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La criminalisation de l’immigration irrégulière est une tendance lourde des deux dernières décennies. Le passage irrégulier d’une frontière ou le dépassement du temps de séjour autorisé par un visa ne sont, au fond, que des infractions administratives, qui ne portent atteinte, en soi, ni à des personnes (la vie et la sécurité d’aucun individu ne sont menacées), ni à des biens (rien n’est abîmé ou détruit), ni à la sécurité nationale (l’immense majorité des migrants est parfaitement inoffensive). Pourtant, les États ont développé tout un discours sur la « menace migratoire » et ont construit le migrant irrégulier – péjorativement appelé illegal ou clandestino ou « sans-papiers » – en une figure répulsive chargée de nombreux maux sociaux : augmentation de l’insécurité locale, perte de la cohésion sociale, accroissement du chômage, dissémination des maladies transmissibles...

Cette tendance n’est pas nouvelle. On peut la faire remonter au début des années 1980, alors que la fermeture relative des frontières à l’immigration de travail consécutive aux trois chocs pétroliers de la décennie précédente – conjuguée à une démocratisation des communications internationales et des transports transcontinentaux – conduisait à une augmentation phénoménale des demandes d’asile et des filières de migration clandestine. En effet, si les migrations des Trente Glorieuses étaient très souvent irrégulières en Europe, les besoins de main-d’oeuvre étaient tels que la régularisation administrative du statut migratoire se faisait sans discussion. Après les années 1970, devant la montée du chômage et de l’inflation, la situation change.

En effet, l’époque voit le développement de discours politiques anti-immigration qui chargent les migrants d’au moins une partie de la responsabilité de la « crise » : « Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop », selon la célèbre formule de Jean-Marie Le Pen dès 1978. En Europe, cette transformation accompagne la création du marché unique européen : l’accord de Schengen de 1985 vise essentiellement la suppression des contrôles de personnes aux frontières intérieures de l’Union européenne comme attribut de la citoyenneté européenne, alors que sa traduction juridique sous la forme de la Convention de Schengen de 1990 (accompagnée de la Convention de Dublin adoptée quasi simultanément) prévoit un appareil « compensatoire » complexe de contrôles sécuritaires aux frontières extérieures de l’Union européenne.

La « sécurité migratoire » fait donc irruption sur la scène politique. Ce qui était une activité humaine grossièrement coordonnée par des services sociaux ou du travail jusque dans les années 1970 est devenu une pièce clé de l’agenda sécuritaire de tous les États du Nord global, ainsi que de nombreux États de destination au Sud. Le migrant constitue désormais un « risque sécuritaire », qui fait partie d’un continuum de menaces globales – comprenant aussi le terrorisme, le trafic d’armes, le trafic de drogues, et la criminalité mafieuse, par exemple – et qui doit être géré au moyen de techniques tirées de l’analyse de risques (Bigo, 1996, 2008 ; Acosta-Sanchez, 2008 ; Friman, 2008). Les attentats du 11 septembre 2001 consolideront cette vision de l’immigration irrégulière alors même que, paradoxalement, aucun des terroristes n’était migrant irrégulier. Les États-Unis dépensent aujourd’hui plus en immigration enforcement que pour toutes les activités du FBI, des douanes, de la lutte antidrogue et des services secrets réunis (Meissner et al., 2013).

Les États deviennent donc extrêmement soucieux de maintenir leur contrôle sur les politiques migratoires, symbole fort de la légitimité de leur pouvoir, laquelle est, par ailleurs, mise en cause par une mondialisation qui lamine leur capacité d’établir des politiques économiques et sociales distinctives. Le contrôle des personnes aux frontières est devenu un enjeu électoral dans de nombreux pays et les conséquences sociales et culturelles de la présence croissante d’étrangers sur le sol national – conséquences de la mondialisation économique et culturelle, qui a largement ouvert les frontières aux biens, services et capitaux étrangers – font l’objet d’un débat public d’ordre identitaire souvent acrimonieux, voire toxique (Tsoukala, 2011).

Depuis la fin des années 1980, les États ont mis en place une panoplie de mesures répressives ou dissuasives destinées à mieux contrôler les passages aux frontières, pour ne laisser passer que les migrants dûment approuvés en vertu de critères préétablis : visas, sanctions contre les transporteurs, accès difficile au marché du travail, réduction de l’accès à la justice, diminution de la protection sociale, criminalisation de toute aide à la migration irrégulière, accroissement de la détention, documents d’identité et de voyage biométriques, bases de données nominatives interconnectées, accords de réadmission (Huysmans, 2000 ; Crépeau et Nakache, 2006 ; Crépeau et al., 2007 ; Jimenez, 2010a, 2010b).

Si certains politiciens parlent souvent de « sceller » les frontières, il s’agit moins de cela que de « filtrer » mieux les entrants. D’une part, il ne faut pas décourager la mobilité de tous les agents économiques, des « top managers » aux touristes. D’autre part, la fermeture complète des frontières exigerait un niveau de violence peu imaginable dans des systèmes démocratiques, même si les violences à Ceuta et Melilla en 2005 ont montré que des démocraties pouvaient tirer sur des personnes désarmées. Mais, sans doute plus important encore, sceller la frontière priverait de main-d’oeuvre cette part du marché du travail qui, partout sur la planète, assure sa compétitivité grâce à l’exploitation de travailleurs migrants en situation irrégulière ou à statut vulnérable (construction, agriculture, tourisme, soins de santé, travail domestique...)[1].

Distinguer les « bons migrants » des migrants « indésirables » devient alors un outil clé des discours migratoires. Tous les amalgames sont permis pour discréditer ces migrants irréguliers qui « volent des emplois », sont associés au trafic de drogue, importent les conflits de leurs pays d’origine... Ces discours rencontrent peu de résistance. Historiquement, des populations vulnérables ou marginalisées (ouvriers, femmes, autochtones, minorités, détenus, LGBTI...) se sont progressivement mobilisées pour réclamer le respect de leurs droits. Par contraste, les migrants – et surtout les migrants irréguliers ou vulnérables, comme les travailleurs migrants temporaires – ne votent pas et sont donc inexistants politiquement. Ils ne contestent que rarement les injustices commises à leur endroit, préférant l’ombre et la discrétion qui peuvent leur permettre de poursuivre leurs activités, à la lumière et la publicité qui pourrait conduire l’employeur ou les autorités à les expulser du pays : ils sont donc aussi juridiquement invisibles. Enfin, les citoyens ne se mobilisent pas pour les migrants (et surtout pas pour les migrants irréguliers) et l’opinion publique est sensible aux discours anti-immigration : dès lors, faute de mobilisation, aucun parti sérieux de gouvernement ne peut prendre position en faveur des droits des migrants irréguliers sans risquer la débâcle électorale et on a pu voir des partis de droite et de gauche surenchérir dans les mesures répressives de l’immigration irrégulière.

Ces discours anti-immigration stigmatisent le migrant irrégulier, sans pourtant que les employeurs de ces migrants – qui souvent les exploitent honteusement par des salaires faibles et des conditions de travail pénibles (dites triple D , soit dirty, difficult and dangerous) – soient véritablement inquiétés : peu de pays du Nord global ont véritablement adopté une politique de répression de l’emploi illégal, les politiciens préférant ne pas mettre en cause l’avantage compétitif que procure cette « délocalisation sur place », et donc les emplois et les profits qu’elle génère pour l’économie nationale.

La répression de la migration irrégulière fait l’objet de mesures tout à fait exceptionnelles, dérogeant au droit commun, souvent en violation du principe même de l’État de droit (Rule of Law). La Pacific Solution australienne a pu ainsi autoriser la légalisation rétroactive de mesures manifestement illégales, ainsi que la détention obligatoire et à durée indéterminée de familles entières durant des années dans des camps en plein désert (Crock, 2001). De même, le ministre canadien de la Citoyenneté et de l’Immigration a pu, en 2012, soutenir durant plusieurs mois un projet de loi qui prévoyait la détention automatique de certains migrants irréguliers sans révision judiciaire durant douze mois, alors même que la Cour suprême du Canada, dans l’affaire Charkaoui[2] à l’égard des certificats de sécurité, avait déclaré que la détention sans révision judiciaire avant trois mois de personnes suspectées de terrorisme était inconstitutionnelle. Dans les deux cas, on a pu constater, dans une optique manifeste de dissuasion, une violation de principes fondamentaux du droit international des droits de l’homme, sans que l’opinion publique nationale s’en émeuve outre mesure.

La protection des droits et libertés de tous, y compris des migrants – quel que soit leur statut migratoire –, est une ambition du droit international des droits de l’homme, comme on peut le constater à la lecture des nombreux rapports du Comité des droits de l’homme et du Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies. On se rend pourtant compte que cette ambition est très largement contrariée dans le cas des migrants. Contrairement à bien d’autres groupes vulnérables dans nos sociétés, les migrants ne peuvent saisir les outils traditionnels de la citoyenneté pour faire valoir leurs droits : l’absence de nationalité de droit vient entraver l’exercice de leur citoyenneté de fait. Même lorsque ces étrangers sont véritablement victimes d’actes criminels, comme la traite des personnes ou le « crime d’honneur », on se rend compte que les systèmes politiques du Nord global peinent à leur assurer une protection adéquate. La seule ligne de défense des droits des migrants est constituée des tribunaux qui, dans les rares cas où ils sont effectivement saisis de questions migratoires, ont pu intervenir en faveur d’une meilleure protection des droits des migrants. En effet, les tribunaux sont a priori, dans la plupart des démocraties, imperméables aux pressions électorales et sont principalement préoccupés de la cohérence du système juridique de protection des droits et libertés de tous, y compris des migrants, sans interférence de considérations politiques. On a pu voir cette démarche à l’oeuvre à la Cour suprême américaine (affaire Boumediene[3]), à la Cour suprême britannique (affaire dite de l’aéroport de Prague[4]), à la Cour suprême du Canada (affaire Charkaoui précitée), la récente décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique invalidant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés en matière de trafic de migrants, et dans bien d’autres forums dans lesquels les tribunaux ont empêché les exécutifs d’appliquer à des étrangers des mesures qui auraient été inconcevables si elles avaient visé des citoyens.

Avec « La criminalisation de l’immigration », c’est la toute première fois que la revue Criminologie consacre un numéro thématique à des questions migratoires. Ce numéro vise à montrer différents enjeux autour de la problématisation de l’immigration et de la « sécurisation des frontières » dans les pays occidentaux. Le numéro réunit des contributions émanant de professeurs, chercheurs et doctorants provenant de différentes disciplines (criminologie, droit, psychologie, etc.) qui travaillent sur l’analyse des impacts des dernières approches étatiques et actions publiques sur ce thème.

Les deux premières contributions du numéro établissent une mise en contexte de la problématique entourant la « criminalisation » de l’immigration. Elles introduisent le processus de construction de la menace de l’immigration par les États occidentaux et les renforcements législatif et politique conséquents. Tout d’abord, dans le premier article du numéro, « Lutte antiterroriste et surveillance du mouvement des personnes », Amandine Scherrer examine la menace que représentent les déplacements migratoires aux yeux des États et la justification corollaire des pratiques de contrôle aux frontières. Cet article a pour objectif de présenter sous quelles formes la surveillance des mouvements de population s’est durablement intensifiée. Il vise également à montrer comment ce contrôle accru renforce l’inquiétude, la suspicion et l’hostilité à l’égard des étrangers au coeur de différentes sociétés occidentales. Avec le deuxième article, « L’européanisation de la politique d’asile : un défi aux droits fondamentaux », Idil Atak étudie le lien entre la politique européenne d’asile, l’impact de la lutte contre la migration irrégulière sur la criminalisation des demandeurs d’asile et les atteintes au droit d’accès à l’asile. L’article présente le processus sécuritaire de transformation du demandeur d’asile en un migrant irrégulier. L’européanisation du système d’asile est examinée à travers une analyse critique du dispositif Dublin relatif à la détermination de l’État responsable d’étudier la demande d’asile. Les conséquences de l’application de ce dispositif à la protection des réfugiés sont analysées de manière comparative au sein de l’Union européenne.

Les trois articles suivants portent également sur le processus de la « criminalisation » des immigrants et des demandeurs d’asile, mais cette fois-ci, par l’application de mesures administratives. L’article « Au-delà de la criminalisation : l’immigration et les enjeux pour la criminologie », écrit par João Velloso, montre l’importance croissante de l’usage par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada des punitions administratives (détention, renvoi et surveillance) dans le champ pénal auprès des citoyens étrangers. Le choix du traitement pénal des immigrants par un processus administratif, au lieu du procès pénal, implique un impact important sur leur droit à la justice. Ensuite, l’article de Delphine Nakache poursuit sur la « Détention des demandeurs d’asile au Canada : des logiques pénales et administratives convergentes ». L’auteure montre que la « criminalisation » actuelle des demandeurs d’asile facilite la mise en oeuvre de politiques publiques de plus en plus répressives à leur égard, notamment à travers un recours accru à la détention. Elle s’intéresse également à la détention des demandeurs d’asile dans les prisons provinciales, alors que le motif de la détention est purement « administratif ». Le dernier article de ce volet, coécrit par Janet Cleveland, Véronique Dionne-Boivin et Cécile Rousseau, traite également de la détention des demandeurs d’asile au Canada, mais en explorant, sous une perspective psychologique, son impact sur la santé mentale. L’article présente les résultats d’une étude menée auprès d’un groupe de demandeurs d’asile adultes détenus dans des Centres de surveillance de l’immigration, à Montréal et à Toronto, et d’un groupe témoin de demandeurs d’asile non détenus. Les auteures démontrent que le niveau de symptômes psychiatriques est nettement plus élevé chez les demandeurs d’asile détenus par rapport aux demandeurs d’asile non détenus ayant eu une exposition traumatique prémigratoire équivalente.

Le dernier volet de la revue porte plus spécifiquement sur le traitement juridique de trois problématiques reliées au contexte migratoire : le trafic des migrants, la traite des personnes et le mariage forcé. Le premier article écrit par Estibaliz Jimenez traite de la « Criminalisation du trafic des migrants au Canada ». L’auteure présente les résultats d’analyses législatives et jurisprudentielles relatives au trafic de migrants. Elle montre que, malgré un renforcement normatif et des discours politiques et médiatiques alarmistes à l’égard de la menace que représente l’organisation de l’entrée illégale au pays, les tribunaux canadiens imposent aux passeurs des peines d’emprisonnement de courte durée et généralement des peines d’emprisonnement avec sursis à purger dans la collectivité. L’article d’Olivier Delas et Kristine Plouffe-Malette aborde à son tour la problématique de la traite des personnes sous l’angle de l’Europe qui est considérée comme une plaque tournante en ce sens que des pays de toute nature s’y trouvent et que les trafiquants y ont implanté leurs routes. À partir d’une analyse législative, cet article présente les avancées, mais également les obstacles à la mise en oeuvre de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains en fonction de la protection des victimes. Finalement, l’article « Le mariage forcé au Canada : la criminalisation, une solution ? », coécrit par Madeline Lamboley, Estibaliz Jimenez, Marie-Marthe Cousineau et Jo-Anne Wemmers, porte sur la problématique des mariages forcés telle qu’elle est vécue au Canada. À partir d’une étude menée à la fois auprès de femmes vivant, ayant vécu ou étant menacées de mariage forcé et d’informateurs clés provenant de divers milieux de pratique oeuvrant auprès d’elles, les auteures tentent de répondre à la question suivante : la criminalisation est-elle la bonne, voire la seule, solution au problème envisagé ?

Les articles du numéro « La criminalisation de l’immigration » abordent de diverses manières une question qui est au coeur des problématiques contemporaines relatives aux droits de la personne. Dans tous les pays du monde désormais – pays d’origine, de transit, de destination ou tout à la fois –, les migrants sont l’objet de politiques répressives. Comme pour bien d’autres groupes marginalisés avant eux, la protection et le respect de leurs droits demanderont des mobilisations politiques et la transformation des discours publics. L’absence de nationalité, élément clé pour la participation dans les débats collectifs, est un obstacle important, mais pas insurmontable : les tribunaux montrent que les droits fondamentaux ne sont pas, pour la plupart, rattachés à la nationalité. Mais le chemin vers la pleine reconnaissance de la citoyenneté sociale et économique des migrants, particulièrement s’ils sont vulnérables ou en situation irrégulière, sera long et douloureux.