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« L’engagement est-il dépassé ? » Le temps des grandes causes serait-il fini ? « Les jeunes n’ont plus de valeurs ! » Voilà les affirmations de départ, si (ou trop !) souvent entendues et qui interrogent Olivier Bobineau. Dès l’introduction, on prend acte que l’auteur a choisi un langage simple et accessible pour « sensibiliser » à la question de l’engagement et surtout aux conceptions humaines qui sont mises en jeu. Cet intérêt anthropologique prend racine dans des travaux entrepris par le sociologue notamment à l’Institut du sens politique. Bref, cet essai problématise et théorise le sens de l’engagement exposé en trois chapitres tout en faisant un survol d’auteurs — des incontournables — qui traitent de l’engagement, de l’identité et de l’individualisme, sous des dimensions et angles différents.

Chapitre un. D’abord, afin d’examiner si effectivement les nouvelles générations ne s’engagent plus « comme avant » (p. 10), Bobineau fait intervenir le politologue et historien Charles Tilly et le sociologue Thomas Humphrey Marshall pour établir succinctement comment l’engagement se manifestait auparavant. Prenant le cadre de la France, trois répertoires et types de contenus sont discernés (p. 18-26). Le répertoire communal et patronné qui, à partir du xviie siècle, qualifie l’engagement où les individus manifestent leurs désaccords à l’intérieur de leur communauté sinon entre communautés (dit registre « compétitif ») utilisant le plus souvent des rituels sociaux (carnaval, processions, etc.) lors de fêtes ou de rassemblements de cette communauté. En cette période, la revendication pour des droits civiques se formule de plus en plus clairement. Le répertoire national et autonome apparaît à la fin du xixe siècle et fait appel à un registre réactif alors qu’il s’agit de se défendre contre les forces sociales intrusives de la société industrielle en développement et de faire respecter ses droits politiques. Les actions, revendications et programmes sont de plus en plus coordonnés sur le plan national utilisant des moyens autonomes que l’on retrouve encore aujourd’hui, c’est-à-dire pétitions, réunions, occupations de locaux, assemblées générales, etc. Puis, également à partir du xixe siècle, le répertoire proactif se démarque en revendiquant des droits nouveaux, des droits sociaux, principalement à travers le mouvement ouvrier. Enfin, Bobineau précise qu’il y a lieu de considérer un quatrième ensemble, soit celui des droits culturels sans toutefois l’associer à un répertoire cité par Tilly.

Une fois ce détour historique établi, Bobineau est prêt à faire face à la question « comment se manifeste l’engagement dans nos sociétés individualistes et pluralistes ? ». Il affirme de suite que « l’individu moderne devient hypermoderne » dans la troisième modernité (p. 15) même s’il ne précisera que plus loin, en page 61, ce qu’il entend par première et deuxième modernités : la première modernité concerne l’individu doué de raison et qui s’émancipe des traditions communautaires ; la seconde est marquée par un individualisme concret où l’individu devient son moyen d’autopromotion, à la fois son skopos et son telos. Ce qui lui importe de porter à notre attention, c’est qu’une révolution anthropologique affecte l’individu dans les années 1980 pendant lesquelles trois crises majeures sévissent : crise économique, crise politique et idéologique puis une crise à la fois religieuse et spirituelle (p. 27-36). Cet individu hypermoderne éprouve dès lors huit mutations dans ses rapports : « rapport à soi, à son corps, aux autres, aux choses, au temps, à l’espace, aux valeurs et idées, au salut et à la transcendance » (p. 37-58). Somme toute, le rapport de l’individu à son identité caractérise l’individu moderne (p. 58). Les transformations de l’engagement dans la troisième modernité se manifestent radicalement à la fois sous leur forme sociale, leur contenu et leur expression. Utilisant la typologie d’Albert O. Hirschman (p. 77-93), Bobineau réitère que l’individu engagé dans la troisième modernité adopte trois postures : Exit (la non-participation : abstention, désobéissance passive, boycottage, rupture), voice (la prise de parole : la prendre et la donner) et loyalty (loyauté et fidélité). Bref :

[…] l’engagement relève davantage d’une démarche confinitaire que d’une inscription dans une démarche contestataire […] après la convivance, la recherche d’une vie stable dans la cité sous la houlette de l’État-nation, c’est la question de la vie et de la survie des individus dans des communautés instables qui domine depuis les années 80 les contenus de l’engagement […] une difficulté inhérente à l’engagement contemporain [est toutefois] celle de discerner, de revenir sur soi-même dans un temps dominé par l’urgence, pour s’engager […] l’individu alterne les postures et les engagements au fil de sa vie, selon ses envies, ses déceptions. Cela explique, de temps à autre, que l’on ait l’impression d’un individu hypermoderne qui ne s’engage plus. Ce n’est pas le cas. Simplement, il ne le fait plus comme avant.

p. 93, 94

Chapitre deux. L’auteur reprend la thèse de Mancur Olson « comme [la première] rupture dans la réflexion sur les motivations qu’ont les individus à s’engager » (p. 99). Mais cette thèse souffre, selon lui, d’une explication sur le sens de la vie que porteraient les individus engagés alors qu’Olson se restreint à une raison instrumentale et stratégique par un calcul coûts-avantages fondé sur des intérêts matériels et économiques. Dès lors, Bobineau nous oriente sur les buts principaux de l’engagement, c’est-à-dire skopos et telos en citant les travaux d’Erwin Goffman et de Paul Ricoeur. Le skopos peut être tourné vers les autres ou soi-même. Pour ce faire, d’une part, l’individu peut choisir d’être utile aux autres : « réparer les autres » (p. 101-103) et « émanciper les autres » (p. 104-110) et, d’autre part, le skopos, c’est aussi donner un sens à sa vie : « se réparer » (p. 112-116) ou « s’émanciper » (p. 116-120). Quant à telos, il désigne la finalité essentielle à l’engagement : vivre en société, se tenir debout avec les autres. Cela fait, Bobineau répond aux questions en s’appuyant sur la thèse du don de Marcel Mauss : « pour quelles raisons et motivations s’engager ? Quel sens et quelle valeur donner à l’engagement ? Pourquoi et pour quoi faire ? » :

En définitive, comme dans le don, l’engagement est animé par l’ambivalence et l’ambiguïté évoquées dès l’introduction : s’engager, c’est se contraindre et agir librement au service de (une personne, un groupe, une cause, une foi) ; se lier les mains et s’émanciper. Si la finalité de l’engagement est donc de faire société, de s’y entre-tenir, si l’engagement est mis en sens selon le donner-recevoir-rendre et qu’au fond, on ne donne pas pour recevoir ; on donne pour que l’autre donne ; peut-être que l’individu s’engage lui aussi pour que d’autres s’engagent, s’entre-tiennent…

p. 134, 135

Chapitre trois. Reprenant Marcel Mauss et Alain Caillé, l’auteur touche au coeur de son propos (p. 11) : « Qu’est-ce qui se trouve à la racine, mais aussi à l’oeuvre dans les engagements des individus aujourd’hui ? Quelle anthropologie déceler derrière l’engagement contemporain ? » Il fait l’hypothèse que « comprendre ce qu’est le sens, c’est comprendre l’engagement et réciproquement » (p. 138). Puisque s’engager, c’est prendre une direction, il propose deux grilles d’analyse superposées sur le don : le sens et l’incarnation. La première a quatre points cardinaux pour indiquer le sens de l’engagement par les axes liberté-obligation puis autrui-intérêt pour soi. Quatre sens différents s’y trouvent interprétés tenant compte de l’abscisse et de l’ordonnée : le bien commun, l’intérêt général, l’égoïsme et l’altruisme. À cela s’ajoute une deuxième grille de lecture sur les formes de l’engagement, c’est-à-dire son « incarnation » ici aussi selon deux couples : modèle communautaire et modèle sociétaire, coopération et domination.

Grille d’analyse du don adapté

Grille d’analyse du don adapté
Source : Bobineau, 2010 ; 150, 158

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Olivier Bobineau conclut que l’individu est résolument en quête de sens. Il est baigné par l’effervescence globalisée de valeurs. Et il ajoute : « S’il y a perte, c’est celle d’une claire hiérarchisation des valeurs » (p. 159). Si l’engagement ne se fait « plus comme avant », il n’en demeure pas moins que depuis 1980, il s’est transformé pour développer une « morale des pairs » en mode connectif et confinitaire. Or, ce qui nous surprend le plus, c’est que, le temps d’un battement de cils, Bobineau affirme que « ce que l’individu a le plus besoin pour vivre en société » est la reconnaissance (p. 160). À peine deux pages de la conclusion expliquent aux lecteurs et lectrices que :

Si l’une de ces trois formes de reconnaissance fait défaut [l’amour, le respect, l’estime de soi], l’offense sera vécue comme une atteinte menaçant de ruiner l’identité de l’individu tout entier – que cette atteinte porte sur son intégrité physique, juridique ou morale. C’est pourquoi une anthropologie du sens de l’engagement montre toute son actualité et manifeste toute sa pertinence pour l’individu de la troisième modernité. S’il veut l’amour, le respect et l’estime de soi, ses engagements dans [ces trois sphères] peuvent lui permettre de se (re)construire selon de multiples liens de reconnaissance.

p. 162

Au bout du compte, malheureusement, l’auteur a failli à la tâche puisqu’il a omis d’articuler rigoureusement ces idées de reconnaissance (Honneth) et du don (Mauss et Caillé). À l’évidence, sa démonstration souffre d’un quatrième chapitre sur la thèse de la reconnaissance. De plus, la démonstration a brossé un large spectre pour définir ce qu’est l’engagement sans pour autant le délimiter à ce qu’il n’est pas.

Néanmoins, les herméneutes pourront extraire de ce livre une grille d’analyse pour interpréter à la fois la direction, le sens et l’incarnation de l’engagement des individus de la troisième modernité. Les pragmatistes, pour leur part, y trouveront des arguments utiles pour décrire la posture moderniste qui cherche à rejoindre la thèse d’Axel Honneth, philosophe qui gagne actuellement en popularité dans les sciences humaines.