moins comme énoncés que comme modes de raisonnement, pour fournir des formes de pensée que les intervenants sportifs utilisent afin de théoriser leur contexte local.

2.3 Synthèse des écrits

Jusqu’à présent, ces divers axes d’investigation ont été explorés en repérant les aspects les plus homogènes du fonctionnement des enseignants et en faisant le choix de ne pas préciser les modes de socialisation associés aux trajectoires des acteurs. Collinet (2006) reconnaît toutefois la fécondité potentielle de travaux sociologiques qui dégageraient divers profils, voire d’éventuelles sous-communautés, d’intervenants sportifs : Il va sans dire que l’intensité du recours à des savoirs scientifiques ainsi que la nature même de ces connaissances varient en fonction de certains paramètres comme la formation ou le lieu d’exercice professionnel. Ici, l’approche pragmatique pourrait s’enrichir d’une confrontation avec la sociologie des dispositions (Lahire, 2005), c’est-à-dire d’un programme attentif à la genèse et aux modes d’incorporation chez l’acteur des savoirs, schèmes perceptifs et discursifs, au fil de ses diverses expériences de socialisation.

L’hypothèse consiste à avancer que les diverses expériences vécues de socialisation (formations initiale et continue…) contribuent à stabiliser, par la répétition des pratiques, un ensemble de ressources cognitives mobilisables pour l’action et, plus généralement, un rapport singulier au savoir, notamment scientifique. Le rapport au savoir se définit, en référence à Charlot, Bautier et Rochex (1992), comme l’ensemble des images, des attentes et des jugements qui portent à la fois sur le sens et la fonction sociale du savoir. Il s’agit d’une relation de valeur entre, d’un côté, un individu (ou un groupe) et, de l’autre, les processus et produits du savoir. La notion de rapport au savoir englobe, sans s’y limiter, le jugement d’utilité émis à l’encontre des savoirs d’origine scientifique. Elle permet également d’investiguer leurs modalités d’acquisition ainsi que les fonctions qui leur sont assignées. Plus fondamentalement, la notion intègre la dimension affective qui lie les enseignants au savoir. On envisage sa place dans l’histoire singulière, la construction identitaire et les aspirations du sujet (Rochex, 1995).

2.4 Objectifs spécifiques

Tentant de féconder les approches pragmatique et dispositionnaliste, le présent article explore les rapports aux savoirs scientifiques d’une population, supposée singulière, d’enseignants d’éducation physique, néo-agrégés externes et anciens élèves du département des Sciences du sport de l’École normale supérieure de Cachan. Ces derniers présentent plusieurs propriétés distinctives : tout d’abord, il s’agit de jeunes enseignants qui ont entre un et quatre ans d’ancienneté. L’hypothèse de Terral (2003) selon laquelle moins les enseignants sont expérimentés, plus ils ont tendance à privilégier les savoirs livresques se vérifie-t-elle pour cette population précise ? En outre, les sujets sont lauréats de l’agrégation externe (donnant accès à l’exercice du métier d’enseignant d’Éducation physique et sportive, dans le second degré ou l’enseignement supérieur), concours sélectif (seuls 15 à 20 postes sont attribués annuellement sur le territoire français) où les connaissances scientifiques revêtent une importance décisive. Enfin, ils sont anciens élèves d’une structure originale, le département Sciences du sport et Éducation physique de l’École normale supérieure de Cachan. Créé en 2002, ce département poursuit une mission de formation d’excellence à et par la recherche scientifique. Cette structure recrute chaque année, sur concours d’entrée, une dizaine d’étudiants de niveau licence, en vue de les préparer à l’agrégation externe où ils sont reçus, depuis plusieurs années, à 100 %, ce qui représente annuellement près de 60 % des agrégés externes d’Éducation physique français.

2.5 Questions de recherche

La présente recherche questionne l’existence éventuelle d’un genre professionnel (Clot, 1999) propre aux enseignants d’éducation physique et sportive issus de l’École normale. Les expériences de formation vécues au sein de cette structure ont-elles contribué à la stabilisation, chez ses pensionnaires, d’un rapport homogène et partagé au savoir scientifique ? En quoi et dans quelle proportion celui-ci se différencie-t-il du reste de la corporation professionnelle ? Des profils distincts d’intervenants peuvent-ils être dégagés sur ce thème précis du recours au savoir théorique ?

L’enjeu est ici de pondérer l’influence d’une socialisation normalienne singulière par rapport aux autres expériences vécues de formation, notamment universitaire. Dit autrement, la spécificité des dispositions cognitives constatées chez les agrégés de l’École normale supérieure (ENS) résulte-t-elle d’une socialisation inédite ou participe-t-elle d’un mouvement générationnel plus vaste, lié notamment à l’évolution des connaissances scientifiques en Sciences et techniques des activités physiques et sportives ?

3. Méthodologie

3.1 Sujets

L’effectif des enseignants agrégés d’éducation physique exerçant dans le secondaire et anciens normaliens comporte, en 2009, vingt-trois sujets. Nous avons recueilli les réponses de dix-neuf d’entre eux, ce qui constitue un ratio acceptable en vue d’identifier les éventuels éléments partagés et/ou distincts au sein de ce groupe et vis-à-vis de la population témoin. Les réponses fournies par les sujets sont détaillées, ceux-ci manifestant des capacités élevées d’explicitation de leur propre mode de fonctionnement cognitif (Terral, 2003).

En outre, nous avons fait passer à dix normaliens agrégatifs un questionnaire aux thèmes proches de celui administré aux agrégés afin de confronter les rapports au savoir d’étudiants en fin de formation initiale et de néo-enseignants ayant suivi une préparation semblable. Enfin, le responsable de la préparation à l’agrégation a été soumis au questionnaire afin de cerner sa conception du rôle des savoirs scientifiques dans la formation et l’intervention et d’identifier son éventuel impact sur le rapport aux savoirs de ses ex-étudiants.

3.2 Instrumentation

La présente étude se voulant exploratoire quant à l’hypothèse qu’il existe des profils contrastés d’enseignants sportifs, nous avons opté pour une méthodologie par questionnaires, laquelle se rapproche de la première étape méthodologique développée par Collinet (2005). Le questionnaire (voir Annexe I) se compose de questions ouvertes, incitant les sujets à prendre appui sur des situations vécues et abordant les thèmes suivants : savoirs technologiques et scientifiques jugés utiles ; modalités concrètes d’acquisition et d’utilisation des savoirs scientifiques ; rapport à la formation initiale. Les divers items rejoignent les catégories d’analyse de Collinet (2005, 2006), et ce, dans l’optique d’une confrontation systématique, afin d’y repérer convergences et/ou divergences, avec les résultats de sa population témoin. Par commodité, nous utiliserons dans la suite de l’article l’expression d’échantillon témoin, même si celle-ci n’est pas tout à fait appropriée : pour être exact, Collinet a étudié le rapport aux savoirs d’enseignants d’éducation physique et sportive aux profils variés, mais n’en a retenu, dans ses articles, que les aspects les plus homogènes, récurrents, partagés. Une fiche signalétique est également jointe au questionnaire afin de tester l’influence de plusieurs variables indépendantes sur les rapports au savoir : ancienneté, perception du contexte d’exercice, conception du métier, expériences de recherche universitaire et d’entraînement sportif.

Le choix d’un protocole de passation hybride, ni questionnaire fermé ni entretien approfondi, a été motivé par la possibilité d’obtenir des réponses développées et étayées sur des exemples concrets à propos d’items standardisés permettant des comparaisons interindividuelles. Ce dispositif permet également des confrontations systématiques avec l’échantillon témoin de Collinet et d’éventuelles catégories enseignantes supplémentaires étudiées par des monographies ultérieures.

Précisons enfin que, si les questionnaires ouverts constituent une entrée satisfaisante pour explorer le rapport au savoir scientifique, ils ne pourront qu’être complétés et affinés, dans une prochaine étape méthodologique, par la mise en oeuvre d’observations de séances et d’entretiens de retour sur vécu. Ceux-ci permettront de saisir in actu, c’est-à-dire en situation d’intervention, les contextes de mobilisation des connaissances théoriques ainsi que les formes et fonctions précises qu’elles revêtent au-delà de ce qui peut être déclaré hors contexte.

3.3 Déroulement

Un questionnaire ouvert (voir 3.2) a été administré aux enseignants agrégés normaliens de l’échantillon (voir 3.1), par voie électronique, entre janvier et mars 2009. L’administration par échange électronique a été retenue, car celle-ci structure une situation d’interaction égalitaire entre les interlocuteurs (Héas et Poutrain, 2003), propice à l’explicitation de vécu plutôt qu’à la justification, laquelle est chargée en procédures de domination sociale (Terral, 2003). En outre, l’échange électronique présente l’avantage d’offrir du temps au sujet pour réfléchir, sans pour autant perdre en spontanéité des réponses. La contrepartie de ce délai réflexif est la multiplication des malentendus, qui ont été contrôlés grâce à une connivence entre les enquêtés et l’enquêteur lui-même, jeune agrégé d’éducation physique et sportive et normalien.

3.4 Considérations éthiques

Afin de préserver leur anonymat, le prénom des enquêtés, sollicités par voie électronique, a été systématiquement modifié. Ceux-ci avaient été avertis, dès la sollicitation initiale, que leurs réponses allaient servir de matériaux à la rédaction d’un article empirique de recherche. Le manuscrit finalisé leur a été transmis avant toute opération de soumission.

3.5 Méthodes d’analyse des données

Insuffisants quantitativement pour procéder à une analyse statistique rigoureuse, les matériaux recueillis ont fait l’objet d’une double analyse qualitative de contenu : tout d’abord, une analyse thématique horizontale (Blanchet et Gotman, 2006), en vue de repérer les divergences-convergences, pour un même analyseur, d’un sujet à l’autre, et de tester l’hypothèse d’un éventuel genre collectif propre au groupe des agrégés normaliens ; ensuite, une analyse thématique verticale consistant à organiser, pour chaque sujet, les différents thèmes du questionnaire afin de reconstruire la singularité d’une architecture cognitive. L’hypothèse d’une corrélation entre rapports au métier et rapports au savoir pourra ainsi être éprouvée.

Cette double analyse de contenu soutient la démonstration qui suit, laquelle s’appuie sur des extraits de questionnaires, mobilisés tantôt parce que représentatifs de positions majoritaires, voire unanimes, tantôt parce que significatifs de positionnements singuliers. Systématiquement, le degré de partage des attitudes relatées ainsi que quelques propriétés distinctives pertinentes de l’émetteur seront explicités.

Précisons finalement que, si la validité intrinsèque des matériaux recueillis résulte principalement de la construction rigoureuse du questionnaire (redondance des items, incitation à des réponses contextualisées…) et de la maîtrise de la situation, interactive, d’enquête (connivence, confiance mutuelle…), la qualité des analyses réalisées réside, quant à elle, dans la recherche systématique de comparaisons, de confrontations et de redondances. En effet, c’est dans l’identification de cohérences/discordances ou de convergences/divergences, chez un même enseignant (quant à ses réponses sur les divers items du questionnaire), d’un enseignant normalien à l’autre et d’un groupe enseignant à l’autre (les professeurs issus de l’École normale supérieure par rapport à l’échantillon témoin) que les analyses thématiques puisent leur force. Leur valeur probatoire est avant tout relationnelle, c’est-à-dire inhérente aux récurrences et spécificités repérables. Cette dimension est en accord avec le présent projet démonstratif visant la mise en évidence d’un éventuel genre professionnel singulier, et ce, en faisant la part respective d’éléments propres et partagés du rapport au savoir d’une population singulière d’enseignants d’éducation physique et sportive par rapport au reste de la corporation.

4. Résultats

4.1 Les savoirs technologiques jugés utiles

Avant de s’intéresser spécifiquement aux savoirs scientifiques, nous avons jugé important d’identifier la place et le poids qu’ils revêtent parmi l’ensemble des types de connaissances potentiellement utiles pour l’intervention. Il est apparu que, suivant ce critère d’utilité, les savoirs d’ordre technologique et organisationnel supplantent les connaissances scientifiques proprement dites.

Les sujets manifestent tout d’abord un intérêt partagé unanimement pour les connaissances technologiques relatives aux activités physiques, sportives et artistiques et aux conduites typiques d’élèves. Ainsi, pour Vincent (deux ans d’ancienneté, percevant son établissement comme difficile et estimant consacrer 98 % de son temps à la gestion de groupe), maîtriser les savoirs sur l’activité est essentiel ; ils rassurent et permettent de parer l’imprévu. Il en va de même chez Julien (un an d’ancienneté), considérant son lycée (établissement du second degré correspondant à la scolarité entre 15 et 18 ans) comme peu stimulant et ses élèves d’un niveau très faible) qui pense qu’être mauvais dans l’activité enlève toute crédibilité. Ces savoirs apparaissent d’autant plus cruciaux que le contexte d’exercice est perçu comme délicat. De son côté, Sophie (deux ans d’ancienneté, estimant évoluer dans un rapport pédagogique positif avec des élèves actifs mais indisciplinés), insiste sur la nécessité de bien connaître les réponses des élèves, lesquelles font l’objet de nombreux échanges avec ses collègues plus expérimentés.

Les sujets sont également friands de savoirs liés à l’organisation et à la gestion de groupe. À ce propos, Vincent aimerait savoir refaire rapidement des équipes équilibrées lorsqu’il manque la moitié de la classe. Sophie partage cette sensibilité aux savoirs pragmatiques, aux trucs échangés avec les collègues comme demander en boxe aux élèves de combattre bouche fermée, pour la sécurité et le silence. Pour Gabriel (deux ans d’ancienneté, évoluant dans un établissement de banlieue sensible, mais appréhendant la réactivité de ses élèves comme une opportunité d’éprouver son enseignement), des connaissances relatives à la manière denégocier sans perdre la face apparaissent comme utiles ; d’où l’intérêt pour l’école Ubaldi, qui propose des astuces pour accrocher les élèves difficiles. En revanche, les travaux enjolivant les conditions matérielles de travail quotidien sont stigmatisés : pour Lise (quatre ans d’ancienneté, s’estimant évoluer dans un établissement relativement préservé), dans la revue « Éducation physique et sportive », ils ont toujours un matériel de rêve, des conditions d’enseignement idéales.

4.2 Contenus et formes des savoirs scientifiques jugés utiles

Bien que n’arrivant pas en tête des savoirs jugés utiles, les connaissances scientifiques n’en demeurent pas moins évoquées par les anciens normaliens. Il convient désormais d’en identifier à la fois le contenu et la forme.

Les savoirs scientifiques jugés utiles par les enseignants de notre échantillon se répartissent dans plusieurs grands domaines disciplinaires : physiologie de l’exercice (les travaux de Cometti [2002] sont fréquemment cités) ; psychologie de l’apprentissage et du contrôle moteurs (sont évoqués les travaux de Famose [1991], au sein du paradigme computationnel, l’approche écologique de Gibson [1986], la théorie des systèmes dynamiques avec Delignières et Garsault [2004], et la psycho-phénoménologie de Gaillard [2004]) ; recherche sur l’intervention (notamment dans le cadre de l’anthropologie cognitive située avec les travaux de Durand [2001], unanimement cité). Notons au passage qu’aucun agrégé normalien ne mentionne de travaux relevant des sciences sociales.

Qu’en est-il désormais de la forme des savoirs jugés utiles ? Tout d’abord, le souci d’opérationnalisation des savoirs est flagrant et pourrait expliquer l’intérêt persistant porté aux travaux cognitivistes. Participant du modèle de la commande (Durand et Arzel, 2002), ces derniers procèdent par décomposition du réel en variables, et fournissent des prescriptions directement utilisables pour l’intervention. Ainsi, François (un an d’ancienneté) reconnaît-il les avoir ré-adoptés parce que la complexité partout, l’action située, la phénoménologie, c’est bien joli, mais un peu haut perché, et sans grande application. Il en va de même pour Marie (un an d’ancienneté) qui admet une préférence pour les théories qui vont jusqu’aux solutions pédagogiques concrètes : avec les cognitivistes, on simplifie puis on complexifie ; à l’inverse, les perspectives écologique et dynamique sont difficiles à mettre en oeuvre. Nombreux sont ceux qui manifestent, à l’image de Gabriel, des dispositions applicationnistes : l’utilité d’une connaissance scientifique dépend de son efficacité à proposer rapidement une solution viable à un problème précis. L’attractivité en fonction de l’applicabilité bénéficie également à certaines données issues de la physiologie, alors même que cette discipline d’appui semblait exclue des programmes de l’Agrégation. Ainsi, Sophie apprécie ces savoirs en lien direct avec le terrain et manifeste de l’intérêt pour des études qui montreraient quel type d’activité est plus adapté à tel âge, pour construire un curriculum pertinent. Le savoir débouche ici sur des prescriptions en termes de programmation, finalité ultime de la référence scientifique tendant à marginaliser toute attention portée aux processus biologiques sous-jacents. Les assertions sont ici coupées de la théorie générale des filières énergétiques qui les sous-tend, pour ne retenir que les conséquences pragmatiques.

Pareille quête de l’utilité immédiate débouche sur des critiques émises à l’encontre des savoirs savants. Se joue ici, selon Terral (2003), une opposition entre deux principes supérieurs antinomiques (scientifique par opposition à professionnel), étayée par une critique contextualiste en germe et une dénonciation des intérêts sociaux de la recherche :

Les savoirs scientifiques sont trop souvent décontextualisés (sauf peut-être l’action située) pour véritablement aider un professeur sur le terrain. Nous avons besoin de savoirs contextualisés que l’on fait ensuite évoluer selon notre style pédagogique et notre public propres. Le mode de fonctionnement de la recherche (course à la publication…) ne permet pas aux chercheurs de se donner les moyens d’aider les pratiques (pluridisciplinarité nécessaire).

Gabriel

À l’inverse, les agrégés normaliens se montrent sensibles aux travaux scientifiques contextualisés dans une activité sportive, à l’instar des études en action située de Sève et Ria (2006) sur l’activité du pongiste.

À l’égard de ce dernier paradigme, les sujets manifestent une position ambivalente révélatrice de dispositions plurielles. D’un côté, ces travaux sont contestés du fait des faibles possibilités d’application qu’ils recèlent ; de l’autre, ils servent de points d’appui pour réclamer des connaissances contextualisées et semblent aiguiser la conscience de la complexité des phénomènes qui revêt chez certains la forme de thêmata (Holton, 1981), c’est-à-dire d’options ontologiques fondamentales, globalisantes et irréfutables, dont l’adhésion relève davantage d’une sensibilité personnelle que d’une argumentation logique. Pauline (un an d’ancienneté) reconnaît avoir davantage d’affinités avec les courants de l’autonomie qui lui paraissent moins simplifier la réalité. Pour Gabriel, la complexité de la situation pédagogique n’est jamais prise en compte dans les articles scientifiques. Les points de vue scientifiques restent des regards partiels qui ne pourront jamais éclairer la totalité d’une réalité qui les dépasse. Cette sensibilité au contexte concerne à la fois les contextes scientifiques de production de connaissances (pour Pauline, les connaissances ont une validité relative et limitée, valable uniquement dans le contexte où elles ont été démontrées) et les contextes professionnels d’utilisation des connaissances (pour Lise, toute connaissance scientifique doit être prise en relation avec le contexte particulier d’exercice).

4.3 Modes d’acquisition et intensité de la mobilisation des savoirs scientifiques

En ce qui concerne les modalités d’acquisition des connaissances précédemment évoquées, les sujets de notre échantillon insistent majoritairement sur le caractère structurant de la préparation au concours qui a mis de l’ordre dans la formation initiale (Rémi, un an d’ancienneté, envisageant comme un challenge intéressant l’idée de convaincre les filles de filière tertiaire de l’intérêt de la discipline). Très rares sont les sujets qui déclarent une activité de quête de nouveaux savoirs. Lorsqu’elle existe, celle-ci concerne, très épisodiquement, la consultation de revues professionnelles (Éducation physique et sportive), ou scientifiques francophones (Revue internationale des sciences du sport et de l’éducation physique ou Science et motricité).

En référence à la typologie de Collinet (2005), les sujets déploient, en majorité, un rapport au savoir de type faible et occasionnel et, en minorité, de type sporadique et sélectif. Sophie illustre le rapport majoritaire, elle qui s’aperçoit de plus en plus que le métier est accaparant au niveau des tâches administratives et ne laisse pas le temps ni l’envie de se plonger dans des textes scientifiques. Le rapport minoritaire est incarné par Gabriel, pour qui la fréquence et l’intensité du recours aux savoirs scientifiques dépendent beaucoup des périodes : cela peut aller de zéro pendant un mois à quatre en un jour si j’ai une motivation particulière à théoriser.

Ces deux rapports se superposent-ils à des attitudes (Collinet, 2005) contrastées à l’égard des savoirs scientifiques ? Nos résultats tendent à indiquer que, pour un même rapport au savoir, des attitudes plurielles peuvent être adoptées. Pour les sujets qui développent un rapport faible et occasionnel, les attitudes oscillent entre scepticisme et confiance relative. Usant ironiquement de concepts manipulés lors de sa préparation à l’agrégation, Vincent lâche :

Je suis rarement en état de flow, mes élèves peut-être, mais je ne m’en rends pas compte ; je n’ai pas véritablement l’impression que l’artefact tableau soit lu ni que les élèves sont plus réceptifs aux affordances auditives de mon sifflet. Sérieusement, les connaissances scientifiques ne me servent pas. Pire, je m’en fous !

Il en va de même pour Julien : J’ai arrêté la masturbation intellectuelle pour retomber à un niveau si bas sur le plan intellectuel que je me demande lequel de ces deux extrêmes je préfère. À la différence des deux sujets précédents, Sophie, partageant ce rapport faible et occasionnel, manifeste une confiance relative : les connaissances scientifiques restent un modèle explicatif consulté en second ressort. Une confiance relative originelle peut également glisser vers la distanciation, comme chez Lise : Au début, je me basais beaucoup sur la théorie, car c’est la seule arme que l’on a, mais après on apprend sur le tas ce qui marche ou pas. Aujourd’hui, les connaissances scientifiques me semblent très loin. Un point commun rassemble les sujets porteurs d’un rapport faible et occasionnel : la conviction du primat (exclusif parfois) de l’expérience comme facteur de progrès professionnel. Vincent essaie de partir du terrain avec une bonne connaissance des activités : quand j’en aurais fait le tour, je pourrais commencer à systématiser. Quant à Sophie, les savoirs d’expérience restent premiers pour construire des routines efficaces, la théorie n’étant qu’une ressource occasionnelle.

Les enseignants qui développent un rapport sporadique et sélectif aux savoirs adoptent majoritairement une attitude de confiance relative : ils refusent de considérer les modèles théoriques comme de la masturbation intellectuelle, tout en récusant la position applicationniste intenable du fait d’une conscience aiguë du caractère incertain de la situation d’enseignement. Confiance relative et critique contextualiste convergent. Il s’agit de réinterpréter, de bricoler les connaissances scientifiques. L’expérience demeure encore une fois première : Gabriel est convaincu que les savoirs scientifiques sont en retard sur les savoirs expérientiels : il n’a pas fallu attendre Winnykamen (chercheure en psychologie sociale ayant travaillé sur l’apprentissage par observation) pour comprendre l’intérêt des dyades dissymétriques dans l’apprentissage.

4.4 Fonctions des savoirs scientifiques

Dans notre échantillon, aucun enseignant n’a fait part du plaisir qu’il éprouvait à mobiliser des connaissances scientifiques. Dès lors, un savoir scientifique n’est jugé pertinent que s’il présente une forme d’utilité pour la pratique. Quelles fonctions jouent donc ces savoirs ?

Ils jouent tout d’abord une fonction de justification (Terral et Collinet, 2007), car ils permettent à l’acteur de donner sens à ce qu’il fait. Les sujets mentionnent par exemple avoir recours de façon explicite aux connaissances scientifiques, principalement hors phase d’interaction, lors des préparations et bilans de leçons ou de cycles. Pour la phase d’interaction, les enseignants reconnaissent qu’ils y recourent de façon majoritairement implicite : pour Julien, Les consignes que je donne s’expliquent forcément au niveau scientifique, et je les donne sûrement parce que j’en connais les origines ; ou selon Rémi : on a tellement manipulé ces connaissances que certaines sont incorporées. Les schèmes interprétatifs permettant de rendre le monde rationnel semblent intériorisés sur le mode de la disposition pratique. Les enseignants se sentent toutefois capables de les expliciter au cas où on le leur demanderait, se montrant lucides sur cette fonction de légitimation a posteriori.

Les savoirs scientifiques apparaissent en revanche centraux dans l’exercice professionnel lorsqu’ils revêtent une fonction de description. Ils permettent aux enseignants de formuler des interprétations sur les processus sous-tendant les comportements. Les professeurs tendent alors à mobiliser, de façon pragmatique, différents modèles théoriques en vue d’accéder à une compréhension nuancée des conduites (Derrider, 2006). Ainsi, pour Rémi :

En sport collectif, un élève qui ne fait pas les bons choix et perd souvent la balle en contre-attaque : s’agit-il d’un problème de prise d’information (cognitivisme) ? De préoccupations non fonctionnelles (action située) ? De problèmes sensori-moteurs (approche dynamique) ?

Une telle démarche réflexive se retrouve chez François et Sophie : chez le premier, Parfois, je n’arrive pas à comprendre tel phénomène via la théorie A, mais si je regarde avec la théorie B, ça va mieux. Quant à Sophie, la mobilisation de théories variées permet de rester ouverte, en recherchant d’autres causes pour une même conséquence lorsque les interprétations précédentes étaient infructueuses.

Développée par environ la moitié des sujets interrogés, cette posture relève in fine d’une fonction métacognitive, les savoirs scientifiques contribuant à structurer une démarche de pensée. Cette fonction transparaît également chez ceux qui considèrent les savoirs scientifiques comme des moyens d’auto-vigilance permettant de rester en état d’alerte :

Cela fait comme des déclics durant ma pratique. Par exemple, l’hystérésis [l’inertie] des feedbacks adressés aux élèves (cf. l’épisode du saut de cheval décrit par Durand) : tiens, ça fait trois fois que tu dis la même chose à des élèves différents ; est-ce que la consigne est réellement adaptée ?

Sophie

La réflexion sur les processus sous-jacents aux conduites des élèves et des siennes propres demeure finalisée par l’intervention (fonction de prescription à travers l’établissement de principes pour l’action). Nombreux sont les sujets porteurs de dispositions applicationnistes et, dans ce cadre, friands de données physiologiques. Celles-ci présentent le double avantage d’être produites expérimentalement, donc de permettre une décomposition du réel en variables et une manipulation successive des paramètres de la tâche ainsi que de dégager des usages pratiques.

5. Discussion des résultats

5.1 Des savoirs scientifiques minorés au profit des savoirs technologiques

Les différents registres de savoirs technologiques jugés utiles par les enseignants de notre échantillon (connaissances de la matière, des élèves, de la pédagogie) s’unissent dans la catégorie des connaissances des contenus pédagogiques (Grossman, 1990). Rovegno (1992) montre l’importance de l’expérience dans le développement de ces connaissances contextuelles imbriquées dans l’action. Inversement, les débutants en mobilisent très peu (Graber, 1995). Le vif intérêt manifesté par les sujets à leur égard s’interprète comme le symptôme de leur relative absence, du fait d’une expérience réduite dans le métier, renforcée par un vécu faible en tant qu’entraîneur. Sur ce point précis, notre population spécifique ne semble pas présenter de différences particulières par rapport aux enseignants débutants non passés par l’École normale.

Afin d’accélérer l’acquisition de ce répertoire de connaissances, nombre des sujets de l’enquête forment le projet de passer des diplômes fédéraux, c’est-à-dire décernés par les fédérations sportives civiles, et tous se réfèrent massivement à la collection L’EPS en poche (Leveau, 2005). Selon Klein, son directeur, ces ouvrages se veulent des aides à l’enseignement : il s’agit de partir des difficultés vécues par les pratiquants pour apporter des solutions pratiques. Des outils multiples sont fournis aux enseignants (catégories d’observation, niveaux d’habileté, situations d’apprentissage). Les aspects les plus concrets de l’enseignement sont également abordés (utilisation du matériel, formes de groupement…).

Une telle minoration des savoirs scientifiques questionne les thèses de Terral (2003) ou de Fleurance et Cotteaux (1999) selon lesquelles le détachement vis- à-vis des savoirs théoriques serait lié à l’acquisition d’expérience. Or, dans notre échantillon, certains enseignants à l’ancienneté très réduite n’hésitent pas à faire part de leur scepticisme vis-à-vis des savoirs scientifiques. Il en va surtout ainsi, à l’instar de Vincent et Julien, chez ceux pour qui les premières expériences professionnelles ont été vécues comme difficiles, ce qui a marqué une rupture brutale avec la formation initiale. Leurs propos vigoureux témoignent même d’un certain ressentiment à l’égard de savoirs qui n’apportent aucun secours pour affronter un contexte d’exercice qui les dépasse au point d’envisager de quitter le secondaire pour le supérieur. Une hypothèse, inspirée des intuitions de Latour (1991) à l’égard du scepticisme postmoderne, mériterait d’être éprouvée : la distance à l’égard des sciences ne serait-elle pas la résultante d’une croyance illusoire déçue en sa capacité à prescrire la pratique (Perez-Roux, 2006) ? L’attitude sceptique demeure toutefois rare dans notre échantillon, ce qui coïncide avec les résultats de Collinet (2005).

5.2 Des savoirs scientifiques entre continuité et rupture par rapport à l’échantillon témoin

Les savoirs scientifiques jugés utiles par la nouvelle population s’inscrivent dans des catégories disciplinaires proches de l’échantillon témoin (physiologie, psychologie…) et émanent d’auteurs de référence à la fois communs, diversifiés et renouvelés. Le renouvellement et la diversification des références (Delignières et Garsault, 2004 ; Durand, 2001 ; Gaillard, 2004 ; Gibson, 1986), relevant globalement des nouveaux paradigmes de l’autonomie (Durand et Arzel, 2002), peuvent s’expliquer par l’évolution des contenus de formation initiale et des programmes de concours dont nos enseignants sont apparus très dépendants, ce qui confirme les résultats de Collinet (2005). Cette évolution est toutefois en mesure d’affecter, non pas exclusivement les normaliens, mais plus généralement tous les jeunes enseignants issus des Unités de formation et de recherche en Sciences et techniques des activités physiques et sportives. Quoi qu’il en soit, la rupture avec les références classiques n’est pas totale, certaines traditions scientifiques (à l’instar du paradigme cognitiviste représenté par Famose, 1991) assurant une forme de continuité. La communauté des professeurs d’éducation physique peut dès lors être considérée comme à la fois unitaire (soudée autour de références et de noyaux opérationnels communs) et diverse, c’est-à-dire organisée autour de sous-communautés possédant des points d’appui théoriques propres pour définir une micro-culture groupale (Mottier-Lopez, 2008). Ces sous-communautés se constitueraient à l’interaction d’effets générationnels vastes (une classe d’âge d’étudiants) et d’effets de socialisation plus spécifiques (du type École normale).

Si l’on envisage désormais la forme que revêtent les savoirs scientifiques jugés utiles par les normaliens, celle-ci apparaît à première vue homologue de l’échantillon témoin (caractère opérationnel, centration sur les conséquences pratiques…). Il serait cependant inexact de soutenir que les agrégés normaliens ne présentent que des dispositions applicationnistes. À l’instar des positions ambivalentes développées à l’égard du programme de l’anthropologie cognitive, ces derniers sont partagés, à l’échelle intra-individuelle, entre des dispositions applicationnistes et des dispositions contextualistes. Ces dernières se révèlent entre autres dans l’usage contextuel et pragmatique qui est fait des savoirs scientifiques, usage qui se rapproche d’une version douce du relativisme contextualiste (Berthelot, 1996) : les diverses théories connues, parfois concurrentes et impliquées dans des controverses paradigmatiques, sont mobilisées dans la pratique, en vue d’en saisir la complexité, en fonction de besoins spécifiques liés à l’activité sportive, à la nature de l’habileté et à l’étape de l’apprentissage. Cette différenciation des connaissances exploitées en fonction de la spécificité des habiletés a déjà été mise en évidence par Brière-Guenoun, Perez et Durey (2007), ce qui n’exclut pas le fait que, sur cette question, les normaliens développent des raisonnements particulièrement élaborés. Pour Rémi, par exemple :

Un savoir n’est utile que dans certaines situations, moins dans d’autres. En sport collectif, il s’agit à la fois d’identifier des alternatives décisionnelles (le cognitivisme nous aide et incite à une démarche analytique) et de reconnaître des situations significatives (l’action située nous aide et incite à une démarche globale). En activité artistique, j’utilise beaucoup la démonstration parce que certains élèves fonctionnent bien dans cet apprentissage sociocognitif. Selon les moyens différents d’apprendre des élèves, j’adapte mes propositions.

En d’autres termes, tous les savoirs sont bons à prendre, tout dépend de la situation ; le professeur bricole. L’argumentaire est homologue chez Pauline et Gabriel :

Pour la première, je ne me sens engagée dans aucun champ théorique. Pour les activités ayant une dimension tactique, je suis un prof cognitiviste cherchant à faire réfléchir mes élèves. Dans d’autres, je suis un prof phénoménologique, comme en natation où les sensations sont importantes. Mais ça dépend aussi des caractéristiques des élèves, du moment du cycle, de leur niveau. Dans la réalité, les modèles théoriques s’articulent d’eux-mêmes. La réalité est trop complexe pour la compartimenter comme le font les chercheurs.
Quant au second, les cognitivistes sont intéressants lorsque l’on s’intéresse à l’étape fonctionnelle de l’apprentissage ou dans les activités à dimension stratégique ; les perspectives écologiques et dynamiques sont intéressantes quand on s’intéresse à la construction d’habiletés fines.

De telles attitudes questionnent la thèse de Fleurance et Cotteaux (1999) pour qui la flexibilité des démarches pédagogiques ne se développerait qu’avec l’accroissement de la maturité professionnelle. Cette spécificité doit-elle être vue comme un phénomène générationnel lié à la diffusion du modèle de l’autonomie ou comme la résultante d’une socialisation professionnelle normalienne singulière ? Fait remarquable, le formateur de l’École normale et les actuels agrégatifs développent des raisonnements semblables à ceux de Rémi, de Gabriel et de Pauline. Cette convergence est un argument en faveur de la thèse d’un poids non négligeable de cette préparation dans la stabilisation d’une telle démarche de pensée, comme l’indique Rémi : La préparation m’a appris à relativiser la portée des savoirs scientifiques selon les contextes. Seraient ainsi partagés tout à la fois des noyaux opérationnels communs et l’usage pratique de ces derniers, les expériences de socialisation agissant à ce double niveau (Collinet, 2006). Ces deux niveaux définiraient un genre culturel propre à une sous-communauté professionnelle (Clot, 1999). En effet, une divergence existe ici avec l’échantillon témoin de Collinet (2006) à propos duquel il est noté une mise en relation directe et univoque des prémisses et des conclusions évitant toute dissonance qui résulterait d’un rapport complexe ou pluriel entre les prémisses et la conclusion. Quant à connaître l’empan de ce genre (étudiants d’une génération récente ou normaliens), des monographies complémentaires sont nécessaires pour statuer.

Au final, les sujets semblent partagés, à l’échelle intra-individuelle, entre des dispositions pratiques applicationnistes (modèle de la commande) et des dispositions métacognitives contextualistes (modèle de l’autonomie). La sociologie psychologique (Lahire, 1998) rend compte de cette bipolarité en la rapportant aux expériences diverses de socialisation. Selon Terral (2003), l’intériorisation de dispositions applicationnistes s’expliquerait par l’entremise des dispositifs universitaires de formation (reléguant les stages en situation en fin de scolarité comme lieux de procéduralisation des savoirs déclaratifs) et du poids de certains écrits scientifiques (notamment de l’approche computationnelle, laquelle considère le cerveau humain comme un système de traitement de l’information, par analogie avec l’ordinateur). De son côté, l’acquisition de dispositions contextualistes serait à rapporter, d’une part, au renouvellement des contenus théoriques de formation initiale et des programmes de concours sous l’impulsion de l’action située (programme de recherche auquel de nombreux sujets ont participé en Master) et, d’autre part, aux exigences inhérentes à l’agrégation d’articuler des paradigmes incompatibles. Les différents répertoires de dispositions seraient ensuite activés ou mis en veille selon les contextes d’exercice (Lahire, 2005) : les éléments partagés sont sans cesse renégociés, reconstruits par l’acteur en connexion avec son expérience pratique (Collinet, 2006 ; Durand, Ria et Flavier, 2002). Chez les enseignants (Julien, Vincent) percevant leurs conditions d’exercice comme particulièrement périlleuses, les dispositions applicationnistes tendent à s’activer, inhibant ou radicalisant (ce qui revient à les inhiber) les dispositions contextualistes. Par exemple, chez Vincent, la conscience de la variabilité débouche sur un relativisme contextualiste radical : Mes pauvres gamins, il leur faudrait un modèle par élève et par jour, ils sont tellement imprévisibles ! À l’inverse, pour ceux (Rémi, Gabriel) qui ont résolu ces problèmes d’animation, peuvent s’actualiser les dispositions contextualistes permettant, au service des activités d’instruction (Durand, 1996), une description fine des élèves et une individualisation des voies d’apprentissage.

La mobilisation des savoirs scientifiques peut revêtir, chez nos enseignants, les quatre fonctions pour l’intervention identifiées par Terral et Collinet (2007) à partir de l’échantillon témoin (justification, description, prescription et métacognition). La spécificité de notre échantillon réside principalement dans la conjugaison des fonctions de description et de métacognition au moyen d’un usage pragmatique des diverses théories scientifiques connues pour rendre intelligibles la complexité et la diversité des comportements des élèves. Il en va ainsi chez Rémi, qui tente de comprendre les échecs de ses élèves en sports collectifs en mobilisant alternativement les données issues des programmes cognitivistes, de l’action située ou de l’approche dynamique des coordinations motrices. Une telle attitude, dont on ignore la diffusion dans d’autres catégories d’enseignants, fissure quelque peu la thèse de Fleurance et Cotteaux (1999) suivant laquelle la centration sur les apprenants s’acquiert avec l’accroissement de la maturité professionnelle. Au final, l’intense formation théorique reçue semble avoir contribué moins à la construction de dispositions cognitives théoriciennes qu’à la stabilisation de dispositions métacognitives où les savoirs scientifiques jouent le rôle de déclencheur réflexif et d’incitateur à l’innovation.

5.3 Rapports au savoir et rapports au métier

Comment comprendre les rapports et attitudes relativement différenciés des enseignants de notre échantillon vis-à-vis des savoirs scientifiques, alors même qu’ils ont reçu une formation semblable ? Collinet (2005), en s’inspirant de Dodier (1993), suggère l’existence de corrélations entre, d’un côté, des rapports divers au savoir et, de l’autre, des rapports variés au métier, définis comme les priorités et buts éducatifs des enseignants. Ainsi, un rapport au savoir faible et occasionnel serait lié à un rapport au métier éducatif visant la transmission de valeurs ; un rapport intense et sélectif serait corrélé à un rapport performatif tourné vers l’amélioration des prestations ; un rapport au savoir intense et agrégatif accompagnerait un rapport promotionnel ; enfin, un rapport au savoir sporadique et sélectif irait de pair avec un rapport au métier personnel visant l’épanouissement. Quels rapports au métier retrouve-t-on chez nos sujets ? Avec quels rapports au savoir sont-ils corrélés ?

Le rapport promotionnel est tout d’abord absent, ce qui semble logique pour des néo-enseignants. Inexistant est également le rapport personnel, aucun sujet ne déclarant éprouver un quelconque plaisir à l’égard des savoirs scientifiques, à la différence des enseignants de l’échantillon témoin (Collinet, 2005) qui témoignent, pour certains, d’une attirance personnelle désintéressée vis-à-vis des connaissances. Dans notre échantillon, seuls les savoirs répondant à des préoccupations pratiques sont mentionnés. En atteste, par exemple, le fait qu’aucune connaissance émanant des sciences sociales n’a été mentionnée, probablement parce qu’elles sont considérées comme faiblement opérationnelles. Ce constat confirmerait les travaux de Chartier (1998) qui montre que les enseignants sont plus sensibles aux savoirs qui débouchent sur des protocoles d’action qu’à ceux qui proposent des modèles explicatifs.

Le rapport au métier majoritaire est de type éducatif. Cette ambition se décline en deux orientations de valeurs (Pasco, Kermarrec et Guinard, 2008), respectivement centrées sur l’individu et le collectif : l’auto-actualisation (priorité accordée à la réalisation autonome de l’enfant) et la responsabilisation sociale (priorité accordée à l’insertion sociale). La première polarité se retrouve chez Sophie, Pauline et Gabriel, qui souhaitent aider les élèves à se sentir bien dans leur corps au moyen du plaisir du mouvement et de la connaissance de soi. Quant à la seconde, elle se retrouve chez Lise, pour qui l’essentiel est de transmettre des savoirs pour vivre ensemble. Ces deux orientations s’intègrent dans le rapport éducatif au métier qui, selon Collinet (2005), est corrélé au rapport faible et occasionnel au savoir. Nos résultats indiquent que ce rapport éducatif au métier peut aussi être associé à un rapport sporadique et sélectif au savoir scientifique. En ce qui concerne l’influence de la nature du contexte sur l’orientation éducative, nos résultats confirment en partie la démonstration de Combaz (2002) suivant laquelle les enseignants poursuivent essentiellement des objectifs moraux dans des établissements défavorisés. Ainsi, chez Vincent, si la situation fonctionne, c’est déjà qu’ils ont appris quelque chose. Les sujets seraient en quête d’un fonctionnement viable avec leurs élèves, ce qui les inciterait parfois à délaisser les objectifs d’apprentissage (Rovegno, 1994) au profit de l’obtention d’une interaction disciplinée. Les orientations de valeurs seraient ainsi fortement dépendantes des caractéristiques situationnelles, ce dont les enseignants ont pleinement conscience lorsqu’ils reconnaissent changer de priorités selon les classes ou les établissements, activant par là même une disposition métacognitive contextualiste. Celle-ci, couplée à l’influence des contraintes pragmatiques, ne suffit cependant pas à rendre compte d’une telle focalisation sur l’éducatif dans la mesure où certains enseignants (Lise, Rémi…) qui ne perçoivent pas leur contexte professionnel comme particulièrement délicat s’orientent malgré tout vers un rapport éducatif au métier. Ici, interviennent aussi des convictions philosophiques (Pasco et collab., 2008) dont il conviendrait d’explorer les origines. Plus généralement, la formulation d’une préférence éducative pourrait résulter d’un effort de réduction de dissonance entre de telles convictions et des contraintes contextuelles (Roux-Perez, 2005).

Enfin, quant au rapport performatif au métier, il est apparu comme inexistant ou, tout du moins, secondaire, résultat congruent avec l’absence de rapport au savoir intense et sélectif. Les termes apprentissage, performance, progrès sont très rarement énoncés. Fait intéressant, de telles ambitions sont souvent différées, jugées accessibles lorsque le contexte d’exercice sera plus favorable. Outre ces contraintes pragmatiques, la place marginale de cette priorité performative pourrait s’expliquer par la distance qui sépare les sujets de l’univers des fédérations sportives civiles (du type Fédération française de football) où elle est essentielle. Repousser l’objectif de performance serait une manière d’attester de la spécificité scolaire de son enseignement (Perez-Roux, 2001).

6. Conclusion

Le présent article, confrontant les approches sociologiques pragmatique et dispositionnaliste, est une contribution au programme de recherche qui porte sur l’élucidation des formes et fonctions des savoirs scientifiques jugés utiles par les enseignants sportifs. Plus précisément, il s’agissait de donner corps à l’objectif consistant à dégager d’éventuels profils variés d’intervenants. Pour ce faire, une catégorie spécifique de professeurs d’éducation physique, néo-agrégés et anciens normaliens, a été sondée. L’enjeu résidait dans la mise en évidence d’éléments partagés par ses membres accompagnée du répérage des convergences et des divergences avec les résultats issus de l’échantillon témoin de Terral et Collinet (2007). Comme le projet n’en est qu’à ses balbutiements, toute conclusion hâtive doit être évitée : en effet, le repérage d’une discordance entre les résultats de notre échantillon et certains éléments transversaux identifiés par Terral et Collinet (2007) ne permet pas de conclure définitivement à l’existence d’une sous-communauté professionnelle normalienne, dans la mesure où tel rapport au savoir peut avoir été déterminé, non pas exclusivement par une socialisation normalienne particulière, mais aussi par une socialisation universitaire partagée par l’ensemble des étudiants récents en Sciences et techniques des activités physiques sportives. Pondérer l’impact respectif d’un vaste effet générationnel et d’une socialisation spécifique nécessite la multiplication, la diversification, puis le recoupement de monographies portant sur d’autres catégories d’enseignants, issus de structures de formation et de générations variées, exerçant dans des milieux divers. Il pourrait ainsi s’avérer heuristique de sonder des lauréats du Certificat d’aptitude au professorat d’éducation physique et sportive (CAPEPS), issus d’universités variées et admis au cours de diverses sessions. Ainsi, pourraient être appréciés (et pondérés) les effets liés aux lieux et aux moments de la formation. D’autres catégories d’enseignants pourraient, dans le même but d’identification d’éventuels profils professoraux, être étudiées, comme les détenteurs de l’agrégation interne d’éducation physique et sportive. Le projet comparatif pourrait être étendu aux intervenants sportifs évoluant dans le monde fédéral, à l’instar des détenteurs du Professorat de sport ou du Brevet d’état d’éducateur sportif. Ces diverses catégories objectives d’intervenants (tant du point de vue du statut que de la formation reçue) sont-elles associées à des genres professionnels effectivement distincts ? À quels niveaux précis du rapport au savoir scientifique se manifestent d’éventuelles spécificités ? Au-delà du rapport au savoir, d’autres dimensions de l’activité enseignante (le rapport au métier, les conceptions philosophiques de l’éducation et de l’élève à former…) permettent-elles de distinguer les diverses catégories professorales ? La présente étude, dévoilant le rapport au savoir scientifique des enseignants d’éducation physique, agrégés et normaliens, a le mérite d’apporter une première pierre à cet édifice comparatif (au sens où il exige des confrontations et recoupements systématiques), au moyen d’une monographie princeps qui en appelle beaucoup d’autres.

Ces quelques limites quant à l’utilisation des matériaux produits étant énoncées, rappelons succinctement les grandes lignes de nos résultats : les sujets interrogés ont manifesté davantage de sensibilité pour les savoirs technologiques que pour les connaissances scientifiques à propos desquelles ils entretiennent des rapports plutôt faibles et occasionnels ou sporadiques et sélectifs. Les contenus des savoirs scientifiques évoqués, pour ce qui est des disciplines d’appui et des auteurs de référence, s’inscrivent entre continuité et rupture vis-à-vis de l’échantillon généraliste. De plus, à l’égard de ces connaissances, les attitudes oscillent entre scepticisme et confiance relative. En outre, chez ces enseignants, s’entremêlent des dispositions pratiques applicationnistes (modèle de la commande) et des dispositions métacognitives contextualistes (modèle de l’autonomie). Ces dernières se manifestent par une mobilisation pragmatique de divers filtres interprétatifs en fonction de la situation d’enseignement. Cette pluralité dispositionnelle pourrait s’expliquer par la diversité des expériences socialisatrices vécues permettant la stabilisation de répertoires variés de schèmes, susceptibles d’être activés ou mis en veille en fonction de la perception du contexte d’exercice. Enfin, nous avons pu mettre en évidence une corrélation entre de telles postures à l’égard du savoir et une conception éducative du métier.

Les présents résultats ayant été construits à partir d’une analyse exploratoire du discours (au moyen de l’administration de questionnaires ouverts), l’étape méthodologique ultérieure consistera à les confronter avec une étude des usages effectifs des savoirs scientifiques en action à partir d’un dispositif méthodologique croisant observations in situ de séances et entretiens d’explicitation. Il pourrait notamment s’avérer riche de soumettre les mêmes enseignants (les dix-neuf composant notre échantillon) à ce second protocole d’analyse, et ce, dans l’optique de repérer d’éventuels éléments de concordance ou de discordance entre le rapport au savoir théorique déclaré, d’une part, et vécu en pratique, d’autre part. La validité de nos résultats obtenus par voie de questionnaires pourrait ainsi être renforcée par une logique de triangulation des données.

Au final, de telles investigations sociologiques n’ont pas pour but de contredire les nombreux travaux des sciences de l’intervention visant depuis une quinzaine d’années à dévoiler les savoirs pratiques cachés dans l’agir professionnel des enseignants, mais elles s’efforcent de les compléter en envisageant d’autres dimensions de l’action, à savoir sa justification, la reconstruction de son sens et ses appuis en amont (Collinet, 2006). Un dernier axe de recherche pourrait consister à travailler les rapports qui s’instaurent, pour un même enseignant, entre les différentes dimensions de l’action (sa justification en amont et son décours effectif), et les divers empans temporels. Précisément, il s’agirait d’apprécier comment s’articulent, chez l’acteur, les savoirs pratiques et les appuis conventionnels de l’action. Ceux-ci sont-ils congruents, se renforcent-ils mutuellement ou bien, à l’inverse, apparaissent-ils indépendants et cloisonnés ?