Corps de l’article

Le patrimoine doit retenir notre attention en tant que nouvel enjeu de société investissant des espaces publics qu’il remodèle par des recours polysémiques à la mémoire, au passé et aux origines. Si depuis quelques années les processus de constitution du patrimoine et la patrimonialisation sont devenus des objets légitimes de la recherche anthropologique, notamment en Europe, leur prise en compte dans le contexte africain est assez récente. On assiste, en Europe comme dans le reste du monde, à une multiplication des acteurs (institutions internationales, États, associations, individus, collectifs, collectivités territoriales) et à une extension des objets requalifiés en biens patrimoniaux. Malgré la diversité des processus de sélection des éléments à retenir, le point commun à toute patrimonialisation est leur inscription dans le champ politique et social (Rautenberg 2003 : 156), dans une « arène » au sens de Thomas Bierschenk et Jean-Pierre Olivier de Sardan (1998). Quelle que soit la zone d’observation, la question patrimoniale, déclinée à travers des références identitaires, est ainsi retravaillée par des enjeux politiques contemporains dont on doit interroger les significations.

Alors que le patrimoine tend de plus en plus à être défini selon des normes globalisées, déterminées en grande partie par des organisations internationales telles que l’UNESCO et répercutées par les États dans la mise en place de leur propre politique culturelle, une des premières tâches du chercheur est de s’interroger sur la réinterprétation locale de ces productions patrimoniales en tenant compte des contextes spécifiques dans lesquels elles ont lieu (de Jong et Rowlands 2007). L’UNESCO, en fixant les règles du devoir de sauvegarde et en introduisant le concept de Patrimoine Culturel Immatériel (PCI) afin de promouvoir les « cultures de l’oralité » et de rétablir l’équilibre face à une définition occidentale du patrimoine limitée au bâti ou au naturel (Matsuura 2004), n’a fait que renforcer l’engouement pour le patrimoine défini à la fois comme « traditionnel et vivant »[1]. Interroger l’articulation entre un projet politique global de promotion patrimoniale, réalisé selon certaines normes internationales (le respect de la diversité culturelle, la reconnaissance des particularismes, le développement durable, l’implication des populations détentrices du bien classé) et ses applications et détournements locaux permet d’observer comment se construit, à chaque échelle de la production patrimoniale, la valorisation d’un territoire (national, régional, local) et de ses multiples identités. Cela implique de prendre en compte les logiques propres des acteurs qui animent l’arène patrimoniale. C’est aussi partir du constat que l’espace patrimonial n’est pas un champ autonome dans lequel n’agissent que les professionnels du patrimoine. Au contraire, il est un espace de travail, de vie, de transmissions de valeurs, un environnement quotidien pour des individus et des groupes aux statuts sociaux divers. C’est dans ce cadre conceptuel que nous interrogerons la confrontation entre des représentations et des usages quotidiens du patrimoine et un programme singulier de patrimonialisation institutionnelle à partir de l’étude de l’« espace culturel du yaaral et du degal »[2], festivités de transhumance peules du delta intérieur du Niger au Mali déclarées « chefs-d’oeuvre du patrimoine oral et immatériel de l’Humanité par l’UNESCO » en novembre 2005 et inscrites sur la « Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité » en 2008. À partir de leur ethnographie, nous analyserons les relations conflictuelles et la dialectique entre définitions institutionnelles et usages locaux du patrimoine. Le contexte spécifique du Mali contemporain – celui de la décentralisation politique, du développement local et de la crise écologique affectant les sociétés pastorales sahéliennes – place la question patrimoniale au coeur des rapports entre identités, territoires et redéfinition des pouvoirs locaux.

Afin de comprendre les jeux d’échelle (Revel 1996) et les logiques d’emboîtement à l’oeuvre dans ce phénomène de patrimonialisation, nous définirons d’abord son cadre institutionnel. Il s’agira d’interroger la construction patrimoniale de l’« espace culturel du yaaral et du degal » par la Direction nationale du patrimoine culturel (DNPC) au regard des définitions internationales du patrimoine culturel immatériel promues par l’UNESCO et de la politique culturelle malienne. Nous proposerons ensuite une définition endogène de la patrimonialisation et de ses présentations publiques à la lumière d’un exemple sur les compétitions pastorales. Ces dernières illustrent la manière dont des éléments culturels peuvent se trouver pris dans un double processus de création patrimoniale et de transmission d’un idéal pastoral recréé. Pour finir, nous aborderons le conflit pour le poste de jowro, chef des éleveurs, à Diafarabé. Cette étude de cas permettra d’aborder la question de la gestion patrimoniale des enjeux pastoraux locaux.

Cadre institutionnel de la patrimonialisation

Au Mali, la sélection patrimoniale, initiée par le régime colonial français, s’est longtemps penchée sur le patrimoine bâti et les propositions pour sa gestion étaient la plupart du temps définies en fonction de valeurs occidentales (Ouallet  2003a : 60). Au début des années 1960, l’indépendance amène les élites au pouvoir à s’interroger sur la nature de leur patrimoine culturel et sur l’attitude à adopter vis-à-vis des sites déjà remarqués par les Européens. La politique du patrimoine proposée par les États indépendants se rattache encore aux figures importées par le colonisateur et s’ajoute « à la panoplie de leurs outils de modernisation du pays » (Sinou 1996 : 59). Les démarches de patrimonialisation visent à réhabiliter les cultures africaines tout en les inscrivant dans des circuits touristiques. Elles rejoignent aussi la problématique de la construction des États-nations, la patrimonialisation étant « une façon de donner un contenu officiel à la mémoire collective » (Ouallet 2003b : 308). Dans les années 1990, le Mali relance sa politique culturelle sous l’impulsion du président Alpha Oumar Konaré, archéologue et historien. Elle intervient dans le contexte de volonté de pluralité politique et de défiance à l’autorité de l’État consécutif aux soulèvements populaires du 26 mars 1991 qui ont mis fin au régime du parti unique du général Moussa Traoré. Plusieurs projets d’envergure nationale sont menés. Dans ce contexte politique nouveau, la culture est présentée comme un support au développement économique, à la cohésion nationale et au processus de démocratisation et de décentralisation (Arnoldi 2006 : 64 ; Ouallet 2003a : 69-74 ; Doquet 2006). Au début des années 2000, dans la mouvance des discours internationaux sur le patrimoine, le Mali ouvre le patrimoine culturel à ses aspects immatériels.

Le classement de l’« espace culturel du yaaral et du degal » tel qu’il a été proposé et adopté par l’UNESCO fait référence à l’espace de la transhumance des éleveurs peuls du delta intérieur du Niger et plus particulièrement aux festivités spectaculaires émaillant le calendrier des activités pastorales. Parmi elles, le yaaral de Diafarabé et le degal de Dialloubé – respectivement premier point d’entrée dans le delta et dernier événement du calendrier pastoral – bénéficient d’un programme de valorisation patrimoniale. Le yaaral est la traversée du fleuve Diaka à Diafarabé, au mois de décembre, par les troupeaux revenant du Sahel. Le degal est la descente des troupeaux de Dialloubé, au mois d’avril, dans les derniers pâturages de saison sèche du nord du delta intérieur du Niger. Ces deux fêtes donnent lieu à une mise en valeur de l’activité pastorale par des défilés de troupeaux, des compétitions pour le troupeau le plus gras ou la déclamation de poésie pastorale. Les jeunes filles et les jeunes bergers peuls en sont les principaux acteurs. Par leurs pratiques festives, ils mettent en avant les valeurs de noblesse, de renommée et de beauté valorisées par la communauté peule (Leblon 2011 : 205-209).

Dès 2003, la DNPC a mené plusieurs missions d’enquête afin de réaliser le dossier de candidature. Ces fêtes y sont présentées comme des emblèmes de l’identité et de la culture peule. L’argumentation insiste sur les valeurs sociales et esthétiques fulbe à travers le mode de vie pastoral, l’attachement au bovin ou la richesse de la langue fulfulde exprimée dans les éloges aux bovins et les chants des jeunes filles. Ces divers éléments renvoient aux thèmes classiques des études anthropologiques sur la société fulbe. Les représentations esthétiques des femmes ou du berger uni à son bétail reconduisent ainsi les imaginaires communément partagés sur les Fulbe. Cette valorisation de la culture peule pour elle-même est complétée par d’autres justifications croisant l’histoire régionale, la profondeur historique du bien et surtout la valorisation de la diversité culturelle, nouvelle norme patrimoniale défendue par l’UNESCO (Leblon 2011 : 201-202). Le dossier de candidature promeut des traditions peules datant de la fondation de la Diina du Maasina au début du XIXe siècle qui permettraient aux différentes populations du delta de réactualiser leurs pactes intercommunautaires et de vivre en harmonie (DNPC 2004b : 6, 11, 12). Chaque groupe ethnique est alors associé à une activité professionnelle et à des normes esthétiques ou vestimentaires censées les identifier (Leblon 2011 : 203). Dans le contexte deltaïque contemporain, ce discours sur la cohésion entre les groupes socioprofessionnels du delta a des implications en termes de gestion des ressources naturelles et du foncier.

Les études sur le delta renvoient l’idée d’une répartition spontanée des droits et spécialités entre ethnies : Peuls (éleveurs ayant une maîtrise sur les herbes), Bozos et Somonos (pêcheurs ayant la maîtrise des génies de l’eau), Malinkés et Riimaybe (cultivateurs ayant la maîtrise de la terre ; voir Gallais 1967, 1984 ; Fay 1995, 1997). Pourtant, les bouleversements écologiques et la redéfinition des rapports de force ont entraîné un changement des règles régissant l’exploitation des pâturages inondés. Depuis le milieu des années 1990, le processus de décentralisation, qui consiste en un transfert effectif d’une partie des pouvoirs aux populations organisées en communes, a réanimé les anciennes tensions en posant la question de la gestion du foncier et des ressources naturelles (Fay 1998). Aujourd’hui, les pressions auxquelles doivent faire face les acteurs du pastoralisme, l’implication croissante de l’administration décentralisée, l’insécurité foncière sont autant de polémiques qui se cristallisent autour des festivités de transhumance. Leur patrimonialisation se déroule à un moment où les observateurs s’accordent pour dire que la gestion des conflits autour de l’accès aux ressources naturelles est un enjeu majeur pour le développement de la zone (Mosely et al. 2002 ; Barrière et Barrière 2002). Bien que ces arguments relatifs à la gestion pacifiée et durable des ressources ne soient pas explicitement mentionnés dans la rhétorique patrimoniale institutionnelle, ils en constituent les fondements. Par ailleurs, dans le cadre de la politique culturelle malienne, le patrimoine participe au processus de construction nationale et de démocratisation. Dans son argumentation, la DNPC balance ainsi entre, d’un côté, la valorisation d’une identité singulière peule et pastorale à travers le choix de sa sélection patrimoniale et, de l’autre côté, la volonté politique de présenter une construction unifiée de la Nation malienne à partir de la richesse de sa diversité ethnique.

Les activités de sauvegarde ont essentiellement concerné l’inventorisation, la collecte documentaire, la sensibilisation et des activités éducatives (DNPC 2007). Selon les nouvelles normes de l’UNESCO en matière de sélection patrimoniale, la population identifiée comme détentrice du bien à patrimonialiser a été invitée à participer aux pratiques dites de « sauvegarde » selon une démarche qui se voulait bottom up (de bas en haut ; voir Blake 2009). Une patrimonialisation participative reconstruite a posteriori a donc été mise en place. Au sein du groupe, des personnes désignées ont fait figure d’autorité pour énoncer ce qui devait être conservé. Les membres du « Comité de gestion local »[3] comme le jowro (chef des éleveurs) ou la présidente de l’association des femmes ont été convoqués en tant que « dépositaires avérés de la tradition » (DNPC 2003, 2004b : 9) par les promoteurs du projet patrimonial. Un « coordinateur local », basé à Mopti (capitale régionale) a été chargé d’entretenir les relations entre les sous-comités locaux et la Direction nationale du patrimoine culturel. Un « Comité de gestion national » a également été mis en place pour coordonner les structures régionales et locales. Il était composé des responsables de la DNPC, de représentants de l’UNESCO-Bamako et de quelques cadres politiques maliens oeuvrant dans le domaine de la valorisation culturelle peule. Ces structures d’encadrement et d’exécution du plan d’action sont composées d’individus déjà consultés lors des séances préparatoires au classement. Le plan de sauvegarde patrimoniale a ainsi été effectué par cette pyramide d’acteurs dont la base est formée par les sous-comités représentants de la « population » et de la « tradition » et le sommet symbolisé par la DNPC, principale interlocutrice de l’UNESCO.

L’inventaire du patrimoine oral et immatériel a constitué la pièce maîtresse des activités de sauvegarde. Les aspects esthétiques et identitaires du pastoralisme ont été privilégiés au détriment des savoir-faire pastoraux, des règles de gestion de l’élevage transhumant et de leur évolution (Leblon 2011 : 205-210). Alors que l’UNESCO souhaite que les activités d’inventorisation concernent le patrimoine actuel, tel qu’il est vécu aujourd’hui par les populations et dans ses transformations, la volonté de préserver le patrimoine contre les risques de la folklorisation (DNPC 2007) présuppose l’idée d’une culture traditionnelle, originelle. La définition normative internationale du patrimoine présente le paradoxe de vouloir « muséifier en gardant vivant » (Hartog 1998 : 15). Ainsi, la DNPC, tout comme l’UNESCO, reproduit ce paradoxe en reconduisant une image essentialisée des populations du delta tout en insistant sur sa volonté de protéger un « patrimoine vivant ».

Pour comprendre ces formes multiples et contradictoires de la patrimonialisation, les définitions officielles du patrimoine doivent être confrontées aux représentations et usages ordinaires du patrimoine. Elles vont en révéler les enjeux pour chacun des intervenants dans le champ patrimonial. La mise en scène de l’ethnicité peule est un processus antérieur à son classement par l’UNESCO et elle s’inscrit directement sur une scène politique. Le processus de mise en patrimoine induit une réinterprétation du passé des sociétés pastorales peules dans le cadre de problématiques contemporaines de la culture et de ses dimensions identitaires et politiques. Cette réinterprétation est le fruit des regards croisés des organismes tels que la DNPC, l’UNESCO et leurs experts, des organisateurs officiels des traversées et des populations pastorales locales. Ces dernières ont un pouvoir créatif et réflexif sur ces festivités présentées à un public extérieur au monde pastoral depuis la fin de la période coloniale.

La relance des compétitions pastorales : entre patrimonialisation endogène, transmission d’une éthique pastorale et subvention économique

Dans une réflexion sur les formes variées que prend l’expression du rapport au passé et à l’identité, il est nécessaire de se pencher sur les propos que les acteurs tiennent sur l’expérience du changement et de la perte. Les éleveurs formulent de manière commune une opposition entre un aujourd’hui dégradé et un hier, souvent atemporel, symbole d’un idéal perdu. Ils déplorent le déclin des fêtes. Autrefois, celles-ci auraient été plus animées, mieux organisées et plus fréquentées. Selon les discours recueillis, elles auraient perdu de leur importance et de leur renommée. Ce constat partagé sur le déclin des fêtes est présenté comme une conséquence de la dégradation de l’élevage transhumant. Les vieux bergers déplorent le comportement et la pratique pastorale des jeunes bergers dans une situation de dégradation des ressources pastorales, d’insécurité foncière et de paupérisation des familles d’éleveurs.

Depuis l’indépendance, les festivités sont assujetties à un programme mis en place par les autorités administratives et politiques locales. Une commission d’organisation, actuellement encadrée par la mairie, la sous-préfecture, le chef de village et le chef des éleveurs (jowro), dispose d’un budget destiné à l’organisation des fêtes. Elle a progressivement fixé les formes d’un spectacle organisé. Il est en partie destiné à un public d’hommes politiques, de fonctionnaires ou d’administrateurs intéressés par le caractère spectaculaire et divertissant de ces manifestations et désireux de contrôler l’activité pastorale[4], une des activités économiques les plus importantes du Mali.

Cet encadrement administratif des fêtes, depuis la fin de la période coloniale et les premières années d’indépendance, s’est accompagné d’un travail d’organisation pour montrer aux officiels ce qu’est la société pastorale peule à partir de la sélection d’éléments conçus comme représentatifs de celle-ci. Ce sont ceux considérés comme les plus traditionnels et les plus spécifiquement peuls qui ont plus particulièrement été retenus par les organisateurs officiels des fêtes (maires, jowro, fonctionnaires locaux, éleveurs). Ces éléments sont justifiés par l’expression « finaa tawaa »[5], qui peut être traduite par « on est né, on a trouvé » et rapprochée d’une définition commune de l’identité et de l’appartenance. Elle donne à la tradition le sens d’un héritage ou d’un patrimoine reçu tout en permettant l’innovation et le changement de sens (Lenclud 1987 ; Bouju 1995). Par exemple, c’est à la demande des organisateurs de la traversée que les femmes participant au défilé officiel portent le turki, un vêtement de coton blanc. Son utilisation sur la scène du yaaral et du degal depuis une dizaine d’années se fait dans un contexte contemporain de présentation délibérée d’une identité féminine peule. Le turki est un élément du patrimoine endogène appartenant au passé, mais qui ne fait plus l’objet d’un usage quotidien depuis plus de deux générations. Il a été récemment réactivé pour mettre en scène la communauté peule. Les traversées et l’image du berger ou de la femme peule qu’elles véhiculent sont progressivement devenues des symboles d’une ethnicité peule, repris par les agents institutionnels du patrimoine pour servir au classement à l’UNESCO.

À travers les performances réalisées, les représentations collectives de la pratique pastorale sont mises en débat par les éleveurs. Les expressions du changement peuvent être analysées sous l’angle de la « perte durable » (Ciarcia 2006) ou d’une « nostalgie structurelle » (Herzfeld 2007 : 173-213). Elles participent à une mise en mémoire du pastoralisme révélant les noeuds autour desquels s’opère une réflexion sur la transmission et ses modalités. Elles concernent avant tout une définition idéale de la pratique pastorale en rapport à un temps révolu.

Le concours du troupeau le plus gras – la sariya – est une autre illustration du travail sur la présentation publique de l’identité pastorale peule et sa transmission intergénérationnelle. La forme la plus importante de compétition a lieu lorsqu’une jeune fille offre de la noix de kola aux bergers de sa génération afin qu’ils prennent soin des troupeaux pendant la transhumance en zone exondée. Chacun d’entre eux cherche alors à être reconnu comme « celui qui a engraissé le plus » en rivalisant au sein de sa classe d’âge avec son dewordo (un berger de même rang social que lui). Ils désirent acquérir de la renommée (darja) au sein de leur groupe d’âge. Ces compétitions encouragent les bergers à prendre soin du cheptel qui leur a été confié. Leurs modalités ont évolué au cours du temps. L’administration coloniale puis l’État indépendant intervinrent pour remettre des prix aux meilleurs bergers ou, à l’inverse, les interdirent à cause des conflits qu’ils engendraient. À la suite du classement à l’UNESCO, la Conférence sur les bourgoutières préconisa la remise de prix aux bergers afin de développer en parallèle l’activité pastorale et les fêtes de transhumance puisque les compétitions font désormais partie du spectacle attendu à la tribune officielle. Dans les années 1990, l’association Tabital pulaaku, qui prône un retour à un mode de vie pastorale alors que la majorité de ses représentants vivent en milieu urbain et s’en sont éloignés, avait déjà distribué des récompenses aux meilleurs bergers lors du yaaral et du degal. Nous abordons ici le travail mené par une autre association, Yirwere Jallube. Son étude complexifie l’approche des discours traditionalistes en tant que pratiques n’étant pas seulement celles d’élites associatives érudites ou d’« élites patrimoniales » (Joy 2007 : 156 ; Rowlands 2002 ; Bouju 1995 : 114-115 ; Ciarcia 2006). Mahalia Lassibille (2009) et Elisabeth Boesen (2009) ont déjà souligné le rôle central des associations d’éleveurs wodaabe au Niger qui ont pour caractéristique d’être des individus politiquement marginalisés, ne disposant pas d’élites lettrées ayant des relations avec l’administration ou l’État sur lesquelles s’appuyer. Ces auteures ont interrogé les présentations identitaires proposées par ces associations culturelles comme des scènes d’interactions politiques entre les représentants de l’État et les Wodaabe et dans lesquelles les touristes sont des intermédiaires nécessaires à leurs revendications politiques, économiques et foncières.

Les membres d’Yirwere Jallube occupent une position de « jeunes » (Chauveau 2005 : 26)[6] dans l’arène sociopolitique villageoise. Partant du constat d’une dégradation de l’élevage transhumant dans la zone, ils se sont réunis en association pour tenter d’améliorer la situation. Dès ses débuts, l’association a mis en place des activités d’embouche bovine et a créé un dépôt de produits vétérinaires. Sa perspective patrimonialisante était clairement affichée dans ses statuts. Elle se donnait, entre autres missions, d’organiser le degal en concertation avec les organisateurs officiels et les éleveurs et « avec beaucoup plus d’attention et de dynamisme afin d’honorer notre commune ainsi que notre pays, ou tout simplement d’être à la hauteur de la dimension qu’a ce patrimoine mondial de l’UNESCO, notre patrimoine » (Coopérative Yirwere 2006).

En 2007, Yirwere Jallube, sur le modèle traditionnel de la kola payée par une jeune fille, distribua des noix de kola aux bergers de la commune de Dialloubé. Cette association d’éleveurs du village voulait recréer l’émulation et la rivalité entre bergers dont les membres constataient la disparition. La relance de la compétition était perçue comme une des meilleures réponses à apporter à la crise pastorale et au délaissement du troupeau par les jeunes bergers. Tout en déplorant la disparition des compétitions, ils jugent la pratique de ces dernières nécessaire à l’engraissement du troupeau et à son développement. La volonté de relancer les compétitions selon un modèle qui n’a plus été suivi depuis plusieurs années rappelle l’importance qu’elles revêtent dans les représentations idéales du pastoralisme. Elles sont une forme d’énonciation d’une pratique « née trouvée » reformulée en fonction d’un élevage transhumant que l’on souhaite conforme à un idéal pastoral réadapté aux conditions contemporaines. Les jeunes éleveurs justifient les transformations et les innovations qu’ils réalisent en s’appuyant sur une définition morale commune du pastoralisme fondée sur la recherche de l’honneur (darja) par l’embonpoint des animaux. Ils insistent sur les valeurs d’endurance, de courage et de noblesse propres à l’idéologie pastorale peule. Toutefois, l’attribution de prix aux bergers est redéfinie selon de nouvelles règles. Ils ne sont pas nécessairement attribués à celui qui a le troupeau le plus gras mais peuvent être accordés au berger « allé au Sahel », « n’ayant pas causé de dégâts des champs », « n’ayant pas violé les préséances d’accès aux pâturages » ou encore à celui « ayant le mieux vacciné ses animaux ». À travers ces nouveaux critères s’opère un double processus. D’un côté, on assiste à une reformulation normée de la pratique pastorale prenant en compte les problèmes dont souffre l’élevage transhumant. De l’autre, les critiques adressées par les vieux bergers déplorant la disparition d’une bonne pratique pastorale et les délaissements par les jeunes bergers du troupeau sont transformées en règles positives pouvant potentiellement aider l’activité. Les critères énoncés par l’association définissent ainsi les nouvelles normes techniques et morales de l’élevage transhumant. Celui-ci doit être effectué dans un respect des préséances d’accès aux pâturages, des autres activités du delta, en particulier l’activité agricole, et selon une représentation collective du pastoralisme peul valorisant la transhumance sahélienne et le dévouement constant du berger à son troupeau.

L’association souligne le double objectif de son initiative, celui de la promotion d’un patrimoine culturel – trouvant un écho particulier après le classement des fêtes – qu’elle conjugue à des actions classiques d’aide au pastoralisme (embouche bovine, régénération et surveillance des pâturages, moralisation des bergers). La transmission d’une pratique culturelle définie comme « trouvée en naissant » est prise dans le champ politique de la relance d’une activité économique marginalisée et d’un débat sur les valeurs collectives à préserver pour faire face aux contraintes contemporaines.

Si les discours sur l’identité pastorale peule peuvent être appréhendés indépendamment du contexte d’interaction avec un public officiel, les actions entreprises par les acteurs des fêtes pour faire « revivre » (wuurtude) l’élevage transhumant – et ainsi apporter une réponse au sentiment de perte et de disparition d’une pratique – doivent, quant à elles, être replacées dans un processus historique d’extraversion de la tradition et de présentation publique de stéréotypes pastoraux antérieurs au classement à l’UNESCO. Alors qu’une partie des revendications d’ordre politique est réalisée en 5e région sur le mode de revendication ethnoculturelle, la traversée à Diafarabé représente tout comme le degal à Dialloubé l’occasion annuelle de solliciter des investisseurs potentiels pour le développement des infrastructures villageoises et de l’activité pastorale. C’est aussi dans ce champ que se positionnent les associations d’éleveurs villageoises. La population pastorale juge souvent l’État et son appareil comme parasitaires et oppressifs (Van Dijk 2000). Inversement, le pastoralisme transhumant est perçu de manière négative par les services techniques et les développeurs qui le considèrent comme une gestion irrationnelle des ressources naturelles et de l’espace. Dans un contexte où, ces deux dernières décennies, la porosité professionnelle interethnique a joué en faveur de l’agriculture tout comme les projets de développement qui l’ont largement appuyée en occultant le pastoralisme (de Bruijn et van Dijk 1999), la mise en scène d’une identité peule et pastorale devant des responsables politiques – non Peuls pour la plupart – permet aux éleveurs l’affirmation d’une identité basée sur des symboles hérités du pastoralisme afin de légitimer une domination politique, foncière ou sociale. Récemment, une remise en cause des manifestations organisées par les autorités officielles a été exprimée par une partie des éleveurs de Diafarabé. Cette remise en cause se cristallise autour de conflits, notamment celui pour le jowraaku, la fonction de chef des éleveurs.

La patrimonialisation face à la gestion d’un conflit local : La succession au poste de chef des éleveurs à Diafarabé

Interface entre institutions patrimoniales, pouvoir politique moderne, et population pastorale, le thème du conflit est central au sein des études du patrimoine. Dès les premières enquêtes menées en vue de la réalisation du dossier de candidature, les jowro, gestionnaires des pâturages, semblaient être les piliers à partir desquels diffuser les activités patrimoniales. Ils étaient convoqués au titre de leurs connaissances pastorales et de leur capacité à représenter et à rassembler les éleveurs. En tant que « personnes ressources », ils avaient un rôle majeur à jouer dans le processus de patrimonialisation. Comment les luttes de légitimité et de pouvoir au niveau villageois ont-elles travaillé le projet patrimonial ?

Le pouvoir pastoral est représenté par le jowro qui est considéré comme le maître des pâturages d’un leydi, « territoire ». Il est chargé de la gestion des pâturages par la perception « d’un prix de l’herbe » et veille au bon déroulement des traversées (Legrosse 1999 ; Gallais 1984 : 197-207). Le pouvoir dont il bénéficie, même s’il est sur certains points affaibli par l’administration[7], explique en partie la cristallisation des luttes dont il fait l’objet. Avec la décentralisation politique, des débats ont été engagés pour redéfinir le statut et les droits des jowro sur l’espace pastoral. Un ensemble de texte législatif, dont la Charte pastorale en République du Mali, tente de clarifier une situation qui s’est complexifiée avec un chevauchement du droit positif et des droits coutumiers. Aujourd’hui, certains acteurs politiques de la Région de Mopti voudraient faire des jowro les partenaires des collectivités décentralisées et percevoir une partie des bénéfices liés à l’exploitation des bourgoutières. Depuis quelques années, le jowro est devenu un interlocuteur privilégié des administrations en ce qui concerne la gestion de l’activité pastorale, son développement et l’organisation des festivités de traversée.

À Diafarabé, depuis le décès du jowro, en 2003, un conflit oppose Kola, son fils, et un instituteur à la retraite. Pendant la traversée 2004, une altercation éclata au bord du fleuve, faisant huit blessés, et entraînant l’annulation de toutes les festivités. Les deux opposants voulaient tous les deux que leurs troupeaux traversent en troisième position, place normalement réservée au troupeau du jowro. Cette altercation faisait suite à plus d’un an de tiraillements entre l’instituteur et Kola. Lors de la traversée précédente, le Président de la République avait demandé à ce que le conflit soit géré de manière « traditionnelle ». L’autorité communale, les notables, les responsables communautaires et religieux tentèrent, sans résultat, de trouver une issue pacifique au conflit. L’affaire fut traitée par voie judiciaire dès 2004. Dans la procédure de gestion de conflit dite coutumière, aucune des voix n’a eu autorité, les deux parties revendiquant chacun une « tradition » qui légitimait leur candidat. Si le problème a été tranché par le droit moderne de l’État en reconnaissant l’instituteur comme jowro, il reste en suspens du point de vue jurisprudentiel local. L’imposition de la décision de justice ne fait pas autorité pour la partie déboutée. Ses conséquences sont perceptibles au moment des festivités du yaaral. Encore maintenant, les partisans de Kola refusent de participer à la manifestation officielle. Les éleveurs et les bergers attendent le départ des invités et des autorités pour traverser le fleuve Diaka. Les femmes et les jeunes filles ne se rendent pas aux bords du fleuve et, lors des festivités, beaucoup d’entre elles ne se parent ni ne se tressent. Ce conflit est révélateur des enjeux de pouvoir et d’autorité qui conditionnent la réalisation du projet de patrimonialisation.

Le jowro étant devenu un intermédiaire entre la population pastorale, d’une part, et l’administration communale, ainsi que les institutions telles que la DNPC et l’UNESCO, d’autre, part, le manque de reconnaissance par une partie de la population de l’autorité de l’instituteur à la retraite définit les modalités de la réalisation des actions de valorisation patrimoniales des fêtes. Au mois de janvier 2008, lors de l’enregistrement des émissions de radio – activité inscrite au plan d’action pour la sauvegarde du yaaral et du degal – Kola et ses partisans, conviés par le Comité de gestion local, ont refusé de participer. Ils avaient décidé de ne prendre part à aucune des activités dans lesquelles le jowro et le maire seraient présents ou impliqués. Dans ce contexte d’opposition directe aux autorités en place, il est intéressant de se pencher sur la manière dont ce problème a été traité par les promoteurs patrimoniaux.

Une comparaison du premier dossier de candidature publié par l’UNESCO en septembre 2004 avec le dossier final déposé à l’UNESCO met en lumière le traitement du conflit par les agents patrimoniaux. Le premier dossier contient des informations révélant l’existence d’un problème de succession au jowraaku de Diafarabé et la menace qu’il fait peser sur le bon déroulement et la pérennisation du yaaral (DNPC 2004a). Il comporte une photo de Kola légendée en tant que jowro de Diafarabé et des articles de presse relatant la bagarre au bord du fleuve lors de la traversée 2004. L’ensemble de ces éléments a été supprimé du dossier final (articles de presse tronqués, photographies supprimées, paragraphes réécrits) (DNPC 2004b). Ces modifications du dossier de candidature peuvent être comprises comme une volonté de taire l’« affaire jowro ». Elle serait le fait des acteurs locaux consultés lors de sa réalisation et des techniciens de la DNPC qui en étaient responsables. Bien que les agents de la DNPC soient informés du problème, il semble que ces derniers l’aient « gommé » dans le but de ne pas nuire au classement puis aux activités de sauvegarde. La bagarre de novembre 2004 paraissait d’autant plus gênante que le dossier venait d’être déposé à l’UNESCO. Les promoteurs institutionnels du patrimoine proposaient l’image d’une société « traditionnelle » où les conflits étaient régulés de manière interne dans les règles de la communauté. De fait, les éléments nuisant à cette image ont d’abord été écartés du dossier et, par la suite, des discours officiels émis sur le yaaral. Comme dans le cas des classements de monument abordés par Daniel Fabre, nous observons « une unanimité négociée puisque la suspension des polémiques, la fraternisation autour du monument est une des conditions de la sélection du dossier » (Fabre 2010 : 43). Une fois le dossier admis, l’harmonie de façade doit être maintenue pour ne pas risquer de compromettre l’image du classement international et les bénéfices que l’on peut en tirer. Les activités patrimoniales continuent ainsi à présenter une image pacifiée de la tradition peule bien que s’y jouent des conflits sociaux contemporains.

Dire que le patrimoine est parcouru de conflits ne suffit cependant pas à saisir le processus de patrimonialisation. Cet exemple montre comment le discours patrimonial a dû se réajuster à la réalité en sélectionnant ou en omettant ce qui ne correspondait pas aux critères patrimoniaux internationaux. Les éléments inventoriés, la compétition pastorale, les parures et les coiffures féminines et l’habillement du berger peul font consensus pour l’ensemble des éleveurs. Quel que soit leur camp, ils définissent ces éléments comment faisant partie d’un héritage trouvé en naissant. Mais l’impossibilité d’établir des règles de succession à la fonction de jowro valable pour tous révèle que l’interprétation du passé et des règles « trouvées » est équivoque dès lors qu’ils font l’objet de revendications politiques ou économiques. C’est bien parce que les fêtes sont le noeud de la gestion pastorale du delta impliquant autorités communales, administratives, politiques et coutumières comme les jowro, ayant chacun des contraintes et des objectifs propres, que les interprétations du passé et de la tradition ne peuvent être que plurivocales. Au final, il apparaît que face à ces modifications des pouvoirs locaux, la patrimonialisation institutionnelle ait finalement assez peu de prise. Elle est contrainte par des enjeux qui la dépassent. Les différents acteurs peuvent se servir du classement patrimonial de manière contradictoire. Mais, inversement, la rhétorique patrimoniale n’est pas en mesure d’infléchir les transformations en cours : au mieux, elle leur donne un nouvel élan. Elle intervient alors comme un nouvel acteur permettant de médiatiser les rapports entre populations d’éleveurs, jowro et appareil politico-administratif.

Pour conclure, l’observation des multiples qualifications sociales de la fête éclaire les relations particulières que les acteurs entretiennent avec le projet patrimonial et leurs intérêts singuliers. Les regards extérieurs comme les choix opérés par les acteurs eux-mêmes dans leur héritage culturel concourent à un processus croisé de production d’une scène patrimoniale qui est à la fois un espace d’exposition d’une tradition revendiquée comme telle par les acteurs qui y participent (mais qui reste objet de polémique) et un espace politique dans lequel les démonstrations identitaires peuvent être des formes d’expression des rapports de pouvoir. La patrimonialisation est créée et se crée dans une chaîne de contradictions. D’un côté, les éleveurs expriment leur manque de confiance dans l’administration et l’État dont ils remettent en cause la capacité d’amélioration des conditions de l’élevage. De l’autre, l’État à travers son ministère de la Culture et le label « UNESCO » offre un regain de légitimité à la pratique pastorale transhumante. Mais le projet patrimonial, en valorisant le pastoralisme pour lui-même, insiste aussi sur les relations de solidarité entre différents groupes du delta. Il hésite alors entre une expression de l’identité peule emblématique – regroupement dans un espace très limité de toutes les expressions esthétiques et identitaires de la culture peule – et la valorisation de son aspect unificateur bien que de multiples conflits soient présents. Dans le contexte d’un foncier polémique et de la décentralisation politique, l’ethnicité peule est aussi mobilisée par les éleveurs afin de légitimer un ancrage territorial et historique. La lecture patrimoniale d’un objet – ici une fête de transhumance – renvoie à une analyse du champ politique. Ce n’est que par la recontextualisation des processus de patrimonialisation dans une « arène » que l’on peut arriver à dépasser le premier niveau des discours consensuels sur le patrimoine. L’étude des frictions et des contradictions nées de la rencontre et de la confrontation entre divers ordres patrimoniaux doit en être le fil conducteur. Penser les pratiques patrimoniales comme un enchaînement de paradoxes entre diverses manières d’investir et de se représenter le local et l’identité permet de rendre compte des effets sociaux des patrimonialisations qui offrent de nouvelles marges pour les conflits, la renégociation des rapports de pouvoir et la transmission culturelle dans le monde contemporain.