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À la suite d’un rapport favorable du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) en juin 2012, le gouvernement québécois prononce, en décembre de la même année, le décret qui donne l’aval à la construction d’une mini-centrale hydroélectrique sur la rivière Ouiatchouan, en amont de la chute de Val-Jalbert au Lac–Saint-Jean. Ce projet s’inscrit dans le programme d’achat d’électricité du gouvernement du Québec pour les centrales de moins de 50 MW. La décision est loin de faire l’unanimité dans la région (et ailleurs au Québec) et donne rapidement lieu à un débat houleux entre les défenseurs du projet – au premier chef son promoteur, la Société de l’énergie communautaire du Lac-Saint-Jean, et les acteurs régionaux du développement – et ses détracteurs. Ces derniers mettent de l’avant les périls qui guettent le patrimoine naturel de la rivière (l’une des dernières rivières encore « vierges » du Québec) et la force attractive de ce jalon touristique régional. En fait, le projet de Val-Jalbert devient pour ses opposants l’emblème d’un programme jugé absurde et contreproductif dans un Québec marqué au sceau des surplus énergétiques, l’achat par Hydro-Québec de l’énergie produite par les mini-centrales se faisant à un prix plus élevé que celui du marché. C’est sur cet argument que s’appuie le gouvernement lorsqu’il annonce, le 5 février 2013, la belle mort du programme et l’abandon de six projets de mini-centrale à l’échelle du Québec ; seule exception, le projet de Val-Jalbert lui-même, trop avancé pour faire l’objet d’un tel recul selon les dires de la ministre des Ressources naturelles, Martine Ouellet.

Un élément important de ce dossier est resté néanmoins dans l’ombre du débat : quatre des six projets rendus caducs par l’abandon du programme des mini-centrales résultent en fait de partenariats entre communautés locales autochtones et non autochtones [1]. Le projet de Val-Jalbert est lui-même un exemple d’un tel partenariat, le Pekuakamiulnuatsh Takuhikan (auparavant le Conseil des Montagnais du Lac–Saint-Jean) étant, avec les MRC de Maria-Chapdelaine et du Domaine-du-Roy, partenaire dans la Société de l’énergie communautaire du Lac–Saint-Jean. L’ampleur de ces partenariats n’est pourtant pas banale. Elle est même, pourrions-nous arguer, l’expression d’un phénomène grandissant dans la plupart des régions « périphériques » québécoises, soit l’inclusion graduelle des sociétés autochtones dans l’exploitation et le développement des ressources territoriales et, par le fait même, l’indice d’une territorialité de plus en plus interethnique. Cette inclusion fait elle-même écho au contexte de revendication territoriale et de ratification d’ententes avec des communautés autochtones (la Convention de la Baie-James et du Nord québécois en 1975, la « Paix des braves » en 2001 ou l’« Approche commune » en 2004 notamment) qui, depuis quelques décennies, marque profondément le paysage social québécois.

Ces partenariats économiques et ces ententes sont un rappel que le développement du territoire québécois ne saurait se faire aujourd’hui sans la participation pleine et entière des communautés autochtones. C’est dans cette optique que nous avons fait appel aux contributeurs de ce numéro thématique, avec le dessein de mieux comprendre les spécificités territoriales autochtones et de réfléchir sur une « géographie du développement » capable de faire converger territorialités autochtones et non autochtones vers des collaborations interculturelles porteuses de projets de territoire innovateurs. Qu’elles empruntent une perspective historique ou contemporaine ou qu’elles reposent sur une problématique québécoise ou étrangère, ces contributions ouvrent des pistes de réflexion fondamentales quant à la nature des relations autochtones/allochtones et au rôle de l’espace dans le devenir de ces relations. Les auteurs de ce numéro ne manquent pas non plus de soulever un certain nombre de défis et d’enjeux intrinsèques à la quête de convergence des territorialités autochtones et non autochtones.

De la nécessaire réappropriation territoriale autochtone

Le concept de territorialité peut largement être compris comme la somme des mécanismes qui président à la relation qu’un groupe humain entretient avec un territoire donné. De là, on comprend que le « territoire » est d’abord un espace socialement délimité et investi qui fait appel à des processus d’appropriation impliquant toutes les dimensions du social (Courville, 1991 : 40) : la dimension matérielle (occupation de l’espace à des fins de subsistance par exemple) ; la politique, soit l’organisation plus ou moins formelle de l’espace, généralement marquée par les rapports de force entre les groupes ; et la symbolique ou culturelle, la dimension idéelle qui comprend la représentation spatiale, l’ontologie (la manière d’être) ou le sentiment d’appartenance au territoire.

Or, force est de constater que l’héritage colonial pèse encore lourd aujourd’hui sur l’état des territorialités autochtones, si bien que ce n’est pas tant d’appropriation spatiale à proprement parler qu’il est question ici, mais plutôt de « réappropriation ». Le phénomène de dépossession territoriale des populations autochtones est un long processus amorcé dès les premiers contacts, ce que le premier texte de ce numéro, celui de Mario Marchand, expose d’ailleurs à merveille. Mais c’est sous la poussée capitaliste portée par l’industrie forestière au XIXe siècle que le phénomène prend toute son ampleur, favorisant alors l’appropriation par le capital privé (celui des « barons de la forêt ») d’une ressource autrefois collective et nécessaire à la subsistance des populations autochtones [2]. Ce phénomène, que le géographe britannique David Harvey (2010) a rendu sous l’appellation d’« accumulation par dépossession », est encore aujourd’hui largement opérant en matière de développement et continue d’affecter les populations autochtones (Berg, 2011), le projet de Plan Nord du gouvernement précédent en constituant, du moins potentiellement et aux yeux de plusieurs, un exemple éloquent (Asselin, 2011 ; Rivard et Desbiens, 2011).

Les défis qui attendent les communautés autochtones dans leurs efforts de réappropriation territoriale sont donc colossaux et cela, à divers niveaux. Le premier est d’ordre matériel et politique ; il touche à la question de l’accès au territoire et à ses ressources. À ce chapitre, toutes les populations autochtones ne sont pas égales aux yeux de l’État : certaines profitent d’ententes en bonne et due forme (Les Cris, Les Inuits et les Naskapis) ; d’autres sont à différents stades du processus de négociation territoriale ; enfin, les communautés métisses du Québec restent officiellement non reconnues par l’État. Les communautés profitant d’ententes bénéficient généralement d’une certaine autonomie gouvernementale et de la mise en place d’un régime de « cogestion territoriale », une forme de gouvernance qui leur donne des droits et des responsabilités partagées sur les ressources sises sur de vastes territoires. Cependant, les principes et la pratique de la cogestion territoriale sont aussi très variables d’une entente à l’autre et nombreux sont les chercheurs qui mettent en question aujourd’hui le potentiel de capacitation réelle de la cogestion au sein des communautés autochtones (Howitt Suchet-Person, 2006 ; Stevenson, 2006 ; Caine et al., 2007). Il s’agit d’un débat bien exposé par Bastien Sepúlveda dans son étude des communautés mapuche-pehuenches du Chili. Au final, et comme le rappelle Justine Gagnon, l’autonomie autochtone – et, pourrait-on ajouter, la cogestion territoriale – est avant tout le produit d’un compromis entre les droits autochtones et la souveraineté de la Couronne, non pas une aliénation de cette dernière par la reconnaissance des premiers. Il semble bien qu’une réappropriation totale soit illusoire et largement soumise aux rapports de force qui animent les sociétés canadienne et québécoise.

Un autre défi à la réappropriation territoriale autochtone est campé dans le champ du symbolique. Les territoires ne sont pas seulement le fruit d’une appropriation matérielle de l’espace, mais aussi le produit des méta-récits qui investissent de sens les territoires. Cela étant, comment peut-on concilier une vision non autochtone qui perçoit le Nord comme un espace vide à conquérir (ou à repousser), avec celle plus entière des communautés autochtones qui l’habitent depuis des siècles, sinon des millénaires ? S’il y a un vide à combler, pour Caroline Desbiens (voir son texte dans la section Commentaire), il est surtout conceptuel. D’où l’une de ses propositions, soit d’élargir la notion d’« écoumène » à ces réalités issues de la mobilité autochtone qui remplissent finalement l’espace de mouvement et de significations. Ainsi pourrons-nous commencer à véritablement inclure les territorialités autochtones dans l’idée que se fait le Québec méridional de « son » Nord.

Appréhender la mobilité territoriale

La territorialité est aussi une réalité dynamique et transactionnelle qui n’est pas strictement déterminée à l’interne, mais aussi grandement par des influences externes, par l’altérité (Raffestin, 1986). Il n’est donc pas incongru que la territorialité, qu’elle soit autochtone ou allochtone, soit appelée à changer dans le temps à mesure que les changements sociaux se multiplient sur un territoire donné (Bonnemaison, 1981 ; Di Méo, 1996).

Le caractère évolutif des territorialités autochtones pose toutefois sa part de défis. Le premier défi a trait au fossé qui existe entre les réalités autochtones et l’image qu’en projettent les idées reçues de la société dominante. Comment expliquer que les autochtones puissent être partie prenante de projets de développement comme les mini-centrales hydroélectriques alors que la grande famille écologiste s’y oppose ? Souvent conçues comme des modèles de développement durable – ne pensons qu’au principe des sept générations – les cultures autochtones n’étaient-elles pas vouées à être ces éternels alliés des mouvements environnementaux québécois ? Se pourrait-il plutôt que la vision de l’environnement et de sa « protection » procède chez l’autochtone d’un univers ontologique largement étranger au monde occidental ? Et si l’autochtone était « écologique », mais en ses propres termes, en harmonie avec sa propre manière d’être au monde ? Il y a dans les concepts d’« aires protégées » ou de « cogestion » tout un univers ontologique souvent insoupçonné (ou du moins oublié) qui prône la séparation entre la nature et l’être humain et, par le fait même, le contrôle de celle-là par celui-ci. Or, cette manière de voir les choses n’est pas au coeur de l’ontologie territoriale autochtone, bien au contraire, l’être humain étant perçu comme un élément d’un tout (Delâge, 1996 ; voir aussi le texte de Mario Marchand dans ce numéro). Imposer des aires protégées à des populations autochtones, même sous le couvert d’une certaine vertu environnementale, reste une autre manière d’assujettir un groupe à un regard unique sur le territoire et de tuer dans l’oeuf tout effort de conciliation interethnique (voir le texte de Bastien Sepúlveda).

Affirmer l’importance de l’Autre dans l’évolution des territorialités, c’est aussi mettre sur le tapis les questions de transfert culturel et de métissage. Seulement, le métissage est un terme historiquement lourd aux yeux des Premières Nations, puisque longtemps considéré, – par les autorités coloniales et canadiennes –, comme un indicateur d’assimilation – ou de « civilisation » pour reprendre l’expression d’époque. Il est peu surprenant alors, surtout dans le contexte minoritaire dans lequel s’inscrivent les contemporanéités autochtones, que l’adoption d’éléments culturels provenant de la société dominante puisse faire naître certaines angoisses existentielles au sein de ces communautés. Conscients que l’adoption de certains comportements occidentaux – à plus forte raison ceux portés par la pratique du développement économique – constituent des solutions possibles aux nombreux besoins autochtones (notamment en santé), plusieurs communautés sentent également le spectre menaçant de la « dissolution et [de l’]aliénation » (Simard, 2003 : 395) qui accompagne ces profonds changements culturels dans leur vécu quotidien. Si certaines nations autochtones semblent se nourrir de tels emprunts pour se redéfinir et se mobiliser collectivement – ce qui semble être le cas des Malécites du Québec tel que décrit par Coco Calderhead et Juan-Luis Klein –, nombreuses sont celles qui ne peuvent faire l’économie de débats essentialistes. Pour la nation Nisga’a, sujet d’étude de Justine Gagnon, l’emprunt des principes de propriété privée soulève d’importants enjeux qui interpellent la nature même des solidarités sociales existantes et la sauvegarde des traditions.

Au-delà des défis, toutefois, un fait demeure : les communautés autochtones ne sont en rien des victimes passives du développement et des échanges (culturels et économiques) qu’elles engagent avec les populations non autochtones (et plus largement avec l’État québécois), ni des profonds changements qui en découlent. Loin de là. En réalité, elles sont, dans la grande majorité des cas, les instigatrices de ces changements, faisant ainsi les premiers pas en vue de trouver des terrains d’entente ou de fomenter des projets de partenariat. Cette force, ou cette « résilience » pour reprendre l’expression consacrée, est le premier jalon de ce qui pourrait aboutir à une véritable approche interethnique du développement territorial au Québec. Le moins que nous puissions faire comme chercheurs ou comme intervenants, c’est d’en rendre compte, ce à quoi s’emploie d’ailleurs chacun des auteurs de ce dossier.