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L’histoire des coopératives sociales qui obtiennent en concession et cultivent les terres confisquées à la mafia en Italie permet d’aborder la question du rôle joué par cette forme d’organisation socioéconomique dans des territoires traditionnellement considérés comme retardataires. Notre étude approfondira en particulier le processus qui conduit à la mise en place des coopératives siciliennes « fédérées » dans le projet Libera Terra à partir du cas exemplaire et pionnier de la Placido Rizzotto, créée en 2001 dans l’arrière-pays de la province de Palerme par un groupe de jeunes chômeurs et de personnes handicapées.

Cependant, cette expérience mérite d’être située dans une histoire de plus longue durée : en Sicile rurale surtout, la forme coopérative traverse des cycles successifs de croissance et de déclin. Elle réapparaît dans des situations différentes, à partir des possibilités offertes par le contexte local et les politiques publiques du moment. Ses pratiques se transforment, mais un principe de continuité est identifiable dans la centralité attribuée à la question du travail et aux mécanismes d’appropriation de la richesse produite sur le territoire.

L’analyse intègre, à partir d’une enquête de terrain [1], des sources de nature différente. Elle utilise, d’une part, les informations et les données issues des témoignages directs [2] d’acteurs impliqués à différents titres dans l’initiative [3] et, d’autre part, des instruments plus traditionnels de la recherche historique, tels que la documentation institutionnelle et comptable produite par la coopérative dans le cadre de la gestion ordinaire et par d’autres organismes impliqués dans le projet. Il faut aussi ajouter l’apport indispensable de la presse, quotidienne et spécialisée, locale comme nationale.

Coopératives et stratégies d’attaque contre les patrimoines mafieux

La mafia n’est ni un caractère socioculturel immuable ni un archaïsme produit d’un contexte sous-développé. C’est plutôt un phénomène historique complexe, inscrit dans la longue durée du capitalisme italien. Grâce à leur réseau ramifié de relations et au rôle hégémonique de la « bourgeoisie mafieuse », les mafias – dont Cosa Nostra n’est que la plus connue – réalisent un système destiné à l’accumulation du capital, au contrôle et à la gestion du pouvoir (Santino, 2006).

La mafia, phénomène historique du capitalisme italien

Capables de se transformer et de s’adapter en permanence, les stratégies mafieuses gardent une frontière toujours perméable entre activités légales et illégales : par le mécanisme du blanchiment d’argent, la richesse produite illégalement ou grâce à l’exercice de la violence est en partie drainée et réinvestie dans les circuits économiques légaux. Les stratégies pour lutter contre la mafia ne peuvent donc se limiter à une action répressive concentrée sur les seuls aspects de l’organisation criminelle : elles doivent atteindre ses intérêts matériels et toucher directement ses richesses économiques.

L’attaque contre les patrimoines mafieux a toujours occupé une place fondamentale dans les revendications et les luttes des mouvements anti-mafia, dont l’histoire, bien que souvent méconnue, est aussi ancienne que celle de son « antagoniste naturel » (Santino, 2009). En outre, cette stratégie d’opposition constitue souvent le terrain de rencontre entre les stratégies des institutions et les initiatives issues de la société civile. Une place déterminante est attribuée ici aux coopératives en tant qu’instruments d’organisation et d’action collective.

Déjà au cours de la première moitié du xxe siècle, dans un contexte marqué par le poids économique et l’héritage historique des latifundia, les fermages collectifs s’étaient opposés à une mafia agraire qui contrôlait les mécanismes de l’intermédiation parasitaire (Santino, 2006 et 2009). La Sicile centrale et céréalière se manifeste à l’époque comme le lieu de prédilection de la coopération agricole de travail, le véritable berceau de pratiques collectives de gestion de la terre par l’action d’organismes associatifs issus directement du milieu rural et qui placent l’île à la tête de l’Italie dans ce domaine (Cancila, 1993). Notamment dans des phases particulières, les institutions publiques encouragent le développement de ces coopératives : les décrets Visocchi-Falcioni de 1919-1920 en premier lieu, puis les décrets Gullo-Segni de 1944-1946 autorisent la concession temporaire des terres incultes et mal cultivées en faveur des paysans associés. Issues du mouvement paysan qui revendique les terres et des conditions de travail plus équitables, les coopératives constituent un outil d’émancipation humaine et matérielle. De ce point de vue, leur positionnement anti-mafia est la conséquence d’un engagement constitutivement conflictuel avec les intérêts mafieux dans les campagnes (Santino, 2009).

La loi Rognoni-La Torre et la « confiscation préventive »

Pendant les années 70, les milieux de la gauche sicilienne avancent l’idée d’une loi d’initiative populaire destinée à l’expropriation des propriétés mafieuses (Mineo, 1995). Ce n’est qu’en 1982 que la loi reconnaît formellement l’importance de l’attaque dirigée vers les patrimoines comme une composante essentielle des stratégies de lutte contre la mafia. La loi n° 646 du 13 septembre 1982 intègre la précédente loi n° 575 du 31 mai 1965. Elle est mieux connue sous le nom de loi Rognoni-La Torre, du nom du ministre de l’Intérieur de l’époque, Virginio Rognoni, et du véritable inspirateur de la mesure, le député communiste Pio La Torre, ancien militant du mouvement paysan sicilien et secrétaire régional, qui venait d’être tué par la mafia à Palerme le 30 avril 1982.

Pour affaiblir le pouvoir économique de la mafia, l’outil de la « confiscation préventive » est introduit sur tous les patrimoines d’origine illicite ou issus des circuits de blanchiment, directement ou indirectement contrôlés par les accusés et même si ces derniers n’ont pas nécessairement subi des condamnations individuelles (Rizzoli, 2012). Des procédures sont engagées, mais l’efficacité de la loi reste longtemps limitée, en raison de l’incapacité de l’Etat à garantir l’effective réutilisation des biens confisqués, que les mafieux ou leurs familles continuent souvent à contrôler. Dans des territoires difficiles à l’instar de la Sicile, cette impasse devient le symbole de l’abdication de l’Etat de sa souveraineté et de son rôle de garant du bien-être collectif. Finalement, en ressort renforcé le stéréotype de la mafia comme le véritable maître du territoire, seul acteur capable de créer des emplois et de produire de la richesse.

La loi de 1996 de « réutilisation sociale des biens confisqués »

Dans la continuité avec les initiatives précédentes, la société civile se mobilise. L’association « Libera Associazioni, nomi e numeri contro le mafie » naît en 1995 pour fédérer et mettre en réseau au niveau national les associations et les organisations actives sur le front anti-mafia et réaffirmer ainsi les principes de la légalité démocratique. La figure de référence et le fondateur de ce mouvement est un prêtre, Luigi Ciotti, mais à côté du catholicisme progressiste on trouve ici les plus importantes organisations de la gauche italienne, de sorte que la mobilisation populaire recueille alors plus d’un million de signatures autour du projet qui intègre et complète la loi Rognoni-La Torre.

La loi n° 109 du 7 mars 1996 introduit le principe de la réutilisation sociale des biens confisqués par leur attribution en faveur d’associations ou de coopératives. C’est l’incarnation du principe de dédommagement de la collectivité sur des territoires dont le développement est conditionné par la présence de la criminalité organisée.

Il s’agit en particulier des coopératives sociales, qui profitent en Italie d’un cadre législatif spécifique défini par la loi n° 381 du 8 novembre 1991. Celles-ci ont pour mission de poursuivre l’intérêt général de la communauté, en vue de la promotion humaine et de l’intégration sociale des citoyens par la gestion des services socio-sanitaires (type A) ou l’aide à l’insertion professionnelle des groupes défavorisés, qui doivent constituer au moins 30 % des membres travailleurs (type B) [Borzaga, 1995 et 1997 ; Zandonai, 2002]. Des analyses récentes ont approfondi le cas des coopératives sociales en agriculture (Sabbatini, 2008).

L’importance des terres agricoles

La nouvelle mesure concerne trois typologies de biens : les biens meubles, les biens immeubles et les entreprises. Toutefois, parmi les biens immeubles, les terres agricoles constituent une sorte de « laboratoire expérimental » pour des projets de réutilisation sociale. Trois raisons fondamentales contribuent à expliquer ce rôle d’avant-garde : leur mise en valeur est plus simple que dans d’autres cas, même si souvent les terres sont incultes depuis des années ; celles-ci arrivent à produire de manière plus rapide des résultats économiquement mesurables ; par conséquent, leur pouvoir symbolique est plus fort, en particulier grâce à la création de produits alimentaires transformés, manifestation visible des projets de réutilisation. A la fin de l’année 2011, les terres agricoles constituent donc plus de 20 % des biens confisqués en gestion dans le cadre des procédures de réutilisation [4].

Les coopératives jouent ici un rôle déterminant et leur statut permet de relever le défi de la mise en culture et de l’amélioration de terres non vendables. La propriété foncière reste en effet dans le patrimoine indisponible de la municipalité. De leur côté, les coopératives obtiennent les terres en gestion sur la base d’une concession administrative formalisée par un contrat de commodat gratuit, dont la durée est généralement fixée à trente ans. D’autres solutions sont possibles : des concessions temporaires peuvent garantir la transition vers des solutions définitives et des concessions conjointes facilitent la gestion des cas plus complexes. Sur la base des données pour le 31 mars 2008, les coopératives contrôlent 819 des 1 402 ha confisqués au niveau national et 700 des 1 131 ha confisqués sur le seul territoire de la Sicile (Ascione, Scornaienghi, 2009).

En 2010, près de 500 ha de terres, auxquels s’ajoutent environ 100 ha de vignoble, sont en gestion dans le cadre du projet Libera Terra. Plusieurs sociétés dans différentes régions du Mezzogiorno y adhèrent. La Placido Rizzotto, la plus ancienne des coopératives du projet, a signé son premier contrat de concession en 2001, pour un total de 145 ha distribués sur cinq municipalités. En 2011, elle cultive 385 ha, dont 33 ha de vignoble et 13 ha d’oliviers, répartis dans neuf municipalités situées dans les provinces de Palerme (325 ha) et de Trapani (60 ha).

Les origines de la coopérative Placido Rizzotto

Les débuts de l’application de la loi de 1996 sont difficiles, et les premières expériences, en général très limitées et parfois velléitaires. Le risque est donc de condamner l’outil de la réutilisation sociale à l’inefficacité. L’action des institutions fait alors appel à la société civile engagée sur le front anti-mafia, qui depuis les attaques directes contre la magistrature et les institutions républicaines des années 90 a progressivement abandonné ses connotations de classe pour se transformer en mouvement d’engagement civique, fondé sur le couple de valeurs justice-légalité et sur la prise de conscience du poids de la criminalité organisée en tant qu’obstacle au développement démocratique du pays (Santino, 2009).

Aux débuts des années 2000, grâce au rôle déterminant de l’association Libera, le projet Libera Terra se met progressivement en place. Inscrites dans une histoire de plus longue durée et idéalement proches des coopératives du mouvement paysan, les nouvelles initiatives ne sont pas une simple réédition des expériences précédentes. Le contexte s’est significativement transformé, en termes d’opportunités offertes et de contraintes posées. Le cas de la Placido Rizzotto, la première des coopératives nées dans le cadre du projet, mérite donc d’être exploré. L’analyse du processus de sa création est en effet l’occasion d’interroger l’ancrage territorial de l’initiative et les caractéristiques de sa localisation (Filippi, 2004).

La Placido Rizzotto, issue de la collaboration public-privé

Plusieurs acteurs sont ici impliqués, principalement issus du monde des institutions, de l’économie et de la société civile. Chacun d’entre eux est porteur de perspectives et de stratégies différentes, qui contribuent à construire, autour de la coopérative, un modèle de gestion et de valorisation des biens confisqués fondé sur des nouvelles formes de collaboration et de partenariat entre secteurs public et privé (Fondazione Libera Informazione, 2010).

Sur le versant institutionnel, deux dimensions coexistent : une dimension nationale et une dimension locale. Au niveau du gouvernement, le ministère de l’Intérieur dispose de fonds européens destinés au développement du Mezzogiorno. Sur le terrain, le Consorzio Sviluppo e Legalità, encouragé par le préfet de Palerme, fédère les administrations locales responsables de la gestion des biens confisqués autour d’un projet commun de valorisation, qui consiste à contraster les fragmentations et les dispersions de ressources dans le but d’atteindre les dimensions nécessaires permettant des résultats économiquement viables et politiquement visibles. Ce consortium associe, depuis 2000, cinq municipalités de l’Alto Belice Corleonese, dans l’arrière-pays de la province de Palerme, auxquelles s’ajoutent trois autres municipalités à partir de 2003 [5].

La société civile prend en charge la dimension idéologique du projet, facilitée par une phase où les partis traditionnels sont en crise et où la lutte contre la mafia s’avère un sujet de convergence au-delà des clivages politiques. Les associations anti-mafia, notamment Libera, trouvent ici une occasion pour diffuser leur vision d’une opposition envers les organisations criminelles centrée sur l’éducation et l’engagement civique, plutôt que sur la répression et la perspective de l’ordre public. Du côté des entreprises, un support fondamental est amené par les organisations traditionnelles du mouvement coopératif, qui regardent la nouvelle initiative comme une sorte de retour aux origines, une récupération des anciennes valeurs de solidarité et du mutualisme, dans une phase où elles sentent venir le risque des dérives purement managériales (Barbieri, 2005).

Les acteurs impliqués jouent un rôle déterminant, mais il faut citer trois autres facteurs qui contribuent à la création d’un contexte favorable. Premièrement, un tournant se produit au niveau des politiques publiques : au cours des années 90, la perspective des interventions extraordinaires en faveur du Mezzogiorno est progressivement abandonnée et il se produit une redécouverte des territoires, destinée à dépasser le traditionnel dualisme Nord-Sud. L’assistance exceptionnelle et centralisée laisse la place à des actions plus ponctuelles et sur une petite échelle, cherchant à solliciter les caractéristiques du développement local et à valoriser les ressources existantes, par des formes de coordination entre action publique et initiative privée (Becattini, Sforzi, 2005). Deuxième facteur contextuel : le défaut croissant des services de l’Etat a progressivement été comblé par les initiatives du tiers secteur. La transformation de la nature des luttes sociales constitue le troisième facteur : elles ont progressivement abandonné les lieux de la production au profit d’une attention nouvelle portée aux thèmes de la consommation critique et du commerce équitable.

Produit d’une rencontre entre les stratégies des acteurs impliqués et un contexte réceptif, plutôt qu’un épisode isolé et inattendu, l’initiative Libera Terra s’explique donc comme l’issue d’un processus où convergent plusieurs éléments : un projet simultanément économique, social et politique, les opportunités offertes par un cadre législatif favorable, des ressources disponibles pour les investissements.

Sélection des coopérateurs

Aux débuts des années 2000, les conditions sont donc réunies et la coopérative, notamment la coopérative sociale, s’impose comme l’instrument à utiliser. Mais au lieu d’attribuer la concession à des sociétés préexistantes, le consortium des municipalités, en accord avec les partenaires publics et associatifs, décide d’expérimenter une nouvelle modalité d’action, qui produit une rupture sur le plan symbolique. Dans des contextes conditionnés par le clientélisme, un concours est lancé, pendant l’été 2001, pour la sélection de quinze jeunes chômeurs destinés à devenir les membres fondateurs des coopératives gestionnaires des biens confisqués. Les jeunes sélectionnés sont accompagnés dans l’élaboration d’un plan d’entreprise, qui doit tenir compte des contraintes posées par les biens en gestion. Ils suivent aussi une formation de trois mois, dont une partie passée auprès des coopératives agricoles de l’Emilie-Romagne.

Apparemment en contradiction avec l’esprit coopératif, cette approche a en réalité un double objectif : d’un côté, le concours permet un plus grand contrôle de la procédure de création d’une société de manière à prévenir le risque d’infiltration mafieuse ; de l’autre, il manifeste une volonté d’ouverture vers la population du territoire, au-delà des circuits traditionnels de l’associationnisme anti-mafia.

Cependant, il ne faut pas négliger que plusieurs éléments inhabituels se signalent ici, par rapport au parcours traditionnel de constitution d’une coopérative en tant qu’association libre et volontaire d’individus. Non seulement on observe une forte implication de la part des institutions, qui vont jusqu’à s’occuper du choix des futurs sociétaires, mais l’objet social précède la création officielle de la coopérative, qui naît plutôt en fonction de celui-ci. Du point de vue pratique, ce mécanime de sélection des personnes acquises à la philosophie du projet, dans une perspective de plus longue durée, rappelle le principe inspirateur des fermages collectifs ou des coopératives du mouvement paysan conçus en fonction de la réforme du système des latifundia (Cancila, 1993).

La nouvelle initiative se constitue le 22 novembre 2001 sous la forme d’une coopérative sociale de type B devant encourager l’insertion professionnelle de groupes défavorisés. Elle choisit de se nommer Placido Rizzotto en hommage au syndicaliste socialiste de Corleone tué par la mafia en 1948 à cause de son engagement en faveur des paysans pauvres : la mémoire de la tradition locale des luttes devient ici l’occasion de légitimer des nouvelles formes d’activisme (Paternostro, 1994).

Les débuts sont difficiles et, au cours des premières années, on compte d’importantes défections. Des abandons spontanés donnent lieu à un processus d’adaptation et d’auto-sélection qui rééquilibre en partie l’anomalie initiale d’une société planifiée et « contrainte » dans sa phase de formation par l’influence d’acteurs externes. A partir de 2003, une dynamique constante de croissance des sociétaires se manifeste, mais sur les quinze personnes sélectionnées en 2001 seules cinq sont encore aujourd’hui dans la coopérative. Plusieurs facteurs expliquent cette dynamique : les craintes liées aux risques de la nouvelle initiative, des désaccords sur la gestion de l’entreprise, une sélection initiale inappropriée par rapport aux besoins du fonctionnement.

Une coopérative multisociétariale

Trois typologies d’adhérents composent la base sociale de la coopérative : les membres travailleurs, les bénévoles et les « apporteurs ». Les membres travailleurs constituent le véritable noyau de la société et ils sont employés dans les différentes fonctions et activités nécessaires. Les bénévoles s’engagent gratuitement, dans les limites prévues par la loi, et, au sein de cette catégorie, on trouve souvent deux cas de figure possibles : soit c’est un passage préalable, nécessaire pour les nouveaux entrants avant leur admission au statut ordinaire, soit c’est une manière de comptabiliser les contributions de personnes formellement salariées par des organismes liés. Les membres « apporteurs » se limitent au contraire à rendre disponibles les ressources nécessaires au développement de l’entreprise. Il s’agit de personnes physique aussi bien que morales. Leur importance se manifeste clairement selon leur contribution au capital social (71 % du total, dont les deux tiers par les personnes juridiques).

A la fin de l’année 2011, les membres de la Placido Rizzotto sont au nombre de trente-cinq, repartis de la manière suivante : quatorze travailleurs, dont quatre défavorisés ; quatre bénévoles ; dix-sept apporteurs, dont six sociétés pour la plupart issues de la coopération émilienne, alors que parmi les particuliers un seulement réside en Sicile. L’âge des membres travailleurs et des bénévoles varie entre 30 et 61 ans, avec une moyenne de 40 ans. Sauf trois nés dans les régions du centre et du nord, mais souvent dans des familles méridionales émigrées, tous sont originaires de la province de Palerme, sept sont nés dans le chef-lieu, les autres, dans les municipalités adhérentes au consortium. Dans ce territoire résident actuellement dix sociétaires, alors que les autres, surtout les plus jeunes, habitent à Palerme. Embauchés pour la plupart dans les fonctions de gestion et d’administration, avec des CDI à temps plein, les adhérents constituent désormais un tiers seulement des travailleurs employés chaque année par la coopérative, alors que les ouvriers agricoles sont en général des non-membres avec des CDD à temps partiel.

Dynamiques de développement et ancrage territorial

Parallèlement aux questions d’organisation interne, d’autres difficultés caractérisent les débuts de la Placido Rizzotto, qu’elle partage d’ailleurs avec la plupart des initiatives économiques locales du Mezzogiorno (Alfano et al., 2008). Sous l’angle financier, l’impossibilité de fournir des garanties patrimoniales empêche la coopérative d’accéder aux circuits traditionnels du crédit. Les seules sources de financement restent à l’époque les apports des membres et une aide de la part du consortium. Du point de vue de la gestion, les ressources opératives disponibles sont faibles : la main-d’oeuvre ne suffit pas, surtout pour les travaux agricoles, les dotations techniques et les machines sont presque inexistantes. En même temps, aucune solidarité ne semble possible au niveau du territoire, où règnent souvent la méfiance et la peur. D’ailleurs, les pressions et les intimidations mafieuses cherchent à isoler et à délégitimer la nouvelle expérience, perçue comme un affront à la « seigneurie territoriale » des organisations criminelles.

Les activités de la coopérative se sont renforcées au cours des années, notamment autour du noyau central de la transformation et de la vente des produits agricoles, mais certaines difficultés semblent persister. La faiblesse patrimoniale est par exemple une conséquence presque naturelle de la forme spécifique de possession des terres. De plus, la mission sociale de la coopérative la conduit à privilégier les investissements dans le processus productif, donc sur des biens qu’elle ne détient pas en propriété. Pour se développer, la Placido Rizzotto doit donc faire coexister contraintes économiques et finalités sociales.

« Libera Terra », label de qualité

A partir d’un projet d’agriculture biologique permettant de valoriser les produits du terroir, la coopérative a concentré ses efforts sur deux cultures inscrites dans l’histoire de la Sicile intérieure : la vigne et le blé. Au-delà des résultats en termes de production, il y avait là la volonté de donner une image forte à cette opération de récupération. Dans une phase encore pionnière de l’expérience, en 2002, le blé de la première récolte de la Placido Rizzotto n’est pas vendu tout de suite, mais destiné à être transformé en pâtes alimentaires commercialisées ensuite dans les supermarchés de la fédération coopérative Legacoop. De même pour le fruit des vendanges, transformé grâce à l’aide de la cave coopérative Alto Belice de San Cipirello, bien implantée sur le territoire depuis 1971 et reconnue pour ses luttes en faveur des petits paysans (Terranova, 2006). Plutôt que se limiter à la vente des produits bruts et rester dans l’ombre, le choix est donc de profiter des opportunités offertes par les phases de transformation et de commercialisation. Le label « Libera Terra », propriété de l’association Libera, est créé pour identifier les produits issus des biens confisqués et garantir leur « qualité » éthique, sociale et économique. Par la signature d’une charte, chaque coopérative concessionnaire s’engage au respect d’un certain nombre de règles et de principes, subit des contrôles constants et paie à l’association des royalties en proportion du chiffre d’affaires réalisé.

Cette stratégie impose un contrôle sur l’ensemble de la filière contre tout risque d’infiltration mafieuse. Dans des contextes conditionnés par la présence des organisations criminelles, cela implique parfois la nécessité de délocalisations peu pratiques et onéreuses. De ce fait, et malgré plusieurs efforts pour réduire les distances, la filière blé est encore entièrement gérée en dehors de la Sicile : dans un moulin des Pouilles et dans une ancienne coopérative de transformation de la Lombardie. En ce qui concerne la vinification, elle était d’abord réalisée par la cave coopérative de San Cipirello et par une autre entreprise viticole de la province de Trapani. Plus facile à contrôler directement que les céréales, cette filière, à partir de 2009, est progressivement intégrée par la Placido Rizzotto, grâce à l’ouverture de sa propre cave.

Sur le versant de la commercialisation, le fait de s’appuyer sur des acteurs reconnus est une manière soit de se donner des garanties, soit d’accéder à des circuits consolidés de vente, tout en ayant la possibilité de distribuer et de faire connaître les produits du label « Libera Terra » dans tout le pays. Selon les chiffres de 2010, deux tiers des ventes sont réalisés dans la grande distribution et, pour une très grande majorité, dans les points de vente de la Legacoop. Pour le reste, les ventes directes via le site Internet ont gagné en importance au cours des dernières années, mais le principal canal commercial est celui des circuits de la consommation critique, avec les réseaux de produits bio, du commerce équitable ou les magasins Libera Terra, qui existent dans plusieurs villes du pays. Les ventes à l’étranger progressent aussi, surtout pour le vin, avec un poids déterminant de l’Europe, notamment des pays d’ancienne émigration italienne : l’Allemagne d’abord, suivie par la France et la Belgique.

Le mouvement coopératif lié à la fédération Legacoop joue un rôle déterminant dans le succès des initiatives de réutilisation sociale des biens confisqués, par la mise à disposition de son expérience et de ses structures à l’échelle nationale, produits d’une histoire séculaire. D’ailleurs, depuis l’époque du mouvement paysan de la fin des années 40, l’encouragement à la coopération dans le Mezzogiorno a été l’une des préoccupations constantes des structures nationales et régionales de la Legacoop. Souvent, cependant, la tendance était plutôt d’exporter le modèle émilien (Menzani, 2011) que de faciliter l’émergence de pratiques endogènes. Remise déjà en cause pendant les années 90, l’ancienne approche est définitivement écartée dans le cadre du projet Libera Terra. On le voit très bien en 2006, quand une structure dédiée, Cooperare con Libera Terra, se constitue et ses adhérents mettent gratuitement à disposition des services et des compétences destinés à la création et au soutien de coopératives travaillant sur les biens confisqués. Initialement constituée par vingt-cinq sociétés, pour la plupart reliées à la Legacoop de Bologne, celle-ci compte aujourd’hui soixante-seize adhérents dans tout le pays, même si la présence émilienne reste centrale [6].

Renforcement de l’ancrage territorial

Afin de se développer et de réaffirmer la nature socioéconomique de sa mission, la Placido Rizzotto a choisi de renforcer son ancrage territorial. L’outil des accords de production est déterminant de ce point de vue. Les agriculteurs de cette partie de la Sicile ont donc la possibilité de souscrire à une charte des valeurs dans laquelle ils s’engagent à respecter des principes de légalité, de transparence et de solidarité, mais aussi les critères du bio. Ils fixent alors avec la coopérative leur plan cultural annuel et acceptent les contrôles constants de la part de celle-ci. En échange, ils pourront apporter le blé et les légumineuses à la coopérative, qui elle s’engage à payer un prix équitable, convenu au préalable. En termes purement économiques, le fait d’associer d’autres productions à celles des terres confisquées permet de réaliser de meilleures économies d’échelle et d’augmenter le volume des produits commercialisés avec le label « Libera Terra ». Mais, du point de vue social, l’idée est de « disséminer » sur le territoire des pratiques positives offrant aux agriculteurs une alternative avantageuse dans un contexte d’isolement et de pression mafieuse. Commencée en 2004 avec un producteur de Gangi, dans les Madonie, l’expérience compte en 2009 l’adhésion de treize producteurs [7]. Une opération similaire, encore dans une phase expérimentale, est tentée pour les raisins destinés à la vinification.

Expérience pionnière, la Placido Rizzotto devient rapidement un laboratoire expérimental pour l’ensemble du projet Libera Terra, dont le développement a été très rapide. Exemple majeur de l’agriculture sociale en Italie (Sabbatini, 2008), ce dernier réunit aujourd’hui onze coopératives sociales, parmi lesquelles une encore en phase de constitution, dans quatre régions du Mezzogiorno (voir annexe) : une coopérative se trouve en Campanie, une dans les Pouilles, deux en Calabre et sept en Sicile, dont quatre dans la province de Palerme, les autres, à Catane, à Agrigente et à Trapani.

Pour répondre aux enjeux posés par les dynamiques de croissance dimensionnelle et éviter les risques de déviation par rapport à la mission originelle de réutilisation à des fins sociales des biens confisqués, le consortium Libera Terra Mediterraneo est créé en 2008 [8]. Les coopératives pourront ainsi profiter des économies d’échelle et des avantages de la spécialisation, mais en même temps elles seront capables de conserver l’ancrage territorial et la petite échelle d’action. Avec un capital qui est contrôlé, en 2011, pour plus de 45,7 % par les coopératives (38,2 % par les coopératives siciliennes, 7,5 % par les autres), le nouvel organisme rationalise le processus productif et ouvre de nouvelles opportunités offertes par la centralisation des aspects administratifs et comptables, la gestion des opérations connexes à la transformation et à la commercialisation des produits, la création d’une filière de tourisme raisonné, à côté des filières alimentaire et vinicole. Les coopératives peuvent finalement concentrer leurs efforts principalement sur les aspects agricoles et sur la mise en valeur des biens confisqués obtenus en concession.

Conclusion

Nous avons retracé l’itinéraire de la coopérative Placido Rizzotto, resitué dans l’histoire des pratiques collectives des campagnes siciliennes et par rapport aux caractéristiques spécifiques à son territoire d’implantation. Point de départ d’un projet commencé il y a une dizaine d’années, quand la pratique de la réutilisation sociale demeurait à l’état de l’expérimentation, la coopérative est aujourd’hui une entreprise agricole moderne et pluriactive, reconnue pour sa valeur éthique, mais aussi pour la qualité de ses produits. En guise de conclusion, il faut tenter de dresser un bilan à partir de deux interrogations principales : dans quelle mesure la Placido Rizzotto est-elle un modèle alternatif et durable ? Sa généralisation est-elle possible et éventuellement souhaitable ?

Dans des contextes profondément conditionnés par le poids de la mafia, les coopératives concessionnaires des biens confisqués constituent une provocation indiscutable envers les entreprises du territoire. Par leur présence, elles stigmatisent l’importance du « joug criminel » et montrent que des pratiques légales sont possibles, même en « terre de mafia ». Mais si les présenter comme la manifestation d’une avant-garde héroïque est une lecture rassurante, c’est une lecture simpliste et finalement stérile. Ces coopératives ne recherchent que la normalité, bien que dans des situations exceptionnelles. Il ne faut pas non plus négliger le fait que le projet Libera Terra opère dans des conditions particulièrement avantageuses, mais souvent inaccessibles à la plupart des acteurs économiques. En vertu de sa valeur intrinsèque, un réseau de relations est en effet prêt à l’aider et à le soutenir en cas de difficulté.

Economie de niche ou économie locale ?

De ce point de vue, deux aspects critiques sont identifiables, si l’on s’interroge sur la possibilité effective de généraliser ce modèle. Le premier est le risque de la « niche incorporée », c’est-à-dire la création d’une oasis protégée, caractérisée par de bonnes pratiques, mais isolée par rapport à son milieu, enfermée sur elle-même et incapable de peser réellement. Transformées en simples exemples, les coopératives finiraient ainsi par renoncer à leur mission originelle de transformation, jusqu’au risque de professionnaliser et de labelliser leur engagement anti-mafia.

Le deuxième aspect critique, incontournable dans une perspective de dissémination sur l’ensemble du territoire, est la question des avantages matériels accessibles aux différents acteurs économiques dans un modèle de développement libéré des mafias. Dans la perspective de l’efficacité, de la capacité à durer et à se généraliser, les prises de position fondées sur des arguments purement éthiques ne suffisent pas si l’on prétend sortir du cercle vicieux qui conduit les entreprises siciliennes à coexister avec la criminalité organisée. Il faut donc concurrencer celle-ci sur le plan de la capacité de produire de la richesse et des emplois au profit du territoire.

Initialement perçu comme un handicap, l’ancrage territorial devient alors une occasion de croissance tant économique que sociale (Becattini, Sforzi, 2005). Les coopératives sont ici dans une position privilégiée pour renouveler le système productif local et endogénéiser les dynamiques de développement en vertu de modalités inédites de mise en réseau des acteurs (Mosca, Villani, 2010). Dans l’accompagnement de ce parcours de prise de conscience, les coopératives incarnent un facteur de continuité capable de garantir la présence visible de l’anti-mafia sur le terrain, dans un horizon de longue durée, au-delà des cycles de mobilisation et démobilisation de l’opinion publique et de la société civile.