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Au Canada, les communautés autochtones sont des lieux d’investissement massif en santé publique et en éducation. Les intervenants de toutes sortes se succèdent, travailleurs sociaux[1], animateurs communautaires, infirmiers, éducateurs spécialisés, agents de prévention (en toxicomanie, délinquance, violence conjugale, etc.). Je m’adresse ici à ceux qui ne sont pas eux-mêmes autochtones et qui constituent encore, au Québec, la majorité des intervenants. Malgré les milliards de dollars dépensés chaque année, ils manquent de ressources et, au Québec en particulier, ont une formation à peu près inexistante sur les cultures et sociétés autochtones. J’ai commencé comme eux : quand je suis venue au Québec la première fois (je suis d’origine européenne) pour étudier ces cultures, je me suis aperçue, à ma grande surprise, que j’en savais autant que mes collègues étudiants québécois sur le sujet, c’est-à-dire rien ou pas grand-chose. J’ai choisi de me spécialiser en anthropologie sur les cultures amérindiennes, surtout algonquiennes, de l’Est canadien et je fais du terrain dans des communautés depuis le milieu des années 1990. Bien qu’ayant fait des séjours de recherche ponctuels ailleurs, je travaille surtout dans les communautés anicinabek (prononcer « anichinabek »), dites aussi algonquines, de l’Ouest québécois[2].

Au fil des années, j’ai rencontré un certain nombre d’intervenants désireux de mieux connaître et mieux comprendre ceux auprès de qui ils travaillent. Mais ils ont peu d’outils et ils n’ont pas le temps de vivre une expérience ethnographique[3], qui pourrait leur permettre de mieux appréhender les modes de pensée de leurs clients. Nombre des intervenants se retrouvent un peu par hasard à travailler dans ces communautés, lancés dans l’arène sans préparation et ceux qui continuent après plus d’un an ne se sentent guère épaulés dans leur quête de savoir. Pis encore, ils ne savent pas par où commencer, n’ayant pas forcément accès aux livres spécialisés, qui constituent de toute façon une montagne à laquelle il n’est pas facile de s’attaquer. Bref, ils ont les meilleures intentions du monde, mais contraints de soigner, d’appliquer des lois et de prendre des décisions immédiates, ils se saisissent souvent de ce qui semble être des outils pour décoder les mentalités autochtones mais qui sont, en fait, des stéréotypes. Comme un stéréotype est, en partie, une idée fausse, je partirai ici de l’idée qu’il est important de le mettre au jour et de le démentir. Sinon, cela laisse la porte ouverte à l’incompréhension, qui mène au racisme et à la discrimination.

Chacun de ces stéréotypes réduit à une dimension très simplifiée, donc simpliste, des cultures et des façons de voir le monde complexes. Je commencerai en affirmant qu’il n’existe pas une culture autochtone, mais bien des cultures autochtones. À titre de comparaison, on pourrait dire qu’il n’existe pas une mais bien des cultures européennes. Si les Français, les Allemands, les Espagnols peuvent se reconnaître une culture (ou une identité) commune, celle-ci, fondée notamment sur le partage d’une même histoire collective, est de l’ordre du politique. Quand vous allez dans une communauté autochtone, vous n’êtes pas chez vous : vous êtes comme un touriste dans un pays étranger. Les codes et les normes sont différents. Par exemple, l’article 30 (chap. 1-6) de la Loi sur les Indiens stipule que quiconque pénètre sans droit ni autorisation dans une réserve encourt une amende de 50 $. Vous êtes un invité et vous devez rester à votre place : ce sont les Amérindiens qui vous la donneront, cette place.

Cette allusion à la Loi sur les Indiens[4] n’est pas fortuite. Je ne parlerai ici que des relations avec les Amérindiens, pas de celles avec les Inuit et avec les Métis, pourtant eux aussi reconnus comme autochtones. Comme spécialiste de cultures algonquiennes[5] travaillant en général dans les communautés ou avec des Amérindiens urbains originaires de communautés, la majorité relevant de la Loi sur les Indiens, je n’ai pas la prétention de généraliser mes propos aux relations avec tous les Amérindiens. Mais pour avoir beaucoup lu, non seulement sur les Algonquiens, mais aussi sur des Amérindiens géographiquement éloignés d’eux, je pense pouvoir conclure à l’existence de similitudes dans les façons d’être au monde et d’interagir avec les autres entre, par exemple, des Anicinabek et des Athapaskans de l’Ouest canadien (voir ainsi Helm, 1972, et Rushforth, 1984), ce qui ouvre la possibilité que mes réflexions puissent s’appliquer à un plus large éventail de personnes que celles que je connais moi-même.

Depuis la mise en oeuvre du « programme de civilisation » au xixe siècle, l’État canadien considère les Amérindiens comme des gens infantiles, incapables de prendre en mains leurs propres affaires, qu’il faut assister. Ces idées ont laissé des traces chez les autochtones et trouvent encore malheureusement des échos chez les allochtones. La Loi sur les Indiens traite les Amérindiens comme des mineurs sous tutelle, en réglant leur vie sous le moindre aspect. Loin d’être des privilégiés, les Amérindiens ont été dépossédés de leurs territoires, de leurs ressources, de leur droit à éduquer leurs propres enfants, de leur pouvoir politique. Ils relèvent d’une bureaucratie plus lourde que le reste des Canadiens, ce qui a tendance à décourager l’initiative. L’une des multiples conséquences est que beaucoup n’ont pas l’habitude d’avoir le pouvoir et de prendre des décisions. Or, les intervenants allochtones, eux, ont du pouvoir, et il faut en être conscient.

Les Amérindiens ne font partie ni de sociétés arriérées, ni de sociétés idéales. Les stéréotypes les desservent, en les ghettoïsant et en les enfermant dans des images caricaturales (Lepage, 2009). Pourtant, ces stéréotypes trouvent aussi un écho chez eux, soit parce qu’ils y souscrivent, soit parce qu’ils utilisent les mots que les allochtones leur mettent dans la bouche pour se faire comprendre. Dans la série suivante de sept commentaires, j’examinerai et détruirai dix stéréotypes que j’ai rencontrés au cours de mes années de recherche dans des communautés amérindiennes du Québec. Ils ont la caractéristique d’être similaires aux stéréotypes communs appliqués en général à l’Autre en Occident pour l’exotiser. Changez le mot Amérindiens pour un autre ethnonyme et cela fonctionnera : toujours, l’Autre sera en harmonie avec la nature ou intensément spirituel, ou au contraire borné, peu ambitieux, bizarre, aux normes d’hygiène différentes et pas fréquentable. Partout, la caricature permet la mise à distance et, de là, l’ostracisation. D’où l’importance de l’éviter.

Aspects méthodologiques

Les pages qui suivent se veulent sur le mode de l’essai : au lieu d’effectuer une recherche ciblée sur le thème abordé, je propose une réflexion sur des données accumulées au hasard des rencontres lors de mes séjours ethnographiques depuis le milieu des années 1990. Et des rencontres il y a eu : les communautés autochtones du Québec accueillent chaque année des dizaines d’intervenants, rarement Amérindiens. Ils font donc partie, en retrait certes, du paysage social. Le métier d’anthropologue présente une grande différence avec les métiers des intervenants : contrairement à eux, je ne suis pas obligée de formuler des recommandations ou d’entreprendre des actions. Je me suis passionnée pour des sujets très différents (courants religieux, relations entre les générations, liens avec le territoire, colonialisme bureaucratique, gestion des conflits, pensionnats indiens, etc.) sans avoir à me préoccuper d’établir des plans d’intervention et de chercher des solutions concrètes, et ce, même si j’ai travaillé sur des thèmes comme la désintoxication, le passage à l’âge adulte et la violence conjugale. Comme le but de ma discipline est de comprendre la façon d’être au monde de ceux dont j’étudie la société et la culture, je cherche en fait ici à m’inscrire dans une démarche de transfert de connaissances. Au fil du temps, j’ai beaucoup appris sur la réalité de l’intervention et j’espère que mon expérience pourra servir.

Mes rencontres avec des intervenants ont eu lieu dans des contextes très divers : sur le terrain, quand les gens de la communauté me proposent de participer à une activité sociale, je m’y rends. Je vais partager les repas communautaires (qu’ils soient organisés par le centre de santé, l’école ou tout autre organisme), prendre des cours de langue vernaculaire, m’initier à l’artisanat, écouter des conférences, jouer au bingo, participer à des réunions sur les pensionnats, sur l’insertion des jeunes dans la vie active, sur la transmission des traditions, sur les habiletés parentales, sur les bonnes habitudes de vie, sur la santé foeto-maternelle, sur le deuil, etc. Parfois, je n’ai fait qu’observer cette mise en présence avec des intervenants (de Santé Canada, de la Direction de la protection de la jeunesse [DPJ], du Centre local de services communautaires [CLSC], d’associations diverses), d’autres fois, j’ai pu interagir avec eux le temps de leur intervention (sur le mode de la discussion), d’autres fois encore, j’ai entamé des dialogues qui se sont poursuivis sur des semaines, des mois, voire des années. Les réflexions que je peux tirer de ce matériel disparate ont forcément des limites : d’abord celle de ma capacité à entrer, ou non, en empathie avec mon interlocuteur en prenant en compte ses obligations, que je les approuve ou non ; ensuite celle du temps de l’observation : l’anthropologue cherche, entre autres, la réitération d’un élément pour en analyser le sens et la portée. En l’absence d’une méthodologie systématique de recueil de données, c’est l’accumulation au cours du temps et ce qu’elle comporte d’aléatoire qui pourvoit à cette nécessité.

Les stéréotypes sont, pourrait-on dire, un des « fonds de commerce » de l’anthropologie. Selon les termes de Michael Herzfeld (1992 : 66), « l’anthropologie consiste à analyser les préjugés – ceux des autres aussi bien que les “nôtres” ». Il continue en affirmant que « Tout stéréotype est par définition réducteur. Il souligne toujours l’absence d’une propriété supposée désirable. Il constitue une arme de pouvoir. Il fait quelque chose, il prive activement l’“autre” d’un certain attribut sans que celui qui en use se reconnaisse coupable […] » Si le propos sous-jacent d’une étude anthropologique sur un stéréotype a généralement vocation à dénoncer ce dernier, le but est aussi de l’analyser comme instrument social, créateur de dynamiques, dévoilant des enjeux, des intérêts et des stratégies. Comme le dit Vincensini (1995 : 257), « les réflexions contemporaines en matière de stéréotypes suivent deux voies : l’étude de leur impact social (côté culturel), la compréhension de leur mode de canonisation (côté formel) ». Je n’emprunterai ni l’une ni l’autre, choisissant une troisième voie, celle de l’application d’une discipline, l’anthropologie, qui n’en a pas toujours l’habitude.

1er stéréotype : Ils pensent en cercle, ils ont une pensée « holistique »

Après une conférence que j’avais présentée sur le thème des stéréotypes sur les Amérindiens et le travail salarié, un allochtone connu pour son implication dans le milieu communautaire autochtone voulut dire le mot de la fin en déclarant que les autochtones « pensaient en cercle ». L’idée semblait faire consensus (en tout cas, personne ne fit de commentaire). Sauf pour moi. Je ne sais pas ce que veut dire « penser en cercle » : tournent-ils en rond ? Les psychanalystes et les théologiens donnent leurs propres définitions à la « pensée circulaire », mais elles ne correspondent pas à ce qu’on semble entendre pour les Amérindiens. Je crois que l’intervenant voulait dire par là que les Amérindiens ne pensent pas de façon linéaire, c’est-à-dire (parce que ce n’est toujours pas clair pour moi) qu’ils ne raisonnent pas de manière cartésienne avec un début et une fin en établissant des relations de cause à effet. Il s’agirait plutôt d’une pensée comme la décrit Simmel (1996) : « un élément implique un deuxième lequel implique le premier ». Autrement dit, les Amérindiens ne compartimentent pas leurs idées en séparant les catégories. Mais je ne suis même pas sûre que cela veuille dire cela.

L’association de tous les Amérindiens avec la notion de cercle a été popularisée avec le succès, dans les années 1930, de la publication des mémoires de Hehaka Sapa (Neihardt, 1932), ou Elan Noir, un chef Sioux, dont une des fameuses citations est :

Vous aurez remarqué que tout ce qu’un Indien fait est dans un cercle, et c’est parce que le Pouvoir du Monde opère toujours en cercles, et tout essaie d’être rond. Dans les vieux temps, lorsque nous étions un peuple heureux et fort, tout notre pouvoir nous est venu du cercle sacré de la nation, et aussi longtemps que le cercle est demeuré intact, le peuple a prospéré. L’arbre florissant vivait au centre du cercle, et le cercle aux quatre quartiers le nourrissait. […] Tout ce que fait le Pouvoir du Monde est en forme de cercle. Le ciel est rond, et j’ai entendu dire que la Terre est ronde comme une balle, et ainsi sont toutes les étoiles. Le vent, dans sa plus grande puissance, tourbillonne. Les oiseaux font leurs nids en rond, car leur religion est la même que la nôtre. Le soleil se lève et redescend en faisant un cercle. La lune fait de même, et ils sont ronds l’un et l’autre. Même les saisons, dans leur changement, forment un grand cercle d’enfance à enfance, et ainsi en est-il de toute chose qui est mise en mouvement par le Pouvoir.

Neihardt, 1987 : 201-202

Ce qui est sioux ne peut pas être généralisé à tous les Amérindiens, mais cela n’empêche pas bien des gens de le faire. L’historien huron-wendat Georges Sioui, dans Les Wendats, une civilisation méconnue (1994), emploie souvent l’expression « sociétés à pensée circulaire » (ou peuples, ou humains), entendant par là que les Wendats n’opéraient « pas de démarcation stricte entre les “peuples” de la création : humains, animaux, végétaux, esprits, éléments » (p. 53), ce qu’il appelle « l’esprit du cercle ». Il s’agit donc ici d’une autre définition de cette « pensée en cercle ». De nombreux anthropologues ont expliqué cette absence de séparation entre les mondes humain, végétal, animal, etc., dans des cosmologies diverses de l’Amérique, mais ne nomment pas cela « pensée circulaire ». Certains l’appellent écocentrisme (Bolduc-Bourdouxhe, Cheezo et Potvin, 1997).

Ce qu’on peut en conclure, c’est que cette idée de pensée circulaire est non opératoire pour aider les intervenants. Retenons simplement que les Amérindiens ne raisonnent pas de la même manière que les allochtones. Je l’ai expérimenté bien des fois. Pour les Anicinabek, par exemple, on ne peut pas émettre une opinion sur une idée sans l’avoir testée soi-même : aussi trouvent-ils souvent que les allochtones parlent à tort et à travers de choses dont ils n’ont pas fait l’expérience.

Le corollaire de la pensée en cercle est l’idée que les Amérindiens ont une pensée holistique (ou une conception holistique de la vie). C’est-à-dire qu’ils ne séparent pas les différents domaines de la vie, car tout est imbriqué : par exemple, vous ne pouvez pas séparer le politique du religieux, de l’économique, du social, etc. C’est globalement pertinent, si c’est bien ce qu’on entend, et n’est d’ailleurs pas une spécificité amérindienne. Une autre acception du terme « holistique » veut dire qu’on ne peut comprendre un ensemble si l’on étudie séparément ses parties. On le donne aussi pour synonyme de « pensée complexe ». Parfois, le mot est pris comme synonyme de humaniste et / ou requiert qu’on prenne en compte le contexte de la personne, sa santé physique, mentale et émotionnelle et son parcours personnel et familial. En fait, ce mot est à la mode : on parle de médecine holistique (parfois assortie d’un ethnonyme, par exemple la médecine holistique juive), d’apprentissage holistique, de vision holistique (du monde, de l’être humain, de la vie active, de la santé). L’adjectif est mis à toutes les sauces, souvent sans définition. Rien n’exaspère plus Devon Mihesuah (2006 : 135), historienne choctaw, qui déplore les détournements terminologiques : « We must only use terms if we know what those terms mean and use them only if we are truly doing that sort of work ». En outre, comme le précise Colomb (2012 : 4), « le terme holistique est […] un emprunt au monde européen qui n’est pas employé dans les langues traditionnelles des Premières Nations du Québec. […] Les membres des Premières Nations préfèrent utiliser actuellement les termes vision intégrée ou approche globale de l’individu dont la finalité est le mieux-être et la recherche d’un équilibre entre les différentes dimensions de la personne (spirituelle, physique, intellectuelle, émotionnelle) ». Cela peut mettre mal à l’aise les intervenants en santé et en éducation : cette vision holistique des choses (entendons par là de prendre en compte toutes les dimensions de la personne en même temps) rend non avenu le morcellement de leurs domaines de compétences. Comment intervenir dans un seul champ sans prendre en compte tout le contexte ? J’abonde dans le sens de Colomb (2012) quand il réclame que les enseignants en éducation supérieure soient formés à un apprentissage interculturel pour développer une meilleure sensibilité aux cultures et aux mentalités autochtones. Je crois aussi que cette sensibilité se développe dans la durée et non dans l’usage de modèles dits holistiques qui sont peut-être informatifs mais pas forcément applicables et qui ne sont sûrement pas des solutions miracles.

J’en profite au passage pour plaider en faveur d’une concertation plus globale en matière d’intervention, ayant vu dans des communautés de quelques centaines d’habitants des dizaines de programmes se chevauchant. Mais également, parfois, une intervention doit être faite sur le plan individuel : pour une seule personne, dans un domaine précis. Je vais revenir, dans le commentaire suivant, sur l’importance de l’individualité chez de nombreuses nations amérindiennes.

2e stéréotype : Ils ont l’esprit communautaire, ils ne sont pas individualistes

Combien de fois ai-je entendu « Ah, les Amérindiens, ils vivent en communauté, pour la collectivité ! ». Comme pour tous les stéréotypes, l’assertion comporte une part de vérité : dans un village amérindien, tout le monde est apparenté de près ou de loin et tout le monde se connaît. En milieu urbain également, les Amérindiens savent toujours où se trouver les uns les autres et vont, de préférence, se côtoyer entre eux. Les réseaux sociaux montrent aussi à quel point les autochtones privilégient un entourage autochtone, même sur Internet (Bousquet, 2011). Mais ont-ils l’esprit communautaire ? Certes, ils partagent des intérêts communs, des expériences similaires, une histoire, des valeurs. Il est certain qu’une personne a des obligations non seulement envers sa famille, mais aussi envers son groupe (sa nation, voire les autres Amérindiens). Mais, suivant mon expérience, l’individualisme est également une conception importante. Le mot semble aujourd’hui synonyme d’égoïsme, mais au sens premier il signifie que l’autonomie individuelle est primordiale. En fait, chez les Anicinabek notamment, vous êtes d’abord responsable de vous-même. En outre, l’intérêt collectif ne passe pas avant l’intérêt personnel (et vice-versa) et les deux ne s’opposent pas. Le problème est qu’un intervenant allochtone ne sera pas forcément en mesure de déterminer ce qui est d’intérêt collectif et de monter un projet en conséquence. C’est aux membres de la communauté de le déterminer. Cela fait depuis les années 1940 que le gouvernement, par l’intermédiaire des programmes et des intervenants les plus divers, tente de monter différents projets collectifs dans les communautés amérindiennes afin de mouler celles-ci sur le modèle de la société capitaliste : coopératives d’artisanat, organisation de loisirs, etc. Quand vous en demandez des nouvelles, les gens vous répondent presque invariablement « ça a tout tombé », « les gens de la communauté n’embarquaient plus », « ils sont retournés à leurs propres affaires ». Ces petites communautés sont souvent surchargées de projets et ce n’est pas que ça n’intéresse plus les gens et qu’ils ne se sentent plus concernés : c’est simplement que les responsabilités retombent souvent sur les épaules des mêmes personnes et qu’elles n’ont, au bout d’un moment, plus assez d’énergie parce qu’elles doivent aussi penser à elles.

Il peut être très difficile de faire réaliser un projet collectif dans un village amérindien, car les gens ont l’habitude de vaquer à leurs propres affaires et de faire à leur idée, ce qui n’empêche pas la mise en commun, après, avec d’autres personnes (Chiron de la Casinière, 2003). Depuis 2004, Pikogan organise la journée Aminochtone à la Polyvalente de la Forêt d’Amos, avec l’aide de la Commission scolaire Harricana. Cette journée d’initiation à la culture anicinabe a pour but de faciliter l’intégration des jeunes autochtones au secondaire, tout en luttant contre la discrimination, largement due à l’ignorance, dont ils sont victimes en arrivant à « l’école des blancs ». Aminochtone, qui est d’intérêt collectif pour les gens de Pikogan, est un ensemble d’activités : kiosques d’informations, de démonstrations de techniques traditionnelles, de dégustation de bannique et de gibier, danses, etc. Chaque année, les activités sont différentes, selon les individus qui se proposent. Il serait impensable que la personne coordinatrice décide qui viendrait faire quoi et dans quel ordre. Et cela fonctionne très bien. Je me souviens aussi d’une veille de festival à Amos : panique chez les organisateurs allochtones, il était imprimé sur le programme que les gens de Pikogan devaient tenir un kiosque sous tipi et ils n’avaient aucune idée des noms de ceux qui étaient censés le tenir. Mais, dans la réserve, personne ne s’énervait : probablement, il y avait quelqu’un qui y pensait depuis un moment et qui préparait ce qu’il fallait. C’était toujours comme ça : le jour venu, le kiosque était pris en charge.

Enfin, la notion de solidarité est souvent associée à l’esprit communautaire. Mais les Amérindiens sont-ils toujours solidaires les uns des autres ? Cela peut varier d’une personne à l’autre, d’un village à l’autre, d’un réseau à un autre. Cela dépend aussi du parcours et de l’expérience d’une personne. L’argent, par exemple, peut être un sérieux point de discorde. D’abord, tout le monde ne gagne pas les mêmes sommes chaque mois. Ensuite, le fait d’en manquer, d’en avoir manqué, de l’avoir vu trop souvent dépensé en alcool fait qu’on n’en prête ou qu’on n’en donne pas forcément et qu’on peut même faire payer les gens de sa propre parenté pour des services. Également, les gens désintoxiqués de l’alcool ne peuvent se permettre d’être solidaires de ceux qui continuent à boire, peu importe que ceux-ci leur soient proches ou non. La solidarité, comme partout, a ses limites : si, quand il y a don, il n’y a pas de contre-don en échange, le donneur se lasse. Par conséquent, un intervenant qui veut monter un projet fondé sur l’entraide entre personnes doit s’assurer que les intérêts personnels des participants soient mobilisés (j’en donne d’ailleurs un exemple au 6e stéréotype), sinon il rejoindra la cohorte des intervenants découragés qui ont l’impression qu’il est impossible de faire faire quoi que ce soit de durable et de collectif dans une communauté.

3e stéréotype : Ils vivent à l’Indian Time, ils ont une conception cyclique du temps

Nombreux sont les allochtones qui peuvent en témoigner : quand on fixe un rendez-vous à un Amérindien, on n’est jamais sûr qu’il sera là (Sauvé, 2012). Peu importe qu’on ait pu faire 500 km pour rencontrer cette personne, elle a une bonne excuse, c’est dans sa culture : les Amérindiens vivent à l’Indian Time. Ce concept du temps signifie que les Amérindiens ne se soucient pas beaucoup de l’heure, ce qui autorise un tel comportement. L’Indian Time est un des nombreux avatars de la notion du temps que l’on perçoit chez l’autre : il existe, de la même façon, le African Time, le Maori Time, le Russian Time, même le LGBT Time (LGBT : Lesbian Gay Bisexual Transexual), tous exprimant l’absence de ponctualité.

S’il est vrai que l’apprentissage des horaires, au Québec, ne date que de la sédentarisation (à peine 40 ans pour beaucoup de communautés), cela ne veut pas dire que les Amérindiens n’en ont pas l’habitude, entre les horaires de l’école, du bureau du Conseil de bande, des églises, etc. Il y a en fait deux façons amérindiennes de traiter les contraintes de la montre : un Indian Time peut en cacher un autre. J’ai vu des gens élevés dans une mentalité traditionnelle être très fâchés parce qu’ils avaient dû attendre non pas 10 à 15 minutes (retard acceptable) mais bien une à deux heures (retard inacceptable) que d’autres personnes qu’eux se présentent à une réunion. Mais j’ai vu les mêmes personnes sereines face à l’absence de présentation de gens à une réunion pendant une semaine de chasse, par exemple. La différence entre les deux, c’est-à-dire entre l’irrespect et l’admissible, est le sens des priorités. Dans un cas, la réunion est prioritaire parce qu’on doit aborder un sujet important pour le bien-être de la communauté et que les gens doivent participer car ils sont de potentiels acteurs pour mettre en oeuvre une solution. Dans l’autre cas, la réunion est secondaire car les oies sauvages passeront cette semaine et pas la semaine suivante, la saison de chasse a une durée limitée, le gel va bientôt arriver, etc. Alors on peut choisir de ne pas aller à la réunion, qui peut être repoussée tandis que la raison pour laquelle on n’y va pas ne peut l’être, elle. Il y a donc Indian Time (manque de respect) et Indian Time (évaluation de l’importance des choses).

L’Indian Time est encore différent quand il s’agit d’un allochtone qui donne un rendez-vous à un autochtone. Certains Amérindiens n’ont simplement pas l’habitude des horaires : les gens au chômage et vivant des formes de désocialisation (abus de substances psychotropes par exemple) n’ont pas de raison de se lever à heure fixe, de manger à heure fixe, de rencontrer quelqu’un à heure fixe. La relation avec un intervenant allochtone est en outre teintée de relation de pouvoir : l’horaire est imposé à l’autochtone, qui est à la fois client et débiteur. Arriver en retard (ou pas du tout) est une forme efficace de résistance. Pour m’assurer que les gens viennent aux rencontres que j’organise, il a fallu que j’apprenne à tenir compte des indices me signalant que ce que je considère comme important ne l’est pas pour eux, à savoir les petites phrases comme « je suis bien occupé-e », « il faut que je fasse telle chose », « on verra », « peut-être ». En général, les Amérindiens ne disent pas non, ce qui est considéré comme brutal et impoli. Je laisse donc mes interlocuteurs décider des lieux et de l’horaire. Et ne croyons pas que les aînés soient les plus pratiquants de l’Indian Time : c’est tout le contraire. Eux, pour qui le respect est une valeur cardinale, sont beaucoup plus à l’heure que les plus jeunes, et ce, même s’ils n’ont pas grandi avec des horloges.

Qu’en est-il de la conception cyclique du temps ? Elle supposerait la croyance en un éternel retour des choses, en un renouvellement, en une répétition inéluctable. Une telle conception est associée aux peuples non modernes (Bensa, 1997), archaïques en fait, par rapport à une conception linéaire « moderne », c’est-à-dire la rationalisation occidentale du temps. Les sciences sociales ont montré depuis longtemps qu’il n’existe pas de peuples plus archaïques que d’autres. Tout dépend des critères choisis pour évaluer l’avancée d’un peuple. Alfred Gell, un anthropologue britannique, l’a démontré (1992) : l’idée qu’il existe une notion cyclique du temps est une construction erronée des sciences sociales. Aucun être humain n’ignore la distinction entre passé et présent, tous ont une conscience historique et un sens du futur. Dans certaines conceptions du temps, une ère peut se terminer et une autre commencer, en une sorte de cycle, mais cela implique quand même un début et une fin, et ce n’est nullement une conception universellement partagée chez les Amérindiens. Par exemple, il existe des prophéties millénaristes chez les Amérindiens de l’Est canadien, nées pour la plupart au xviiie siècle et impliquant qu’un âge d’or futur va arriver et rétablir ainsi un âge d’or antérieur. Mais ces prophéties n’ont de sens que pour ceux et celles qui y croient.

Faisons donc fi des métaphores de la ligne et du cercle. Retenons que les Amérindiens du Québec ne connaissaient pas la notion de semaine avant que les missionnaires ne l’enseignent pour valoriser le dimanche, qu’ils ne connaissaient pas non plus la notion d’heure et que l’idée de se faire convoquer pour un temps précis, ou même de manger à un horaire donné n’avait aucun sens au temps, pas si lointain (quelques décennies parfois), de la vie sur les territoires. En bref, un rendez-vous, par son côté arbitraire et contraignant, est une réminiscence de la colonisation.

4e et 5e stéréotypes : Ils sont proches de la nature – ils ont une intense vie spirituelle, ils sont sages

Le corollaire du stéréotype de l’Indian Time est l’idée que tous les Amérindiens soient proches de la nature, peu importe qu’ils vivent en milieu urbain ou rural. Encore faut-il que tout le monde ait la même idée de ce qu’est être « proche de la nature ». On peut simplement aimer la nature, en général, la trouver belle et tenir un discours sur elle. On peut encore aimer en être proche de temps en temps, quand on peut : aimer faire du camping par exemple. À ce compte-là, non seulement l’immense majorité des Amérindiens est proche de la nature, mais beaucoup d’autres personnes. Si, en revanche, être proche de la nature signifie savoir se débrouiller en forêt (ou en toundra), jusqu’à être capable d’y survivre, alors cela implique un degré très élevé de connaissances qu’un nombre limité de gens peuvent détenir de nos jours. Pour vraiment connaître la nature, il faut y passer beaucoup de temps, ce que l’école, le travail de bureau et autres activités chronophages ne permettent pas toujours.

Oui, il y a toujours des Amérindiens qui sont très proches de la nature et j’en connais à qui je pourrais confier ma vie au milieu des bois : je sais que je ne mourrai pas de faim et que je resterai saine et sauve. Je connais des villages désertés durant les semaines de chasse et de piégeage. On observe de forts regains d’intérêt, de la part des jeunes, pour ces activités traditionnelles, qui parfois étaient en perte de vitesse. Mais tous les Amérindiens n’ont pas la chance, même quand ils le désirent, d’être en pleine nature suffisamment souvent pour prétendre en être proches. Cela s’explique aussi par le fait que, même si la majorité des Amérindiens du Québec n’ont jamais cédé leurs territoires, ceux-ci sont parfois devenus accessibles sur seulement de toutes petites portions. De plus, une proportion croissante d’Amérindiens vont vivre en ville : il est certain qu’en milieu urbain, on ne peut pas être aussi proche de la nature qu’en milieu rural. Mais n’oublions pas une chose : les Amérindiens urbains sont tout aussi Amérindiens que les autres. Vivre en ville ne change en rien leur identité.

L’idée que tous les Amérindiens sont proches de la nature, ou en harmonie avec elle, peut desservir les principaux intéressés : si, du temps de la vie sur les territoires, les cultures matérielles étaient tirées de cette nature et donc biodégradables et écologiques, ce n’est plus le cas. Les Amérindiens sont confrontés, comme les autres, aux déchets qu’engendre tout ce qui est produit par l’industrie et dont ils font usage au quotidien. Mais ils sont parfois vus comme de plus gros pollueurs que les autres parce qu’ils ne collent pas à cette image fantasmée qu’ont d’eux les allochtones, de connaisseurs innés du recyclage, du compostage et du développement durable. N’en déplaise aux idéalistes et aux racistes, qui parfois se ressemblent, les Amérindiens ne sont ni parfaits, ni le contraire.

Tout se passe comme si les Amérindiens étaient sur une ligne entre deux pôles, qui irait du démon au demi-dieu (voire au dieu tout court). Dans ce stéréotype, les Amérindiens sont du côté du demi-dieu (l’antipode étant le stéréotype de l’Amérindien alcoolique, violent et pas fiable, dont je traite plus loin) : porteurs innés d’une sagesse ancestrale, ils auraient naturellement un fort sentiment religieux, qui s’exprimerait dans leur « spiritualité traditionnelle ». L’idée qu’un autochtone puisse être athée ne semble effleurer personne. Cela reste pourtant une possibilité. En outre, dans un peuple, ou à une échelle plus petite dans une communauté, tout le monde n’a pas le même degré d’intérêt envers les choses religieuses. Surtout, tout le monde ne croit pas en la même chose : diverses églises et divers groupes ayant répandu leur parole, les individus, même à l’intérieur d’une seule famille, adhèrent à des croyances différentes (Bousquet, 2007). Cette diversité peut d’ailleurs donner lieu à des conflits quand les pratiques des uns vont à l’encontre des convictions des autres. Les personnes peuvent aussi changer d’allégeance plusieurs fois dans leur vie : un catholique peut devenir un pentecôtiste apparemment convaincu, qui va ensuite se tourner vers le mouvement de spiritualité panindienne. Ce dernier mouvement, connu pour ses symboles comme le capteur de rêves et la roue de médecine, n’est pas forcément approuvé par les gens ayant une mentalité traditionnelle. Ces derniers perçoivent que le chamanisme est le vrai système de croyances ancestrales. Le chamanisme est un système de pensée axé sur la médiation entre les humains et les esprits (terme pris au sens large de personne autre qu’humaine avec laquelle on peut échanger), le tout vivant en interdépendance. Dans les cosmologies autochtones, l’humain n’est pas supérieur aux autres entités de la nature : il en est juste un élément comme les autres. Bref, comme partout, les croyances font débat.

L’usage courant de symboles amérindiens sur les dépliants créés par les agences gouvernementales et paragouvernementales peut ainsi être mal reçu. Prenons l’exemple des roues de médecine, un cercle contenant une croix, dont chaque extrémité représente un point cardinal ; chaque quadrant est associé à une couleur (noir, rouge, jaune, blanc) et à des idées ou concepts. Pour certains, cet objet ne veut rien dire car il vient de nations plus à l’ouest ; pour d’autres, il est signifiant car il fait partie des objets rituels ; pour d’autres encore, il est potentiellement nocif car il est d’origine chamanique, donc diabolique ; pour d’autres enfin, il ne devrait être utilisé que par des initiés.

Malgré l’incroyable tolérance des Amérindiens envers l’utilisation, par les allochtones, de leurs symboles, il faudrait les consulter pour savoir s’ils sont d’accord. Dans la même lignée, Christopher Ronwanièn :te Jocks (1996), spécialiste de sciences des religions et Mohawk, défend l’idée que la participation aux cérémonies autochtones, voire la conduite de ces cérémonies, doit rester le choix et la prérogative des autochtones. Lors d’une réunion avec un groupe d’Anicinabek, une travailleuse sociale avait utilisé des cartes d’animaux totems, ainsi qu’un bâton de parole, pour « casser la glace » et faire parler les gens. Précisons que le totémisme (le fait qu’un animal, ou un végétal, soit vu comme un ancêtre et donne son nom à un clan) existe seulement dans certaines cosmologies amérindiennes du Québec (Mohawks, Hurons-Wendats et certains Anicinabek). Précisons aussi qu’un bâton de parole est un outil servant à réguler la prise de parole : celui qui l’a peut parler autant qu’il veut, jusqu’à ce qu’il le cède à quelqu’un d’autre. Inspiré des cérémoniaux politiques amérindiens, il est devenu, grâce à des psychologues amérindiens dans les années 1960, un outil thérapeutique et pédagogique. Dans ce cas, un évaluateur se trouvait là pour recueillir les réactions : « je n’ai pas bien aimé ça », « ça m’a mis mal à l’aise », les participants ont rejeté presque unanimement ces médias de parole. « Trop intime » ou « étranger à mes croyances », ces moyens n’étaient dans tous les cas pas pertinents dans les mains d’une allochtone.

Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas sur terre de peuple plus sage que les autres. Chaque peuple a sa sagesse, inégalement distribuée chez les humains. Quant aux croyances religieuses, elles varient d’un individu à l’autre : la sagesse, ici, sera de respecter cette variabilité en ne traitant pas tous les Amérindiens comme un bloc homogène.

6e stéréotype : Ils ne sont pas doués pour l’École, ils ont de la difficulté à apprendre

« On a beau leur redire les choses plein de fois, ça ne rentre pas. » Ce stéréotype sous-entend plusieurs choses : d’abord, que les Amérindiens auraient des difficultés à apprendre. Cette idée est raciste. Infirmier et anthropologue, Bernard Roy, dans son livre Sang sucré, pouvoirs codés, médecine amère (2002), démontre que si les personnels de santé allochtones pensent que les Innus ne connaissent rien au diabète, c’est parce qu’ils en sont persuadés de façon préconçue. Or, les Innus savent pertinemment ce qu’est le diabète et, en outre, ils en ont une connaissance beaucoup plus élevée que la moyenne des Québécois. Que ce soit au regard de l’identification des symptômes, des facteurs de risque, des moyens pour faire baisser ces risques, les Innus, selon Roy, sont une « population savante » (2002 : 184 et suiv.). Ensuite, les Amérindiens n’écouteraient pas. C’est peut-être parce qu’on ne leur dit pas les choses de la bonne façon, de façon à être écouté. Peut-être n’ont-ils pas envie d’apprendre quelque chose de votre part, ou peut-être ont-ils aussi envie que vous appreniez quelque chose d’eux.

Enfin, détenteurs de savoirs traditionnels, ils n’assimileraient pas des notions qui ne sont pas de leurs cultures. Rien n’est plus faux : les savoirs traditionnels ne sont pas incompatibles avec d’autres sortes de savoirs. Non seulement les Amérindiens ne sont pas voués à réitérer sans fin les choses du passé, mais également leur dynamisme et leur capacité d’innovation leur permettent de s’approprier et de créer de la nouveauté. Le hip-hop peut être aussi amérindien que les mocassins en peau de caribou. Le problème est que plein de jeunes autochtones, qui ont grandi dans des milieux difficiles, en prime, sous le regard dévalorisant de ces allochtones qui pensent qu’ils « ne sont pas capables », sont eux-mêmes convaincus de cette idée. L’un de mes interlocuteurs anicinabek m’a dit une fois : « quand on te dit que tu n’es rien, tu crois que tu n’es rien ». Il faudrait commencer par aider à renverser cette idée. J’ajouterais que les jeunes (et les moins jeunes) ont le droit de rêver : la tendance des interventions à vouloir faire des études de besoins implique que les Amérindiens devraient d’abord tendre à combler ces besoins (par exemple : devenir professionnels de santé, gens d’affaires, juristes). Mais s’ils n’en ont pas envie et s’ils veulent faire autre chose ? Personnellement, j’ai choisi de devenir ethnologue. Or, c’est un métier dont on n’a pas « besoin » dans la société. J’ai pu faire le choix que je voulais et ce luxe ne doit pas être réservé aux allochtones. On a tous besoin de gens qui s’épanouissent dans ce qu’ils font.

Les intervenants en éducation doivent comprendre que, par exemple, l’absentéisme des enfants à l’école ou le décrochage scolaire n’ont rien à voir avec un manque de soif d’apprendre. Je me souviens d’un directeur (allochtone) de l’éducation d’une communauté qui ne comprenait pas le manque d’intérêt des parents pour l’école. Or, l’expérience scolaire de la communauté avait toujours été un désastre : la première génération de scolarisés était allée dans un pensionnat indien qui avait engendré de forts traumatismes ; dans la deuxième génération, puisque aucune école n’avait été bâtie dans la communauté, les enfants avaient été placés en familles d’accueil pendant la semaine ; la troisième génération n’avait donc, logiquement, pas une perception positive de l’éducation scolaire, rejeton du colonialisme. Tous les efforts de ce directeur, pourtant très dévoué, s’avéraient donc contre-productifs. Il fallait d’abord que les gens s’approprient l’école et son image.

D’après mes observations, les interventions qui fonctionnent sont celles qui laissent un libre choix aux gens. Par exemple, a lieu chaque année dans les communautés la semaine de sensibilisation à l’abus d’alcool et à la toxicomanie, organisée par le PNLAADA (Programme national de lutte contre l’abus d’alcool et les drogues chez les autochtones). À cette occasion, chaque bande reçoit du matériel d’information sur les ressources existantes pour aider les gens. Dans les communautés que je fréquente, ce matériel n’est pas distribué mais laissé à disposition. J’ai été sceptique sur l’efficacité de laisser des dépliants traîner sur des tables, mais force est de constater que ceux et celles que je connais ayant eu recours à de l’aide lors de divers problèmes de leur vie ont le plus souvent trouvé cette aide grâce à ces fameux dépliants, ramassés lors de la semaine du PNLAADA, qui est une occasion de rassemblement communautaire, ou dans les présentoirs du centre de santé. Si contrainte il y a, rien n’empêche que les interventions soient ludiques : si l’on doit être contraint de perdre du poids parce que sa santé est en danger, autant le faire de façon sympathique. Ainsi, en 2008, un infirmier de Pikogan mit sur pied le concours « Poids en moins, santé plus », sur le modèle d’une émission populaire de télé-réalité : des équipes de quatre personnes devaient s’entraider pour changer d’habitudes alimentaires et faire de l’exercice. Chaque équipe était pesée régulièrement et à la fin du concours, cinq mois plus tard, l’équipe ayant perdu collectivement le plus de poids recevait un vélo. Environ 25 % de la population s’inscrivit au concours, qui remporta un vif succès, mesurable aux changements de mode de vie observés lors des consultations au centre de santé. L’initiative fut reconduite les années suivantes.

La liberté des gens ne peut pas toujours passer en premier dans les interventions, quand on doit par exemple préserver un enfant du danger, ou obliger un enfant à aller à l’école, qui est obligatoire. Mais un peu d’inventivité et de souplesse, tout en comptant sur la capacité des gens à s’impliquer et à assimiler des notions nouvelles, peut faire de grandes différences.

7e et 8e stéréotypes : On ne peut pas compter sur eux (notamment au travail) – ils sont moqueurs, pas aimables et muets

Les employeurs se cassent parfois la tête avec cela : ils disent avoir de la difficulté à garder plus de quelques mois, au mieux quelques années, les Amérindiens qu’ils recrutent. Cette idée est à moitié fausse et en implique une autre qui est raciste : on ne peut pas compter sur eux. Reprenons la première partie de la phrase précédente : l’idée est à moitié fausse car il existe plein d’Amérindiens qui occupent depuis des années, voire des décennies, le même emploi. Mais ces personnes ont un profil particulier : elles ont le plus souvent choisi leur emploi, ont été formées à une époque où peu d’Amérindiens avaient accès à une éducation supérieure et font souvent partie de la génération des anciens pensionnaires des écoles résidentielles. Les gens plus jeunes s’en plaignent parfois : ils aimeraient bien prendre leurs postes, mais ont l’impression qu’il n’y a pas de place pour eux. Ensuite, la majorité des Amérindiens préfèrent travailler avec d’autres Amérindiens, dont ils partagent les codes. Les organismes autochtones ont alors leur faveur.

Enfin, la plupart des communautés, au Québec, sont situées dans des régions où le marché de l’emploi est très fluctuant. Il s’agit donc d’être polyvalent. Dans ces régions, de multiples formations sont offertes et il n’est pas rare que les gens les accumulent et passent donc d’un emploi à l’autre. Ces passages sont d’autant plus rapides s’ils n’aiment que modérément, voire pas du tout, l’emploi en question, choisi plus pour sa disponibilité que pour l’intérêt qu’il présente aux yeux de la personne. Ajoutons à cela que de très nombreux Amérindiens n’ont pas une connaissance étendue des possibilités de métiers qui pourraient leur convenir et, à cause de leur sentiment de devoir quelque chose à leur communauté, peuvent être prêts à sacrifier leur intérêt personnel dans un métier au profit d’un autre plus utile aux leurs. Parfois, les gens n’osent pas se lancer dans une formation qui leur permettrait d’exercer un job dont ils rêvent, ou bien repoussent leurs projets à plus tard quand ça arrangera tout le monde. En attendant, ils butinent d’une expérience à l’autre. Il faut donc bien se rendre compte de ce contexte particulier avant de poser un jugement.

Les codes et les normes ne sont pas les mêmes chez les Amérindiens que chez les allochtones, ce qui pose des défis pour les employeurs et dans les interactions avec la société plus large. Les enfants courent partout et mangent sur demande, les parents ne sont pas interventionnistes mais laissent plutôt les jeunes faire leurs apprentissages par essais-erreurs. Les gens ne vous regardent pas non plus dans les yeux et peuvent se montrer très gênés en public. Bref, les normes sociétales et les codes de politesse sont différents chez les autochtones, ce qui peut conduire à de mauvaises interprétations d’une attitude. Ceux et celles qui fréquentent des Amérindiens ont sûrement remarqué qu’ils sont souvent moqueurs. Drew Hayden Taylor (2006), écrivain, dramaturge et humoriste ojibwa, a même dirigé un livre à la fois sérieux (académique) et savoureux sur le sujet. Les Amérindiens se moquent volontiers d’eux-mêmes et des autres. Malheur à celui qui se vexe, c’est qu’il n’a pas encore atteint une maturité émotionnelle. La moquerie, qui fait partie des outils éducatifs, permet de remettre à sa place quelqu’un qui a eu un comportement déplacé ; de faire connaissance avec un étranger ; de dédramatiser une situation grave (comme des accidents où j’ai vu des gens rire d’une personne blessée) ; de distiller une critique. Évaluer le sens de l’humour de quelqu’un, c’est estimer s’il est normal, fréquentable, sain, animé de bonnes intentions, capable de contribuer au bien commun en mettant une bonne ambiance.

La parole, en général, n’a pas le même sens, la même portée, que chez les allochtones. C’est certes un moyen de communication, mais tout le monde n’en use pas de la même manière. Tout d’abord, si vous posez une question dans un groupe, ne répondra que celui qui sera sûr de la réponse et que les autres considéreront comme légitimement compétent pour répondre. Donner une réponse fausse est considéré comme humiliant et la personne perdra la face. Ensuite, il ne faut pas interrompre une personne qui est reconnue comme compétente dans le sujet dont il est question. Peu importe qu’elle parle longuement. Comme l’explique l’ethnolinguiste Regna Darnell (1984), qui a beaucoup travaillé chez les Cris, les gens peuvent aussi quitter une conversation sans préavis. Entre Amérindiens, ce n’est pas vu comme vexant. Nadine Caron (2006), première femme autochtone à avoir obtenu un diplôme de médecine de l’Université de Colombie-Britannique, ajoute aussi que le ton et le volume de la voix peuvent être perçus comme des signes d’intérêt ou, a contrario, de manque de confiance, ce qui, à mon avis, est extrapolable aux Algonquiens du Québec. Enfin, dire quelque chose qui tombe sous le sens est stupide. Lors d’une recherche sur le tourisme en milieu anicinabe, je me souviens d’un touriste français qui demanda à un guide en train de creuser un trou : « tu creuses un trou ? ». Le guide lui répondit en se moquant de lui, ce qui vexa le touriste : pour ce dernier, poser cette question évidente était le moyen d’entamer une conversation, voire de proposer son aide. Quand je l’expliquai au guide, il resta perplexe : « vous êtes bien compliqués, vous, les Blancs ».

La différence de codes comportementaux fait que l’intervenant peut se sentir insulté alors que l’intention de la personne en face n’est nullement de l’offenser. Le mieux est de rester détendu et d’éviter de se braquer : un modéré qui saura garder le contrôle de ses émotions tout en n’ayant pas peur de montrer ses failles obtiendra plus facilement de l’écoute.

9e et 10e stéréotypes : Ils ne sont pas capables de supporter l’alcool – ils ont besoin d’être sauvés

L’idée que les Amérindiens ne puissent pas tolérer l’alcool, pour une raison probablement biologique, est encore très répandue. Or, elle n’est scientifiquement pas du tout démontrée. Au contraire, les recherches tendent à prouver que les Amérindiens n’ont pas plus de problèmes physiologiques que d’autres pour tenir l’alcool (Roy, 2005). Dans toutes les populations, certains groupes d’individus tolèrent parfaitement l’alcool et d’autres pas du tout. Si toutes les populations ont une culture de l’alcool (des manières de boire), tout le monde ne sait pas boire. J’entends par là qu’il faut une éducation à l’alcool, d’ordre social, pour savoir quoi boire, dans quel contexte et quand s’arrêter (Bousquet et Morissette, 2009). Dans les communautés anicinabek où j’ai séjourné, les gens étaient étonnés qu’on puisse ne boire qu’un verre ou deux et simplement pour le goût, par plaisir, qu’on puisse ne pas finir la bouteille et que l’alcool pouvait s’accorder avec ce qui était mangé. Ils ne savaient pas non plus que le pourcentage d’alcool n’était pas le même selon la boisson. Rappelons que les autochtones, au nord du Rio Grande, n’avaient aucune tradition de fabrication d’alcool avant l’arrivée des Européens. Également, depuis le début de la colonisation et jusqu’en 1971 (arrêt Drybones), les lois allochtones ont imposé des restrictions d’accès à l’alcool pour les autochtones, les traitant comme des gens incapables de se contrôler et empêchant toute internalisation d’un apprentissage raisonnable du boire (Bousquet, 2005). L’indulgence, voire la permissivité, des membres des Premières Nations à l’égard des gens saouls a tendance à changer, mais elle reste encore très élevée à cause d’une valeur sociale primordiale, la non-ingérence dans les affaires des autres, qui tourne parfois à la loi du silence et à la peur. Il y aura encore du chemin à faire pour réduire les problèmes d’abus d’alcool chez les Amérindiens, mais restons confiants : les Amérindiens sont tout aussi capables d’arrêter de boire que n’importe quel autre désintoxiqué sur terre.

L’histoire de l’alcool chez les Amérindiens, comme l’histoire de l’école, de la justice, de l’administration, fait partie du passé colonial, pas encore fini, des Amérindiens. Tant que la Loi sur les Indiens, qui décide depuis 1876 qui est Amérindien et qui ne l’est pas dans l’espace public canadien et qui règle la vie des Amérindiens inscrits (c’est-à-dire ayant le statut d’Indiens en vertu de cette loi), tant que cette loi existera donc, le colonialisme ne sera pas enterré. Beaucoup d’allochtones se sentent coupables d’être du côté des colonisateurs malgré eux et, pour ne pas porter ce fardeau, voudraient apporter leur contribution pour sauver les autochtones.

Le complexe de sauveur du monde est assez courant chez ceux et celles qui s’intéressent aux Amérindiens et, surtout, qui veulent travailler pour eux, pour améliorer leur vie en général. Les Amérindiens en ont l’habitude et le disent de différentes façons : les Blancs savent toujours mieux que nous ce que nous devrions faire, ils ont des solutions pour tout. Ils en rient, une façon de mettre à distance cette attitude qui agace. Ils voient beaucoup passer de Blancs, et pas grand-chose ne change. Tout d’abord, il faut se rendre compte que certains gros problèmes existant dans beaucoup de communautés, comme les habitats insalubres et surpeuplés, le chômage endémique, le faible niveau de scolarisation, ne peuvent être traités sans une volonté politique forte au plus haut palier gouvernemental. Les intervenants auront beau faire du mieux qu’ils peuvent, ils ne pourront pas soigner une large blessure avec un pansement adhésif minuscule. Il est des mesures que seuls les détenteurs du pouvoir peuvent prendre. Ensuite, avant de vouloir « sauver » les autochtones, il est important de bien les connaître, afin d’éviter toute décision paternaliste qui ne serait que l’application d’une nouvelle forme de colonialisme.

Appliquer des directives sans esprit critique peut être très dommageable, ne serait-ce que parce que cela mine la confiance de ceux auprès desquels on doit intervenir. Il faut consulter les gens localement, s’enquérir des manières de faire, prendre le temps d’apprendre l’histoire locale. Une infirmière du centre de santé d’une réserve anicinabe avait l’impression que ses formations sur la nutrition restaient lettre morte pour ses patients. Or, non seulement elle employait des mots comme vitamine ou protéine, intraduisibles dans la langue locale – ses patients étant pour la plupart unilingues en anicinabemowin (la langue algonquine) – mais en outre le chef de la communauté ne cessait de lui dire : « nous sommes des gens visuels ». Elle finit par élaborer des tableaux avec des photos d’aliments, apprit les mots de base de la langue au sujet de l’alimentation et changea sa manière d’enseigner : le succès ne se fit pas attendre.

J’aime à le répéter à mes étudiants : il n’y a pas de solutions simples aux problèmes complexes. Il y a de multiples causes et facteurs qui entrent en jeu dans la violence familiale, le décrochage scolaire, l’abus d’alcool et ce sont les gens qui détiennent une partie des clés pour les comprendre. On peut aider, mais c’est encore mieux quand on aide les personnes à s’aider elles-mêmes.

Conclusion

Tout ethnologue sait que son travail gagnera en qualité au fil des années : on apprend à connaître un peuple en fréquentant ses membres assidûment et sur une longue période de temps. Il faut vivre avec eux, s’immerger dans la culture et la société, tenter d’en apprendre la langue. Un intervenant n’a en général pas le facteur temps avec lui. Outre qu’il serait nécessaire, voire impératif, d’inclure dans les formations des cours obligatoires sur les relations avec les autochtones, les intervenants ne devraient être envoyés dans des communautés autochtones qu’en étant parfaitement avertis qu’ils y seront étrangers, qu’ils seront perçus comme tels et qu’ils se sentiront comme tels. Comme l’explique un guide, ancien mais au contenu toujours d’actualité, écrit à l’intention des personnels de santé allant exercer parmi les Cris de la Baie-James, « le dévouement, la sincérité et l’utilisation la plus sérieuse de vos compétences vous ouvriront la voie » (Bobbish-Atkinson et Magonet, 1990 : 129). Les auteurs ajoutent : « si cette sincérité, ce dévouement, ne sont pas évidents, les Cris, intuitifs, le sentiront immédiatement et vous risquez fort d’être traité très froidement » (ibid.). Une telle assertion est aussi valable pour les Anicinabek et je pressens qu’elle l’est en fait pour tous les autres Amérindiens.

Dans cet article, je n’ai pas pu faire le tour de tous les clichés dont on affuble les Amérindiens. Mais j’espère avoir un peu donné les moyens d’en repérer un. Quand on commence à faire des généralisations excessivement positives ou négatives sur un peuple ou une catégorie de population, on peut raisonnablement en déduire qu’on est en train de créer un stéréotype. Les différences de valeurs, de comportements, de façons de communiquer (verbalement et non verbalement) peuvent créer un fossé entre les allochtones et les autochtones (Spielmann, 2009), d’autant plus que si les Amérindiens s’attendent à ces différences, elles sont souvent mal évaluées par les allochtones. Après tout, ne vivons-nous pas à côté les uns des autres depuis plus de 500 ans ? Comment se fait-il alors que les autochtones et leurs manières d’être soient si méconnus ? Il est normal de juger une situation d’après ses propres critères, sans se rendre compte que ces critères sont loin d’être universels. Mais dans une situation d’intervention, où l’un des buts est d’être efficace, on se doit d’apprendre quels sont les codes de l’autre, et ce, d’autant plus quand on exerce un pouvoir sur lui. Dans un contexte où la décolonisation n’est pas une réalité mais un but vers lequel tendre, chacun doit faire sa part.