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Pour l’historien de la pensée de l’Enlightenment, la notion d’immatérialisme, en philosophie, renvoie d’abord et avant tout à l’évêque de Cloyne, George Berkeley, qui a souhaité bâtir une épistémologie et une ontologie immatérialistes afin de récuser la validité de la thèse matérialiste, en montrant notamment que la matière telle qu’envisagée par ses adversaires à titre de substance inactive ne pouvait constituer l’essence même du réel. Bien que présentée comme absurde et potentiellement irréfutable, notamment par Diderot dans un passage fameux de la Lettre sur les aveugles[1], cette conception immatérialiste de la réalité n’en posait pas moins le problème d’une redéfinition de la matière, qui puisse échapper aux critiques berkeleyennes. Dans ce sens, l’immatérialisme, plus qu’une doctrine de substitution au matérialisme, doit être conçu comme une provocation à penser, à redéfinir le matérialisme, pour le rendre plus conséquent et plus probable, afin qu’au final il l’emporte sans contredit sur l’hypothèse adverse. C’est à l’intérieur de ce mouvement conflictuel en métaphysique que doit être envisagée la philosophie d’un Joseph Berington, auteur d’un immatérialisme très particulier, bien qu’inspiré en partie de celui de Berkeley, qui témoigne de cette redéfinition du matérialisme des Lumières britanniques, notamment par Joseph Priestley, et de la nécessité de l’envisager à partir des notions de force et d’énergie. Reste à en comprendre la nature, la portée, et les conséquences possibles, que Berington ne soupçonnait sans doute pas.

De Locke à Priestley : la redéfinition du matérialisme au xviiie siècle[2]

La discussion autour de la possibilité du matérialisme au xviiie siècle est avant tout tributaire du célèbre passage de la quatrième partie de l’Essai de Locke portant sur l’existence et l’essence divines où est avancée la possibilité que Dieu ait pu attribuer à la matière le pouvoir de percevoir et de penser plutôt que de créer deux substances hétérogènes, alternatives qui, aux dires de Locke, sont également probables à première vue du fait qu’il n’est pas donné à l’entendement humain la possibilité de pénétrer suffisamment l’essence des substances pour connaître leur mode de fonctionnement. Cela étant, Locke n’en reste pas moins persuadé qu’une analyse sérieuse de l’hypothèse matérialiste devrait conduire à en rejeter l’adoption, du fait des difficultés inhérentes à ce système. À cet égard, Locke pointe plusieurs difficultés qui paraissent insurmontables, et notamment la question de la production matérielle de la pensée — si la pensée est effectivement une propriété essentielle de la matière, doit-on alors concevoir que tous les corpuscules sont pensants comme ils sont tous étendus, ce qui paraît à première vue relativement cocasse ? Mais s’ils ne le sont pas, comment leur arrangement pourrait suffire de lui-même à l’émergence de la pensée[3] ? Ces deux questions constitueront l’arrière-fond du débat théorique à venir entre matérialistes et immatérialistes et laissent entendre qu’en l’état, la définition de la matière telle que conçue par Locke et ses contemporains ne permet pas à l’hypothèse matérialiste de s’imposer en termes de vraisemblance.

C’est dans ce cadre qu’il faut envisager la pensée de Joseph Priestley, qui vise une réinterprétation conceptuelle du matérialisme, afin de mieux comprendre en quoi l’immatérialisme de Joseph Berington, bien qu’inspiré de celui de Berkeley, n’en est pas moins différent, du simple fait que le matérialisme auquel il s’oppose n’a cessé d’évoluer au cours du siècle, et a pris sous la plume de Priestley une forme quasi définitive, c’est-à-dire celle d’un matérialisme scientifique, au fait des découvertes de l’époque intégrées à une perspective ontologique qui en rend compte, du moins qui le fait mieux que ne le fait la perspective adverse. La difficulté qui s’est d’abord posée aux tenants du matérialisme a été de contourner l’objection d’une matière inerte, conforme à la description de l’épicurisme antique où les atomes sont mus plutôt que d’être eux-mêmes moteurs, afin de lui substituer une conception dynamique de la matière, et dont l’activité lui soit propre plutôt que de dépendre d’un Être immatériel qui en serait la cause, et qui serait d’ailleurs la seule efficience à l’oeuvre dans le monde. Or, l’enjeu de la démarche métaphysique de Priestley est de parvenir à montrer le caractère non contradictoire de la supposition d’une matière active, et dont l’activité se signalerait non seulement au niveau du mouvement mais aussi de la pensée.

Si l’on en croit Priestley lui-même, et notamment la préface de son édition de la théorie de l’âme et du corps proposée par Hartley, c’est la lecture de l’oeuvre physiologique et psychologique de ce dernier, et en particulier sa considération des absurdités auxquelles mène immanquablement le dualisme, qui l’a conduit sur la voie du monisme matérialiste, ce dernier lui apparaissant être un système ontologique nettement plus cohérent et plus riche au niveau explicatif :

Je suis conduit à penser que, bien que le sujet soit à présent au-delà de notre compréhension, l’homme n’est pas constitué de deux principes si essentiellement différents l’un de l’autre que le sont la matière et l’esprit, qui sont toujours décrits comme n’ayant aucune propriété en commun par le moyen de laquelle ils pourraient affecter ou agir l’un sur l’autre […]. Je crois plutôt que l’homme en son entier est d’une composition uniforme, et que la propriété de percevoir, de même que les autres pouvoirs que l’on qualifie de mentaux, est le résultat (nécessaire ou non) d’une structure organique telle que celle du cerveau[4].

Évidemment, une telle proposition ne pouvait qu’être perçue sous la forme d’une provocation et s’apparenter à l’expression d’un athéisme masqué, utilisant la réduction de la pensée à une production cérébrale pour en venir, au final, à dénier l’existence de toute forme de causalité autre que matérielle. Pourtant, l’aveu matérialiste de Priestley semble être fait par défaut, sous la forme d’une négation qui s’impose du fait que l’affirmation opposée paraît contradictoire. À la limite, le monisme immatérialiste aurait pu le satisfaire, d’autant qu’il vaut mieux qu’un dualisme intenable, car la présence d’une seule cause paraît mieux correspondre à l’ordre des choses que la supposition d’un double ordre de causalité sans réelle commune mesure. Seulement, pour Priestley, une telle position immatérialiste paraît beaucoup moins probable que la thèse qu’il défend, du moins si l’on suppose un matérialisme d’un nouveau genre, et donc une matière définie autrement que la matière contre laquelle l’immatérialisme de Berkeley avait été conçu, à savoir une matière inerte et solide. Conscient des apories développées contre une telle conception de la matière, Priestley va d’abord refuser de faire de la solidité une de ses propriétés essentielles, laissant ainsi une place à des éléments plus subtils, comme ceux impliqués par les activités cérébrales, avant que de montrer l’importance de concevoir la matière comme agissant d’elle-même, et ce en accord avec les propriétés d’action et de répulsion à distance mentionnées par Newton. La finalité de cette redéfinition de la substance matérielle n’est pas de proposer un réductionnisme strict, mais de prendre acte de la disparition des anciennes définitions de la matière et de l’esprit au profit d’une conception unitaire de l’être humain envisagé comme une totalité de forces interagissant les unes avec les autres en vue de former une unité psychophysique cohérente.

Cette redéfinition de la notion même de matière, conforme au progrès des sciences nouvelles selon Priestley, implique à son tour, de la part de ses adversaires, un réaménagement de leur propre doctrine. À cet égard, la pensée de Joseph Berington nous apparaît la plus intéressante en ce qu’elle renoue avec l’immatérialisme berkeleyen tout en le dépassant, ayant pris acte des modifications apportées par Priestley au matérialisme.

La question du matérialisme dans les Letters on Materialism de Berington

Prêtre catholique éduqué au collège anglais de Douai dans les années 1760, Joseph Berington (1743-1827) prend tôt ses distances envers le thomisme encore dominant au nom de la supériorité de la pensée moderne, tant anglaise (Locke) que continentale (Bonnet). Il apparaît comme un lecteur extrêmement subtil du matérialisme britannique, qu’il connaît de l’intérieur, notamment du fait de sa proximité avec Priestley, qu’il a rencontré à plusieurs occasions lors des rencontres mensuelles de la Lunar Society qui regroupaient au xviiie siècle l’élite intellectuelle de Birmingham, et avec qui il eut une correspondance suivie[5].

La première salve antimatérialiste de Berington s’intitule Letters on Materialism (1776), lettres dirigées contre la publication faite par Priestley l’année précédente d’un résumé synthétique des positions de Hartley où il présentait le matérialisme comme plus satisfaisant sur le plan théorique. L’ouvrage vise à dénoncer les conséquences néfastes du matérialisme pour la pensée chrétienne, du point de vue moral (l’homme étant ravalé au rang d’une machine et perdant toute responsabilité dans ses actions) et religieux (le matérialisme conduisant à la thèse de la mortalité de l’âme et rendant donc absurde le dogme de la résurrection) — conséquences qui seront assumées par la suite par Priestley dans les sections VI-VIII de la première partie de ses Disquisitions Relating to Matter and Spirit de 1777, et dans le long appendice ajouté à la seconde partie, qui constitue à lui seul un second volume. Dans ces différents passages, il s’agira pour Priestley de prouver d’abord que le nécessitarisme est effectivement une suite logique du matérialisme, l’être humain ne pouvant échapper aux lois du monde physique et moral, tout en rappelant que ce matérialisme n’est pas incompatible avec un christianisme bien entendu, où Dieu est la raison ultime de ce double ordre de causalité, puis de montrer ensuite la cohérence de ce rapprochement inusité, en soulignant que le dualisme conduit plus souvent que le matérialisme à des positions difficilement conciliables avec le texte révélé, en particulier en ce qui a trait à la délicate question de l’âme attribuée ou non aux animaux, et qu’il a contribué à produire de fausses doctrines, comme le dogme catholique du purgatoire, la préexistence des âmes avant leur union avec le corps, et notamment celle de l’âme du Christ, proposition théologique qui n’est rien moins qu’absurde aux yeux de Priestley. À l’inverse, en supposant la mortalité de l’âme du fait de sa matérialité, toutes les questions relatives au dualisme s’estompent, ce qui n’empêche pas pour autant une croyance réelle en la résurrection. Ainsi, bien que l’âme ne soit pas naturellement immortelle, la dissolution de ses parties à la mort de l’entité à laquelle elle appartenait ne signifie pas nécessairement sa disparition définitive, sa résurrection étant possible par l’action de la divinité au moment opportun sous la forme d’une recomposition des parties du même corps, doctrine qui, selon Priestley, consone relativement bien avec le message paulinien.

Même si Berington tâchera de remettre en question cette prétendue correspondance entre matérialisme et christianisme sur des questions pratiques touchant à la liberté et à la moralité des êtres humains, reste que sa dénonciation du matérialisme porte plus sur le système théorique lui-même que sur ses conséquences, système dont il va falloir discuter la prétendue vraisemblance. Ainsi, face à l’hypothèse apportée par Priestley de la plus grande probabilité du monisme matérialiste pour expliquer la perception et le mouvement, Berington recourt à l’argument de Locke et rappelle que tout comme un tapis rouge est composé de fils rouges, il faut supposer qu’un cerveau pensant et voulant doit lui-même être composé de parties pensantes et voulantes, ce qui est absurde, d’où le fait que supposer l’organisation comme seul principe explicatif paraît quelque peu problématique : « Le pouvoir d’agir ou de mouvoir que l’on pourrait qualifier de volontaire, tel qu’attribué à l’homme, ne peut être compris dans votre système. La seule organisation ne peut jamais donner une capacité aux éléments du cerveau ou du corps qu’ils ne possédaient pas quand ils étaient inorganisés[6]. »

Cela étant, il est vrai que dans leur pars destruens, les Letter on Materialism s’en prennent plus au matérialisme vibratoire défendu par Hartley qu’à la conception unitaire de l’être humain proposée par Priestley. Néanmoins, Berington discerne bien dans l’hypothèse proposée par Priestley la présence d’une définition nouvelle de la matière, qu’il va reprendre en partie à son compte dans la huitième lettre, la seule possédant une vraie pars construens, en présentant un dualisme qui en tient compte et confère à la matière une vraie activité, quoique limitée, permettant ainsi à ces deux substances de partager au moins une propriété commune, la force, et ce afin d’éviter l’écueil de l’hétérogénéité des substances propre au dualisme radical. De là découle une doctrine assez étrange de l’influence physique selon laquelle le corps et l’âme sont dans une relation permanente d’échange d’énergie et interagissent effectivement l’un sur l’autre, mais qui reste peu développée et plutôt obscure, ce qui explique sans doute que Priestley n’en ait perçu ni la nouveauté ni les implications, cette conception revenant une fois encore à ses yeux à endosser une forme de dualisme, certes plus subtile, mais néanmoins indiscutablement confrontée aux difficultés propres à cette doctrine.

Berington ou l’invention d’un nouvel immatérialisme

C’est sans doute la prise de conscience de ces difficultés qui a conduit Berington à proposer trois ans plus tard dans son Immaterialism Delineated un système métaphysique plutôt original, lui-même reconnaissant au passage sa « tournure mystérieuse », et qui lui paraissait seul apte à échapper aux apories du dualisme et à l’emporter en termes de vraisemblance sur l’hypothèse matérialiste prétendument plus probable, tout en n’étant pas pour autant contradictoire avec les découvertes récentes de la science moderne. Ainsi, nous avoue Berington, « si j’ai choisi ce système de préférence à d’autres, dont certains se distinguent par leur antiquité et la grandeur de leurs disciples, c’est du fait que, après une inspection précise de ses différentes parties, je l’ai trouvé le plus conforme à mes idées des choses, le plus adapté à l’explication des phénomènes de la nature, le plus consonant avec la religion et la révélation, conçues comme un corps unique de vérités rationnelles, et ayant en outre pour avantage d’être directement opposé aux arguments généraux qui semblent le plus favoriser le matérialisme[7]. »

Pourtant, dès le départ, cet immatérialisme ne semble guère distinct de la position qu’il prétend renverser. En effet, Berington ne se prononce pas d’emblée sur la nature de ce qui, en l’être humain, perçoit ou veut, ni sur la nature de ce qui est perçu, l’important pour lui étant de distinguer le percevant du perçu dans des termes relativement proches de ceux employés par l’évêque de Cloyne au début du siècle, ce qui n’est guère étonnant puisque ce dernier est présenté comme l’auteur d’un système hautement philosophique[8]. Ainsi Berington insiste-t-il avec Berkeley sur le fait que le monde s’impose à nous, que les objets existent bien indépendamment des sensations qu’ils produisent sur notre sensibilité, et que cette indépendance suppose une cause qui en rende raison, cause que l’on peut supposer intelligente du fait de la régularité et de la constance qui caractérisent l’ordre selon lequel les phénomènes affectent nos sens. Reste à savoir s’il faut suivre pour autant Berkeley jusqu’au bout et déclarer l’inexistence de la matière à titre de substrat. À cet égard la tentation est grande, et Berington de reconnaître que si l’on adopte le point de vue selon lequel la matière est passive, c’est la conclusion qui devrait logiquement être tirée, et qui pourrait l’être sans dommage métaphysique puisque l’hypothèse consistant à expliquer la perception sans recours à la matière à partir de la supposition de l’existence d’un seul ordre de causalité, immatériel, n’a en soi rien d’impossible et expliquerait tout aussi bien les phénomènes. Reste que Berington a conscience du caractère hautement contestable d’une telle position qui s’écarte grandement du sens commun, et surtout des évolutions connues par le concept de matière, considérée peu à peu comme une substance active, qui ne correspond plus à la critique du premier immatérialisme.

En réalité, le contexte d’élaboration de l’immatérialisme berkeleyen est effectivement tout autre[9]. La matière à laquelle Berkeley fait allusion est celle des cartésiens ou de Locke, à savoir une matière conçue sous la forme d’une substance réelle, thèse qui s’explique par le fait que les objets perçus, pour Descartes comme pour Locke d’ailleurs, supposent une cause non perçue qui en soit le référent ontologique objectif. Or, chez Berkeley, les mêmes objets perçus sont réductibles aux perceptions que l’on en prend, et ces perceptions nous renseignent adéquatement sur eux sans qu’il y ait besoin de supposer une cause non perçue qui en rende compte. Ainsi, du côté du perçu, Berkeley introduit une véritable nouveauté en réduisant strictement les objets de la perception aux idées, et en posant comme équivalentes les choses réelles et les idées perçues, ce qui lui permet à la fois de défendre un réalisme au niveau des idées et un phénoménisme en ce qui a trait à leur dépendance perceptive vis-à-vis de l’esprit. D’une part, les idées sont les objets appréhendés par les sens et non un intermédiaire entre l’esprit et la chose perçue ; d’autre part, les choses n’existent qu’en tant que perçues par un esprit. Ce qui permet à Berkeley de rejeter la matière en tant que substance réelle mais non perçue. En effet, si l’existence des objets se réduit à leur perception, tout objet non perçu doit être dit non existant. Berkeley sait bien que l’originalité de sa thèse peut être mal comprise, et c’est pourquoi il multiplie les précautions avant d’asséner dans les Principes qu’une chose ne peut exister que perçue et donc, par conséquent, que la matière ne peut exister, du moins si l’on prend ce terme en son sens philosophique habituel :

Je pense qu’une connaissance intuitive de cela peut s’obtenir par quiconque fera attention à ce que veut dire le terme « exister » lorsqu’il est appliqué aux choses sensibles. Je dis que la table sur laquelle j’écris existe, c’est-à-dire que je la vois et la sens ; et si je n’étais pas dans mon bureau, je devrais dire qu’elle existe, ce par quoi j’entendrais que, si j’étais dans mon bureau, je pourrais la percevoir, ou bien que quelque autre esprit la perçoit actuellement […]. Quant à ce que l’on dit de l’existence absolue de choses non pensantes, sans aucune relation avec le fait qu’elles soient perçues, cela semble parfaitement inintelligible. Leur esse est percipi, et il n’est pas possible qu’elles aient une existence quelconque en dehors des esprits ou des choses pensantes qui les perçoivent[10].

Ainsi, s’il est possible de séparer par la pensée les différentes qualités ou parties d’un corps — la couleur de la saveur, le haut du bas —, il est par contre impossible de séparer les qualités d’un objet pour ne conserver que ce qui en serait le substrat imperceptible, et ce tout simplement parce que l’objet n’est rien d’autre que ses qualités perçues. Dans le cadre épistémologique berkeleyen où les objets se donnent entièrement sous forme perceptive, aucune substance ne peut être pensée comme séparée de ses qualités, ce qui a pour conséquence à la fois de rendre la notion de substance matérielle incompréhensible et de réduire les choses corporelles à des idées ou des composées d’idées. De plus, si l’on s’accorde sur le fait que l’existence d’une idée sensible consiste seulement dans le fait d’être perçue, il est dès lors contradictoire que cette idée (ou qualité seconde) puisse exister dans une substance qui ne peut la percevoir. Pour le dire autrement, la matière ne pourrait être le substrat des qualités secondes qu’à la condition de pouvoir les percevoir. Or, comme la matière est par définition une substance non spirituelle, il faut bien en venir à ne faire que des esprits les substrats des qualités perçues.

Mais si l’on veut malgré tout soutenir mordicus une conception idéaliste de la représentation, telle celle que l’on trouve chez Descartes ou chez Locke, où les idées renverraient à une entité non perçue dont elles seraient la copie ou l’image, il n’en reste pas moins que se pose la délicate question de la ressemblance entre idées et objets. En effet, pour qu’il y ait une ressemblance réelle entre une idée et l’objet non perçu dont elle est l’idée, il faut que ces deux entités partagent quelque chose de commun. Or, nous savons ce qu’est une idée, à savoir une qualité perçue, ce qui signifie que l’objet auquel elle renvoie devrait être lui aussi perceptible, et donc être une idée puisque ne sont perçues que des idées. Mais si l’on soutient malgré tout que cet objet est imperceptible, alors la notion de ressemblance perd toute signification, car comment une couleur pourrait-elle ressembler à quelque chose d’invisible, ou une forme particulière à quelque chose d’intangible ? La conclusion de Berkeley est qu’une idée ne peut ressembler qu’à une idée, une perception à une autre perception, et rien de plus.

Si pour les philosophes modernes, il existe une substance matérielle pourvue de qualités premières, qualités que certaines de nos idées peuvent représenter parce qu’elles leur sont en partie semblables, une telle thèse n’en reste pas moins critiquable. À cet égard, Berkeley montre d’abord que, les idées ne ressemblant qu’à des idées, les archétypes que l’on fait résider dans la substance matérielle, archétypes qui seraient connus par la médiation des qualités premières qu’ils produisent, doivent être tout aussi perceptibles que ces qualités premières dont ils sont la cause, et donc réductibles à des idées. Dès lors, on ne voit pas bien quelles seraient les qualités propres à la substance matérielle, dont la notion devient contradictoire puisque les archétypes imperceptibles qu’elle est censée posséder sont en droit perceptibles. En second lieu, Berkeley rappelle la fameuse distinction entre qualités secondes et premières pour montrer en quoi elle est problématique. Si l’on peut distinguer les qualités entre elles, c’est sans doute parce qu’on pense possible d’abstraire les qualités premières des qualités secondes. Or, cette abstraction est impossible, car l’on a beau faire, il ne nous est pas loisible de penser au mouvement d’un corps sans en même temps concevoir ce corps sans qualités secondes. Si ce travail d’abstraction n’est pas possible, c’est bien qu’au niveau ontologique il existe une équivalence entre les qualités sensibles, ce qui revient à dire qu’elles existent toutes dans l’esprit qui les perçoit[11].

Enfin, si les sens ne peuvent nous fournir de renseignements sur la nature d’une prétendue matière imperceptible, ni même nous garantir son existence, la raison ne le peut pas plus. Elle ne le pourrait qu’en faisant une induction à partir de ce que les sens lui transmettent, mais ceux-ci ne lui fournissent aucune information concernant une substance matérielle imperceptible. Ainsi, pour Berkeley, les partisans de l’existence d’un substrat matériel doivent à la fois soutenir qu’il existe une ressemblance entre idée et objet, ce qui lui paraît impossible, et que l’idée puisse être véritablement représentative. Or, cette hypothèse lui paraît tout aussi intenable car on ne pourrait jamais comparer des idées à des entités par définition imperceptibles :

Tant que les hommes pensent que les choses réelles subsistent hors de l’esprit, et que leur connaissance n’est réelle que dans la mesure où elle est conforme à ces choses réelles, il s’ensuit qu’ils ne peuvent être certains de posséder aucune connaissance réelle. Car comment peut-on savoir que les choses perçues sont conformes à celles qui ne le sont pas, ou qui existent hors de l’esprit[12] ?

On comprend pourquoi Berkeley considère que les théories des philosophes modernes mènent directement au scepticisme. En postulant l’existence d’un substrat matériel par nature inconnaissable — c’est du moins la thèse peu charitable que Berkeley leur attribue — ils en sont conduits à ne pouvoir fonder la science nouvelle sur des bases inébranlables. En conservant au savoir la forme ancienne de l’adéquation entre ce qui existe dans l’esprit et ce qui existe objectivement dans la réalité, ils minent ce même savoir car il ne leur est pas possible, à partir de leurs propres principes, de parvenir à une connaissance de la nature intime du réel ou de l’intérieur absolu des choses, puisqu’ils ne peuvent jamais savoir si une idée représente bel et bien l’objet dont elle est l’idée.

À l’inverse, le chemin emprunté par Berington, qui rompt avec cette forme d’immatérialisme trop dépendante du matérialisme qu’elle critique, consiste à reconnaître l’existence de la matière et des corps physiques, quitte même à endosser en partie ce matérialisme qui se veut scientifique, du moins tant que l’on s’entend sur leur nature et leurs propriétés essentielles. Pour Berington, si l’on veut éviter les apories bayliennes tirée de l’argument de l’infinie divisibilité de la matière telles qu’on les trouve exposées dans l’article « Zénon » du Dictionnaire historique et critique[13], il faut en faire une entité ultimement composée d’éléments simples et dénués d’étendue, éléments dont l’attribut principal est une force ou énergie qui leur permet d’interagir entre eux selon les lois de la nature afin de produire un effet propre à leur essence, qui peut être plus ou moins active, effet qui, combiné ou retranché à ceux produits par tous les autres corps existants, permet de maintenir dans l’univers un niveau d’énergie cosmique équivalent. Mais qu’en est-il vraiment de la nature de cette matière supposément simple et non étendue à l’oeuvre dans l’univers ? C’est à ce niveau que les choses se corsent, Berington reconnaissant lui-même la difficulté de former une idée claire et distincte de la nature de cette énergie et de son mode opératoire, difficulté qui redouble quand on analyse les expressions qu’il utilise pour la qualifier — énergie matérielle, énergie corporelle, force inconsciente, nécessaire, aveugle et mécanique — et qui pourraient tout aussi bien être mises dans la bouche d’un matérialiste de stricte obédience.

Pourtant, à partir de sa définition du corps compris comme composé d’éléments simples et dépourvus d’étendue qui interagissent entre eux en fonction de leur force propre pour constituer un tout cohérent, il est possible de mieux appréhender la nature de son immatérialisme qui vise finalement à refuser toute substantialité à la matière plutôt qu’à la déclarer inexistante. Dans ce cadre, l’étendue des corps physiques est simplement une apparence et non une substance, et elle ne diffère en rien des autres qualités produites dans l’esprit de celui qui les perçoit par des corps qui agissent sur ses sens, corps dont les éléments ultimes ne sont pas eux-mêmes étendus. En réduisant la qualité première des corps qu’est l’étendue aux qualités secondes qui sont en bonne partie subjectives, la matière acquiert un statut phénoménal et ne peut donc plus constituer l’essence des corps puisqu’elle n’est qu’un rapport entre objet perçu et esprit percevant :

Les philosophes, en général, considèrent l’étendue solide comme une qualité inhérente au corps ; moi, comme un effet produit, ou un phénomène, dont la cause est l’action combinée d’un corps perceptible sur un esprit percevant. Elle doit être, comme je le pense, envisagée de la même manière que ces qualités qui ont été nommées secondes, comme la chaleur, la couleur, etc., et qui sont produites dans l’esprit par un corps, mais qui, du fait qu’elles sont perçues, n’adhèrent pas à sa substance, car il n’y a pas plus de douleur dans l’épine qui blesse le pied du voyageur qu’il n’y a de chaleur dans le feu qui réchauffe la main qui s’en approche[14].

Ainsi donc, les corps matériels ne sont rien d’autre qu’un composé de corpuscules faits de forces et d’énergie en relation les uns avec les autres et qui expliquent leur cohésion et leur activité, avec comme conséquence que la matière est au fond… immatérielle. C’est pourtant bien la thèse défendue par Berington dans un passage explicite et conclusif sur la question, qui se doit d’être cité dans son intégralité :

Il est évident que mes idées tendent fortement à établir un système général de l’immatérialisme car, dans mon esprit, tout ce qui est réel et tout ce qui est positif dans la matière est simple et indivisible, et la composition n’est que son essence relative. Les éléments simples unis entre eux pour former cette substance complexe, la matière, sont eux-mêmes […] intrinsèquement immatériels ; ils constituent la matière, mais ne sont pas matériels eux-mêmes, et ne sont donc pas réellement solides, durs ou étendus, qualités néanmoins qu’il est prévu qu’ils produisent. Les principes du corps, pris séparément, sont quelque chose de très différent de leur forme relative, c’est-à-dire matérielle, et à l’égard d’un être inférieur ou supérieur à l’être humain, les apparences qu’ils produisent diffèrent, variant constamment en fonction de celui qui les perçoit[15].

Évidemment, on se retrouve ici avec un retournement spéculaire du problème matérialiste, qui était d’expliquer comment des éléments non conscients pouvaient produire de la conscience, puisqu’il faut rendre compte ici de l’étendue à partir d’éléments qui ne le sont pas, et rien ne permet de penser que la réduction de la matière à un phénomène suffise vraiment à éluder la difficulté. À ce propos, Voltaire avait répondu par avance dans les marges de son exemplaire des Dialogues entre Hylas et Philonous en montrant que la notion de relativité perceptive ne rendait pas pour autant les choses perçues nécessairement subjectives ni ne conduisait à faire de l’étendue un pur et simple phénomène, du moins si on l’envisage comme impénétrable plutôt que solide[16].

En conclusion, il semble possible de tirer une leçon de cette opposition entre matérialisme et immatérialisme qui traverse les Lumières britanniques, opposition redevable à Locke de la supposition d’une matière pensante dont la vraisemblance s’expliquait par la nature même de l’entendement humain, incapable de trancher par ses seules forces ce type de questionnement. Cette leçon, c’est celle d’une victoire du scepticisme à titre de cadre général de pensée au moment même où le pyrrhonisme se meurt, considéré comme indéfendable du fait de ses conséquences épistémologiques (le solipsisme) et morales (l’apraxie). C’est en effet la reconnaissance des limites propres à la raison humaine en matière métaphysique qui explique l’acceptation partagée par les matérialistes comme par leurs adversaires que l’on ne peut viser en ce domaine qu’une démonstration morale et non métaphysique, et ne parvenir qu’à une probabilité nourrie autant de réflexions a priori que d’expériences concrètes quant à la nature ultime du réel, à propos de laquelle les deux positions semblent s’accorder autour de la notion de force, même si leurs implications ne sont pas nécessairement identiques, alors même que Priestley et Berington se présentent tous deux comme des penseurs chrétiens. C’est dire si le christianisme des Lumières, miné par les querelles autour du matérialisme, se devait de réagir, quitte à rompre avec ce qui avait fait l’essentiel de la métaphysique moderne, à savoir le dualisme d’un côté, et le matérialisme de l’autre.