Corps de l’article

1. Introduction

Les enfants sourds se situent d’emblée dans un environnement familial et scolaire plurilingue (Grosjean, 1984 ; Dunant-Sauvin et Chavaillaz, 1993). Deux langues au moins sont présentes à des degrés divers : le français et la langue des signes française (LSF). Nous nous proposons d’analyser les modalités et les significations de l’introduction d’une troisième langue pour des élèves sourds, à la suite du travail de la linguiste Ivani Fusellier-Souza (2003). En France, outre le français et la langue des signes française, les élèves sourds, comme leurs camarades entendants, apprennent obligatoirement une première langue vivante étrangère – principalement l’anglais – au collège, à partir de la classe de 6e (élèves âgés de 11 ans et plus). Cette nouvelle langue est apprise par les élèves soit uniquement à l’écrit, soit à l’écrit et à l’oral – cela varie selon le profil des professeurs et des élèves qui peuvent être plutôt oralistes (s’exprimant principalement en français oral) ou plutôt signeurs (privilégiant la communication en langue des signes). Dans le champ de la surdité, les chercheurs s’interrogent : Pourquoi apprendre à ces élèves une troisième langue, alors qu’ils ne maîtrisent pas encore le français ? Ne serait-il pas plus pertinent de leur proposer une langue étrangère signée, telle que la langue des signes américaine, plutôt qu’une langue étrangère vocale ? Rappelons qu’il n’y a pas de langue des signes universelle : les langues des signes de chaque pays diffèrent les unes des autres tout comme les langues vocales.

Quels sont les effets de cet apprentissage sur les représentations que les élèves se font d’eux-mêmes et des autres ? Cet article porte sur les enjeux identitaires de l’apprentissage d’une langue étrangère vocale par des élèves sourds français. Au cours d’une enquête ethnographique menée au sein de plusieurs établissements scolaires à Paris et en banlieue parisienne, nous avons recueilli – par le biais d’entretiens et d’observations de classe – le point de vue des élèves.

Tout d’abord, nous soulignerons les enjeux théoriques de notre recherche sur les liens entre surdité, langage et identité. Nous présenterons ensuite l’hypothèse interprétative à partir de laquelle nous avons travaillé sur le rapport à soi et aux autres. Dans un troisième temps, nous préciserons les outils méthodologiques utilisés dans notre enquête de terrain. Enfin, nous énoncerons les principaux résultats obtenus et les constats qui peuvent en être tirés. Nous conclurons par quelques pistes de réflexion.

2. La valeur identitaire des langues chez les jeunes sourds : état des lieux

Notre recherche vise à documenter la valeur identitaire de l’apprentissage d’une langue à la fois vocale (non signée) et étrangère (non nationale) pour les élèves sourds qui sont déjà locuteurs du français et de la langue des signes française.

2.1 Langues maternelles et langues étrangères : le cas des sourds

Nous allons analyser le rôle respectif de la langue maternelle et des langues étrangères dans la construction identitaire des élèves sourds.

2.1.1 La langue des signes : langue maternelle des sourds ?

Le concept de langue maternelle est complexe à définir, car des situations de communication et des pratiques langagières extrêmement variées sont à prendre en compte. La langue maternelle peut faire référence à la langue transmise par la mère, à la première langue acquise au cours de l’enfance ou encore à la langue d’appartenance, celle qui revêt une valeur forte au sein du groupe dont on est membre (Dabène, 1994).

Dans le cadre de la surdité, le concept de langue maternelle s’avère souvent peu opératoire, sachant que 90 % des enfants sourds naissent de parents entendants (Gillot, 1998), majoritairement locuteurs de la langue française, et que les enfants sourds n’ont pas d’accès direct à cette langue pour des raisons physiologiques (Dubuisson et Daigle, 1998). Deux cas de figure sont à distinguer.

Dans le cas des familles sourdes, c’est-à-dire les familles dans lesquelles parents et enfants sont sourds, la langue des signes peut être considérée comme la langue maternelle des sourds, puisqu’elle fait l’objet d’une transmission intergénérationnelle. Ces familles, bien que peu nombreuses, ont un poids symbolique fort et constituent une sorte d’aristocratie (Delaporte, 2000b).

Dans le cas majoritaire des familles entendantes qui ont un enfant sourd, la conception de la langue maternelle varie. Pour certains chercheurs (Action connaissance formation pour la surdité, 2005), la langue familiale – ici le français – est envisagée comme la langue maternelle des enfants sourds et la rééducation reposant sur un ensemble de techniques orthophoniques est alors proposée et développée pour tenter de construire cette langue. Ce positionnement reflète la réalité dans un grand nombre de familles où le français reste la seule langue connue et pratiquée, la langue des signes étant une langue peu investie par la plupart des parents entendants et absente de nombreux établissements scolaires. D’autres chercheurs (Delaporte, 2002 ; Gaucher, 2005), tout en conservant langue maternelle pour désigner la langue vocale de l’environnement familial et social, accordent une place à la langue des signes dans le développement des enfants sourds. Cette langue dite naturelle est celle qu’ils acquièrent le plus facilement et le plus spontanément, mais aussi celle qu’ils maîtrisent le mieux. Ajoutons qu’elle est également la langue avec laquelle ils s’identifient et par laquelle ils sont identifiés au sein de la communauté sourde.

Dans cette recherche, nous considérons que la langue des signes est la langue naturelle des enfants sourds, à partir du moment où ils sont en contact avec elle. Précisons que cette première exposition est souvent plus tardive que pour les langues vocales, puisque la langue des signes fait l’objet d’un apprentissage au contact des pairs sourds, le plus souvent à l’école et non dans le cercle familial. Au regard du critère identitaire, elle devient langue maternelle lorsqu’elle est investie par l’individu au sein de la communauté sourde signante.

2.1.2 Cas particulier des langues étrangères pour les sourds

Peu de travaux traitent de l’enseignement-apprentissage d’une langue étrangère vocale à des élèves sourds. Ces travaux émanent principalement de praticiens, c’est-à-dire d’enseignants de langues qui exercent auprès d’élèves sourds, et concernent l’apprentissage de l’anglais. Cela est le cas en France (Flory, 2005 ; François, 2007 ; Fusellier-Souza, 2003 ; Marchal, 1996 ; Taib, 1994) et à l’étranger : en Italie (Ochse, 2001), en Pologne (Domagała-Zyśk, 2004) ou en République tchèque (Motejzíková, 2004). La plupart de ces travaux à visée professionnelle s’inscrivent dans une perspective de didactique des langues : les enseignants y font état de leurs pratiques de classe, des difficultés rencontrées et des stratégies mises en oeuvre pour y remédier.

Ces travaux s’interrogent tous sur la légitimité de l’apprentissage d’une langue étrangère vocale par des élèves sourds. En effet, dans chaque pays, la question de savoir si l’apprentissage de la langue des signes constitue un frein ou une aide pour la maîtrise de la langue majoritaire nationale chez l’enfant sourd a été largement discutée et tranchée en faveur du bilinguisme en France (Bouvet, 1982 ; Grosjean, 1993 ; Millet, 1995) et au Québec (Dubuisson et Daigle, 1998). L’apprentissage d’une langue étrangère soulève une question similaire : Est-il pertinent d’enseigner aux élèves sourds une troisième langue, sachant que la langue nationale vocale et la langue des signes sont souvent loin d’être maîtrisées ? (Fusellier-Souza, 2003).

Précisons également qu’il s’agit le plus souvent d’expériences pilotes, comme dans le cas du projet d’enseignement-apprentissage de l’anglais à des adultes sourds hongrois dans une école privée de langues, présenté par Ágnes Bajkó et Edit Kontra (2008). Les auteurs ont mené plusieurs observations de classe, ont administré des questionnaires et ont réalisé des entretiens exploratoires avec l’enseignante d’anglais entendante et les cinq adultes sourds du groupe.

Les différents travaux mettent en évidence des résultats positifs convergents : l’apprentissage d’une langue étrangère vocale serait valorisant et enrichissant pour les élèves sourds. Premièrement, l’apprentissage d’une langue étrangère vocale, à l’entrée en classe de 6e (11 ans), permet de replacer les élèves sourds sur un pied d’égalité avec leurs camarades entendants et de restaurer leur estime de soi, malmenée au cours d’une scolarité souvent mal adaptée (Fusellier-Souza, 2003 ; Taib, 1994). Deuxièmement, cet apprentissage peut améliorer, par un effet de rétroaction, la maîtrise de la langue nationale vocale ou signée chez ces élèves (Bajkó et Kontra, 2008 ; Fusellier-Souza, 2003 ; Ochse, 2001).

Au-delà de ces questions de principe, dans notre recherche, nous essayons de comprendre le sens que peut revêtir l’apprentissage d’une langue étrangère vocale pour les élèves eux-mêmes. S’il est généralement admis qu’il existe un enjeu identitaire dans l’acquisition de sa langue maternelle, nous pensons que des aspects identitaires entrent également en jeu dans l’apprentissage d’une langue étrangère. Une langue étrangère vocale, telle que l’anglais, a-t-elle un statut purement scolaire ou joue-t-elle un rôle dans la construction identitaire des jeunes sourds ? Les compétences acquises en anglais, quelles qu’elles soient, ont-elles une influence sur la représentation qu’ils se font d’eux-mêmes (nous) et des autres (eux) ? Cette recherche vise, à partir d’un échantillon plus large d’établissements scolaires, d’enseignants et d’élèves, à augmenter le degré de généralité des résultats obtenus sur des exemples particuliers et à les nuancer, le cas échéant.

2.2 Surdité et identité : un cadre conceptuel interactionniste

Pour traiter de la valeur identitaire des langues – en particulier étrangères – pour les jeunes sourds, nous adoptons une approche de type interactionniste, ce qui revient à envisager la surdité comme rapport et l’identité comme processus.

2.2.1 La surdité comme rapport

Dans le monde de la recherche scientifique, il existe plusieurs manières d’appréhender la surdité. Les discours médicaux ont pendant longtemps été majoritaires. Ils appréhendent la surdité sous l’angle déficitaire comme manque et ont une conception réparatrice de la surdité : une fois la déficience auditive repérée et mesurée, il faut tenter d’y remédier. À partir des années 1970, ce monopole de la médecine sur la surdité est remis en cause d’abord aux États-Unis, à la suite du développement des Deaf Studies (Katz, 1999), puis en France. Selon des chercheurs en sciences humaines et sociales (Bouvet, 1982 ; Cuxac, 1983 ; Mottez, 1977), l’altérité des sourds ne saurait se réduire à une dimension physique et corporelle (autrement dit, approche médicale) et intègre une dimension sociale et culturelle (autrement dit, approche anthropologique) : les sourds sont des êtres de culture et de langage à part entière. Dans la lignée des travaux de Goffman (1975), le sociologue Mottez affirme que la surdité est un rapport (2006, p. 160), c’est-à-dire qu’elle se joue dans les interactions sociales entre sourds et entendants.

Dans notre recherche, la surdité est donc envisagée comme un mode particulier d’appréhension du monde et du langage, de soi et des autres, qui se construit dans les interactions individuelles et collectives. Une telle approche pluridisciplinaire (Daigle et Parisot, 2006 ; Gruson et Dulong, 1999) permet de saisir ensemble les multiples facettes de la surdité qui sont à la fois physiques, psychologiques, linguistiques, culturelles et sociales.

2.2.2 L’identité comme processus

Parmi les théories de l’identité, plusieurs cadres théoriques sont possibles. L’approche essentialiste qui a longtemps prévalu considère, à partir de l’étymologie latine (idem signifiant le même), l’identité comme une réalité stable et définitivement figée : elle renvoie à ce qui est immuable. Selon l’approche interactionniste, au contraire, la définition de soi implique le rapport à l’autre, absent de l’essentialisme. En reprenant les analyses de Mead (1963, p. 15), qui affirme que le soi est moins une substance qu’un processus, et de ses héritiers, notamment au sein du courant interactionniste (Goffman, 1975), la dynamique identitaire qui s’établit par, avec et contre les autres est désormais prise en compte. L’identité résulte donc d’un processus d’identification et de différenciation : les individus perçus comme semblables revendiquent leur appartenance à un groupe auquel ils s’identifient (ce qui renvoie à un nous) et se démarquent des membres des autres groupes jugés différents (eux) (Deschamps et Moliner, 2008).

Dans notre recherche, il s’agit de déterminer en quoi ces différents aspects de ce que l’on nomme l’identité sourde entrent en jeu dans cet apprentissage. En d’autres termes, quels sont les effets que l’apprentissage d’une langue étrangère vocale produit sur soi, sur l’image de soi et sur l’image qu’en ont les autres ?

3. Effets identitaires de l’apprentissage d’une langue étrangère vocale : quatre cas de figure

Nous distinguons quatre cas de figure qui sont présentés dans le tableau 1, chacun correspondant à un sens que pourrait revêtir l’apprentissage d’une langue étrangère vocale pour les jeunes enquêtés. Ces cas de figure ont été élaborés à partir de recherches existantes dans le champ de la surdité, mettant en évidence les caractéristiques de la communauté sourde signante, et ils ont été adaptés à la question de l’apprentissage d’une langue étrangère vocale. En apprenant l’anglais, les jeunes enquêtés se sentent-ils avant tout sourds (cas 1) ou Français (cas 2) ? Ont-ils le sentiment d’être cosmopolites (cas 3) ou, au contraire, étrangers (cas 4) ? Précisons que ces cas ne s’excluent pas mutuellement : les jeunes enquêtés peuvent valoriser tantôt une représentation, tantôt une autre, selon leur profil et selon les contextes.

Tableau 1

Représentations de l’apprentissage d’une langue étrangère et de ses locuteurs

Représentations de l’apprentissage d’une langue étrangère et de ses locuteurs

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3.1 Cas 1 : apprendre l’anglais renforcerait la distance existante entre sourds et entendants

Dans le premier cas, en apprenant une langue étrangère vocale (c’est-à-dire non signée), les jeunes enquêtés feraient une nouvelle fois l’expérience de la distance qui sépare les sourds et les entendants.

L’opposition entre nous les sourds et eux les entendants est centrale. Elle ne serait pas tant quantitative que qualitative. Si les sourds forment bien une minorité numérique par rapport à la société majoritaire entendante, il y aurait avant tout une différence de nature (Mottez et Markowicz, 1979, p. 46), une différence ontologique (Delaporte, 2002, p. 55), une altérité radicale (Le Capitaine, 2004, p. 121) entre sourds et entendants. Cette ligne de démarcation s’établit principalement autour de la langue : les entendants communiquent en langues vocales, et les sourds en langues signées.

En apprenant une nouvelle langue vocale (outre le français), les sourds français se sentiraient encore plus éloignés des entendants étrangers qu’ils ne le sont des entendants français.

3.2 Cas 2 : apprendre l’anglais renforcerait la distance existante entre Français et étrangers

Dans le deuxième cas, en apprenant une langue étrangère (c’est-à-dire non nationale), les jeunes enquêtés feraient l’expérience de la distance qui sépare les Français, qu’ils soient sourds ou entendants, des étrangers.

En effet, les Français partagent le même territoire national. Dans la mesure où la langue française est la langue majoritaire du pays dans lequel les élèves sourds français vivent, ils ont un usage au moins pragmatique du français écrit (et éventuellement oral, selon les cas) qui fait partie de leur quotidien. Cependant leur degré d’exposition à l’anglais est relativement faible. L’apprentissage du français primerait donc sur celui de toute autre langue.

3.3 Cas 3 : apprendre l’anglais renforcerait les liens existants entre sourds français et sourds étrangers

Dans le troisième cas, en apprenant une langue étrangère vocale, les sourds se rendraient paradoxalement compte des liens forts qui existent entre sourds français et étrangers.

En effet, les langues des signes sont dites iconiques, c’est-à-dire qu’il y a un lien entre la forme des signes et leur sens (Cuxac, 2000). À titre d’exemple, le signe [MANGER] est identique en langue des signes française, en langue des signes québécoise, en langue des signes américaine et dans de nombreuses autres langues des signes.

Lors de rencontres avec des sourds étrangers, les sourds utilisent entre eux un maximum de signes iconiques – communs à l’ensemble des langues signées – afin de faciliter leur intercompréhension. La communication entre un sourd français et un sourd étranger est plus aisée qu’entre un entendant français et un entendant étranger dont il ne parle pas la langue. Les sourds ont donc le sentiment d’être cosmopolites, d’être d’authentiques citoyens du monde (Cuxac, 1983, p. 172) et pourraient, de ce fait, juger inutile l’apprentissage d’une langue étrangère, qu’elle soit vocale ou signée.

3.4 Cas 4 : apprendre l’anglais rapprocherait les sourds français des entendants étrangers

Dans le quatrième cas, bien que l’anglais soit une langue doublement différente (parce que vocale, d’une part, et étrangère, d’autre part), les jeunes sourds français trouveraient dans cet apprentissage une certaine proximité avec les entendants étrangers dont ils apprennent la langue.

Dans la mesure où les sourds utilisent la langue des signes qui souffre d’un manque de reconnaissance en France, ils se considèrent souvent comme des étrangers dans leur propre pays (Hugounenq, 2009, p. 403). Ils font l’expérience quotidienne de l’étrangeté. Apprendre une langue étrangère permettrait aux jeunes enquêtés de sortir de la confrontation habituelle entre le français et la langue des signes française et pourrait s’avérer enrichissant pour eux.

4. Méthodologie

4.1 Caractéristiques des terrains d’enquête

Nous avons travaillé au sein de six établissements scolaires accueillant des élèves sourds. Chacun de ces terrains possède des caractéristiques propres. Deux d’entre eux sont spécialisés : l’un est privé, recrute des élèves sourds moyens ou sévères, le plus souvent appareillés et parfois implantés, issus de milieux plutôt favorisés et leur propose une éducation de type oraliste (avec un support ponctuel en langue des signes française), tandis que l’autre est public, accueille des élèves sourds sévères ou profonds, souvent sans appareillage, d’origine plus modeste et leur offre une éducation bilingue (langue des signes française/français). Les quatre autres établissements sont ordinaires et possèdent une classe spécialisée, appelée Unité Pédagogique d’Intégration (UPI), devenue une Unité localisée pour l’inclusion scolaire (ULIS) en 2010. La plupart des élèves qui y sont scolarisés sont malentendants, appareillés, issus de milieu modeste et y reçoivent une éducation strictement oraliste.

Ces établissements ont été sélectionnés dans le but de refléter la diversité des modes de scolarisation des élèves sourds en France (Plaisance, 2009). Pour des raisons de proximité géographique, ils se situent à Paris ou en banlieue parisienne.

4.2 Recueil du corpus d’entretiens et d’observations

Afin de comprendre la valeur que revêt l’apprentissage d’une langue étrangère pour les jeunes sourds, nous avons cherché à les côtoyer dans leur quotidien scolaire, en recueillant leurs discours en entretien et en observant leurs pratiques effectives en classe.

Selon la technique de la triangulation des sources, plusieurs outils méthodologiques ont donc été utilisés en parallèle, comme l’indique le tableau 2.

Nous avons constitué un corpus d’entretiens compréhensifs et semi-directifs (Kaufmann, 1996) avec plusieurs acteurs des six établissements scolaires mentionnés : quatorze enseignants de langues (dont douze enseignants d’anglais), quarante de leurs élèves et six parents de ces élèves.

Tableau 2

Outils méthodologiques mobilisés lors de l’enquête ethnographique

Outils méthodologiques mobilisés lors de l’enquête ethnographique

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Nous avons également mené soixante-huit observations de classes d’anglais principalement en collège (élèves âgés de 11 à 16 ans). Dix classes ont été suivies régulièrement, à raison d’une à deux fois par mois, d’une durée d’une à deux heures chacune, pendant trois à six mois. Une phase d’observation participante est venue compléter le dispositif, puisque nous avons eu l’occasion d’enseigner l’anglais au sein de l’un des établissements spécialisés enquêtés. Cela a représenté dix heures de cours hebdomadaires, réparties sur trois classes de collège, pendant dix-huit semaines.

4.3 Déroulement

L’enquête de terrain a duré un an et demi (de décembre 2007 à juin 2009).

En règle générale, les observations de classe ont été réalisées après les entretiens avec les enseignants et avant les entretiens avec les élèves. Tous les élèves interrogés ont ainsi été préalablement observés, ce qui a permis d’établir une relation de confiance dans la durée avec eux et de pouvoir échanger en entretien sur des faits avérés.

Les soixante entretiens se sont déroulés soit en français, soit en langue des signes française et ont fait l’objet d’un enregistrement soit audio, soit vidéo. La langue utilisée en entretien a été négociée avec les enquêtés : sur les quarante entretiens avec les élèves sourds, dix-sept ont été conduits en français, vingt et un en langue des signes française et deux dans un mode de communication mixte. Les différentes grilles d’entretien (en annexe) abordaient plusieurs aspects de l’enseignement-apprentissage d’une langue étrangère : les raisons qui ont poussé les élèves à apprendre cette langue, l’attrait ou le désintérêt des élèves pour cet apprentissage, l’usage que les élèves font ou non de cette langue (en classe et en dehors) et les représentations (positives ou négatives) qu’ils ont de cette langue étrangère et de ses locuteurs (entendants étrangers).

Les dix classes observées régulièrement sont très hétérogènes entre elles et dans leur composition interne : le profil des enseignants varie (selon leur formation initiale et la langue d’enseignement qu’ils utilisent), tout comme le profil des élèves (selon leur degré de surdité, leur mode de communication privilégié, leur âge et leur niveau scolaire général). La grille d’observation (en annexe) portait principalement sur le contenu et le déroulement des cours, en particulier sur les interactions en classe entre enseignant et élèves, entre élèves, mais aussi avec l’enquêtrice. Des notes in situ ont été prises.

Nous avons également eu l’occasion d’enseigner l’anglais au sein de l’un des établissements spécialisés enquêtés pendant dix-huit semaines (de janvier à mai 2009). Cela nous a permis d’approfondir, de l’intérieur, la connaissance du terrain, de recouper certaines informations obtenues et d’en rassembler de nouvelles.

4.4 Considérations éthiques

Les règles éthiques ont été respectées au moment de la réalisation de l’enquête. Les entretiens avec les élèves ont nécessité le consentement écrit préalable de leurs parents – avec une mention particulière lorsque ceux-ci ont été filmés. Les vidéos sont utilisées à des fins de recherche uniquement et aucune diffusion publique n’est envisagée. De la même manière, les observations de classe ont été réalisées en accord avec la direction des établissements et avec les enseignants concernés.

Une attention particulière a également été portée à la confidentialité des échanges et au respect de l’anonymat des enquêtés. J’ai choisi de rendre anonymes les établissements scolaires et les enquêtés, de manière à ce qu’ils ne puissent pas être identifiés. Les prénoms cités dans cet article sont donc des pseudonymes.

Les résultats ont été communiqués aux participants (enseignants) de manière informelle et à la direction des établissements de manière formelle au cours d’une réunion avec la remise d’un exemplaire de la recherche achevée. Les participants ont généralement été informés des résultats de la recherche, sauf en cas de changement d’école entre le moment de la réalisation de l’enquête et celui de la restitution des données.

4.5 Analyse des données

La méthode d’analyse privilégiée pour cette étude est l’analyse de contenu thématique et énonciative (Bardin, 1977).

Les entretiens ont d’abord été intégralement traduits (pour ceux en langue des signes françaises) et retranscrits. Un travail de catégorisation a suivi afin de faire l’inventaire dans les discours des éléments jugés significatifs au regard de la problématique en termes identitaires et de les classer dans différentes rubriques constituées. Le concept d’identité, volontairement absent des guides d’entretien, a notamment été utilisé pour rendre compte du contenu des entretiens (rapport à soi et à autrui). Une grille d’analyse des entretiens a été établie pour chaque type d’enquêté.

Des comptes-rendus détaillés des observations de classe ont été rédigés à partir des notes prises in situ, mises au propre puis complétées, à l’issue de chaque séance observée, par des informations plus informelles collectées en salle des professeurs notamment. L’analyse a alors consisté à mettre en lien les faits observés avec les conditions dans lesquelles les observations se sont déroulées.

Ces données ont d’abord été analysées longitudinalement (étude approfon- die de chaque entretien et de chaque séance en classe) avant de faire l’objet d’analyses transversales (synthèse de l’ensemble des entretiens et de toutes les observations).

5. Résultats

Les quatre cas de figure envisagés seront d’abord présentés successivement et illustrés par des données recueillies en entretien et en classe. Puis, en nous appuyant sur l’étude approfondie d’un exemple, nous montrerons comment ces différents cas peuvent se combiner.

5.1 Présentation des quatre cas de figure : entre distance et proximité

5.1.1 Cas 1 : distance entre sourds et entendants

Le rapport des jeunes sourds aux langues étrangères est en partie déterminé par le fait qu’ils apprennent une autre langue vocale que le français et non une langue étrangère signée.

Les jeunes enquêtés sont nombreux (21 sur 40) à marquer la différence existante entre  nous les sourds, locuteurs de la langue des signes française et, eux les entendantsparlant français, selon le principe d’identification et de différenciation. Interrogés sur le mode de communication qu’ils utilisent avec les uns et avec les autres, ils répondent systématiquement la même chose :

  • Éloïse (en 5e ou 1re secondaire) : En fait, je parle en français aux entendants et en langue des signes française aux sourds (traduit de la langue des signes française) ;

  • Clotilde (en 3e ou 3e secondaire) : Oui, parce que, pour moi, y a deux mondes différents [ ] pour moi, je préfère signer avec les sourds et chez les entendants parler ;

  • Corentin (en 3e ou secondaire 3) : C’est vrai que moi j’aime beaucoup faire de la langue des signes française plutôt que parler, mais en vrai, je suis obligé de parler avec les entendants.

La revendication de l’appartenance à une communauté culturelle et linguistique spécifique est plus forte chez les élèves qui ont des parents sourds (cela est le cas, par exemple, de Corentin) ou qui ont eu accès à la langue des signes dès la petite enfance (cas notamment de Clotilde et Éloïse), comme le montre le tableau 3. Ces élèves se montrent alors réticents vis-à-vis de l’apprentissage de l’anglais qu’ils perçoivent comme une langue d’entendants. Par exemple, Laurent (en 3e ou 3e secondaire) affirme qu’il aurait préféré apprendre la langue des signes américaine à la place de l’anglais.

Tableau 3

Profil des élèves proches des cas 1 et 2

Profil des élèves proches des cas 1 et 2

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5.1.2 Cas 2 : distance entre Français et étrangers

Le rapport des jeunes sourds aux langues étrangères est également influencé par le contexte national, dans la mesure où ils sont obligés d’apprendre une autre langue que le français.

Pour une autre moitié des jeunes rencontrés (22 sur 40), l’opposition fondamentale ne se situe pas entre sourds et entendants, mais entre Français et étrangers : sourds et entendants d’un même pays ont plus en commun que les sourds de différents pays réunis, puisqu’ils partagent un même territoire.

Pour ces élèves, vivant sur le territoire français, il est impossible d’occulter la langue nationale (le français), même s’ils n’y ont pas un accès naturel, comme nous l’avons souligné. L’apprentissage du français est donc jugé plus important que l’apprentissage d’une langue supplémentaire qui alourdit inutilement leur charge de travail :

  • Constant (en 6e ou 6e année du primaire) : [L’anglais c’est] pour parler dans d’autres pays mais je préfère le français  c’est mieux ;

  • Noé (en 6e) : Pff… Non… Mais quand même je préfère la France (traduit de la langue des signes française) ;

  • Chloé (en 3e) : Moi, j’aime l’anglais, ça va. Mais je pense que le français est plus important que l’anglais […]. Parce qu’il faut bien écrire en français. On est en France, c’est important.

On pourrait penser que les élèves accentuant ce nous national sont ceux qui ont reçu une éducation oraliste et qui sont relativement à l’aise en français oral. Cela est vrai pour une partie d’entre eux, comme Constant (voir le tableau 3 ci-dessus). Pour les autres, du fait de leur méconnaissance des pays étrangers, ils n’ont visiblement pas développé de curiosité pour les langues et les cultures étrangères. Cela est le cas de Noé et de Chloé qui n’ont jamais voyagé à l’étranger, comme un quart de notre échantillon, faute de moyens financiers suffisants dans leur famille.

5.1.3 Cas 3 : proximité entre sourds français et sourds étrangers

D’autres jeunes soutiennent, au contraire, que les sourds du monde entier ont plus en commun que les personnes entendantes et sourdes d’un même pays (11 sur 40). Ce qui leur importe n’est pas de pouvoir communiquer avec des entendants étrangers, mais avec des sourds étrangers.

Lors de la phase d’observation participante, nous avons uniquement travaillé avec les deux classes de 6e de l’établissement spécialisé privé dont nous avions la charge autour d’une lettre en anglais relatant le voyage de plusieurs mois en Inde d’une jeune fille sourde. Cette histoire était parlante pour ces jeunes, issus de milieux sociaux plutôt favorisés, qui voyagent beaucoup (notamment avec leur famille). L’objectif de cette activité était de confronter les élèves au récit de cette jeune sourde et de son expérience dans un pays lointain et étranger – en grande partie anglophone – et de susciter leurs réactions, en engageant d’abord la discussion en langue des signes française, puis en les invitant à répondre à des questions par écrit en français.

À la question Que pensez-vous de ce voyage en Inde ?, plusieurs élèves ont souligné les aspects positifs d’un tel voyage : Je pense, tu visites l’école et après tu as envie d’aller là en Inde (Ivan, 6e) ; C’est bien pour elle, elle a découvert quelque chose. Exemple : des personnes sourdes [ ] J’aime bien apprendre la langue d’Inde, elle a vraiment de la chance (Patricia, 6e). Bien que cette activité se déroule en classe d’anglais, parmi les élèves affirmant vouloir apprendre la langue des signes indienne (ISL), une seule souligne également les progrès qu’ils pourraient faire en anglais en se rendant en Inde : Il est bien de découvrir l’Inde, la langue des signes indienne et en même temps, ça nous permet de perfectionner notre anglais (Alix, 6e).

À la question À l’étranger, qui aimeriez-vous rencontrer ?, la majorité des élèves souhaite avant tout rencontrer de jeunes sourds (Marina, 6e), des enfants sourds (Émilie, 6e), d’autres sourds (Constant, 6e) ou encore des gens sourds américains (Patricia, 6e). Ces réponses confirment la représentation, chez les enquêtés, de l’existence d’un nous les sourds à dimension internationale qui dépasse les frontières.

Ce positionnement s’exprime principalement chez les élèves déjà bien intégrés à la communauté sourde française et qui, de ce fait, peuvent également se sentir membres de la communauté sourde dans son ensemble lors de voyages à l’étranger. Dans la mesure où les cours d’anglais ne sont pas signés, ils mettent à profit leur connaissance de l’étranger construite en dehors de l’école.

5.1.4 Cas 4 : proximité entre sourds français et entendants étrangers

Pour un petit nombre d’élèves (6 sur 40), le sentiment d’être étrangers dans leur propre pays les amène à développer leur curiosité pour tout ce qui est étranger au français.

En entretien, ces jeunes enquêtés, qui ont déjà tous eu l’occasion de voyager, insistent sur l’apport de l’anglais dans la rencontre avec les autres, qu’ils soient entendants (anglais oral et/ou écrit) ou sourds (anglais écrit). À la question : Que signifie pour toi le fait de parler anglais ?, ils répondent en utilisant les termes de communication (Noé, 6e), de découverte d’une autre culture (Corentin, 3e), de pouvoir voyager sans avoir peur de l’autre personne (Nathalie, 2nde ou 4e secondaire).

Ces jeunes insistent donc sur l’apport de l’anglais dans la communication avec les autres, qu’ils soient entendants (anglais oral ou écrit) ou sourds (anglais écrit).

5.2 Étude approfondie d’un cas : l’exemple de Robin

Nous proposons maintenant de développer de manière approfondie un exemple qui servira de soutien à la réflexion. Robin est un adolescent de 16 ans, scolarisé en classe de 3e (3e secondaire), dans un établissement spécialisé. Il a été diagnostiqué sourd sévère à deux ans et demi, et porte depuis, un appareillage au quotidien. Il vit avec ses parents et a un frère. Tous sont entendants. Au collège, Robin apprend l’anglais et l’espagnol. Il vit dans une famille dans laquelle les langues sont importantes dans le cadre professionnel, mais aussi sur le plan personnel : les voyages à l’étranger de Robin et de sa famille sont fréquents.

À travers le parcours familial et scolaire de Robin, il s’agit de comprendre comment l’expérience langagière de l’enfant, mais aussi les pratiques langagières de la famille et leurs représentations des différentes langues en présence, peuvent influencer la construction identitaire de l’enfant (Moore, 2001).

5.2.1 Choix du mode de communication et de scolarisation

La question du choix du mode de communication et du type d’éducation proposé à l’enfant sourd se pose inévitablement aux parents. Or, ils ne peuvent faire un choix éclairé qu’en possession des informations les plus complètes et objectives possibles sur le monde de la surdité, ce qui est rarement le cas (Garel et Lesain-Delabarre, 1999). En ce qui concerne Robin, il est rapidement pris en charge par une équipe pluridisciplinaire au sein d’un Centre d’action médico-sociale précoce (CAMSP). Ses parents optent ensuite pour une école primaire spécialisée ouverte sur tous les types de communication et notamment sur la langue des signes française. Voici comment la mère de Robin décrit, avec des mots forts (ça lui a sauvé la vie), l’entrée de son enfant dans cette école, à l’âge de quatre ans :

Enfin moi aussi, je me souviens bien de ces premiers moments au [nom de l’école], et la langue des signes, et je dis : ça lui a sauvé la vie. Mais, du coup, ce qui est fou, c’est à quatre ans et demi qu’il a su quelque part avoir sa propre identité ; par exemple, son prénom en signe : le R de Robin et comme il dit toujours non comme ça [fait le signe : R qui dit non]. Voilà. Enfin, nous parents, enfin évidemment, quand on n’a pas connaissance de ça, ça nous a un peu choqués de voir dans les couloirs au [nom de l’école] les enfants qui ne parlaient qu’avec des gestes, on s’est dit : mais est-ce qu’il va parler du coup ? Enfin voilà. Et puis en même temps avec du recul, je me dis heureusement qu’il y avait cette langue des signes qui lui a permis quand même, un peu tardivement mais bon, de se constituer, quoi voilà. Parce qu’avoir finalement son prénom à quatre ans et demi, c’est pas très tôt, vous voyez, avoir sa propre identité.

Robin relate à sa manière cet épisode :

Oui, à quatre ans, j’ai commencé à apprendre à signer, parce que c’est là qu’on a découvert que je suis sourd. Parce que je suis né sourd, mais on n’avait pas remarqué que je suis sourd. C’était ils comprenaient pas, les professeurs de la maternelle, ils trouvaient que y avait quelque chose, tout ça et après, ils découvrent que je suis sourd.

L’entrée dans cette école primaire spécialisée est vécue par Robin et par ses parents comme une seconde naissance : en rencontrant d’autres enfants sourds et en apprenant la langue des signes française, Robin découvre qu’il est sourd et commence à se forger sa propre identité. L’entrée dans une institution spécialisée et la construction identitaire en tant que sourd sont des étapes essentielles que l’on retrouve dans de nombreux récits de personnes sourdes (Delaporte, 2000a, 2000b ; Millet, 2004).

Pour autant, Robin n’en oublie pas les quatre premières années de sa vie. Ainsi à la question : Quelle est, pour toi, ta langue maternelle ?, il répond : Le français, parce que j’ai commencé à quatre ans à apprendre à signer. Précisons que sa mère a commencé à apprendre la langue des signes, mais que la communication à la maison s’établit principalement en français signé (qui correspond à un code manuel utilisant des signes de la langue des signes française tout en respectant l’ordre des mots du français). Ainsi la famille de Robin a fait le choix de l’inscrire dans la communauté familiale, en parlant français, sans pour autant le couper de la communauté sourde et de la langue des signes française. D’ailleurs, l’établissement spécialisé dans lequel Robin a été scolarisé jusqu’en 3e (vers 14 ans) propose principalement des cours en français oral ou signé, même si la langue des signes française est acceptée.

5.2.2 Une communication aisée avec les sourds étrangers

Les parents de Robin, commerciaux dans des sociétés internationales, sont amenés à souvent voyager pour leur travail, comme le fait remarquer Robin en entretien : Moi, je vois pas beaucoup ma famille, parce qu’ils travaillent souvent à l’étranger. Dès qu’ils le peuvent, les parents emmènent leurs enfants avec eux. Robin a déjà voyagé dans de nombreux pays (Brésil, États-Unis, Canada, Australie, Chine, Italie, Allemagne).

En entretien, la mère de Robin relate plusieurs événements qui soulignent la facilité de communication en face-à-face avec des sourds étrangers :

On a souvent voyagé au Brésil. Au fait, en parlant de langues étrangères, Robin, ça lui posait pas du tout de problème. Même tout petit, je me souviens, avoir été en Espagne aussi, alors il avait quelques années. Et il n’avait pas de problème pour communiquer avec d’autres enfants. Pareil au Brésil [ ]. Voilà, le peu que j’ai vu de Robin avec des étrangers sourds, qui parlaient la langue des signes, c’est ce que je vous ai cité, le Brésil et les Américains à Roissy là, hé ben tout de suite, ils arrivent à trouver un moyen de communication beaucoup plus gestuel quoi [silence].

Robin exprime lui-même l’envie de partir à l’étranger pour rencontrer d’autres sourds et pouvoir communiquer avec eux : J’ai très envie de partir avec des sourds [ ]. Mais il faut que je travaille et progresse, parce que y a une école des sourds en Amérique, j’aimerais y aller vraiment.

En classe, Robin manifeste un réel intérêt pour l’anglais, comme nous avons pu le constater au cours d’une observation dans sa classe de 3e (les échanges ont lieu en français signé). Au cours de la correction d’un exercice sur l’expression du comparatif en anglais, Robin lève plusieurs fois la main pour participer. À propos d’une des phrases de l’exercice, l’enseignante propose à Robin d’essayer, précisant qu’elle est un peu plus difficile. Robin écrit la phrase au tableau : Our class starts school in the morning earlier than the other class. L’enseignante le félicite (Parfait, merci). Un autre élève (Anis) est ensuite interrogé et se trompe : French women are more fashionable [than] American women. Elle demande à Robin : Tu viens expliquer à Anis qu’il manque quelque chose et pourquoi ? Robin explique à Anis qu’il manque than qui correspond au que en français et ce dernier corrige la phrase. En revenant à sa place, son camarade, Corentin, lui fait remarquer : T’es un bon prof !

Le cas de Robin est instructif dans la mesure où, selon les circonstances, il oscille entre la volonté d’apprendre une langue des signes étrangère (ce qui correspond au cas 1), l’inutilité de cet apprentissage formel, puisque la communication à l’étranger est aisée (cas 3) et l’affirmation de sa curiosité pour les langues étrangères en classe et hors du cadre scolaire (cas 4).

6. Discussion des résultats

Les données recueillies amènent à nuancer les constatations issues des précédentes recherches : l’apprentissage d’une langue étrangère par les élèves sourds n’est pas valorisant et enrichissant pour tous les élèves rencontrés, scolarisés dans différents établissements scolaires. Le rapport des jeunes sourds aux langues et cultures étrangères est complexe et varie selon leur environnement familial, scolaire et social, et selon les contextes, comme l’illustre le cas de Robin.

Dans le cas 1, qui est l’un des plus représentés, les élèves soulignent l’incompatibilité entre l’apprentissage d’une langue étrangère vocale et leur modalité linguistique signée : l’anglais est perçu comme une langue d’entendants. Cette affirmation est plus forte chez les élèves qui ont des parents sourds ou qui ont eu un contact précoce avec la langue des signes, et qui considèrent donc la langue des signes comme leur langue maternelle. Pourtant, cette position de principe affichée par les jeunes enquêtés – usage du français avec les entendants et de la langue des signes française entre sourds – souffre de nombreuses exceptions, comme celles que nous avons pu observer à l’école. Par exemple, lors d’un contrôle, un élève, bien qu’oraliste, va utiliser la langue des signes pour essayer de tricher (en demandant une réponse à son voisin) dans la mesure où le canal visuo-gestuel est plus adapté à la situation. De la même manière, un élève signeur va utiliser le français oral pour attirer l’attention du professeur ou d’un camarade écrivant au tableau qui lui tourne le dos. Il y a donc un écart entre déclarations identitaires (moi, j’appartiens au monde des sourds) et pratiques effectives (avec les entendants, je suis bien obligé de parler). Une réflexion plus approfondie sur la frontière entre nous les sourds et eux les entendants et sur sa porosité serait féconde. Ainsi il n’y a pas tant une manière d’être particulière liée à la surdité en soi que des interactions avec les autres sourds et avec la société entendante, qui engendrent une vision du monde singulière, des façons d’être, de se sentir, de se comporter (Mottez, 2006, p. 165) qui leur sont propres.

Les élèves proches du cas 2 valorisent davantage leur appartenance à une communauté nationale : puisqu’ils vivent en France, l’apprentissage du français prime à leurs yeux sur tout autre apprentissage. Souvent plus à l’aise en français oral, ils ont également peu d’expérience de voyage à l’étranger. Les jeunes enquêtés ayant un profil proche du cas 3 et du cas 4 ont, au contraire, déjà voyagé et en tirent des conclusions différentes. Pour les uns (cas 3), du fait de l’iconicité des langues des signes, la rencontre avec un sourd étranger suffit pour apprendre une langue des signes étrangère par imprégnation et il est donc inutile d’apprendre une quelconque langue étrangère. Pour les autres (cas 4), la connaissance d’une langue étrangère, en particulier à l’écrit, permet d’entrer en communication avec les autres, qu’ils soient entendants ou sourds.

Ainsi les élèves proches des cas 2, 3 ou 4 se distinguent notamment selon leur expérience à l’étranger, ce qui est en fait lié au milieu social d’origine. On constate une grande disparité entre les élèves de l’établissement spécialisé privé, d’une part, et ceux des autres établissements, d’autre part : les premiers voyagent beaucoup (notamment avec leur famille), tandis que les seconds n’ont presque jamais quitté la France, comme le montre le tableau 4. Cela crée donc des opportunités très différentes de contact avec la langue, et influence fortement la représentation que les élèves se font de l’apprentissage d’une langue étrangère. L’importance des échanges et des voyages pour favoriser la découverte d’une langue et d’une culture étrangères serait encore plus grande que pour les élèves entendants, compte tenu de l’importance de la rencontre et du face-à-face dans la communauté sourde.

Tableau 4

Profil des élèves proches des cas 2, 3 et 4 selon l’établissement de scolarisation

Profil des élèves proches des cas 2, 3 et 4 selon l’établissement de scolarisation

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7. Conclusion

Notre recherche porte sur les enjeux identitaires de l’apprentissage d’une langue étrangère pour les élèves sourds. À travers une enquête ethnographique menée au sein de plusieurs établissements scolaires – spécialisés et ordinaires – accueillant des élèves sourds, nous avons recueilli les discours et les représentations des acteurs en entretien et observé les interactions et les pratiques en classe.

La plupart des jeunes enquêtés revendiquent leur appartenance à une communauté culturelle et linguistique spécifique, distincte du monde des entendants et de leurs langues vocales. Ils sont donc souvent réticents vis-à-vis de l’apprentissage de l’anglais, mais évoquent des raisons différentes. Pour certains jeunes, il serait préférable d’apprendre une langue étrangère signée à la place de l’anglais (cas 1), ainsi que le proposent certains pays comme la Suède, où les enfants sourds bénéficient d’une éducation bilingue (langue des signes suédoise/suédois). Ils apprennent également l’anglais à partir du primaire et des langues signées étrangères (langues des signes britannique ou américaine) sont proposées en option à partir du secondaire (Heiling, 1999). Pour d’autres jeunes qui affirment un nous, les sourds, non pas à dimension nationale mais internationale, il est inutile d’apprendre une quelconque langue étrangère (cas 3). Du fait de l’iconicité des langues des signes, l’intercompréhension entre sourds locuteurs de différentes langues des signes est relativement aisée. D’autres jeunes font plutôt référence à la communauté nationale et accentuent un nous national (cas 2). Selon eux, il vaudrait donc mieux les dispenser des cours de langues étrangères pour leur permettre de concentrer leurs efforts sur l’apprentissage du français, perçu comme la langue de l’intégration à la société française. D’autres encore, moins nombreux, insistent sur l’apport de l’anglais dans la communication avec les autres (cas 4), qu’ils soient entendants ou sourds. Lorsque les élèves partent en voyage, l’anglais écrit leur permet de communiquer en face-à-face avec un étranger.

L’enquête présentée comporte certaines limites que nous aimerions souligner pour proposer des perspectives ultérieures possibles. Premièrement, seuls les cours d’anglais ont été accessibles. Si des entretiens avec des professeurs d’espagnol et avec des élèves apprenant l’espagnol ont été réalisés, pour des raisons pratiques, aucune classe d’espagnol n’a pu être observée. Cette recherche portant initialement sur les langues étrangères vocales et signées contribue donc, malgré nous, à renforcer l’hégémonie de l’anglais. Deuxièmement, compte tenu de la diversité de la population étudiée (notamment en termes de type, de degré de surdité et de mode de communication), une typologie affinée du rapport à soi et aux autres chez les jeunes sourds doit être poursuivie. Troisièmement, bien que notre présence sur le terrain se soit inscrite dans la durée, nous n’avons pas pu suivre d’élèves sourds d’une année sur l’autre, d’une classe à une autre, voire d’un établissement à un autre. Une étude longitudinale permettrait d’inscrire dans le temps les variations de logiques et de groupes d’appartenance en vue d’affiner les résultats obtenus.

Malgré ces écueils, les retombées de notre recherche sont doubles. Sur le plan théorique, l’analyse présentée a permis de questionner de manière originale les concepts de langue, de culture et d’identité à travers l’exploration du monde des sourds. Sur le plan pratique, une meilleure compréhension du sens que revêt l’apprentissage d’une langue étrangère pour les élèves sourds rend possible une plus grande valorisation de cette discipline scolaire qui tienne davantage compte des spécificités culturelles et linguistiques de ce public particulier. Finalement, il y a à la fois plusieurs manières d’être sourd et d’apprendre une langue étrangère.