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Le Programme d’action du Caire (PAC), ratifié en 1994 par 179 pays, a mis les droits reproductifs au centre des politiques démographiques (Gautier, 2002). Ces nouveaux droits sont issus des luttes de féministes socialistes états-uniennes, noires et blanches, concernant d’une part le droit à la contraception et à l’avortement, et d’autre part l’accès à des services de santé de qualité et le refus des stérilisations forcées (Fried, 1990). Ils ont ensuite été revendiqués par des mouvements aussi bien locaux que transnationaux sur tous les continents. Ils concernent l’égalité entre les hommes et les femmes à plusieurs niveaux. La médecine a développé une vision androcentrique, considérant les femmes comme congénitalement malades mais s’intéressant peu à leurs maladies spécifiques, négligeant la mortalité maternelle, qui dans les années 1990 faisait 500 000 morts par an, mais aussi les cancers reproductifs ou les infertilités. Par ailleurs, les relations médecins-patientes sont souvent hiérarchiques et ne tiennent pas compte des besoins et des savoirs féminins. Enfin, l’accès aux services sanitaires dépend parfois du bon vouloir du conjoint, que ce soit inscrit dans des lois, des règles institutionnelles ou la pratique médicale, ou est une conséquence de la dépendance financière des épouses (Cook et Maine, 1987). Le Programme d’action du Caire considère ces trois niveaux de discriminations.

« Les droits reproductifs peuvent être vus comme ces droits, possédés par toutes les personnes, leur permettant l’accès à tous les services de santé reproductive… Ils incluent aussi le droit à atteindre le niveau le plus haut possible de santé reproductive et sexuelle et le droit de prendre les décisions reproductives, en étant libre de toute discrimination, violence et coercition, comme il est exprimé dans les documents sur les droits humains » (UNFPA, 1999 : 57).

Toutefois, les droits reproductifs, et même l’accès à la planification familiale, ne sont pas repris dans les objectifs du Millénaire pour le développement, supposés déterminer l’action de tous les pays depuis 2000, à la suite de la croisade des intégristes chrétiens.

Le choix du Mexique pour une étude de l’interprétation du Programme d’action du Caire s’explique par le fait que ce pays l’a ratifié, ainsi que celui de Pékin, alors même que son programme antinataliste, géré par les institutions de santé, est souvent jugé autoritaire. Ainsi, un Tribunal des crimes contre les femmes avait dénoncé des stérilisations et des poses de stérilet forcées, notamment sur des femmes autochtones, faits confirmés par des enquêtes menées au sein du ministère de la Santé dans l’ensemble du Mexique (Palma et al., 1987), tout comme à Tijuana (Brugeilles, 2004). Sous la pression du mouvement mexicain pour les droits reproductifs, le ministère de la Santé transforme le nom du service de planification familiale en « santé reproductive » dès 1991 et élabore un plan de santé reproductive 1995-2000 qui intègre tous les aspects prévus par le PAC. Toutefois, les Mexicains ont élu en 2000 un président de droite et plutôt religieux, ce qui peut gêner la mise en oeuvre de cette politique.

Comment les différents acteurs mexicains ont-ils interprété le Programme d’action du Caire ? A-t-il été appliqué, oublié, détourné ? Est-il resté purement rhétorique ? A-t-il été le cheval de Troie d’un panoptique généralisé visant tant les médecins que les patientes (Vizcarra Bordi, 2002) ? A-t-il renforcé le pouvoir des femmes de prendre des décisions ou au contraire a-t-il constitué une contrainte supplémentaire ? Les hommes ont-ils été inclus dans ces programmes et, si c’est le cas, l’ont-ils été comme individus ou pour réinstaller leur domination ?

Le Mexique étant un État fédéral, nous nous intéresserons à un État fédéré, le Yucatán, et particulièrement à sa région nord, où la monoculture du henequen (sisal) a été remplacée par des maquiladoras (usines d’assemblage) et la construction. Une enquête sur la politique de planification familiale en 1986-1987 avait révélé des cas de stérilisations forcées, mais surtout une forte pression à chaque consultation pour l’emploi de méthodes de longue durée (Gautier et Quesnel, 1993), ce que la politique pour les droits reproductifs aurait dû éliminer. Les lois, politiques et programmes fédéraux et yucatèques seront donc comparés, puis on s’appuiera sur une recherche, menée en 2004-2005 dans toutes les communes et 30 hameaux du nord du Yucatán, fondée sur des entretiens semi-directifs auprès de 200 professionnels de la santé et 50 parteras (sages-femmes traditionnelles)[1]. Des questionnaires, inspirés des enquêtes mexicaines et des enquêtes démographiques et de santé menées par Measure DHS dans plus de 90 pays[2], ont été passés à 987 femmes et 500 hommes de 15 à 59 ans pour faire apparaître le point de vue « d’en bas » sur les pratiques « d’en haut ». La population dispose d’un faible niveau scolaire (60 % n’ont pas dépassé le primaire) et est maya à 95 %. Elle appartient à des catégories non seulement populaires mais aussi souvent précaires, puisque 57 % des hommes sont ouvriers, 24 % travailleurs informels, 15 % salariés agricoles. Enfin, les relations familiales sont marquées par la dépendance économique des épouses puisque seules le quart d’entre elles travaillent pour un revenu, dont le tiers à temps partiel et le plus souvent de façon informelle (Gautier et Labrecque, sous presse).

Les politiques d’équité de genre et de santé reproductive

Confrontés aux revendications féministes et aux demandes internationales, les gouvernements, tant mexicain que yucatèque, transforment leurs codes civils en 1975 et établissent dans les années 1990 de nouvelles politiques et de nouveaux programmes en matière d’égalité de genre et de santé reproductive. Cependant, lois, politiques et programmes sont déclinés localement et présentent parfois des variations significatives.

L’égalité dans le droit civil et les politiques

Le droit civil joue un rôle important dans la fabrique des inégalités entre les genres puisqu’il peut imposer l’obéissance aux conjointes envers leur époux, les affubler de diverses incapacités qui les empêchent d’être autonomes, ou au contraire leur reconnaître une pleine égalité, y compris en matière reproductive (Gautier, 2005). Il relève au Mexique de la compétence des États, qui certes affichent l’équité de genre, mais avec des dispositions qui peuvent la limiter (Perez Duarte, 2002). Le Code civil du District fédéral (D.F.), où habite 20 % de la population mexicaine, reconnaît l’égalité des conjoints et le droit de chacun de décider de sa fécondité (Codigo civil para el D.F., 2003 : 56-59). Les textes yucatèques, eux, ne mentionnent à aucun moment l’accès à la contraception. Au contraire, l’article 54 du Code civil précise que « le mariage est l’union volontaire entre un seul homme et une seule femme, fondée sur l’amour et sanctionnée par l’État, pour fonder une famille, perpétuer l’espèce et se donner réciproquement compagnie, aide et assistance » (Codigo civil de Yucatán, 2004 : 56). Le fait que le mariage soit défini par la fonction de procréation concerne les deux sexes, néanmoins cette définition renvoie à une conception nataliste du mariage qui est en contradiction avec la politique de population, devenue antinataliste en 1973, comme avec la perspective des droits reproductifs. De plus, le mari doit entretenir le ménage, ce qui lui assigne de facto le rôle de chef de famille.

Le Mexique a ratifié la Convention pour l’élimination des discriminations envers les femmes ainsi que les Programmes d’action du Caire et de Pékin, ce qui lui impose de mettre en conformité ses lois avec les principes égalitaires et de créer des institutions pour les mettre en oeuvre à travers toutes les politiques publiques. L’Institut national des femmes au niveau fédéral et l’Institut d’équité du genre yucatèque (IEGY) sont fondés dans ce but, respectivement en 2001 et 2002, mais ils ont des moyens très limités puisqu’au moment de l’enquête le premier n’employait que 194 personnes (INMUJERES 2004 : 17) et le second, 30 (GdY, 2004).

Ainsi, la mise en oeuvre des traités internationaux signés par le Mexique est-elle moins complète au Yucatán qu’au niveau fédéral.

Les politiques et programmes de santé reproductive

Les programmes mexicains de santé reproductive de 1995 et de 2001 reflètent fidèlement la définition des droits reproductifs dans le Programme d’action du Caire puisqu’ils veulent prévenir et traiter tous les aspects de la santé reproductive, et pas seulement la santé materno-infantile et la planification familiale, et qu’ils insistent sur l’autonomie féminine et la nécessité de rendre plus équitables les relations entre patientes et médecins (Poder ejecutivo federal, 1995 ; CONAPO, 2001 : 30). Ils se situent dans une perspective d’abolition des inégalités de genre. « Ces actions favoriseront le changement des attitudes et modèles culturels de ceux qui prennent les décisions, de ceux qui assurent les services et de toute la population, afin de favoriser le renforcement de l’autonomie des femmes et l’amélioration de leurs conditions de santé dans le contexte d’une société plus équitable et plus juste » (Poder ejecutivo federal, 1995 : 24).

Dans le même sens, le Centre national d’équité de genre et de santé reproductive est créé en 2003 pour incorporer la perspective du genre dans la formulation des politiques nationales. Cependant, seuls trois axes des programmes de santé reproductive deviendront effectifs : la planification familiale, la santé périnatale et la « santé de la femme », soit la lutte contre les cancers et la mortalité maternelle, le VIH faisant l’objet d’un programme distinct (Martinez et Leal, 2000 : 90). C’est un progrès face à l’intérêt antérieur pour la seule mortalité infantile et la planification familiale, mais de nombreux pans de la santé féminine sont oubliés. Selon l’ONG « Équité de genre », le système public assure 53 % des dépenses pour la santé materno-infantile, 64 % pour les cancers cervico-utérins et 87 % pour la planification familiale, le reste revenant aux ménages, soit, toutes les dépenses confondues, le tiers (Avila Burgos, 2006). Cela montre bien la priorité du système public de santé en faveur du contrôle des naissances, qu’il prend presque totalement en charge à la différence de la santé materno-infantile.

Le Conseil national de population (CONAPO) continue d’inclure dans les indicateurs des objectifs chiffrés d’utilisatrices de contraception (Poder ejecutivo federal, 1995 : 24) ; or ceux-ci peuvent conduire les médecins à imposer des méthodes contraceptives pour atteindre leurs quotas. Il privilégie d’ailleurs deux méthodes anticonceptionnelles, le stérilet et la stérilisation féminine, lesquelles dépendent entièrement des médecins (Secretaria de Salud, 2001). Les condoms ne font pas l’objet d’indicateurs alors qu’ils permettraient, d’une part d’impliquer davantage les hommes dans la contraception qui, pour le moment, vise uniquement le corps des femmes (Szaz, 2008) et, d’autre part, de lutter contre les maladies sexuellement transmissibles. Le Forum national « Femmes et politiques de population », qui regroupe 80 ONG militant pour les droits reproductifs et sexuels, critique ces indicateurs démographiques et demande qu’ils soient remplacés par des critères qui respectent et défendent les droits sexuels et reproductifs (Bissel, Mejia et Mercado, 2000).

Au Yucatán, le Plan étatique de développement 2001-2007 reconnaît le devoir de l’État de garantir des services de santé complets, efficaces et de qualité, qui répondent aux nécessités des Yucatèques. Cependant, il insiste sur la famille et la communauté ainsi que sur la coresponsabilisation des acteurs. L’éducation, la formation et la prévention sont au coeur de la stratégie sanitaire yucatèque, dont l’objectif n’est alors plus tant de traiter des maladies que de « donner à la femme et à l’homme les connaissances adéquates sur la santé, pour permettre l’exercice de la prise de décisions » (GdY, 2001 : 96). L’appel à la participation et à l’éducation est une façon de libérer financièrement et moralement l’État du fardeau des dépenses sanitaires, pour le faire retomber sur les populations et les municipalités, pourtant fort pauvres et durement touchées par la crise économique. De fait, le gouvernement yucatèque est un des États mexicains qui investit le moins dans la santé de ses habitants, puisque ses dépenses équivalent au quart de la moyenne nationale (Avila Burgos, 2006). Quant aux actions, elles concernent quatre programmes prioritaires de santé reproductive : contre la mortalité maternelle, le VIH, les cancers et la violence (GdY, 2004), ne mentionnant donc pas la planification familiale, à l’encontre du programme national.

Le Programme pour l’équité de genre au Yucatán insiste également sur la nécessité de tenir compte des hommes, notamment en ce qui concerne le cancer de la prostate. Il souligne que les disparités de genre « proviennent en premier lieu des stéréotypes culturels qui donnent comme un fait la force masculine et la fragilité féminine, la participation des femmes et des hommes à la reproduction organique, la division traditionnelle du travail et leurs possibilités réelles d’accès aux ressources et aux biens sociaux, dans ce cas concret aux services de santé » (GdY, 2003 : 38). Il se situe donc dans un cadre plus global de transformation du genre que le Rapport au gouvernement, lequel ne reprend pas ces objectifs ambitieux.

On voit que les plans de santé reproductive du gouvernement fédéral utilisent la rhétorique des droits reproductifs, mais ne la mettent en oeuvre ni dans les indicateurs, ni dans les financements, ni dans l’offre contraceptive. Seul le programme de l’Institut d’équité de genre du Yucatán développe une vision élargie de la santé reproductive et de l’équité de genre sous la forme de la lutte contre les stéréotypes et la division sexuelle du travail traditionnelle, alors que les deux autres textes du gouvernement du Yucatán n’évoquent que trois des risques reproductifs. Ces évitements le situent bien dans le cadre de la politique internationale de l’époque, celle des objectifs du Millénaire pour le développement, qui fait l’impasse sur la conceptualisation en matière de droits reproductifs et du consensus international qui veut responsabiliser les individus et déresponsabiliser les États (Fassin, 1996).

Le refus de l’avortement

Le Programme d’action de la Conférence du Caire est très ambigu sur l’avortement, même s’il rappelle qu’il s’agit aussi d’un problème de santé publique puisqu’il est la quatrième cause de mortalité féminine selon le CONAPO au Mexique. L’avortement n’est cependant pas possible dans le service public de santé, même dans les rares États où il est autorisé, en cas de viol, par exemple. Le Yucatán, qui a vécu une révolution particulièrement radicale et engagée pour la liberté contraceptive dans les années 1920 (Smith, 2009), est l’État fédéré le plus généreux puisque l’article 393 du code pénal permet, depuis les années 1930, l’avortement pour plusieurs motifs : le viol, un risque de mort certifié par deux médecins, des problèmes génétiques graves du foetus et même de graves difficultés économiques dans une famille qui a déjà au moins trois enfants. Cependant, ce texte de loi est rarement connu et jamais appliqué, que ce soit par les juges ou par les médecins.

Lois, politiques et programmes diffèrent donc au niveau fédéral et dans l’État du Yucatán. Le premier déploie la rhétorique de l’équité de genre et des droits reproductifs, mais sans moyens. Le second n’admet que la première, mais réduite à la réaffirmation de catégories essentialistes et également dépourvue de financement, tout en valorisant la dépendance économique de l’épouse.

Les acteurs

Les acteurs des politiques d’équité de genre et de santé reproductive sont principalement de trois types : les promotrices, qui ont réussi à les inscrire à l’agenda public, les institutions et le personnel sanitaire chargés officiellement de les mettre en oeuvre.

Les promotrices, de forces de proposition à prestataires de services

La ratification des programmes d’action issus des Conférences internationales du Caire et de Pékin joue un rôle important dans l’institutionnalisation des politiques d’égalité de genre et de santé reproductive, mais elle est aussi liée à l’existence depuis les années 1970 d’un « mouvement ample des femmes », qui englobe plusieurs groupes sociaux (Autochtones, salariées, paysannes, militantes de partis politiques, universitaires) (Sánchez Olivera, 2004). Environ 100 ONG concernent la santé reproductive et sexuelle et travaillent dans 17 des 31 États mexicains ; elles sont généralement de taille réduite et disposent de peu de moyens et d’infrastructures. Elles créent en 1993 le Forum national Politique de population et femmes (Foro nacional política de población y mujeres) pour présenter des propositions concrètes à la Conférence du Caire sur la population et le développement. Le Forum souhaite que les décisions importantes pour les femmes ne soient pas prises sans elles ; il souhaite aussi remplacer les objectifs démographiques ciblés par des critères qui respectent les droits reproductifs et sexuels, faire respecter le consentement informé et admettre la participation des groupes de femmes à l’élaboration des politiques de santé (Cardacci, 2002 ; Damian Espinosa, 2000).

Le programme d’action ratifié au Caire préconise la création de collaborations effectives entre les gouvernements et les ONG, que ce soit pour formuler, mettre en oeuvre, vérifier ou évaluer les activités en matière de santé reproductive. Il demande aux gouvernements de financer les associations de femmes pour les renforcer. Ces collaborations sont jugées à la fois souhaitables par les associations, car elles leur permettent de se renforcer financièrement et d’être mieux écoutées, et dangereuses, car elles peuvent mettre en danger leur autonomie et leur identité (Bissel, Mejia et Mercado, 2000).

Le gouvernement fédéral développe des collaborations avec ces ONG à partir de 1994, et le programme de planification familiale et de santé reproductive 1995-2000 est élaboré par un Groupe interinstitutionnel sur la santé reproductive qui inclut de nombreuses ONG, dont le Forum national Politique de population et femmes. Très vite, cependant, les ONG se plaignent de ne pas être assez prises en compte (Palma et Palma, 2000). Enfin, le gouvernement de droite élu en 2000 continue dans cette direction, mais avec l’objectif de « diminuer la présence de l’État là où les ONG peuvent avoir des contributions effectives », ce qui est un détournement de l’objectif des ONG puisqu’il s’agit de remplacer l’État et non d’améliorer son fonctionnement. Il délègue alors aux associations des fonctions qui devraient être celles de l’État et que des militantes salariées accomplissent au plus bas coût par dévouement (Caulier, 2011).

Au Yucatán, les deux ONG les plus importantes sont l’Unité d’attention psychologique, sexologique et éducative pour le développement personnel (UNASSE) et les Services humanitaires en santé sexuelle et reproductive, organisation qui offre de nombreux services, dont la seule clinique mexicaine qui assure l’avortement dans les conditions acceptées par la loi. Elles font l’objet d’attaques du mouvement anti-avortement PROVIDA, très présent dans cet État, de même que de l’Opus Dei. Parmi les autres associations, on trouve APIS SURESTE, fondation pour l’équité de genre, qui travaille depuis une quinzaine d’années avec des femmes mayas dans quelques communes de la région d’étude et dont un des objectifs est de « promouvoir le droit des personnes à décider de manière autonome, libre et responsable de sa reproduction pour garantir son droit au plaisir, à choisir et à expérimenter une vie sexuelle libre de discriminations ». Des universitaires participent à ces mouvements (Ortega Canto, 2000).

Le Plan de développement de l’État yucatèque 2001-2007 a comme objectif de « renforcer les efforts de coordination avec les ONG pour travailler ensemble et éviter la duplication » (GdY, 2001 : 96). Plusieurs ONG participent au Groupe interinstitutionnel pour la santé reproductive. Toutefois, elles ne sont pas vraiment associées à la politique de l’État, ce qui a conduit l’UNASSE à quitter le groupe interinstitutionnel sur la santé reproductive parce qu’elle considère qu’il s’agit d’une « vaste fumisterie ».

De nombreuses ONG se sont donc mobilisées pour transformer la politique de santé reproductive dans un sens favorable aux droits reproductifs. Néanmoins, leurs exigences n’ont pas été prises en compte, et l’État les instrumentalise pour assurer à faible coût des services qui font pourtant partie des programmes sanitaires.

Les institutions sanitaires et sociales

Au Mexique, les programmes de santé reproductive sont menés principalement par l’Institut mexicain de sécurité sociale (IMSS) et les ministères de la Santé, en coopération avec le programme social Opportunités. Ces institutions ne reçoivent pas le même type de client et n’assurent pas les mêmes services.

L’IMSS prend en charge, en échange de cotisations, les travailleurs du secteur formel et leurs familles étendues, soit 41 % des femmes enquêtées. Il n’inclut ni les travailleurs informels ni les employées domestiques, nombreux au Yucatán. Il traite toutes les maladies et donne des médicaments. Les autres personnes ne reçoivent que les soins inclus dans le cadre basique de soins, dont le suivi des grossesses et des accouchements, la santé infantile, la planification familiale, auxquels s’ajoute la détection, mais pas le traitement, des cancers reproductifs, ce qui est bien cruel (Martinez et Leal, 2000). Donc, 60 % de la population n’a pas accès à l’ensemble des soins.

Ces institutions mènent des politiques différentes en ce qui concerne la santé de la reproduction. Une branche de l’IMSS, qui prend en charge les travailleurs du henequen licenciés en 1993 et donc exclus du régime général de la sécurité sociale, dépense, en 2004, 28 % de son budget pour la planification familiale (dont 80 % vont aux stérilisations, principalement à la ligature des trompes), alors que les ministères de la Santé y consacrent 15 % de leurs budgets et l’IMSS, 5 %. Cette branche fait également un effort important en faveur de la détection du cancer de l’utérus, qui est actuellement la première cause de mortalité par cancer des femmes, mais se désintéresse des cancers du sein et de la prostate. Les dépenses des différentes institutions sanitaires en faveur de l’équité de genre sont nulles, sauf pour les ministères de la Santé (Avila Burgos, 2006 : 36 et 48).

Le programme social Opportunités accorde des allocations à 40 % de la population enquêtée, lesquelles correspondent à peu près au tiers du salaire minimum pour une famille de trois enfants, ce qui indique leur importance pour les familles. En contrepartie, la femme doit assister à des cours mensuels, qui portent notamment sur l’équité de genre, les cancers reproductifs, la planification familiale, les maladies sexuellement transmises, la ménopause, les violences envers les femmes. Il n’y est pas fait mention de droits reproductifs.

Toute la population a donc accès à une couverture sanitaire, mais seulement 40 % bénéficient de tous les soins de santé, alors que la priorité en faveur de la planification familiale reste importante. Quelque 40 % profitent de cours, souvent sans accès à tous les soins.

Le personnel sanitaire, peu formé sur les droits reproductifs

Les unités médicales auxquelles la population de la région a accès en premier recours sont composées d’un ou deux médecins, d’une ou deux infirmières et d’assistantes rurales de santé choisies au sein du village, qui aident le personnel sanitaire titulaire pour un très faible salaire. Outre les consultations, très suivies, ce personnel doit mettre en oeuvre un très grand nombre de programmes, dont ceux en santé reproductive, avec chaque fois des indicateurs précis à atteindre puis à transcrire sur des fiches d’évaluation, ce qui prend un temps considérable. Il n’y a pas de primes pour la réalisation de ces actions ; en revanche, dans la zone étudiée, la plupart des médecins sont des stagiaires et leur titularisation en dépend.

Ce personnel est supposé mettre en oeuvre aussi bien la perspective de genre que celle des droits reproductifs, ce qui n’est pas sans poser des questions : Les connaît-il ? Les accepte-t-il ? Y a-t-il des différences selon la catégorie professionnelle ? Le genre influe-t-il sur l’acceptation de ces perspectives, alors qu’un tiers des médecins sont des femmes, comme 80 % des infirmiers et 93 % des assistants ruraux de santé ? Le fait que les femmes soient les plus nombreuses aux échelons les plus dominés peut être lourd de conséquences puisque ce sont des hommes qui sont chargés de mettre en oeuvre une politique favorable aux femmes.

La quasi-totalité du personnel sanitaire connaît le terme droits reproductifs, sauf 8 % des femmes médecins et 15 % des infirmières et assistantes rurales de santé. Cependant, les définitions données diffèrent. Pour les deux tiers du personnel interrogé, les droits reproductifs consistent dans le droit de choisir le nombre d’enfants qu’ils souhaitent. Ainsi, 14 % des individus n’évoquent que l’accès aux moyens de contraception. Au total, c’est donc 80 % du personnel sanitaire qui a une vision des droits reproductifs plus proche de l’article 4 de la Constitution mexicaine de 1974 instaurant la planification familiale que du Programme d’action du Caire. Une seule médecin décrit les droits reproductifs comme le moyen de jouir de la sexualité sans risques et d’une manière informée. L’absence de référence à la santé sexuelle, et notamment aux maladies sexuellement transmissibles, est flagrante puisque seules trois personnes les mentionnent. Seuls 9 % des interviewés donnent une définition plus ample des droits reproductifs, renvoyant à l’accès aux services obstétricaux, voire plus rarement à des services de santé. Cette vision plus large des droits reproductifs, la plus conforme à celle du Programme d’action du Caire, est majoritairement défendue par des infirmières et surtout par des assistantes rurales de santé. Certaines vont jusqu’à les définir comme le droit à se défendre contre la violence familiale.

De plus, les médecins reconnaissent qu’ils « insistent, insistent » pour que les mères de plusieurs enfants utilisent des méthodes de longue durée, même si elles prennent la pilule et que cela leur convient. Les manuels de médecine américains présentent en effet un biais anti-pilule, celle-ci étant jugée dangereuse, voire cancérigène (Gautier et Quesnel, 1993), mais cette insistance est aussi liée aux quotas à réaliser.

Les ONG promotrices de l’équité de genre et des droits reproductifs ont donc été évincées par des institutions qui n’ont pas intégré ces perspectives et qui n’y ont pas formé le personnel sanitaire. Comment les hommes et les femmes réagissent-ils face à ces interventions ambiguës ?

Quelles transformations des rapports sociaux de sexe ?

Émergence du genre masculin ou réaffirmation de son pouvoir ?

Traditionnellement, les pères mayas participaient à l’accouchement (Quattrochi et Güemez Pineda, 2007), rôle dont ils ont été exclus avec le développement de l’accouchement en milieu médical. Benno de Keijzer (2001) considère que cette absence est liée aux représentations qui font de la reproduction et des soins sanitaires préventifs des sphères féminines. Cependant, le Programme d’action du Caire propose d’inclure davantage les hommes dans la planification familiale et de mieux prendre en compte leurs besoins en santé reproductive, notamment le cancer de la prostate, les dysfonctionnements érectiles et l’infertilité.

Interrogés sur la santé reproductive des hommes, les médecins yucatèques déclarent ne les voir que lorsqu’ils sont malades, comme l’ont été d’ailleurs près de la moitié des hommes interrogés au cours des deux précédentes années. Les hommes yucatèques ne sont donc pas éloignés du système de santé, mais ils s’en servent uniquement d’un point de vue curatif. Ils ne viennent pas aux cours d’Opportunités et accompagnent rarement leurs épouses à la consultation, à cause de leurs horaires de travail et de leurs emplois en dehors de leur lieu de résidence. Des médecins ont tenté de les faire venir par petits groupes en les menaçant de retirer la bourse d’Opportunités à leurs épouses, mais dans ce cas les conjoints s’assoient au fond de la salle et discutent en maya. Ces médecins essaient donc de profiter des consultations pour leur parler des méthodes contraceptives masculines.

Est-il exact que les hommes sont exclus d’un certain nombre de connaissances qui pourraient les aider à gérer leur santé ? Les maladies sexuellement transmissibles, le VIH-sida et le cancer de la prostate sont connus par respectivement 84 %, 91 % et 75 % des hommes, et les moyens de les éviter le sont beaucoup trop peu. L’andropause n’est connue que par 12 % des hommes. En ce qui concerne la contraception, les femmes et les hommes interrogés citent, de façon spontanée ou aidée, essentiellement les méthodes proposées par les instituts de santé : ligature, pilule contraceptive, stérilet, injections. Les hommes connaissent en général moins bien les méthodes. De plus, 31 % déclarent ne jamais discuter avec un médecin de ces questions, et seuls 12 % accepteraient d’avoir une vasectomie si leur épouse le demandaient : ils considèrent manifestement que la contraception ne les regarde pas.

Toutefois, certains membres du personnel sanitaire et certaines institutions donnent de la participation des hommes à la planification familiale une autre interprétation. Ainsi, à la question de savoir qui aura le dernier mot en cas de désaccord sur l’utilisation d’une contraception, 30 % des hommes médecins et des infirmières pensent que l’homme doit avoir le dernier mot, alors que les femmes médecins et les assistantes rurales de santé sont respectivement 13 % et 5 % dans ce cas. Et 20 % du personnel interrogé préfèrent attendre un hypothétique accord conjugal, au détriment du droit constitutionnel et civil à la libre disposition par chaque Mexicain de son corps, quel que soit son genre. Certains exigent la signature du conjoint sur le formulaire de « consentement informé et partagé » qui est demandé dans tous les hôpitaux, pour toutes les méthodes de contraception par l’IMSS et pour la ligature par le ministère de la Santé yucatèque. Pourtant, il n’est pas obligatoire dans le formulaire que le témoin soit le conjoint.

Ainsi, les connaissances des hommes en santé reproductive sont insuffisantes et devraient être améliorées pour une pleine appropriation des droits reproductifs, ce qui ne semble guère les intéresser, alors même que 20 % du personnel sanitaire considèrent qu’ils devraient avoir le contrôle de la fécondité des épouses.

Intériorisation du contrôle ou développement de l’autonomie féminine ?

La mobilisation des mouvements pour les droits reproductifs a été motivée par le refus des stérilisations forcées. Or, au Yucatán, 43 % des femmes ayant eu des relations sexuelles sont ligaturées, soit une des proportions les plus élevées au monde (Gautier, 2012), dont 55 % qui n’ont pas utilisé d’autres méthodes de contraception. Parmi les femmes stérilisées, 24 % considèrent qu’il n’y a pas eu assez de temps pour les explications, d’ailleurs 21 % n’ont pas été informées sur d’autres méthodes, et 10 % n’ont pas signé le formulaire de consentement. De plus, 9 % déclarent avoir subi des pressions par le médecin et 2,3 % par l’époux, mais il y a eu moins de réponses à ces questions, à la suite peut-être des sentiments de crainte : ces chiffres pourraient donc être des minimums. Ces pressions ont été particulièrement fortes pendant la période 1984-1994, puis se sont réduites. Quelques femmes ont explicitement dit qu’elles avaient été ligaturées ou qu’on leur avait posé un stérilet sans qu’elles le sachent, parfois avec l’accord du conjoint, ce qui est reconnu comme un crime depuis la Conférence de Pékin. Le fait de toucher l’allocation d’Opportunités augmente le risque de stérilisation. Plus que des stérilisations forcées, qui existent cependant, il y a donc des pressions et un manque d’information sur toutes les méthodes contraceptives, qui contredisent l’acceptation officielle des droits reproductifs.

La baisse, tant de la mortalité maternelle que des cancers reproductifs, s’explique par la mobilisation des institutions de santé et du personnel sanitaire, qui se sont démenés avec de faibles moyens, et par celle des femmes yucatèques qui ont accepté de participer aux dépistages, malgré leurs craintes, et de changer leurs pratiques. Ainsi, toutes les femmes accouchent désormais à l’hôpital et 80 % des femmes enquêtées suivent les conseils de se palper les seins régulièrement une fois par mois pour voir si elles n’ont pas de kystes.

Cependant, les cours sur la ménopause mais pas sur l’andropause, sur les cancers du sein et de l’utérus mais pas de la prostate, réactivent des représentations de femmes fragiles, toujours susceptibles d’être malades, et d’hommes fondamentalement sains, représentations issues de la médecine des lumières (Knibiehler, 1983). De plus, cette éducation à la santé produit parfois des effets négatifs, inquiétant des femmes même en bonne santé, sans leur donner les moyens d’être soignées, sauf à se ruiner. Ainsi, 44 % des femmes interrogées se palpent les seins chaque semaine pour vérifier qu’elles n’ont pas de kystes, alors que les normes médicales recommandent de le faire une fois par mois.

Les institutions de santé tentent de transformer les pratiques féminines dans une optique de prévention, en donnant des cours, des allocations, en assurant un suivi des patientes et en les poursuivant jusque dans les maisons lorsqu’elles ont manqué un rendez-vous, voire oublié de venir chercher une plaquette de pilules. On peut y voir un panoptique généralisé où médecins et patients sont également surveillés pour que les indicateurs des programmes soient atteints.

Toutefois, les villages et les dispensaires ne sont pas des prisons, des femmes résistent à l’hégémonie médicale. Ainsi, la moitié des femmes enceintes se font suivre à la fois par une matrone et un médecin, quelle que soit la période de la grossesse. Des massages (sobadas) constituent un moment intime où la patiente parle de ses craintes face à l’accouchement et reçoit un soutien émotionnel et parfois religieux de la matrone (Quattrocchi et Güemez Pineda, 2007). Les femmes évitent de parler de ces massages aux médecins car ils y sont généralement défavorables, argumentant que cela peut faire mal aux foetus, bien qu’il n’y ait jamais eu d’étude à ce sujet.

Néanmoins, l’autonomie et les savoirs féminins, notamment liés à la tradition maya, ne sont guère encouragés par le système de santé, lequel a pourtant permis d’améliorer leur santé, notamment au moment de l’accouchement.

Conclusion

La perspective de l’égalité de genre et des droits reproductifs n’est donc acceptée que de façon nominale par les divers programmes mexicains, et encore moins par les programmes yucatèques, proches du point de vue américain de l’époque, contre le genre et la planification familiale, et d’un consensus international en faveur d’une éducation qui responsabilise les individus et non les États (Fassin, 1996). Les ONG promotrices de cette perspective ont été évincées de la politique et reléguées à la prestation de services. Il n’est donc pas surprenant que seuls 10 % du personnel sanitaire connaissent le contenu exact des droits reproductifs. Le discours des droits, surtout entendu à la télévision, est cependant récupéré par certaines femmes, médecins mais plus souvent assistantes rurales de santé, au profit des patientes. La santé reproductive semble mieux traitée puisque certaines maladies sont intégrées, soit dans le cadre des soins de base, soit dans les cours destinés aux allocataires d’opportunités. Néanmoins, ce nouvel intérêt sert plus à la médicalisation des esprits qu’au traitement des corps, et l’information semble inquiéter les femmes plus que les hommes, en ravivant des représentations négatives du corps féminin, ce qui est contraire à l’objectif d’augmenter leur capacité d’agir. L’androcentrisme médical n’est donc pas remis en cause, malgré l’augmentation du nombre des femmes médecins, encore peu nombreuses et à des échelons dominés. Les rapports hiérarchiques ne le sont pas non plus, malgré les discours sur la nécessité de tenir compte des « nécessités des femmes » et des savoirs mayas. Par ailleurs, l’optique néomalthusienne ne semble pas avoir disparu, même si les pressions sont moins fortes, et l’autonomie féminine reste donc contrainte. Cette dernière l’est aussi par une fraction du corps médical qui tente de se servir de la proposition d’augmenter l’implication masculine dans la contraception pour redonner aux maris le pouvoir sur le corps de leurs conjointes. Ainsi, le point de vue selon lequel la transversalisation du genre est vraie en théorie mais fausse en pratique (Fraisse, 2012) est confirmé pour le Yucatán. Non seulement des institutions historiquement hostiles à l’autonomie féminine n’y deviennent pas favorables, par une simple injonction, mais elles se servent de leur nouveau mandat pour développer une médicalisation sans traitement et refonder sur des bases « scientifiques » des rapports hiérarchiques entre médecins, mais aussi entre maris et femmes mayas.