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Les volumes 14 et 15 des lettres de Françoise de Graffigny, qui couvrent les six dernières années de sa vie, montrent qu’elle correspondait, entre décembre 1750 et mai 1754, avec l’auteur dramatique Philippe Néricault Destouches. Nous avons retrouvé vingt-quatre des lettres qu’il a adressées à l’auteur de Cénie, la plupart inédites. En revanche, seule la première lettre de Mme de Graffigny à Destouches nous est parvenue, mais grâce à sa correspondance avec François-Antoine Devaux, on sait qu’elle lui a répondu. Ces deux correspondances de Mme de Graffigny — avec Devaux et avec Destouches — ont donné lieu, d’une part à un article qui contient le texte des lettres de Destouches avec nos commentaires, et d’autre part au présent article, dans lequel nous nous proposons d’examiner les observations de Mme de Graffigny et de Devaux sur les comédies de Destouches. Nous verrons qu’elle y est moins favorable que son ami lorrain, et qu’elle ne se reconnaissait aucune dette littéraire envers le dramaturge, même si elle a un peu changé de ton après avoir fait sa connaissance personnelle.

La culture théâtrale des deux correspondants était très étendue[1] et Destouches est l’un des dramaturges qu’ils connaissaient le mieux. Rien d’étonnant à cela, quand on sait qu’aucun auteur comique du xviiie siècle n’a été joué plus souvent, non seulement sur les planches parisiennes, mais aussi en Lorraine, que Mme de Graffigny n’a quittée qu’en 1738 à l’âge de 43 ans. Elle avait l’habitude d’acheter les pièces de Destouches, pour elle-même et pour Devaux, à mesure qu’elles sortaient des presses de Prault père, et allait régulièrement voir ou revoir ses pièces au Théâtre-Français aussi souvent que ses moyens le lui permettaient. En 1743, par exemple, elle accompagne une amie pour voir une reprise du Philosophe marié[2]. Elle y retournera deux fois en 1751[3], et encore une fois deux ans plus tard[4]. Elle assiste quatre fois au Glorieux, deux fois à La Force du naturel. Elle évoque encore beaucoup d’autres pièces, sans qu’on puisse toujours savoir si elle y a assisté elle-même ou si elle n’en parle que par ouï-dire.

Pour commenter les menus incidents de leur vie quotidienne, les deux amis adorent citer leurs auteurs favoris. S’ils mentionnent fréquemment Molière, Corneille, Racine et Regnard, ils aiment également se référer à leurs contemporains. De Destouches, ils citent surtout les deux pièces les plus célèbres, Le Philosophe marié (1727) et Le Glorieux (1732). Ils affectionnent deux répliques du Glorieux : « Vous mentez à présent ou vous mentiez tantôt[5] » et « Chassez le naturel, il revient au galop[6] », cette dernière étant d’ailleurs devenue proverbiale. Ils puisent aussi abondamment dans Le Philosophe marié. Ainsi Devaux, pour marquer son approbation d’un mariage lorrain qui se heurte à l’opposition familiale, reprend une déclaration de Céliante : « Je soutiens qu’il [le mariage] est bon et bon par excellence[7]. »

Les allusions au texte de Destouches viennent comme naturellement sous la plume de Mme de Graffigny. Pour évoquer les chagrins de sa grande amie, l’actrice Jeanne Quinault, elle écrit : « Elle pleura et nous aussi (afin que Destouches ait raison) », reprenant l’observation de Lisimon : « Qu’une femme pleure, une autre pleurera[8]. » Ou bien : « Il faut être comme l’homme du Glorieux, admirer et se taire », citant ainsi Philinte qui dit à Lisette : « Et je ne veux ici qu’admirer et me taire[9]. » Ou encore, pour exprimer son affection pour Bagard, médecin lorrain de ses amis, Mme de Graffigny écrit : « Je l’aime toujours et je ne mourrais jamais que de sa main s’il demeurait ici[10] », phrase dans laquelle Devaux ne peut manquer de déceler une réplique de Céliante : « Si j’étais votre femme, et qu’on eût ce dessein, / Votre oncle ne mourrait jamais que de ma main[11]. » Mais sa correspondante en déforme volontairement non seulement la lettre mais l’esprit. Dans le texte de Destouches, Céliante éprouve une réelle hostilité envers Géronte, l’oncle d’Ariste, coupable d’avoir voulu faire casser le mariage de son neveu avec la sage Mélite. Mme de Graffigny veut au contraire exprimer une amitié sincère et n’utilise la citation de Destouches que pour y ajouter une pointe d’ironie, puisqu’il va de soi que le docteur n’est là que pour tuer son malade !

C’est encore dans le théâtre de Destouches qu’elle choisit spontanément les surnoms dont elle désigne discrètement certaines personnes. Lorsque Mlle Quinault prend ses grands airs, elle la surnomme Céliante, rôle qu’elle avait créé en 1727 : « Elle était hier Céliante, et Céliante chargée. Je ne puis la souffrir quand elle est ainsi[12]. » De même, elle affuble une de ses connaissances, Mme de Lévis, du surnom de Ragonde, vieille veuve figurant dans Les Amours de Ragonde (1742), opéra comique de Mouret dont Destouches venait de remanier le livret. Le comte de Caylus, son ami du Bout-du-Banc, est surnommé Lisimon, comme un personnage du Glorieux. « Appelons[-le] Lisimon, écrit-elle, il n’y ressemble pas mal pour l’humeur et la figure[13]. » Le duc de Richelieu ressemble au comte de Tufière, baron de Montorgueil, « pour le ton et l’air, d’un froid à glacer[14] » ; « c’est précisément le ton du comte de Tufière : il parle trop souvent de ses aïeux et en parle comme pourraient faire les Montmorency[15]. » Enfin, elle critique ainsi Devaux : « Tu payeras ton imprudence, je t’en réponds, et tu deviendras le Curieux impertinent[16] », titre de la première comédie de Destouches, jouée en 1710.

Elle va jusqu’à reconnaître tout de suite les emprunts que font d’autres auteurs à l’oeuvre de Destouches. Elle trouve, par exemple, que le plan des Caprices du coeur et de l’esprit de La Drevetière est semblable à celui des Philosophes amoureux de Destouches[17]. Une scène du roman de Mouhy, Mémoires d’Anne-Marie de Moras, lui semble empruntée à La Fausse Agnès, où Angélique « dit des bêtises » pour se débarrasser d’un prétendant importun[18].

Devaux partage avec sa correspondante cette connaissance approfondie du texte, mais il y joint une familiarité que n’a pas Mme de Graffigny. Car on joue souvent Destouches à Lunéville, en public ou en privé, et Devaux se trouve chaque fois très intimement mêlé à ces représentations, qu’il se contente d’y assister — mais il connaît alors la plupart des acteurs —, ou qu’il y joue lui-même, comme le montrent les comptes rendus très détaillés qu’il envoie à Paris. Au début de mai 1740, on donne Le Philosophe marié au château, en présence du roi Stanislas. L’amie des deux correspondants, Clairon Lebrun, y joue « divinement » le rôle de Mélite, et sa soeur Denise celui de Finette « avec un goût, une finesse, une vivacité » qui lui valent un compliment du roi, mais Devaux regrette que le rôle de Céliante soit massacré par une nouvelle actrice qui joue « comme quatre cochons[19] ». La pièce est reprise quatre ans plus tard, devant le roi Stanislas et deux de ses petites-filles de France, avec Mlle Gardel dans le rôle de Céliante et Charles Ducoin dans celui du marquis Du Lauret[20]. Entre-temps, il annonce en 1742 que L’Ambitieux est « sur notre répertoire » et en demande un exemplaire[21], et le même mois il mentionne une répétition du Philosophe marié, où sa maîtresse, Mme Lemire, tient un rôle[22]. Le Glorieux est joué en 1743 « sur le petit théâtre des Bosquets », et un nommé René d’Herval, acteur au ventre « pointu », s’acquitte à merveille du rôle du comte de Tufière[23]. En août 1749, Clairon Lebrun joue, devant le roi et la vieille princesse de Craon, dans Le Curieux impertinent, mais sans amuser Devaux[24].

Il lui arrive de jouer lui-même lors de représentations privées des pièces de Destouches. Le regard qu’il porte sur cette partie de son activité n’est pas exempt d’humour. Lors de son séjour à Lunéville en 1748, la marquise Du Châtelet organise une représentation des Amours de Ragonde, puis de La Fausse Agnès. Dans la seconde pièce, publiée en 1736 mais non encore jouée à Paris, elle assigne d’abord à Devaux le rôle secondaire du Président, mais « ces belles dames changent plus souvent de projets que de chemises[25] », et il finit par jouer le rôle tout aussi insignifiant du baron de Vieuxbois[26]. Il fournit à cette occasion une précieuse liste des pièces représentées à Lunéville à l’époque et des rôles qu’il y a lui-même joués. En 1749, il sort avant la fin de deux reprises désastreuses qu’il qualifie de « cacades ». En avril, la petite actrice allemande qu’il a fait engager pour jouer dans Le Philosophe marié joue si mal que tout le monde lance à Devaux « des regards plaisamment foudroyants[27] ». Le mois suivant, c’est Clairon Lebrun qui ne sait pas son rôle dans La Fausse Agnès et répond à tort et à travers, tandis que Saint-Lambert, au lieu de souffler, rit aux éclats[28].

Cet intérêt constant des deux amis pour Destouches ne se traduit pas par une identité de point de vue. Devaux admire Destouches. Sa lecture le console et l’apaise, comme ce soir de 1744, où boudé par sa maîtresse Mme Lemire, il la quitte « pour jouir de [s]on loisir au coin de [s]on feu » en lisant L’Irrésolu[29]. Il propose Destouches comme modèle à Mme de Graffigny, à qui il recommande d’écrire Cénie en vers : « Ouvrez Destouches, dit-il, vous verrez[30]. » « Lisez Destouches », ajoute-t-il un peu plus tard, en l’assurant que les enjambements sont permis dans la comédie[31]. Mme de Graffigny est loin de partager cette admiration. Elle ne le donne en exemple à son ami lorrain que pour l’inciter malicieusement à imiter sa patience et sa modestie. Lorsque Devaux attend longuement et avec anxiété que le Théâtre-Français donne sa pièce Les Engagements indiscrets, elle lui rappelle qu’« il y a deux ans que Destouches attend une place à se fourrer avec une pièce à la main[32] ». Lorsqu’il proteste contre les corrections exigées par les comédiens, elle déclare : « Combien croyez-vous que Destouches a jeté de pièces au feu qu’il croyait très bonnes et qu’on lui a fait voir mauvaises[33]. » Elle les oppose également à propos de « l’amour-propre des auteurs » : « Les Destouches et les Marivaux, les Boissy et les La Chaussée ne seraient pas ce qu’ils sont s’ils avaient eu un amour-propre aussi mal tourné que le tien. Va-t-en au diable ! Tiens, voilà un bon coup de pied dans le cul que je te donne[34]. »

Mais pour ce qui est de l’oeuvre de Destouches, son jugement est le plus souvent négatif. Sans doute est-ce d’ailleurs un peu pour provoquer Devaux qu’elle émet des opinions aussi sévères. Le Glorieux l’ennuie tant que même avant son départ de Lorraine en 1738, elle et Devaux s’étaient endormis en le lisant[35]. Le 17 septembre 1741, elle classe La Belle Orgueilleuse parmi les pièces « pitoyables ». Une semaine plus tard, elle mentionne l’échec de L’Amour usé, qui n’a eu qu’une seule représentation et qu’on a eu « toutes les peines du monde à finir ». Lors de la parution en 1745 du dernier volume des Oeuvres de théâtre de Destouches, elle lit, ou fait lire par son locataire Pierre Valleré, des pièces non encore représentées. Elle trouve L’Homme singulier « pitoyable : le caractère manqué, et ni bon sens ni raison dans toute la pièce[36] ». Quant à L’Aimable Vieillard, « ce caractère peut être vrai une fois dans mille siècles, mais il n’aura jamais la vraisemblance théâtrale. Je répondrais bien de la sifflerie[37] ».

Au début de 1750, elle est sans pitié pour La Force du naturel[38], qui prétend montrer « qu’un homme né de parents obscurs, quelque éducation qu’il reçoive, aura toujours de bas sentiments, et que celui, au contraire, dont le sang sera illustre, pensera d’une manière noble, quoiqu’il ait été élevé dans l’obscurité[39] ». Elle trouve la pièce « bien mauvaise[40] », et le sujet « faux en lui-même[41] ». Elle ne lui reconnaît qu’un mérite, « c’est la gaieté[42] ». Elle prédit trois ou quatre représentations : en fait, il y en aura treize, ce qui est un assez beau succès pour l’époque, même si les spectateurs sont très partagés et huent certaines scènes[43].

Comme le public, ce qui l’a scandalisée, c’est la vulgarité de la pièce, « d’un trivial, d’une indécence atroce », comme cette scène où une mère laisse entendre de manière à peine voilée à son futur gendre qu’elle ne craint pas qu’il essaie d’embrasser sa fille en le laissant seul avec elle, ou cette autre scène où la femme de chambre Lisette « soutient à sa maîtresse que son mari prend Babet pour lui », ou encore celle où Mathurine propose tout de go à l’intendant Guérault de l’épouser[44]. « En général, conclut-elle le 12 février 1750, cette pièce est pleine d’obscénités, de grossièretés. On pourrait en ôter sept ou huit scènes sans rien toucher au reste. Nul intérêt, une billebaude de conduite où l’on ne comprend rien. Point de rôle, point de caractère que celui de la vraie Babet, qui est joli quoiqu’à la grosse brosse, et la fermière, si elle était moins indécente. Dixi. »

Les réactions de Devaux au jugement de son amie sont intéressantes. Car même quand il émet des réserves, il sait être à la fois plus nuancé et plus profond. Certes, il reconnaît que la pièce a des défauts : « Ce n’est plus le ton du jour et quoi qu’en dise Saint-Lambert qui la trouve écrite comme la comédie doit l’être, je ne suis nullement content du style qui ne me paraît jamais noble et rarement décent, plus rarement encore noble et ingénieux. Ce n’est pas même son ton du Philosophe marié. Les caractères ne sont point frappants et peu frappés. » Il trouve aussi qu’elle contient d’insupportables longueurs. Mais il ajoute : « Je suis beaucoup plus content de l’intrigue où l’on reconnaît une main habile. Elle est bien soutenue et bien débrouillée. Il est vrai que le sujet qui est très bon y aide beaucoup. J’ai ri à quelques scènes et pleuré à quelques autres[45]. » Enfin, il est clair que Devaux et sans doute son ami Saint-Lambert trouvent qu’une comédie doit être comique, comme l’était sa propre pièce, Les Engagements indiscrets.

Parmi toutes ces critiques plus ou moins sévères, on pourrait s’étonner que Mme de Graffigny n’admire pas Le Glorieux de 1732 et ne se reconnaisse aucune dette envers cette pièce. Cette comédie peut en effet être classée dans la même catégorie que Cénie : elles ont en commun moralité, caractères vertueux, profusion de sentences, scènes touchantes, fictions romanesques, complications familiales et dénouement artificiel. Mme de Graffigny aurait sans doute accepté la déclaration de la préface du Glorieux : « J’ai toujours eu pour maxime incontestable, que quelque amusante que puisse être une comédie, c’est un ouvrage imparfait et même dangereux, si l’auteur ne s’y propose pas de corriger les moeurs, de tomber sur le ridicule, de décrier le vice, et de mettre la vertu dans un si beau jour, qu’elle s’attire l’estime et la vénération publique. » On peut noter pourtant deux différences majeures entre les deux pièces : Le Glorieux est avant tout comique, alors que Cénie l’est très peu, et se caractérise essentiellement par l’expression de sentiments ardents. Mme de Graffigny se conforme par là au goût du public qu’elle évoque le 30 août 1742 : « Le diable du larmoyant les possède ; on ne veut absolument plus rire à la comédie. » Lorsqu’elle compose Phaza pendant l’automne de 1750, elle déclare que cette petite pièce « sera aussi chaude que Les Péruviennes », « une pièce toute d’amour et d’amour chaud », parce que « tout ce qui est chaud et bien écrit plaît[46] ». C’est pourquoi, en dépit de ses similitudes avec Cénie, Le Glorieux lui paraît si froid. Il faut pourtant signaler que, si la « froideur » du Glorieux a endormi Mme de Graffigny, cette comédie a mieux réussi que Cénie. Lors de sa première saison, elle eut 30 représentations (contre 25 pour Cénie, mais rappelons que la mort de l’acteur Roseli en causa la chute prématurée), elle fut jouée 296 fois (contre 65 pour Cénie), et elle resta au répertoire presque tous les ans jusqu’en 1830, alors que le succès de Cénie en 1750-1751 fut suivi de son absence de la scène pendant trois ans et qu’elle en disparut en 1762[47].

Autre défaut majeur de Destouches pour cette Parisienne d’adoption, son « provincialisme », qu’il a d’ailleurs en commun avec Devaux[48]. Dès 1727, il s’est en effet établi au château de Fortoiseau, non loin de Melun, ce qui lui a fait perdre, selon elle, « un certain ton[49] ». Aussi ne s’étonne-t-elle pas en 1744 que « depuis qu’il y est, deux de ses pièces so[ie]nt tombées », et l’on doit s’attendre désormais à ce que « toutes celles qu’il donnera tomberont[50] ». En 1729, Destouches lui-même reconnaît les désavantages d’être éloigné de la capitale : « La campagne me fait oublier la connaissance des moeurs. […] Il faut vivre au milieu du monde pour le représenter[51] », et constate que ses pièces ne sont plus à la mode. Mais derrière la modestie de façade, pointe la nostalgie : « Le goût est absolument changé. La simple nature est bannie de la scène ; on n’y veut plus que de l’esprit ; de l’esprit partout ; de l’esprit à quelque prix que ce soit. Offrez aux acteurs une pièce où l’on ne court point après l’esprit, et où on ne veut en avoir, qu’autant que le sujet et l’occasion l’exigent, l’ouvrage leur paraît gothique[52]. » L’on voit bien que le vieux dramaturge regrette ici un bon vieux temps que sa correspondante envoie allègrement aux oubliettes, et l’on croirait entendre revivre le dialogue entre Alceste et Oronte dans la fameuse scène du sonnet[53].

Il arrive pourtant à Mme de Graffigny de louer les comédies de Destouches, notamment pour leur gaieté, et assez contradictoirement, elle a toujours envie de le lire et de le faire lire. Le 20 novembre 1746, songeant à se remettre à la pièce qui sera Cénie, elle reconnaît même implicitement en Destouches une source d’inspiration, sans plus de précision toutefois : « Tu me donnes bien grande envie de voir le dernier tome de Destouches, mais je ne saurais l’acheter. J’en aurais pourtant bon besoin pour me mettre sur le ton, car dès que j’aurai fini Zilie, je me mets à ma pièce. » Et elle fait la recommandation suivante à Devaux : « Au nom de Dieu, lis Destouches au moins une demi-heure avant de travailler [à ta pièce]. Cela donne le ton[54]. »

Gaieté donc, mais froideur et ton provincial mal défini : en dépit d’une curiosité assez constante pour l’oeuvre de Destouches et de quelques contradictions, Mme de Graffigny n’accorde somme toute au dramaturge qu’une estime extrêmement modérée. Cette attitude change-t-elle lorsqu’elle fait la connaissance de l’auteur ? Entre 1750 et 1754, période de leur échange épistolaire, son jugement devient un peu plus favorable. C’est par l’intermédiaire de Mlle Quinault que Destouches fait les premiers pas. Le 11 décembre 1750, il envoie à l’actrice une lettre évidemment destinée à être montrée à son amie. Il y fait l’éloge de Cénie qu’il dit avoir « dévoré deux fois » et qui, d’après lui, « enrichit la scène d’un excellent modèle[55] ». Visiblement enchantée, elle lui répond dès le lendemain. C’est la première de ses lettres à Destouches et la seule à être conservée. Elle lui exprime la « charmante satisfaction » qu’elle éprouve toutes les fois qu’elle le lit. « Ce bien-être, poursuit-elle, m’est trop cher pour ne pas le répéter souvent[56]. »

Elle éprouve alors un intérêt nouveau pour la production de son nouvel ami. Elle ne manque aucune de ses comédies lorsqu’elles sont reprises, et cela même lorsqu’elle les a déjà vues plusieurs fois, et en fait un compte rendu élogieux. Le 28 mai 1751, c’est Le Philosophe marié en compagnie de Mme Helvétius, dont le mari « est à peu près dans la même position qu’Ariste[57] », c’est-à-dire un philosophe qui se marie à contrecoeur. Le 2 juillet suivant, elle va revoir la même pièce dans la loge grillée avec Turgot, qui en tant qu’abbé, ne veut pas se montrer au théâtre. Le 16 mars 1753, elle y retourne encore avec une amie anglaise[58]. Le 16 septembre 1752, elle revoit Bellecour dans Le Glorieux afin de faire voir une pièce de haut comique à une amie de passage[59]. Enfin, en mars 1753, elle revoit La Force du naturel et reconnaît que cette comédie l’a amusée[60], même si elle dit ne pas être surprise qu’elle n’ait eu que cinq représentations.

Sans doute est-ce en raison de ce regain de faveur qu’en août 1752 elle a l’idée de demander à Destouches de rédiger pour la cour de Vienne une pièce dont elle a élaboré le canevas. Malheureusement, le résultat lui en paraît inacceptable : « J’avais envoyé mon plan au bonhomme Destouches. Il m’a renvoyé hier la pièce toute faite, mais si plate, si bassement écrite, si détestablement écrite, que je n’en puis garder un seul mot, mais pas un. […] Ah, je veux que tu voies cette besogne de Destouches et la lettre qu’il m’a écrite, afin que tu connaisses une bonne fois l’impertinente présomption des hommes[61]. » Effectivement, Destouches est fier de son travail. Il en demande au moins trois fois des nouvelles et en vante les mérites : « Si j’ai jamais bien espéré d’un ouvrage, c’est de celui-là […] Jamais pièce ne fut plus comique[62]. » Mais elle se garde de lui dire ce qu’elle en pense et met fin à leur éphémère collaboration.

Ainsi, malgré quelques changements de ton, le jugement de Mme de Graffigny sur Destouches reste globalement négatif. Pendant les quatre années que dure leur amitié épistolaire, qui sont aussi les quatre dernières années de la carrière de Destouches, on ne joue qu’une seule pièce nouvelle de lui. C’est Le Dissipateur, comédie en cinq actes et en vers, publiée en 1736 et jouée six fois en 1753. Le 23 mars 1753, Mme de Graffigny, qui assiste à la première, en fait le rapport suivant à Devaux : « Jusqu’à la fin du cinq la pièce était tombée ; de là, le plus beau succès. Ah, que le public est drôle ! » Cinq jours plus tard, elle ajoute : « Ma foi, elle est d’un bien mauvais ton, et La Noue ne la relève assurément pas. » Nous n’avons pas les lettres de Devaux pour cette période, mais il a dû réagir, car le lendemain Mme de Graffigny lui répond : « Tout ce que tu dis du Dissipateur est bien vrai ; aussi t’ai-je mandé qu’il était tombé pendant 4 actes et demi. C’est la scène du valet qui veut servir son maître pour rien qui a fait remuer les pieds et les mains, comme si elle n’était pas mieux dans L’Enfant prodigue. Je ne sais guère de pièces au-dessous de celle-là. Mais le nom de Destouches y pare, on l’aime, et la plupart des applaudisseurs croient que cela doit être bon[63]. » Littérairement, on ne saurait être plus sévère, mais humainement elle se range du côté du public.

Pendant la même période, Destouches publie plusieurs pièces, sans toujours réussir à les faire représenter. Parmi celles-ci, on compte Le Jeune Homme mis à l’épreuve, comédie en cinq actes et en prose qui paraît chez Prault au début de 1751. Mme de Graffigny se la fait lire et en envoie un exemplaire à Devaux[64] qui est enthousiaste : « Oserais-je vous le dire ? Les dernières scènes m’ont fait fondre en larmes. J’aime les caractères du père et du fils, ils sont neufs et bien soutenus. Je suis de votre avis sur tout le reste. J’ai peine à supporter le ton plat et ignoble de tout l’ouvrage, mais tel qu’il est, c’est celui d’un homme de grand talent qui n’est plus de son siècle[65]. » Le 27 février, Mme de Graffigny répond : « Je ne pense guère loin de toi sur la pièce de Destouches. On y voit très bien la main de maître, et le cinq m’a touchée, en me faisant sentir tout ce qu’on aurait pu faire d’un si bon sujet. » Mme de Graffigny se fait lire un autre de ces textes imprimés, pièce en un acte intitulée Le Dépôt. Le lecteur n’est autre que le fils de Destouches, Philippe-François, mousquetaire stationné à Paris, qui lui rend plus souvent visite que ne fait son père. Elle la trouve « assez jolie, bien conduite, mais froide[66] ».

Après la mort de Destouches, survenue le 4 juillet 1754, le Théâtre-Français honore sa mémoire en représentant certaines de ses pièces. En novembre 1755, on rejoue trois fois L’Obstacle imprévu, qui datait de 1717. Mme de Graffigny y assiste et l’admire beaucoup, mais non sans réserves : « Ah mon Dieu, que cela est bretaudé [inégal] ! Elle est jouée divinement par tous les grands acteurs. On y rit à beaucoup d’endroits et l’on est transi de froid[67]. » En 1756, on redonne Le Glorieux, et Mme de Graffigny le voit pour la quatrième fois[68]. Enfin, à peine un mois avant la mort de Mme de Graffigny, on reprend Le Médisant qui n’a pas de succès[69].

Mme de Graffigny ne semble apprécier chez Destouches que sa gaieté. Si elle aime assez Le Philosophe marié et Le Glorieux pour aller les voir à plusieurs reprises, ses pièces lui paraissent froides et démodées ; elles ne sont pas assez sérieuses pour son goût et il y manque l’essentiel, l’ardeur des sentiments. Un adjectif résume à lui seul le peu d’estime qu’elle leur accorde : elles sont « provinciales ». Après avoir fait la connaissance de l’auteur, elle reconnaît pourtant que certaines de ses pièces sont amusantes et même émouvantes. Mais elle ne rejoindra jamais Devaux dans son admiration pour Destouches, qui lui sert de modèle : pour lui, ses comédies sont bien construites, bien versifiées, parfois touchantes, et possèdent une qualité essentielle, le comique. On peut voir dans cette différence d’appréciation toute la distance qui sépare le goût traditionnel de l’amateur provincial qu’était resté Devaux en dépit de ses rares incursions dans la création, et celui d’une Mme de Graffigny, Lorraine devenue Parisienne, convertie à la modernité, et tentant avec un certain brio de se conformer au goût nouveau[70].