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Introduction

Les dernières années ont été marquées par l’émergence fulgurante des médias sociaux. Les chiffres mondiaux parlent d’eux-mêmes : entre 2005 (année de sa création) et 2011, Facebook a conquis 750 millions d’utilisateurs actifs et l’utilisateur moyen a 130 « amis ». Le Québec a participé à cet engouement. Une récente étude nous apprend que 73 % des internautes québécois réalisent au moins une activité sur les médias sociaux minimalement une fois par mois (CEFRIO / Léger Marketing, 2011 : 4-5). Dans ce contexte de changement, les jeunes ont joué un rôle prépondérant (CEFRIO, 2009). « Presque tous les jeunes québécois de 18 à 24 ans réalisent au moins une activité sur les médias sociaux (91,8 %), et ce minimalement une fois par mois » (CEFRIO / Léger Marketing, 2011 : 5).

C’est dans ce contexte en mutation que les Auberges ont commencé à travailler avec Facebook. Devant le bousculement des repères et des valeurs, donnant lieu à divers questionnements, l’éthique est apparue comme indispensable pour mieux comprendre ce phénomène et mieux encadrer les interventions professionnelles.

L’éthique

Quelques auteurs québécois se sont penchés sur la notion d’éthique dans divers milieux professionnels. G. Legault propose une éthique délibérative visant à mieux exercer le jugement professionnel en situation réelle. L’éthique est ainsi définie comme une capacité réflexive visant à mettre en évidence la valeur qui sera privilégiée dans le but de déterminer quelle action ou quel comportement devra être privilégié compte tenu des circonstances (Legault, 2003). Dans le cadre de ce mandat, l’éthique est prise comme une réflexion qui se fait en amont de l’action et qui tente de comprendre, notamment, de quelle façon les logiques d’action ont été tissées et en vertu de quelles légitimités et finalités elles l’ont été. C’est une réflexion en chantier qui tente de mieux cerner ce qui est juste et acceptable de faire à la lumière des normes et valeurs partagées (Langlois, 2008, 2011).

L’éthique a aussi un caractère préventif, car elle vise à protéger l’organisation de risques pouvant la mettre en danger et la rendre vulnérable. Une zone à risque au plan éthique est une zone grise où les possibilités de conduites au travail à adopter sont multiples. Ces conduites ne sont pas balisées ni encadrées par des normes et des valeurs. Ces situations favorisent donc l’apparition d’une grande variété de comportements professionnels qui sont sujets à moult interprétations. Il se peut aussi que ces conduites soient régies par plusieurs normes ou valeurs parfois en conflit.

Portrait du Regroupement des Auberges du coeur du Québec

Les Auberges du coeur sont des maisons d’hébergement jeunesse communautaire qui accueillent des jeunes en difficulté ou sans abri, âgés entre 12 et 30 ans. Dans les Auberges, le jeune trouve un milieu de vie stable et sécuritaire où il expérimente une vie de groupe entouré d’une équipe d’intervenants présente jour et nuit, tous les jours de la semaine, un espace d’expérimentation de sa citoyenneté, une base à partir de laquelle il accomplit diverses démarches nécessaires pour stabiliser sa vie et éventuellement réaliser ses rêves et ses aspirations.

Le Regroupement rassemble et représente 29 maisons situées dans dix régions du Québec. Au sein de leur regroupement, les Auberges se sont donné divers outils de type normatif afin de mieux baliser les pratiques collectives. Parmi ces outils, on en retrouve trois qui sont particulièrement utiles à la présente réflexion. La Déclaration de principes contient les valeurs et principes communs aux Auberges guidant l’intervention auprès des jeunes. Le document intitulé Plancher commun de code d’éthique, qui fait davantage référence à un code de conduite, vise à prescrire pour l’ensemble des Auberges des règles à respecter par les intervenants dans leur relation avec les jeunes. Finalement, le Processus de traitement des plaintes prévoit les étapes à suivre par un jeune résident, ses parents ou un organisme pour porter plainte contre une Auberge.

Chronologie des événements menant à la réflexion éthique

  • En 2010, les comités de travail du Regroupement commencent à se questionner sur un nouveau phénomène : la création de profils Facebook par les Auberges qui maintiennent ainsi le contact avec les anciens résidents, et font connaître leur ressource plus largement.

  • En avril 2011, le Regroupement réalise un portrait Les Auberges et Facebook[1] qui confirme que maintenir et développer les liens virtuels avec les jeunes hébergés est devenu une réalité dans une majorité d’Auberges (RACQ, 2011).

  • En mai 2011, lors de leur Journée annuelle des intervenants, le portrait est présenté à une centaine d’entre eux. Différents enjeux ont alors émergé : Quels sont les objectifs que l’Auberge veut atteindre avec son Facebook ? Comment consacrer du temps à ce nouvel outil alors que les équipes manquent souvent de temps pour le travail auprès des jeunes « sur le plancher » ? Est-ce vraiment nécessaire que les Auberges aient un Facebook ? Malgré les doutes émis, il ressort clairement que Facebook est aussi un nouveau moyen efficace de créer et d’entretenir du lien social avec les jeunes.

Ces étapes ont permis de prendre conscience qu’il s’avérait important de renforcer la capacité des équipes des Auberges à réfléchir sur ces enjeux d’un point de vue éthique.

La démarche

En juin 2011, un comité ad hoc a été formé avec pour mandat de proposer un encadrement éthique à l’utilisation des médias sociaux. Pour nourrir sa réflexion, le comité a opté pour la méthode du groupe de discussion (Morgan, 1997). Le comité a établi le guide de discussion et a ciblé des personnes représentatives des Auberges.

Les données ont été recueillies auprès de trois groupes de discussion en novembre 2011. Les individus volontaires ont été recrutés selon les trois réalités qui composent le Regroupement : les jeunes, les intervenants et les directions. Un compte rendu des rencontres a été rédigé et analysé par le comité ad hoc. Les groupes de discussions ont permis de valider les zones à risque identifiées par le Comité et d’en ajouter d’autres. À ce processus de discussion s’est ajoutée une validation finale, soit l’Assemblée générale annuelle du Regroupement en juin 2012. Les membres du comité y ont présenté leur rapport (RACQ, 2012) qui contenait les zones à risque et les recommandations. Cette étape méthodologique avait pour but de valider l’analyse de même que les recommandations.

Principales recommandations

Quatre zones à risque ont été identifiées et ont obtenu un consensus. Ces zones sont : 1. La gestion et la responsabilité de l’Auberge ; 2. La limite entre vie personnelle et vie professionnelle ; 3. La confidentialité et la vie privée ; 4. L’intervention professionnelle.

Zone à risque 1 : la gestion et la responsabilité de l’Auberge

Au fil de sa démarche, le Comité a pu observer que, dans la majorité des cas, la responsabilité de Facebook incombe à une seule personne au sein de l’Auberge. Afin de favoriser une meilleure intégration et un meilleur suivi de ce nouvel outil au sein des équipes, le Comité recommande que cette responsabilité soit partagée entre plusieurs intervenants et qu’une supervision des intervenants et de leurs interventions dans les médias sociaux soit assurée (par exemple, intégrer cet aspect dans les réunions d’équipe, direction /coordination devrait avoir accès au mot de passe, sensibiliser les travailleurs aux dérives possibles de Facebook, etc.). Il est aussi apparu important pour le Comité que les descriptions de tâches des intervenants qui s’occupent des médias sociaux soient clarifiées et précisées (par exemple, objectif du travail, temps consacré à cette tâche dans une journée [5, 10, 15, 60 minutes par jour], etc.) afin de mieux s’en servir et de ne pas être envahi par ce nouvel outil de communication.

Le Comité a aussi constaté toute l’importance d’exercer un droit de censure (retirer les propos) à l’égard des propos haineux, homophobes, sexistes, racistes, diffamatoires, à caractère pornographique, menaçants, intimidants de même que tout ce qui est considéré comme inapproprié par l’équipe et qui serait à l’encontre de la mission et des valeurs des Auberges. Cette règle existe déjà dans le Code d’éthique des Auberges pour des propos tenus dans la maison d’hébergement et le Comité ne fait que recommander son extension dans le domaine électronique. À titre d’exemple, si un jeune venait écrire un commentaire homophobe à propos d’un autre jeune sur le Facebook de l’Auberge, l’intervenant devrait interpeller le jeune par courriel ou par téléphone (hors Facebook) afin de lui expliquer que de tels propos contreviennent aux valeurs de l’Auberge et de l’inviter à les retirer de lui-même et à s’excuser. À défaut de s’exécuter, l’intervenant aurait annoncé la conséquence, soit effacer lui-même le commentaire, bannir le jeune des amis du Facebook de l’Auberge, etc. On constate alors comment Facebook devient une extension de la maison d’hébergement…

Zone à risque 2 : la limite entre vie personnelle et vie professionnelle

Le Comité recommande d’établir une balise claire interdisant aux intervenants d’être « amis » Facebook avec les jeunes par le biais de leur profil Facebook personnel afin de conserver une vie personnelle en dehors de la vie professionnelle. Il est apparu important pour le Comité de sensibiliser les intervenants aux conséquences possibles d’être « ami » avec ou de commenter le Facebook de l’Auberge par le biais de leur profil Facebook personnel. Le Comité privilégie la création d’un profil Facebook de l’Auberge et non, uniquement, la création d’un profil professionnel d’un intervenant afin de ne pas faire porter toute la charge du lien sur l’intervenant et de valoriser plutôt le développement du lien sur Facebook avec l’Auberge.

Zone à risque 3 : la confidentialité et la vie privée

Le Comité recommande que l’Auberge respecte ses propres règles déjà existantes de confidentialité à l’égard des informations concernant les jeunes dans son utilisation de Facebook. Il est essentiel de rappeler l’interdiction de diffuser des informations confidentielles sur le jeune via Facebook et tous les autres médias sociaux compte tenu des dérives possibles. Il semble primordial pour le Comité de développer une pratique qui s’assure qu’avant la publication d’une photo d’un jeune sur le Facebook de l’Auberge on obtienne le consentement écrit, précis et par événement pour la publication d’une photo d’un jeune sur Facebook.

Zone à risque 4 : l’intervention professionnelle

L’intervention est certainement la zone à risque la plus importante en raison des enjeux qu’elle soulève ; elle a suscité de vifs débats au sein du comité. L’utilisation des médias sociaux au sein des Auberges est certainement une occasion unique de discuter du sens de l’intervention auprès des jeunes et de ses limites. Par exemple, un jeune qui a quitté l’Auberge depuis quelques semaines se vante sur son Facebook qu’il a ces temps-ci plusieurs soirées bien arrosées. Les intervenants se demandent alors s’ils devraient intervenir compte tenu de cette information dite privilégiée. Leur intention est de prévenir une rechute. Certains diront oui sans hésitation. D’autres se demanderont si leur rôle n’a pas une limite étant donné que le jeune n’est plus dans la maison et ne sollicite pas d’aide. Ces situations existaient bien avant les médias sociaux. Toutefois, la rapidité de ce mode de communication, les traces écrites qu’il laisse et la facilité d’accès à l’information forcent la réflexion quant au rôle à jouer et aux limites des responsabilités des intervenants et des organisations.

Ces questionnements ont permis au Comité de convenir de l’importance pour les équipes de définir jusqu’où peut aller l’intervention sur les médias sociaux. Le Comité s’entend sur le fait que les interventions sur les médias sociaux, et particulièrement Facebook, lorsqu’elles visent à garder le contact et le lien avec le jeune comportent peu de risques. Toutefois, en cas de crise (par exemple, annonce d’une tentative de suicide) ou de situations « sensibles » (par exemple, confidence d’un jeune), le Comité recommande de s’en remettre au jugement professionnel de l’intervenant pour décider de la meilleure intervention et souligne l’importance de garder des traces écrites au besoin. Il est aussi apparu important que chaque Auberge engage une discussion en équipe afin d’établir une position claire concernant le processus de gestion de crise émanant des médias sociaux. Une mesure de prudence a aussi été suggérée par le Comité, soit d’ajouter un avertissement dans la page ou le profil Facebook qui se lirait comme suit : « Aucune intervention professionnelle ne sera faite par le biais de Facebook. Les jeunes qui ressentent le besoin de faire appel à un intervenant de l’Auberge sont fortement invités à téléphoner à l’Auberge ou à s’y présenter compte tenu des limites que comportent les médias électroniques dans le cadre de la relation d’aide. »

Conclusion

L’utilisation des médias sociaux dans les Auberges représente encore une pratique nouvelle dont l’évolution est constante. Dans son rapport, le Comité ne recommande que très rarement l’instauration de balises très contraignantes et très précises, il tente davantage de susciter et de nourrir la réflexion, afin de mieux soutenir le jugement professionnel. Le but est d’aider chaque Auberge à définir ses propres balises selon une visée d’autorégulation dans un cadre éthique, soit d’autonomie et de responsabilisation.

Ce travail réflexif éthique a permis de constater qu’en l’absence de valeurs et de balises communes, de nouveaux outils comme Facebook peuvent comporter des dangers pouvant entacher l’organisation et porter préjudice aux professionnels qui y interviennent. En réfléchissant aux zones à risque, nous pensons que des enseignements peuvent être tirés de cette expérience, notamment quant au défi que pose l’utilisation d’une réflexion éthique en présence d’un nouveau phénomène. Cette capacité à réfléchir, lorsqu’elle est développée et actualisée dans la pratique, aide à mieux cerner les enjeux et à instaurer un travail de prévention au sein de l’organisation.