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L’étude que voici entend dégager les grands axes de la conception gadamérienne de l’herméneutique théologique. La tâche de la synthèse me paraît dans ce cas d’un intérêt particulier, dans la mesure où, même si Gadamer a abordé cette question à plusieurs reprises, il ne lui a consacré que de brèves études, où sont à chaque fois présentés quelques éléments isolés de sa compréhension de l’herméneutique théologique. Ces divers éléments peuvent toutefois, selon l’hypothèse de lecture ici privilégiée, être rassemblés de façon cohérente sous l’unité d’une seule conception générale de l’herméneutique théologique.

L’intérêt que revêt l’examen de l’herméneutique théologique chez Gadamer me paraît double. D’une part, les considérations gadamériennes sur cette question sont à comprendre comme une contribution aux réflexions de la théologie chrétienne sur sa compréhension herméneutique de soi. D’autre part, l’analyse que propose Gadamer de l’herméneutique théologique fournit un éclairant point d’accès à son herméneutique philosophique et en particulier à sa théorie de la littérature. C’est qu’en détaillant ce qu’il considère comme le propre de l’herméneutique théologique, Gadamer offre par le fait même une articulation originale de sa pensée herméneutique, où non seulement il reprend avec de nouveaux accents des idées connues par ailleurs, mais où il propose également de nouvelles thèses qui jettent beaucoup de lumière sur l’ensemble de sa philosophie.

Parmi les textes où Gadamer expose sa conception de l’herméneutique théologique, le premier en ordre d’importance est sans doute le traitement qu’il en offre dans son oeuvre maîtresse, Vérité et méthode[1] (WM, p. 335-339). Trois publications sont également dédiées à cette question : « Herméneutique et théologie » (communication française tenue en 1977 et parue la même année), « Expérience esthétique et expérience religieuse » (communication allemande tenue en 1964 et parue en 1978) et « Religious and Poetical Speaking » (publication anglaise parue en 1980)[2].

La présente étude se compose de quatre sections. La première, brève, répond à la question préalable de savoir s’il existe pour Gadamer une herméneutique spécifiquement théologique. Les deux sections suivantes caractérisent l’herméneutique théologique gadamérienne, d’abord comme herméneutique du texte biblique, puis comme herméneutique de la promesse. Enfin, la dernière section est consacrée à l’élucidation d’une question cruciale pour l’intelligence de la contribution de Gadamer à l’herméneutique théologique, celle de la nature de l’application inhérente à l’expérience herméneutique en théologie. Contre la lecture — proposée par Thomas B. Ommen et reprise notamment par Philippe Eberhard — qui insiste sur la discontinuité de l’herméneutique théologique de Gadamer avec sa propre oeuvre philosophique, je soutiens la thèse de leur foncière cohérence.

I. Une herméneutique spéciale

Puisqu’il s’agit de présenter la conception gadamérienne de l’herméneutique théologique, il convient dans un premier temps de nous demander s’il y a pour Gadamer quelque chose de tel qu’une herméneutique spécifiquement théologique. La question mérite d’être posée, car, à bien lire certains passages de Vérité et méthode, il n’y aurait pas lieu de voir dans l’herméneutique théologique un cas particulier vis-à-vis de l’herméneutique générale.

[L]’herméneutique théologique, écrit Gadamer, ne peut plus prétendre elle non plus à une signification systématique indépendante. C’est délibérément que Schleiermacher l’avait fait entièrement disparaître dans l’herméneutique générale et n’avait plus vu en elle qu’une application spéciale de celle-ci. Depuis lors, l’aptitude de la théologie scientifique à supporter la comparaison avec les sciences historiques modernes semble, à vrai dire, reposer sur le fait que l’interprétation de l’Écriture Sainte ne recourt pas à des lois et à des règles différentes de celles sur lesquelles repose la compréhension de toute autre tradition. Il ne saurait donc y avoir d’herméneutique spécifiquement théologique.

WM, p. 330

En d’autres termes, pour Gadamer, le phénomène herméneutique en régime chrétien ne serait pas essentiellement différent de toute autre expérience de compréhension — une thèse à laquelle on pouvait sans doute s’attendre, compte tenu de l’affirmation gadamérienne de l’universalité de son herméneutique. Ce qui assure l’unité de toute compréhension, c’est qu’en chacune on ne peut comprendre sans interpréter, c’est-à-dire sans appliquer ce qu’on comprend à sa propre situation historique (voir WM, p. 338).

Cela n’empêche aucunement, toutefois, que la compréhension en théologie puisse avoir des traits qui lui soient propres. Gadamer n’a d’ailleurs jamais voulu gommer les différences qui caractérisent les herméneutiques spéciales (juridiques, philologiques, théologiques, etc.). Pierre Fruchon signale à ce sujet que, « déjà dans Vérité et méthode, [Gadamer] laisse pressentir que l’herméneutique générale qu’il lui importe de thématiser débouche sur des problématiques particulières dont elle se borne à dégager la racine commune[3] ». Les quelques traitements que Gadamer réserve à l’herméneutique théologique confirment, qu’on ne peut pas appliquer les thèses de l’herméneutique générale à une herméneutique spéciale sans s’enquérir au préalable de la spécificité de l’expérience herméneutique que cette dernière cherche à théoriser.

II. Une herméneutique du texte biblique

Chez Gadamer, l’expression « herméneutique théologique » renvoie, à ma connaissance, toujours à une réflexion explicitement inscrite dans une tradition confessionnelle[4], le plus souvent celle du christianisme. L’herméneutique théologique est ainsi d’entrée de jeu pensée dans la foi et pour la foi — qui plus est, une foi située dans l’histoire. Le caractère confessionnel du questionnement théologique chez Gadamer reçoit d’ailleurs une nette confirmation dans la définition qu’il donne de la tâche première de la théologie : celle-ci, explique-t-il, « ne doit pas prétendre conceptualiser l’expérience religieuse à la faveur de la discussion des savants, mais elle doit clarifier quelque chose pour le besoin du croyant lui-même[5] ».

On notera par ailleurs que les considérations de Gadamer sur l’herméneutique théologique ne sortent pas, pour la plupart, du domaine du protestantisme. On peut relever au moins deux explications plausibles à cette limitation de son horizon théologique. Premièrement, Gadamer considère que le problème de l’herméneutique en théologie a été et est encore principalement l’affaire des protestants (WM, p. 335-336). Solidaire de la lecture diltheyenne de l’histoire de l’herméneutique, il voit dans la Réforme l’impulsion décisive à l’origine des développements modernes de l’herméneutique théologique comme discipline[6] et souligne à juste titre la prégnance de la question herméneutique dans le protestantisme contemporain[7]. Deuxièmement, Gadamer s’en tient fort probablement à la tradition qu’il connaît le mieux, par sa provenance d’un milieu protestant. Gadamer n’est pas théologien[8] et le thème de la religion, auquel il porte par ailleurs beaucoup de respect[9], ne saurait être compté au nombre de ses questions philosophiques directrices. C’est donc de l’extérieur, et avec modestie, que Gadamer, comme philosophe, aborde la théologie chrétienne.

Délimitons plus exactement l’horizon théologique dans lequel Gadamer pense l’herméneutique théologique. J’ai indiqué déjà qu’il s’inscrit principalement dans la tradition protestante. Précisons ici que l’articulation que Gadamer reconnaît au phénomène herméneutique en régime chrétien suit largement les accents de la théologie luthérienne (WM, p. 179-180). L’herméneutique théologique, telle que Gadamer la comprend, part du « principe réformé de l’Écriture » (WM, p. 179), doctrine luthérienne d’après laquelle la Bible est sui ipsius interpres, c’est-à-dire est elle-même son propre interprète. Essentiellement, il est affirmé par là que le croyant n’a pas besoin d’une autorité externe à la Bible pour comprendre correctement cette dernière (WM, p. 178). La formule prolonge la dimension proprement herméneutique du célèbre principe protestant de la « sola scriptura » (« l’Écriture seule »).

Parce qu’elle admet comme postulat de base le principe réformé de l’Écriture, l’herméneutique théologique telle qu’envisagée par Gadamer conserve l’insistance protestante sur la prééminence de la Bible pour le croyant et a fortiori pour le théologien. Aussi, Gadamer s’efforce en priorité de cerner la nature des textes bibliques, afin d’éclairer les modalités de leur interprétation. Comme il aborde ce sujet dans une perspective chrétienne, ses réflexions sur la spécificité de la Bible, même si elles font état de la particularité de l’Ancien Testament, accordent une préséance marquée au statut du Nouveau Testament[10].

C’est à partir de son concept clé de texte éminent que Gadamer caractérise l’Écriture. Les considérations de Gadamer sur l’écrit (Schriftlichkeit) dans les travaux postérieurs à Vérité et méthode marquent un certain raffinement par rapport à ses positions de 1960 sur la question. Dans son oeuvre maîtresse, Gadamer avait donné une définition très large de la littérature, si large en fait qu’elle devenait un synonyme de l’écrit (WM, p. 167). Par ailleurs, toujours dans Vérité et méthode, il avait insisté sur l’idéalité du langage écrit (WM, p. 168-169 ; 396-399), mais n’avait pas encore distingué les divers degrés d’autonomie que peut avoir un écrit en fonction de son usage. Ses travaux plus récents comblent cette lacune en offrant une typologie détaillée de l’écrit[11]. On en trouve une esquisse, notamment, dans « Expérience esthétique et expérience religieuse ». Gadamer y différencie deux types d’usages de l’écrit[12] : le premier est « l’usage ordinaire de l’écriture [qui] renvoie à un dire originaire, si bien qu’en ce sens le texte ne prétend pas parvenir de lui-même à parler : ce n’est pas lui, mais le locuteur qui doit pour ainsi dire recommencer à parler quand je lis[13] ». Le deuxième type est celui de la littérature (mais en un sens large, à distinguer de la littérature au sens étroit d’art littéraire), où c’est non plus un locuteur, mais l’écrit lui-même qui, dans la lecture — laquelle consiste pour Gadamer, rappelons-le, en la métamorphose de la lettre morte en une parole vivante[14] —, parle pour lui-même[15]. C’est seulement dans son usage littéraire que l’écrit constitue un texte « au sens éminent du terme[16] ».

Le concept gadamérien de texte éminent veut désigner les types d’écrits où l’autonomie du texte par rapport à sa situation d’origine est complète[17] :

Chaque discours fixé est un texte, nous explique Gadamer. Mais il y a un sens éminent du texte, lequel caractérise une sorte d’écrit qui possède une excellence spéciale par la stabilité interne de sa « structure » et qui correspond au sens originaire du vocable « texte ». Le « texte » est quelque chose qui est fixé et stabilisé en lui-même, à l’image du textile, du tissu. Ce qui veut dire que le texte est organisé de telle manière que toutes les parties du discours sont liées entre elles et fixées sous une forme définitive, inchangeable et normative[18].

Le texte éminent se soutient lui-même, dans une complète autonomie vis-à-vis des conditions qui ont présidé à sa rédaction. Il ne renvoie pas à une parole originaire dont il aurait conservé la trace, mais il est « amené à parler en sa qualité propre[19] ». Le texte éminent est celui, écrit Gadamer dans un langage fort évocateur, « que nous visons comme tel, si bien que nous renvoyons au fait que “c’est écrit” (esgeschrieben steht”)[20] ». Ce détachement de toute occasionnalité implique également que le texte éminent ne s’adresse à aucun destinataire en particulier, mais à tout lecteur[21].

Dans son étude « De la vérité du mot », Gadamer montre que tout texte littéraire (au sens large), c’est-à-dire tout texte éminent a le caractère d’une proposition (Aussage)[22]. Il trouve dans ce mot, fort de sa connotation juridique en allemand, une désignation heureuse du dire (Sagendsein, litt. l’« être-disant ») propre au texte littéraire, puisqu’« il est à même de marquer qu’il s’agit purement de ce qui est dit en tant que tel, sans recours à l’occasionnalité de l’auteur[23] ». Trois catégories de textes éminents sont distinguées, chacune identifiable à son mode propre de proposition : le texte religieux, le texte juridique et le texte littéraire (cette fois-ci au sens étroit du terme, sous lequel Gadamer range le texte poétique, le texte philosophique et le jugement prédicatif[24]). Le mode de proposition du texte juridique est l’affirmation (Ansage, au sens d’un « dire-sur »), celui du texte littéraire est l’énoncé (Aussage, mais en un sens plus restreint que dans la caractérisation générale du texte littéraire comme proposition, à savoir au sens de l’anglais « saying-out »), et celui du texte religieux est la promesse[25] (Zusage, au sens d’un « dire-à »).

Je suivrai maintenant les argumentaires relativement parallèles des textes « Herméneutique et théologie », « Expérience esthétique et expérience religieuse » et « Religious and Poetical Speaking », qui tous trois reprennent le thème du texte éminent dans l’intention d’éclairer le statut propre à la Bible. Dans « Herméneutique et théologie », Gadamer compare quatre types de textes éminents : les textes juridique, philosophique, poétique et religieux. Si l’éminence d’un texte est due à « la stabilité interne de sa “structure”[26] », chacun des quatre types de textes éminents a une structure propre qui fait son éminence. « D’après les différentes formes de ces textes, écrit Gadamer, l’éminence n’est pas la même[27] ». Mais ce sont en réalité les textes éminents de types poétique et religieux qui, dans ces trois écrits de Gadamer, seuls reçoivent une attention soutenue. Car la stratégie adoptée dans les trois contributions consiste à mettre en relief l’éminence du texte religieux en la comparant à celle propre au texte poétique. On doit toutefois préciser que par le syntagme « texte religieux » Gadamer veut ici spécifiquement désigner les Écritures judéo-chrétiennes[28]. Cette équation du texte religieux et du texte biblique est justifiée par le fait que la question de la distinction entre texte poétique et texte religieux ne se pose que « dans notre propre tradition occidentale et chrétienne[29] », puisque c’est en elle seulement qu’existe une tension entre les textes philosophique, poétique et religieux, qui en d’autres cultures — comme celle de l’islam — ne font qu’un[30].

L’éminence du texte juridique est assurée par la manière singulière dont y est opérée la fixation écrite de la loi[31]. Dans le cas du texte philosophique, c’est paradoxalement à sa structure de dialogue infini, en raison de laquelle il ne constitue jamais un texte définitif, qu’il doit sa stabilité[32]. Le texte poétique est, des quatre mentionnés, le seul, avec le texte philosophique, qui appartient à la catégorie des textes littéraires (au sens étroit). Mais, même par rapport au texte philosophique, il est d’une éminence spéciale : il « réclame, selon Gadamer, une autonomie absolument indiscutable[33] ». Ce degré unique d’autonomie du texte poétique tient au fait qu’en celui-ci l’idéalité du langage atteint, pour ainsi dire, la perfection. Car c’est l’écrit lui-même qui s’y autoprésente, dans la pleine unité du sens et de la réalité sonore (Klanglichkeit) des mots qui le composent[34]. En raison de sa singulière autonomie, le texte poétique constitue le modèle par excellence de l’usage littéraire (au sens large) de l’écrit.

Il s’agit maintenant de nous demander en quoi consiste selon Gadamer « la structure spéciale du texte religieux[35] », entendons : du texte biblique, structure qui lui vaut le titre de texte éminent. La réponse globale que Gadamer donne à cette question est précisément que le texte scripturaire a pour structure la Zusage, la promesse. Or, pour qu’une caractérisation aussi générale de l’Écriture puisse être jugée recevable, il convient d’expliciter un postulat essentiel qui la sous-tend.

Les réflexions de Gadamer sur l’herméneutique théologique, comme je l’ai noté plus haut, s’inscrivent explicitement dans le cadre de la théologie protestante. On ne s’étonnera donc pas si la conception des textes bibliques qu’il propose est elle aussi d’obédience chrétienne. C’est parce qu’il suit la tradition chrétienne qu’il peut parler de la Bible, cet ensemble hétérogène — qui, notons-le au passage, n’est pas tout à fait le même d’une tradition chrétienne à l’autre —, comme d’un tout unitaire. Il y a là de toute évidence une affirmation à caractère dogmatique, et Gadamer en est conscient[36]. Ce n’est qu’en présupposant une certaine consistance des livres bibliques les uns avec les autres qu’on peut envisager une théologie biblique. Dans un contexte légèrement différent (où il est question de la dimension mythique des récits bibliques), Gadamer illustre bien la difficulté que pose l’affirmation de cette unité interne de l’Écriture :

C’est là le vieux problème de la théologie biblique. D’un côté, tout s’intègre dans le grand message unique de la résurrection des morts, et même l’Ancien Testament, avec son messianisme autonome, se rallie au Christ de ce message. Mais de l’autre côté, il s’agit malgré tout d’un champ narratif disparate, dans lequel s’étalent pour nous l’Ancien comme le Nouveau Testaments dans une riche variation. Il n’est pas facile de déterminer avec justesse le rapport entre doctrine du salut, histoire sainte et tous les récits racontés[37].

La doctrine de l’unité de la Bible, parce qu’elle n’est pas toujours allée de soi, a dû être régulièrement réaffirmée par la théologie chrétienne. Comme problème théologique, elle trouve au moins deux expressions dans l’histoire de la théologie. Il y a la question classique de la cohérence entre l’Ancien et le Nouveau Testaments, qui fut soulevée dès les origines du christianisme et qui reste déterminante encore aujourd’hui. Mais il y a également la question de la cohérence des divers livres canoniques les uns avec les autres, qui s’est posée avec une acuité toute particulière depuis Schleiermacher[38], sans cependant avoir été complètement ignorée auparavant (pensons entre autres au défi qu’a toujours représenté pour l’Église l’harmonisation des quatre évangiles). Dans l’un comme dans l’autre cas, la thèse de l’unicité de la Bible est une affirmation dogmatique qui renvoie en dernière analyse à une institution communautaire. C’est seulement, en effet, parce qu’une communauté s’est définie elle-même en canonisant un corpus de textes et continue de reconnaître ce canon qu’il y a quelque chose de tel qu’une Bible[39] — et le fait que toutes les confessions au sein du christianisme n’endossent pas le même canon en fournit d’ailleurs une preuve éloquente.

Si Gadamer ne se voit pas tenu de fonder en raison l’admission de ce postulat, c’est sans doute en grande partie parce que son intérêt n’est justement pas dans une démonstration rationnelle du bien-fondé des convictions fondamentales de la foi chrétienne, mais ailleurs, à savoir dans l’expérience herméneutique elle-même, telle qu’elle est vécue dans cette importante tradition de foi où certaines convictions fondamentales sont admises. Pour Gadamer, rappelons-le, l’herméneutique théologique est essentiellement une réflexion réalisée dans et pour une foi située dans l’histoire. En s’intéressant de la sorte à la question de l’herméneutique théologique, ce dont Gadamer me paraît avant tout vouloir rendre raison, c’est, comme nous le verrons dans la suite, la nature singulière de l’exigence du texte biblique, dans sa prétention à la vérité, vis-à-vis de son lecteur.

III. Une herméneutique de la promesse

1. Le scopus de l’Écriture

S’appuyant sur la conception chrétienne traditionnelle de l’unité de l’Écriture, Gadamer met en avant une caractérisation globale du statut herméneutique du texte biblique. Le mode de proposition de l’ensemble de la Bible, soutient-il, répond à la structure de la promesse[40] (Zusage). Si Gadamer peut en venir à cette position, c’est parce qu’il suit P. Melanchthon, qu’il salue pour avoir formulé l’un des principes de base de l’interprétation de textes dans la règle herméneutique suivante : « La première chose qui importe est l’intention principale et le point de vue central, ou ainsi que nous l’appelons, le scopus du discours[41]. » Annexant la règle de Melanchthon à sa propre herméneutique, Gadamer écrit à son tour que « [l]’intention fondamentale d’un texte est essentielle à une compréhension adéquate[42] ». Cette intention première, qui se dégage de la totalité d’une oeuvre, en éclaire les parties. Dans le cas de la Bible, le postulat chrétien de sa cohésion interne permet de prendre l’ensemble des livres canoniques comme un « tout ». C’est la raison pour laquelle la dialectique herméneutique du tout et de la partie peut s’opérer, non seulement dans l’un ou l’autre des livres composant le canon biblique, mais dans l’ensemble de l’Écriture. Et c’est aussi pourquoi il est envisageable d’identifier un seul scopus pour la totalité, pourtant si hétérogène, du canon scripturaire. Gadamer explique :

Car c’est le tout de l’Écriture Sainte qui guide la compréhension de ses parties — de même que ce tout ne peut être, inversement, acquis qu’à travers un parcours compréhensif de ses parties. […] Luther et ses successeurs ont transposé cette image, connue depuis la rhétorique classique, au procédé de la compréhension et ils en ont tiré un principe général de l’interprétation des textes, à savoir que toutes les particularités d’un texte doivent être comprises à partir de leur contextus, de leur contexte, et du sens unitaire visé par le tout, le scopus.

WM, p. 179

On comprend que le « contexte » qu’évoque ici Gadamer ne renvoie pas aux circonstances historiques entourant la rédaction du texte, mais à l’assemblage (lat. contextus) des parties du texte tissées les unes avec les autres (lat. contexere) pour former un tout. C’est à la lumière de ce contexte strictement textuel que doit être compris le scopus d’un texte éminent.

Nous savons que, pour Gadamer, le scopus de l’Écriture est la promesse. Mais que doit-on entendre par là ? Dans « Herméneutique et théologie », il détaille sa conception de la structure de promesse propre au texte biblique en précisant ses trois moments constitutifs : l’Écriture est une proclamation (ou un kérygme) ; cette proclamation est intégrée dans une narration ; et cette narration a une portée eschatologique[43].

Le caractère kérygmatique de la Bible désigne le fait qu’elle est d’abord et avant tout l’annonce d’un message au lecteur[44] (qui, nous le verrons, suppose aussi une réponse de sa part). Ce message, proclamé à tous, est celui de la Bonne Nouvelle, l’Évangile : annonce que la victoire sur la mort a été acquise pour quiconque en vertu de la mort et de la résurrection de Jésus[45]. La promesse de salut en Jésus, il faut le souligner, même si elle émane seulement du Nouveau Testament, vaut selon Gadamer — qui suit à nouveau la théologie chrétienne traditionnelle — pour l’ensemble de la Bible :

[M]ême un texte comme le Cantique des cantiques se tient dans le contexte de l’Écriture Sainte, c’est-à-dire exige d’être compris comme promesse (Zusage). C’est certainement ici le contexte — mais il s’agit en revanche d’un fait purement linguistique du texte — qui confère au chant d’amour le caractère d’une promesse. Au même scopus doivent être également rapportés des textes aussi modestes et sans art que les évangiles synoptiques. On doit dériver le caractère de promesse de tels textes du scopus indiqué par le contexte[46].

Le texte scripturaire n’est pas seulement kérygme, mais aussi narration. Une partie essentielle de la Bible, en effet, s’applique à faire le récit d’événements fondateurs pour la foi judéo-chrétienne : « […] l’Écriture Sainte est un message où le caractère kérygmatique est intégré dans une narration épique qui réfère à quelque chose qui s’est passé[47] ». Il importe pour la compréhension de soi des religions juive et chrétienne que le message dont leurs Écritures témoignent ne soit pas de l’ordre des idées seulement, mais se rapporte à ce qui a eu lieu dans l’histoire humaine. Ce noyau narratif du kérygme scripturaire conduit Gadamer à décrire la Bible comme le « récit de l’histoire originaire (Urgeschichte) [qui] devient document original (Urkunde)[48] ». Gadamer attire lui-même l’attention sur ce qui est déterminant dans cette caractérisation de la Bible : « Il faut comprendre le “document original” au plein sens du mot allemand, celui d’un document faisant foi (den Sinn des gültigen Dokumentes)[49] », c’est-à-dire un document qui atteste ce dont il fait le récit. Contrairement aux écrits mythologiques de la Grèce ancienne (pour reprendre un exemple privilégié par Gadamer), les Écritures judéo-chrétiennes sont « des documents originaux qui ne se contentent pas de raconter, mais qui attestent ouvertement une histoire[50] ». Cela est vrai à la fois pour l’Ancien et le Nouveau Testaments, même si les histoires qu’ils attestent respectivement diffèrent foncièrement. L’Ancien Testament, explique Gadamer, a pour intention principale d’attester l’histoire de l’Alliance de la loi conclue entre Dieu et le peuple israélite ; le Nouveau Testament a plutôt pour intention première d’attester l’histoire de la Nouvelle Alliance, scellée par la vie, la mort et la résurrection de Jésus de Nazareth[51]. Mais comme, pour la théologie chrétienne traditionnelle (dans laquelle Gadamer inscrit son herméneutique théologique), le Nouveau Testament est considéré comme l’accomplissement de l’Ancien[52] et fournit dans le Christ, pour ainsi dire, la clé de lecture des récits vétérotestamentaires, on peut, à l’intérieur de ce cadre interprétatif, reconnaître dans l’Ancien Testament des anticipations implicites, voire explicites des événements néotestamentaires.

L’Écriture est kérygme, narration et, enfin, adresse eschatologique. Gadamer explique que le kérygme narratif de la Bible « doit se transformer pour chaque membre de la communauté en un sens eschatologique. Cela signifie que le croyant doit reconnaître dans la narration du passé sa propre situation future[53] ». Cette dimension eschatologique du message scripturaire nous renvoie directement à la question de son application, dont les modalités sont intimement liées au mode de proposition de l’Écriture, celui de la promesse. C’est que, comme il s’agit maintenant de le montrer, il est constitutif du texte qui a le caractère de la promesse d’établir un rapport d’application distinctif avec ses lecteurs.

2. La structure de la promesse

Dans « Herméneutique et théologie », Gadamer nous explique que le texte biblique, par sa structure même, entretient une relation particulière à une communauté particulière. « Il y a, affirme-t-il, un rapport constitutif entre le texte de la Bible ou de l’Écriture et la communauté des Saints à laquelle cette parole est destinée[54]. » Pour bien saisir ce que Gadamer a précisément en vue ici, il faut revenir aux explications fournies dans « De la vérité du mot ». Gadamer y montre que les différenciations faites entre les trois catégories de textes — qui, rappelons-le, sont les textes religieux, juridique et littéraire — « devraient reposer exclusivement sur le caractère de la parole (Wortcharakter) et ne pas provenir seulement de l’extérieur, des circonstances dans lesquelles elle a été dite[55] ». Quand, par conséquent, Gadamer écrit que le texte scripturaire a une relation constitutive à l’Église, il ne renvoie pas à un quelconque moment de son histoire, mais à une exigence posée par le mode de proposition (Aussage, au sens large) propre au texte biblique, celui de la promesse (Zusage). Certes, le texte poétique, qui a le caractère de l’énoncé (Aussage, au sens étroit), s’adresse lui aussi à une communauté d’interprètes, mais de manière anonyme[56]. Avec l’Écriture, au contraire, « nous avons affaire à une visée qui n’est pas anonyme mais qui s’impose comme une donnée concrète[57] ». C’est que la promesse, par sa nature, implique nécessairement deux partenaires : d’une part, celui qui fait la promesse et, d’autre part, celui à qui elle est faite et qui doit, pour que la promesse ait une quelconque réalité, y répondre en l’acceptant[58]. C’est pourquoi Gadamer écrit au sujet de la promesse qu’en elle « le langage va au-delà de lui-même[59] », c’est-à-dire vers le lecteur bénéficiaire de la promesse. Il est de la nature même du texte éminent qui a la structure de la promesse de ne pas être totalement autonome, pour la raison précise qu’il n’est pas complet en lui-même (comme l’est pour sa part le texte poétique), mais dépend pour le devenir de la réponse positive de l’interprète. Gadamer écrit ailleurs :

Je ne suis pas tout seul, si je peux promettre quelque chose. […] Il appartient précisément à l’essence de la promesse d’être un rapport mutuel du dire et du répondre. En ce sens, les textes de la religion révélée sont « promesse », c’est-à-dire tirent le caractère de leur dire (Sagecharakter) seulement du fait d’être acceptés par le croyant[60].

D’une part, le texte biblique, en tant que texte éminent, ne « renferme pas une visée spécialement destinée à une communauté particulière[61] », mais s’adresse à quiconque en fait la lecture. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle peut être d’une universalité complète. Mais, d’autre part, en raison de la structure de promesse qui la caractérise, il est tout aussi exact de dire qu’elle s’adresse en particulier à ceux qui acceptent son message, celui de l’Évangile. La réponse qu’elle attend de tout lecteur, la seule qui par ailleurs convienne à une promesse, est la foi[62]. C’est pourquoi Gadamer peut soutenir que c’est une caractéristique essentielle de l’Écriture de « s’adresser seulement à la communauté des croyants[63] ».

Dans « Expérience esthétique et expérience religieuse », Gadamer rend aussi compte de la spécificité de la structure du texte comme promesse, mais en ayant recours cette fois aux notions de symbole et de signe. La stratégie est cependant la même : le statut du texte biblique est mis en évidence par contraste avec celui du texte poétique. Gadamer avait déjà, dans Vérité et méthode, nettement défini les concepts de symbole et de signe : s’ils se trouvent chacun à l’une des deux extrémités de la gamme des objets qui ont pour structure « celle de la représentation de quelque chose par autre chose » (WM, p. 90), c’est parce que l’un, le signe, « se réduit […] à l’arbitraire d’un choix », alors que l’autre, le symbole, « présuppose au contraire un lien entre le visible et l’invisible » (WM, p. 79). Ainsi compris, le symbole est tout à fait pertinent pour exprimer la nature de l’expérience esthétique :

Ce qui précisément caractérise l’oeuvre d’art, […] c’est que sa signification soit intérieure à la manifestation même, qu’elle n’y soit pas arbitrairement introduite de l’extérieur. […] C’est seulement parce que ce concept [de symbole] inclut l’unité intérieure du symbole et de ce qu’il symbolise qu’il a pu accéder au statut de concept fondamental universel en esthétique. Le symbole signifie la coïncidence de la manifestation sensible et de la signification suprasensible, coïncidence qui, comme le sens primitif du grec symbolon et sa survivance dans l’usage savant qu’en font les diverses confessions, n’est nullement, à la manière du recours au signe, rattachement opéré après coup mais au contraire réunion de ce qui est fait pour aller ensemble.

WM, p. 83

Le signe, de son côté, n’est pas caractérisé par « l’unité intérieure de l’idéal et de la manifestation » (WM, p. 79), unité constitutive du symbole et qui l’est également de l’oeuvre d’art. L’élément distinctif du signe est plutôt qu’il « est donné qu’à celui qui est capable de le prendre pour tel[64] ». Gadamer éclaire la nature du signe par l’exemple révélateur de l’objet-souvenir (Andenken), qui est jugé précieux parce que, par sa présence, il rappelle le passé d’où il provient, même s’il « n’a valeur de souvenir que pour celui qui a déjà — c’est-à-dire encore — un lien à ce passé » (WM, p. 157-158). Le signe ne tient pas lieu du passé, mais le rappelle pour celui qui en conserve la mémoire. C’est justement par le fait que ce à quoi il renvoie n’est pas présent en lui qu’il se distingue du symbole :

Car un signe n’est rien d’autre que ce que sa fonction requiert et celle-ci est de détourner de lui-même en renvoyant à autre chose. […] Il ne doit pas attirer l’attention au point de la retenir, car il doit seulement rendre présente une chose qui ne l’est pas et de telle façon que seul soit visé ce qui n’est pas présent.

WM, p. 157

Si, pour Gadamer, le texte poétique, en tant qu’oeuvre d’art, a le caractère du symbole, c’est parce qu’il déploie « sa propre force d’expression, capable de faire prendre conscience de la communauté d’une valeur[65] ». Mais le texte biblique est assimilé au signe en raison de son lien intégrant à la communauté qui le reçoit comme promesse. C’est d’ailleurs cette « exigence générale du message chrétien d’être accepté », écrit Gadamer, « que Luther a saisie dans la formule du “pro me[66] ». Dans l’Écriture, « ce qui est montré est accessible uniquement à celui qui de lui-même y porte ses regards, et voit[67] ». C’est pourquoi le texte biblique est, certes, un texte éminent, en tant qu’il est autonome par rapport aux circonstances de son origine. Mais il ne l’est pas au même degré que le texte poétique, car il n’est pas autonome vis-à-vis de ses destinataires : il demande en effet d’être accepté comme promesse[68]. C’est ce qui explique qu’avec le texte biblique on ne puisse pas « parler véritablement de littérature, ni de texte autonome. Le message raconté se veut tel. C’est-à-dire pas tant une forme symbolique de reconnaissance qu’un signe qui m’advient[69] ».

Ce lien intégrant du texte biblique à la communauté de ceux qui acceptent sa promesse le rapproche du texte juridique. Le mode de proposition du texte juridique, rappelons-le, n’est pas la promesse (Zusage), mais l’affirmation (Ansage). Les deux types de texte ont en commun, toutefois, de requérir « le soutien contextuel d’une pratique[70] » communautaire, qui est, selon le cas, juridique ou ecclésiastique. C’est seulement dans le cadre de leur application à une communauté que les textes biblique et juridique parviennent à la complétude, alors que le texte poétique est achevé en lui-même. Gadamer explique cette caractéristique qu’ont en partage le texte biblique et le texte juridique en ces termes :

Ainsi, l’adresse d’une promesse (die Zusage einer Verheißung) trouve pour ainsi dire son accomplissement dans l’acceptation de la foi, comme d’ailleurs toute promesse (Versprechen) lie les partenaires en cause seulement si elle est acceptée. De la même façon, un texte juridique qui formule une loi ou un jugement a force d’obligation dès qu’il est promulgué ; toutefois, il atteint son achèvement comme quelque chose de promulgué, non par lui-même, mais seulement dans son application, c’est-à-dire dans son exécution[71].

Ce n’est pas sans raison que les herméneutiques juridique et théologique occupent une place de premier plan dans les considérations de Vérité et méthode sur l’application : ces deux types de texte sont tels qu’ils posent explicitement, en raison de leurs exigences intrinsèques respectives vis-à-vis de leurs lecteurs, la question de l’application. Dans le cas de la compréhension de la Bible, l’application signifie essentiellement l’appropriation eschatologique de son message. « Le sens kérygmatique du Nouveau Testament, écrit Gadamer, […] confère à l’Évangile la forme d’application du pro me[72] ». Parce que le message biblique a la structure de la promesse, il exige d’être entendu, non comme un simple récit, mais comme une adresse. Gadamer est on ne peut plus clair que cette appropriation n’est pas le seul fait du croyant, comme s’il comprenait d’une façon particulière en raison de sa foi ; tout lecteur doit, s’il veut réellement comprendre le texte biblique, écouter sa prétention à la vérité, en l’occurrence sa prétention kérygmatique. Gadamer écrit à ce sujet :

[L]a Bible exige une forme particulière d’appropriation, à savoir l’acceptation de la Bonne Nouvelle par le croyant. C’est là le scopus à partir duquel il nous faut lire l’Écriture Sainte, même quand on l’aborde en pur historien ou quand comme athée, par exemple dans un esprit marxiste, on considère toute religion comme « fausse ». Ce genre de texte doit — comme tout autre — être compris à partir de son intention[73].

3. Les partenaires de la promesse

Une question cruciale doit à ce point-ci être posée : si la Bible répond à la structure de la promesse, qui donc est celui qui se porte garant de cette promesse ? La réponse qui sonnerait sans doute la plus gadamérienne, serait que, dans l’événement de la compréhension, c’est le texte lui-même qui parle. On sent immédiatement, toutefois, l’inadéquation d’une telle réponse ici. Comment, en effet, un texte peut-il faire une promesse qui ait une quelconque réalité pour ses lecteurs ? Il faut, semble-t-il, quelqu’un pour donner suite à une promesse. Une deuxième hypothèse consisterait à voir dans les auteurs bibliques ceux qui ont fait la promesse. Si tel était le cas, on serait alors en droit de considérer la Bible, non plus comme un texte éminent, mais comme un écrit correspondant à ce que Gadamer appelle « l’usage ordinaire de l’écriture ». Ce qui est caractéristique de cet emploi de l’écrit, c’est, comme nous l’avons vu, qu’il « renvoie à un dire originaire, si bien qu’en ce sens le texte ne prétend pas parvenir de lui-même à parler : ce n’est pas lui, mais le locuteur qui doit pour ainsi dire recommencer à parler quand je lis[74] ». Si, cependant, les auteurs bibliques avaient été les garants de la promesse de salut rapportée dans les Écritures, celle-ci n’aurait-elle pas été valable que pour leurs contemporains ? N’aurait-elle pas perdu toute validité dès lors que ces auteurs seraient morts ? De toute évidence, cette deuxième option n’est pas plus satisfaisante que la première, car la compréhension de soi des auteurs bibliques qu’elle suggère ne correspond pas du tout à ce qui se dégage des écrits bibliques. S’il y a quelque chose à dire au sujet des auteurs bibliques, c’est essentiellement qu’ils sont des « témoins[75] », des médiateurs qui attestent de la promesse dont quelqu’un d’autre, à savoir Dieu, est tenu pour le garant[76]. Et précisément parce qu’ils sont moins auteurs que témoins, la Bible appartient selon Gadamer, qui suit ici F. Overbeck, au genre littéraire de la « littérature originaire[77] » (« Urliteratur »). La réelle grandeur des auteurs bibliques, explique Gadamer, « réside bien dans le fait qu’ils sont les messagers de quelque chose qui outrepasse leur propre horizon de compréhension[78] ». Il n’est nul besoin d’invoquer ici une quelconque théorie de l’inspiration. Certes, la Bible témoigne de la promesse divine, mais seulement parce qu’elle atteste des événements qui sont à l’origine de la foi judéo-chrétienne. Les remarques de J. Grondin à ce sujet sont tout à fait éclairantes :

Mais on peut se demander […] : est-ce bien le texte fondateur qui fonde la religion chrétienne ? Théologiquement, ce n’est pas sûr. En canonisant expressément une série de textes qui rendent témoignage de l’acte de salut qui a propulsé la religion chrétienne, ce qu’on aura voulu conserver, c’est en effet moins l’infaillible vérité de quelques textes, voire des récits eux-mêmes, dont la littéralité est toujours contestable, que le sens du témoignage de foi qui a été rendu, ou risqué. Les textes fondateurs de la chrétienté ne sont que des représentants d’une vérité qui n’est pas elle-même texte et qui transcende tous ses textes et leurs contextes. D’emblée, ces textes sont moins « canoniques » que l’événement dont ils ne voudront être que la trace[79].

Celui qui ratifie la promesse de salut à laquelle la Bible rend témoignage est en fait celui que la communauté croyante reconnaît pour être intervenu dans l’histoire des humains en vue de leur salut, comme l’atteste aussi la Bible. C’est seulement en tenant compte de ce lien fondamental entre le kérygme et le récit des événements fondateurs qu’on peut saisir le sens de la dimension eschatologique de la compréhension des textes bibliques[80]. C’est parce que les événements que raconte l’Écriture sont le gage d’une promesse divine valide pour tout humain de toute époque que le message biblique peut être interprété pro me. Le caractère eschatologique de l’Écriture ne lui est donc pas imposé de l’extérieur, mais procède de son scopus, de son intention principale. C’est ainsi que, pour le dire avec Gadamer, « [l]’Écriture Sainte est, selon sa propre revendication, bien plus qu’une simple transmission d’un message mythique. Ce qu’elle raconte veut être Parole de Dieu[81] ». Ce qui, dans la Bible, fait signe (au sens plus haut examiné du signe, à savoir « qui ne l’est que pour celui qui est capable de le prendre pour tel[82] »), c’est le Logos de Dieu. J’emploie volontairement cette expression, « Logos de Dieu », pour jouer de sa polysémie en tradition chrétienne : celui qui se présente dans le kérygme biblique, c’est Dieu lui-même dans son autocommunication, et c’est tout à la fois Jésus Christ, la Parole de Dieu faite chair qui par son incarnation révèle le Père (WM, p. 431). La médiation totale qui s’opère dans la compréhension de l’Évangile et par laquelle Jésus devient présent, S. Kierkegaard l’avait bien saisie dans son concept de contemporanéité. Gadamer écrit à ce propos :

Chez Kierkegaard, contemporanéité […] exprime la tâche imposée au croyant d’opérer entre ce qui n’est pas simultané, son présent propre et l’action salvatrice du Christ, une médiation si totale que celle-ci (au lieu de rester dans l’éloignement de l’autrefois) soit reçue et prise au sérieux comme donnée présente.

WM, p. 132

Nous verrons que, d’après Gadamer, cette expérience de contemporanéité avec le Christ trouve son mode de réalisation privilégié dans la prédication.

Le texte biblique doit, suivant Gadamer, être compris comme promesse au sens où, en tant qu’il fait le récit d’événements fondateurs pour la foi judéo-chrétienne, il témoigne du message qui y fut proclamé, message alors reçu comme Parole de Dieu et que le texte biblique exhorte à recevoir encore aujourd’hui comme telle. Compte tenu de la spécificité de la promesse divine qu’il atteste, le texte biblique est d’une portée universelle. Gadamer écrit à ce sujet : « Certes le texte de l’Évangile n’est pas l’expression de la pensée de quelqu’un, il ne dépend pas d’un individu qui exprime ou formule sa propre intention et il ne renferme pas une visée spécialement destinée à une communauté particulière. Ce discours est d’une universalité complète[83]. » Si tous doivent comprendre l’Écriture dans sa prétention de promesse, tous en revanche n’y croiront pas, mais ceux-là seuls qui y trouveront un signe pour eux-mêmes.

Quant à la question de savoir ce qui conduit l’un à trouver dans le message biblique un signe lui étant adressé, alors que l’autre n’y voit rien de tel, Gadamer évoque une réponse théologique, qui n’est toutefois pas sans nous aiguiller dans la direction de l’un des maîtres thèmes de son herméneutique philosophique. La compréhension du message biblique comporte, d’un point de vue théologique, une difficulté qui lui est propre. C’est que l’Évangile, explique Gadamer, en plus de participer de « l’étrangeté inhérente à l’écrit comme tel », présente « une situation d’étrangeté des plus radicales[84] », qui trouve son fondement dans l’opposition théologique entre la loi et la grâce. Les Réformateurs, on le sait, ont fortement insisté sur le thème paulinien de l’impact de la Chute sur la disposition spirituelle de l’humain vis-à-vis de Dieu. L’anthropologie théologique qu’ils ont mise en avant considère que l’humain, en raison de son état de pécheur, est par nature rebelle à Dieu. S’il s’accommode bien à la loi, du fait qu’elle lui reconnaît un certain mérite, sa tendance innée vis-à-vis de la grâce divine est d’y résister[85]. Gadamer semble bien présupposer cette conception théologique de l’humain[86] lorsqu’il écrit : « Accepter la grâce, telle est l’exigence la plus radicale à laquelle l’homme peut répondre, car par nature il cherche à se retrancher, à se préserver, à se confirmer, en un mot à se fonder sur ses propres forces[87]. » L’Évangile est un défi extrême (Zumutung), un scandale pour qui n’a pas été disposé par Dieu à le recevoir[88]. L’étrangeté du message biblique atteint sans doute son point culminant dans l’affirmation que la foi, par laquelle la promesse de salut peut être acceptée, est elle-même un don de Dieu. Voilà selon Gadamer la « pro-vocation radicale » de l’Évangile, pro-vocation « qui dit que la Promesse et son acceptation par la foi ne sont pas une décision active de la volonté humaine, mais un don de la grâce divine qu’il faut attendre et dans lequel il faut croire[89] ». Cette inconcevabilité du message scripturaire impose à l’herméneutique théologique « une fonction spéciale et éminente[90] », qui consiste à « surmonter l’étrangeté fondamentale du message chrétien[91] ». Cette dernière remarque, qui reconnaît à l’herméneutique théologique la possibilité d’amoindrir l’étrangeté singulière de l’Évangile[92], montre qu’il n’est pas tant question pour Gadamer d’insister sur l’affirmation néotestamentaire du caractère surnaturel de la foi[93] que de souligner le rôle de premier plan de la rhétorique en théologie. Gadamer est intéressé à déduire de la difficulté inhérente au message biblique moins le caractère passif de l’expérience de la foi que le caractère actif de l’appareil théologique en vue du soutien de la foi[94]. On se rappellera qu’un des aboutissants de l’herméneutique philosophique de Gadamer est la réhabilitation de la rhétorique comme élément constitutif du dialogue des humains les uns avec les autres :

Toute pratique sociale, écrit-il, […] est inconcevable sans la fonction de la rhétorique. […] Voir dans la rhétorique une simple technique et même un simple instrument de manipulation est une conception étriquée. Elle est en vérité l’un des aspects essentiels de tout comportement raisonnable[95].

Ce n’est donc pas un défaut pour la théologie de recourir à la rhétorique en vue de faire naître et de soutenir la foi en l’Évangile. La nécessité en est peut-être seulement plus criante pour elle eu égard à la particulière étrangeté du message scripturaire. La participation de la rhétorique au phénomène herméneutique en théologie révèle que, pour Gadamer, la foi est, jusqu’à un certain point, comme toute autre expérience humaine de vérité : elle s’acquiert — ou se perd — dans le jeu des arguments convaincants. J’ai précédemment annoncé le thème de la prédication en indiquant qu’elle est le mode d’application privilégié du texte biblique. J’ajouterai ici, en lien avec ce qui vient d’être examiné, que Gadamer voit dans le sermon « le point culminant de la rhétorique ecclésiastique[96] ». Les prochains paragraphes chercheront d’ailleurs à rendre raison du privilège reconnu à la prédication dans l’herméneutique théologique de Gadamer.

4. Le primat de la prédication

Nous avons vu que l’Écriture, en attestant du kérygme primitif, permet à quiconque s’y trouve disposé d’y entendre la Parole de Dieu. Par la médiation totale qui s’opère dans la compréhension du message biblique, l’événement passé de la proclamation de l’Évangile de Christ se présente à moi. Car l’interprétation, qui redonne parole vivante à une lettre morte, fait en quelque sorte réentendre la parole qui a été un jour proclamée. Cette dimension de la compréhension de la Bible était particulièrement importante pour Luther, comme l’explique P. Bühler :

[L]e sola scriptura est en lien étroit avec le solo verbo, « par la parole seule », et pour Luther, cette parole, c’est d’abord et fondamentalement l’Évangile au sens d’une parole vivante, d’une viva vox. La bonne nouvelle est d’abord fondamentalement orale (un fröhlich Geschrei, dira Luther), et la mise par écrit de cette parole orale sert à la transmission de génération en génération, pour lui permettre de rejaillir sans cesse[97].

Ce n’est pas sans raison que Gadamer reconnaît un rôle déterminant au sermon dans sa conception de l’herméneutique théologique. Il reprend à son compte la conviction luthérienne, mais de manière tout à fait conséquente avec son intelligence du texte biblique, que la prédication est le mode privilégié de concrétisation de l’Écriture (WM, p. 336). Par la parole de la prédication, le texte biblique se présente dans une médiation totale (WM, p. 132). C’est alors, pour ainsi dire, par une double médiation totale que la personne croyante peut, en écoutant un sermon biblique, entendre la Parole de Dieu, dans la contemporanéité avec l’événement originaire du salut. La médiation totale qui s’opère dans le prêche trouve son fondement dans la correspondance de sa visée avec celle du message biblique. « Le pasteur, écrit Gadamer, en interprétant le message, fait fonction de témoin pour le travail du Saint-Esprit[98]. » Le prédicateur comme la Bible elle-même témoignent et attestent de la promesse du salut qui a été proclamée dans le kérygme primitif.

L’importance croissante, dans les Églises chrétiennes, de l’interprétation de l’Écriture à travers le prêche montre quelle est la tâche propre à l’herméneutique théologique. Elle porte moins sur la compréhension scientifique de l’Écriture que sur l’exercice de la prédication, par laquelle le message sotériologique doit atteindre chacun de manière à ce qu’il se sache visé et interpellé[99].

La préséance donnée à la prédication dans l’herméneutique théologique gadamérienne met en lumière la façon dont l’Écriture, pour Gadamer, doit être comprise : « Toute lecture et exégèse de l’Écriture Sainte […] est subordonnée à la prétention kérygmatique de l’Évangile[100]. » Gadamer veut en effet nuancer par là le degré de pertinence que peuvent avoir les approches dites scientifiques de la Bible. Contre la surestimation moderne des lectures méthodiques de la Bible, Gadamer affirme : « Même lorsqu’elle [l’interprétation] est, chez le théologien, interprétation scientifique, elle ne doit jamais oublier que l’Écriture Sainte est la proclamation divine du salut. Sa compréhension ne peut donc pas se réduire à l’investigation scientifique de son sens » (WM, p. 336). C’est pour cette raison que, suivant Gadamer, la prédication aura toujours un certain avantage sur la recherche savante de la Bible pour ce qui est de rendre justice à la prétention de l’Écriture :

La prédication, et non le commentaire explicatif ou le travail exégétique du théologien, est au service immédiat de la Proclamation dans la mesure où elle ne médiatise pas seulement pour la communauté l’entente de ce que dit l’Écriture Sainte mais est aussi attestation. L’accomplissement propre du comprendre ne se trouve justement pas dans la prédication en tant que telle, mais dans la manière dont elle est entendue comme un appel qui s’adresse à chacun[101].

Gadamer ne conteste en aucune manière l’importance qu’a pour la théologie chrétienne l’exégèse scientifique de la Bible. Mais son inadéquation pour mettre en avant une interprétation de l’Écriture qui soit en mesure d’en assurer une médiation totale conduit Gadamer à relativiser son apport. Gadamer écrit en effet (dans un texte où il est en particulier question de la méthode historico-critique) : « En tant qu’étude d’une tradition littéraire et de sa vérité historique, elle a les mêmes droits que toute autre étude scientifique, mais le contenu singulier du message chrétien demeure inaccessible à la recherche critique[102]. »

IV. Le problème de l’application

Il me paraît essentiel, pour rendre justice à l’intelligence gadamérienne de l’herméneutique théologique, d’examiner pour terminer une question soulevée par une objection formulée contre elle. La critique porte sur la nature de l’application en théologie : selon certains commentateurs, Gadamer ferait de l’application inhérente à la compréhension des textes bibliques un cas sui generis qui s’inscrirait en tension avec sa conception de l’application mise en avant dans Vérité et méthode et, par conséquent, avec la prétention à l’universalité de son herméneutique philosophique. La critique semble d’abord avoir été proposée par Thomas B. Ommen[103], puis élaborée par Philippe Eberhard[104], avant d’être reprise d’Eberhard par Kevin J. Vanhoozer[105]. Comme Eberhard offre la version la plus étoffée de cette critique, je m’en tiendrai à son traitement de la question.

L’objection que suscitent ces commentateurs est particulièrement importante, pour deux raisons au moins. D’abord, elle porte sur le principal traitement de l’herméneutique théologique dans Vérité et méthode qui, de plus, est situé dans un chapitre crucial de l’oeuvre, celui intitulé : « Reconquête du problème fondamental de l’herméneutique » (WM, p. 312-346). Le thème de ce chapitre, on s’en souviendra, est l’application (Anwendung), qui constitue pour Gadamer « le problème central de toute l’herméneutique » (WM, p. 312). La question soulevée commande donc une juste interprétation d’un passage déterminant pour tout l’argumentaire de l’opus magnum de Gadamer. Mais cette objection est importante également parce qu’elle a pour effet de compromettre de manière significative la conception gadamérienne de l’herméneutique théologique. C’est que, selon Eberhard, l’herméneutique théologique de Gadamer ne serait tout simplement pas conséquente avec sa propre oeuvre philosophique : « Gadamer, écrit-il, retire beaucoup de la théologie afin de décrire le processus herméneutique, mais il manque à appliquer en retour ses intuitions à sa théologie explicite[106]. » Voyons ce qui, selon Eberhard, justifie une telle critique.

Les considérations de Gadamer sur l’application dans Vérité et méthode veulent démontrer que l’application forme avec la compréhension et l’interprétation un processus unitaire (voir WM, p. 313). L’explicitation du caractère d’application de toute compréhension mise en oeuvre par Gadamer procède en deux étapes. Dans un premier temps, Gadamer trouve un modèle de l’expérience herméneutique dans la phronêsis aristotélicienne, en tant qu’en elle le savoir (l’universel) est toujours corrélatif de la situation (le particulier) de l’individu en question (WM, p. 317-329). Dans un deuxième temps, Gadamer éclaire le phénomène de l’application à la lumière de deux traditions herméneutiques dans lesquelles il joue un rôle majeur : l’herméneutique juridique et l’herméneutique théologique (WM, p. 330-346). C’est dans ce passage de Vérité et méthode, ayant pour titre : « La signification exemplaire de l’herméneutique juridique », que se trouve la thèse gadamérienne sur l’application qui est jugée principalement problématique par Eberhard. Gadamer prend pour point de départ une distinction faite par E. Betti entre les fonctions cognitive et normative de l’interprétation[107]. L’interprétation de type cognitif équivaudrait à l’interprétation dite « scientifique », à savoir celle philologico-historique, alors que l’interprétation de type normatif aurait plutôt pour souci distinctif l’application à une situation concrète. Gadamer veut démontrer, contre Betti, que les fonctions cognitive et normative se confondent dans l’événement unique de la compréhension (voir WM, p. 316). La pertinence des herméneutiques juridique et théologique pour l’intelligence philosophique de l’application s’explique par le fait que dans les deux cas les textes qu’il s’agit d’interpréter ne peuvent être compris (fonction cognitive) sans être appliqués (fonction normative). À cet égard, c’est la tradition juridique qui se révèle en fait la plus éclairante, car c’est en elle que la productivité inhérente à l’application trouve son expression la plus nette. L’explication de cette prééminence donnée à l’herméneutique juridique sur l’herméneutique théologique nous orientera directement dans la direction du problème soulevé par Eberhard.

Les réflexions de Gadamer sur l’herméneutique juridique s’amorcent avec la comparaison du travail d’interprétation respectif de l’historien du droit et du juge. La compréhension, pour le premier, aurait une visée strictement cognitive : il chercherait seulement à établir une interprétation historique de telle ou telle loi, sans considération pour son application au présent. Le deuxième se soucierait au contraire essentiellement de la concrétisation normative de la loi dans la sentence : il s’agirait surtout pour lui d’appliquer le droit aux cas concrets auxquels il a affaire. Or, Gadamer montre que l’historien du droit, même s’il veut s’en tenir à la situation d’origine d’une loi, ne peut faire autrement que la comprendre dans la médiation avec son présent (voir WM, p. 334). Gadamer reconnaît une situation comparable, sans être identique, dans l’herméneutique théologique. L’opposition est cette fois entre le théologien et le prédicateur. Le premier correspondrait à la fonction cognitive de l’interprétation par son souci pour une exégèse scientifique des textes bibliques, alors que le second répondrait à la fonction normative par la concrétisation du message biblique qu’il opère dans la prédication. Ici à nouveau, il ressort des considérations de Gadamer que l’application est constitutive de la juste compréhension de la Bible même pour le théologien (WM, p. 336).

La comparaison des deux traditions herméneutiques fournit à Gadamer l’occasion de mettre en relief une différence fondamentale entre la sentence du juge et le prêche du prédicateur. Je cite au long ce passage de Vérité et méthode, central dans la critique d’Eberhard :

La prédication n’est pas, comme la sentence du juge, un enrichissement productif du texte interprété. La proclamation qui s’opère dans la prédication n’ajoute donc au message de salut rien qui, dans l’ordre du contenu, serait comparable au pouvoir qu’a la sentence du juge d’enrichir le droit. Il n’est absolument pas question que le message de salut attende de la pensée du prédicateur une détermination plus précise. En tant que prédicateur s’adressant à sa communauté, il est dépourvu de l’autorité dogmatique que possède le juge. […] L’Écriture Sainte est la Parole de Dieu ce qui signifie que l’Écriture conserve, par rapport à la doctrine de ceux qui l’interprètent, une prééminence absolue.

WM, p. 336

C’est dans ce texte qu’Eberhard voit l’une des principales marques de l’inconséquence de l’herméneutique théologique de Gadamer avec son herméneutique philosophique[108]. Suivant la lecture qu’en fait Eberhard, Gadamer y soutiendrait que l’application spécifiquement à l’oeuvre dans la prédication ne participe pas de la mobilité historique de la compréhension résultant de la productivité de l’application, mais que, parce que le message biblique est Parole de Dieu, il conserve un sens identique d’un interprète à l’autre[109]. Par là, Gadamer ferait de son herméneutique théologique une exception à l’universalité de sa propre herméneutique philosophique[110].

Les quelques textes, écrit Eberhard, où la théologie explicite de Gadamer (en particulier sa vision du protestantisme) est mise en avant suggèrent que ce qu’il appelle la « Produktivität des Einzelfalls » [« la productivité du cas particulier », WM, p. 44] s’applique à la vérité, mais non au kérygme […]. Cela suggère que le travail de la compréhension en herméneutique théologique n’affecte pas les vérités chrétiennes de la même façon que la pratique de la loi amende la loi ou de la même façon que les concepts changent à mesure qu’ils expriment une Sache. Le kérygme semble être au-dessus de la fosse herméneutique ou en dehors du cercle herméneutique[111] !

Cette inconséquence chez Gadamer s’expliquerait par le fait qu’il considérerait, pour des raisons théologiques, la compréhension de l’Évangile comme une expérience herméneutique fondamentalement différente du phénomène de la compréhension théorisé dans Vérité et méthode. Certaines assertions de Gadamer peuvent être prises comme allant dans ce sens, non seulement dans le contexte plus restreint de la prédication, mais aussi dans ses considérations générales sur l’interprétation de l’Écriture. Mentionnons les deux suivantes (dont il a déjà été question plus haut) : l’universalité du message biblique[112] et la foi comme don de Dieu[113]. L’interprétation qu’Eberhard propose de l’herméneutique théologique gadamérienne se défend bien : présupposant une anthropologie théologique où l’humain est conçu comme réfractaire par nature à Dieu (opposition entre loi et grâce), Gadamer considérerait l’Évangile comme un message humainement incompréhensible et donc jugerait nécessaire que l’événement de la foi advienne d’une manière qui sorte du cadre de la compréhension humaine ; de cette manière seraient assurées l’universalité du message biblique (parce que Dieu peut susciter la foi chez qui il veut) de même que l’immuabilité de sa compréhension (parce que c’est le Saint-Esprit qui accorde l’intelligence de l’Évangile). Cette lecture de Gadamer nécessite donc de concevoir la foi, non comme une expérience herméneutique[114], mais comme une réception passive d’un message inchangeant[115]. On peut comprendre pourquoi Eberhard est conduit à mettre en question la pertinence de la contribution de Gadamer à l’herméneutique théologique : « Son protestantisme, écrit-il, […] semble séparé de sa philosophie. La foi chrétienne et en particulier le protestantisme est en décalage par rapport à l’herméneutique philosophique[116]. »

Je me propose de démontrer, contre l’interprétation proposée par Eberhard, que Gadamer ne présente pas son herméneutique théologique comme un cas sui generis qui se trouverait hors du domaine de son herméneutique philosophique et que, si tension il y a, celle-ci est de second plan. Pour ce faire, je procéderai en trois étapes : je relèverai d’abord les affirmations gadamériennes qui soutiennent ma thèse ; je fournirai ensuite une interprétation de rechange du passage de Vérité et méthode sur l’application dans la prédication (WM, p. 336) ; j’émettrai enfin quelques commentaires sur ces caractéristiques de la Bible et de son interprétation qui semblent aller dans le sens de la lecture d’Eberhard.

Plusieurs textes de Gadamer peuvent être invoqués pour montrer que l’herméneutique théologique n’est pas, pour lui, un cas qui ferait exception à l’universalité de son herméneutique philosophique. On peut d’abord citer ce passage déjà examiné de Vérité et méthode où il est affirmé explicitement que l’herméneutique théologique n’est pas un cas sui generis : « […] l’interprétation de l’Écriture Sainte ne recourt pas à des lois et à des règles différentes de celles sur lesquelles repose la compréhension de toute autre tradition. Il ne saurait donc y avoir d’herméneutique spécifiquement théologique » (WM, p. 330). Il est particulièrement parlant que ce soit dans le phénomène de l’application que toute expérience herméneutique trouve son unité (voir WM, p. 338). Cette première indication n’a peut-être pas, toutefois, une force probante à elle seule, car on pourrait sans doute soutenir que l’argument de Gadamer ici est seulement que l’application est constitutive de la compréhension en théologie comme de tout autre phénomène de compréhension, sans pour autant qu’il soit impliqué par là que l’application en théologie participerait de l’« histoire de l’action » (Wirkungsgeschichte) comme c’est le cas pour tout autre expérience herméneutique.

Pour lever cette équivoque, d’autres passages doivent être évoqués. Le texte sans doute le plus explicite sur le caractère productif de l’application dans la prédication tout comme dans l’interprétation de l’Écriture en général est ce passage, tiré de l’étude « Le problème de la compréhension de soi », dont je me permets cette longue citation :

Or la parole et le dialogue contiennent indubitablement un moment de jeu. […] Il en va […] ainsi, que les paroles que nous trouvons attrapent pour ainsi dire notre propre penser, et l’insèrent dans des relations qui renvoient au-delà de l’instantanéité de celui-ci. […] La vie de la Tradition, et à plus forte raison celle de la Proclamation, consiste en un tel jeu du comprendre. Aussi longtemps qu’un texte est muet, son écoute n’a pas encore commencé. Mais un texte peut commencer à parler. […] Alors il ne dit pas seulement sa parole, toujours la même, dans une immobilité sans vie, mais il donne toujours de nouvelles réponses à celui qui lui répond. Comprendre des textes, c’est s’entendre dans une espèce de dialogue. Cela se confirme par le fait que dans la relation concrète à un texte, l’entente ne se produit complètement que lorsque ce qui est dit arrive à s’énoncer dans la langue propre à l’interprète. […] Cela vaut encore plus pour le texte de la Proclamation qui ne peut être effectivement compris s’il ne paraît pas s’adresser à nous-mêmes. Ici, c’est seulement dans la prédication que l’entente et l’exégèse du texte parviennent à leur pleine effectivité[117].

Dans le contexte de ce passage, comme on le voit, il est question d’expliciter l’élément de jeu de toute compréhension, y compris celle à l’oeuvre lors de la proclamation de l’Évangile. Gadamer explique que la vie même du langage consiste « dans le constant continuer-à-jouer du jeu[118] ». Le thème du jeu ici renvoie, bien entendu, à l’analyse phénoménologique du jeu dans Vérité et méthode et à sa signification pour l’ensemble de l’oeuvre comme structure fondamentale de l’expérience herméneutique. En effet, le jeu que Gadamer a de prime abord en vue, c’est celui de l’histoire de l’action, « où passent l’un dans l’autre le mouvement de la tradition et celui de l’interprète » (WM, p. 298) et qui a pour structure la dialectique de la question et de la réponse (voir WM, p. 383). Gadamer a bien montré que la concrétisation de cette histoire de l’action procède de la linguisticité de la compréhension (voir WM, p. 392-393) et que, par conséquent, comprendre, c’est aussi traduire. C’est bien ce qui se produit dans l’interprétation d’un texte, fût-il le texte biblique, rappelle Gadamer dans « Le problème de la compréhension de soi » :

[D]ans la relation concrète à un texte, l’entente ne se produit complètement que lorsque ce qui est dit arrive à s’énoncer dans la langue propre à l’interprète. […] Ce qui nous est dit doit être accueilli en soi de telle sorte que cela parle dans les propres mots de la langue personnelle et trouve une réponse[119].

L’interprétation des textes bibliques participe donc elle aussi de ce processus de traduction. C’est d’ailleurs ce que confirme un autre texte de Gadamer. Dans « Expérience esthétique et expérience religieuse », Gadamer tire de l’universalité et de la gratuité de la promesse biblique la conséquence suivante : en tant que telle, elle contient, « pour tous ceux qui l’ont librement accepté, la mission de le transmettre[120] ». Or, transmettre un message, explique Gadamer, c’est le traduire « de manière à toucher celui à qui il s’adresse[121] ». Et cela n’est possible que si celui qui transmet le message l’a déjà lui-même compris. Mais qu’est donc cette compréhension, sinon elle-même le processus langagier de l’application, par lequel le langage du message se fusionne au langage de l’interprète de telle sorte que ce dernier puisse être « touché » dans sa situation concrète. La transmission, et la compréhension en général, de l’Évangile est une expérience herméneutique, et Gadamer ne sent nullement le besoin d’en expliquer la possibilité en ayant recours à une quelconque intervention de Dieu.

Considérons maintenant les remarques que Gadamer propose en guise d’introduction à son texte « Herméneutique et théologie ». Rappelons que cette étude est une contribution à la réflexion herméneutique de la théologie chrétienne qui, pour cette raison, s’intéresse exclusivement au texte religieux et au discours religieux d’expression chrétienne, donc au texte biblique et au discours théologique[122]. Gadamer attire l’attention sur la signification de son emploi du terme « discours » dans l’expression « discours religieux » :

Parler de « discours » n’est pas une simple question de formulation : on signifie par là que le texte n’est pas cette objectivité fixée qui se refuse à chaque accommodation contemporaine. Le discours qui se présente dans un texte donné doit être intégré dans le discours de l’interprète de ce texte. Telle est la tâche principale de l’herméneutique ou de l’entendement : ouvrir un échange de vues entre le texte donné et notre compréhension actuelle. […] [C]omme la tâche générale d’une herméneutique est de déchiffrer un texte pour en libérer la parole […], mon entreprise sera de discuter les spécifications de cette tâche qui s’imposent dans le cas du discours religieux afin de tenter d’éclairer à partir de là la profession du théologien[123].

On notera que Gadamer fait lui-même le lien entre ces remarques générales sur l’interprétation et le cas de la théologie en écrivant que, pour celle-ci, « l’expression “discours” indique qu’il y a eu un déplacement de la problématique traditionnelle[124] ». Tout porte alors à croire que, pour paraphraser Gadamer, le discours qui se présente dans l’Écriture doit lui aussi être intégré dans le discours de l’interprète et qu’en raison de cette fusion des horizons, le texte scripturaire n’est pas une objectivité fixée, puisque son sens participe de l’échange de vues entre le texte et la compréhension actuelle du lecteur.

Mentionnons un dernier texte de Gadamer, où l’application constitutive de l’expérience herméneutique en théologie se révèle encore une fois de même nature qu’en tout autre phénomène de compréhension. Il s’agit cette fois d’un passage de Vérité et méthode qui se trouve à une page seulement de la prétendue affirmation, relevée par Eberhard, de la non-productivité de l’application en théologie. Gadamer, qui vient tout juste de critiquer la conception bultmannienne de la précompréhension, y va de quelques commentaires au sujet de l’impact de la précompréhension sur l’interprétation biblique :

L’histoire de l’herméneutique montre bien, elle aussi, comment l’interrogation des textes est déterminée par une précompréhension extrêmement concrète. L’herméneutique moderne, en tant que discipline protestante, a manifestement, dans son interprétation de l’Écriture, un rapport polémique à la tradition dogmatique de l’Église catholique et à sa doctrine de la justification par les oeuvres. Elle a elle-même un sens dogmatique confessionnel. Non pas qu’une telle herméneutique théologique procède de partis pris dogmatiques, au point que sa lecture du texte en tire ce qu’elle a commencé par y introduire. Au contraire, elle se met vraiment elle-même en jeu.

WM, p. 337-338

On peut relever plusieurs assertions éclairantes dans ce texte. Gadamer explique d’abord que l’interprétation des textes bibliques est bel et bien conditionnée par la précompréhension, c’est-à-dire par les préjugés de l’interprète. C’est déjà affirmer que le sens de la Bible n’est pas le même pour tous, en raison des différentes anticipations de sens qui guident chacun. Gadamer continue en indiquant que la lecture protestante de l’Écriture procède elle-même de préjugés théologiques, mais que cela ne constitue nullement un problème pour le protestantisme. Car, Gadamer nous l’a appris, aucune interprétation n’est libre de préjugés, mais, au contraire, une interprétation n’est possible que comme confirmation ou information d’un préjugé. Ce qui compte véritablement, d’un point de vue herméneutique, ce n’est pas d’être libre de préjugés, mais de les reconnaître et de savoir les mettre en jeu, afin que se dégagent éventuellement ceux d’entre eux qui seront jugés légitimes. Ces différentes citations de Gadamer corroborent ma thèse que l’expérience herméneutique en théologie s’inscrit essentiellement, non en tension, mais en continuité avec le phénomène de la compréhension tel que thématisé dans l’herméneutique philosophique de Gadamer.

Il convient maintenant de proposer une interprétation de rechange du passage de Vérité et méthode sur la question de l’application dans la prédication (WM, p. 336). Pour ce faire, je m’attarderai d’abord sur la présentation gadamérienne de l’application en herméneutique juridique. Il apparaîtra que c’est l’application dans la sentence, bien plus que celle dans la prédication, qui mériterait d’être considérée comme un cas à part. La raison pour laquelle la tradition juridique est si pertinente pour illustrer la productivité inhérente à toute compréhension, c’est que l’application a chez elle été institutionnalisée, dans ce qu’on nomme la jurisprudence. Elle seule, parmi toutes les traditions herméneutiques, a institué un dispositif par lequel la sentence qui concrétise la loi enrichit du même coup cette loi d’une détermination concrète. Seul le juge a cette possibilité de poursuivre par sa sentence l’écriture (dans la jurisprudence) du texte (de loi) à comprendre[125]. Or, ce qui explique le statut exemplaire de l’herméneutique juridique, c’est que la jurisprudence qui concrétise une loi ne prétend en aucune manière proposer une nouvelle loi, mais ne se veut qu’une explicitation productrice de la loi dont elle procède. La pratique juridique a su institutionnaliser la dialectique de l’universel et du particulier qui est également à l’oeuvre en toute compréhension, sans bien sûr tirer parti d’un tel cadre institutionnel. Cela signifie que, même si le juge illustre de manière remarquable le fonctionnement de l’application, le phénomène d’application que Gadamer met en lumière n’est pas ce dispositif de l’institution juridique qu’est la jurisprudence, mais celui qui le plus souvent demeure non thématisé et qui pourtant intervient en toute compréhension. C’est seulement parce que Gadamer a en vue une application implicite qu’il peut la reconnaître à l’oeuvre dans le travail d’interprétation de l’historien du droit, qui, contrairement au juge, n’a pas l’autorité pour créer une jurisprudence.

La prédication dans l’herméneutique théologique est la contrepartie de la sentence dans l’herméneutique juridique, car l’une comme l’autre ont pour tâche de concrétiser le texte qu’ils interprètent. Mais l’institution ecclésiale n’est pas structurée comme l’institution juridique : il n’existe pas, pour l’Église — protestante, du moins —, un dispositif qui correspondrait de quelque façon à la jurisprudence et qui rendrait possible un enrichissement autorisé du texte biblique. L’autorité du prédicateur est en cela beaucoup moindre que celle du juge. C’est simplement cela que veut souligner Gadamer quand il écrit :

La prédication n’est pas, comme la sentence du juge, un enrichissement productif du texte interprété. La proclamation qui s’opère dans la prédication n’ajoute donc au message de salut rien qui, dans l’ordre du contenu, serait comparable au pouvoir qu’a la sentence du juge d’enrichir le droit. Il n’est absolument pas question que le message de salut attende de la pensée du prédicateur une détermination plus précise. En tant que prédicateur s’adressant à sa communauté, il est dépourvu de l’autorité dogmatique que possède le juge.

WM, p. 337

Le théologien ne peut prétendre établir une « jurisprudence » qui recevrait une autorité comparable à celle de l’Écriture elle-même. Cette possibilité appartient en propre au juge ; l’interprétation des textes bibliques, mais également l’interprétation des textes en général ne disposent pas de cette option. On comprend dès lors que c’est l’herméneutique juridique, et non l’herméneutique théologique, qui présente une singularité par rapport à l’ensemble des traditions herméneutiques. C’est en raison même de cette singularité de l’herméneutique juridique que Gadamer en fait l’illustration par excellence du phénomène de l’application. Il n’est nullement question, dans cette distinction faite entre l’herméneutique juridique et l’herméneutique théologique, d’affirmer l’immuabilité de la compréhension du message biblique.

Examinons brièvement, enfin, d’autres affirmations qu’on peut relever chez Gadamer paraissant entériner la lecture d’Eberhard. Limitons-nous à ces deux suivantes : l’universalité du message biblique comme Parole de Dieu, et la foi comme don divin. Ces assertions ont déjà été examinées précédemment, c’est pourquoi mes commentaires seront succincts.

Dans son étude « Herméneutique et théologie », Gadamer affirme l’universalité du message biblique : « Certes le texte de l’Évangile, écrit-il, n’est pas l’expression de la pensée de quelqu’un, il ne dépend pas d’un individu qui exprime ou formule sa propre intention et il ne renferme pas une visée spécialement destinée à une communauté particulière. Ce discours est d’une universalité complète[126]. » Il pourrait sembler ici que Gadamer reconnaisse à la Bible un statut qui ne puisse trouver d’assise dans son herméneutique philosophique. Mais cette universalité, comme je crois l’avoir montré, procède en fait de la conjugaison de deux caractéristiques de la Bible : d’une part, son mode de proposition, celui de la promesse (Zusage), engage un rapport particulier entre son contenu — qui, malgré sa grande diversité, se rassemble sous l’unité de son scopus — et l’interprète ; d’autre part, la nature de cette promesse, à savoir qu’elle a Dieu pour garant et est adressée à tous, implique que la Bible est elle-même dépassée par ce à quoi elle rend témoignage. Même le lecteur incroyant, souligne Gadamer, doit reconnaître, que l’Écriture, comme texte religieux, élève cette prétention à l’universalité[127]. Nul besoin de faire de l’herméneutique théologique un cas sui generis pour expliquer cet état de choses.

Gadamer écrit également à propos du message biblique qu’il s’agit d’une pro-vocation incompréhensible pour l’entendement humain, pro-vocation portée à son comble dans l’affirmation que la foi elle-même, par laquelle une personne accepte la promesse divine du salut, est un don de Dieu[128]. Faut-il, avec Eberhard, conclure de ces propos de Gadamer que la foi est pour ce dernier un événement surnaturel et que, par conséquent, elle échappe à la soi-disant universalité de son herméneutique philosophique ? De tous les indices relevés par Eberhard en faveur de sa lecture de l’herméneutique théologique de Gadamer, celui-ci est, à mon sens, le plus fort. Mais, au risque de me laisser par trop guider par l’anticipation de la perfection, qu’il me soit permis de faire la suggestion suivante : l’affirmation gadamérienne que la foi est un don de Dieu crée effectivement une tension ; toutefois, cette tension ne concerne pas l’herméneutique théologique comme science pratique autant que la théologie spéculative dans ses réflexions sur la redoutable question du rapport entre la providence divine et le libre arbitre humain. Cette tension, faut-il le remarquer, est manifeste déjà dans l’Écriture : d’une part, certains textes affirment que Dieu est l’instigateur de la foi humaine (voir par ex. Ép 2,8) ; d’autre part, partout où l’on est appelé à croire, les textes bibliques tiennent l’humain pleinement responsable de sa foi ou de son incroyance. Cette dernière remarque me conduit à insister sur le fait que la tension entre la souveraineté divine et l’agir humain a très rarement été comprise, dans l’histoire de la théologie chrétienne, comme une justification à ne pas tout faire ce qui est du pouvoir de l’humain pour la cause de l’Évangile. Presque toujours, au contraire, la confiance imperturbable dans la Providence, principalement exprimée dans la prière, était conçue comme allant de pair avec l’action diligente. Évidemment, le sujet est beaucoup trop ample pour recevoir un traitement satisfaisant ici[129]. Il s’agit seulement ici d’attirer l’attention sur le fait que cette tension théologique n’est pas déterminante pour la pratique théologique. Le travail missionnaire des chrétiens est une illustration patente de la coexistence harmonieuse de la foi en la souveraineté divine et du recours à la rhétorique pour la persuasion des non-croyants (voir par ex. 1 Co 9,19-22 ; 2 Co 5,11). C’est d’ailleurs ce que j’avais dégagé, plus haut, des considérations de Gadamer sur la singulière étrangeté du message biblique : Gadamer trouve dans le défi extrême de l’inconcevabilité de l’Évangile une exhortation, non à la passivité, mais tout au contraire à l’activité, à savoir une exhortation pour l’herméneutique théologique à « surmonter l’étrangeté fondamentale du message chrétien[130] » en vue du soutien de la foi :

Ce n’est plus l’obéissance à la loi ni les oeuvres méritoires, mais uniquement la foi, celle en l’incroyable incarnation de Dieu et en sa résurrection, qui promet désormais le rachat des péchés. L’interprétation de la Sainte Écriture doit en convaincre, aux détriments de la confiance en soi, en ses mérites et en ses bonnes « oeuvres » ; depuis que la Réforme a valorisé cet aspect, l’office chrétien est devenu, davantage encore que dans l’ancienne tradition chrétienne, profession de foi, confirmation dans la foi et appel à la foi. Il repose sur l’interprétation correcte du message chrétien[131].

En lien étroit avec cette question, un dernier passage mérite d’être évoqué. Il s’agit dans ce passage du problème de la compréhension de soi du croyant[132]. Après avoir noté que « la compréhension de soi que la foi a d’elle-même est déterminée par le fait que d’un point de vue théologique la foi n’est pas une possibilité de l’homme, mais de l’action de la grâce de Dieu qui advient au croyant[133] », c’est tout de même par l’expérience du jeu que Gadamer explique la perte de soi constitutive de l’événement de la foi. Ici apparaît la même tension théologique entre la foi comme don divin et la foi comme expérience humaine. Le point focal de cette tension se trouve dans l’advenir de la compréhension de soi impliquée dans la foi. C’est que la compréhension de soi constitutive de l’expérience de la foi échappe au contrôle de la volonté humaine. Il est, certes, possible de fournir une explication théologique à la nature événementielle de la foi : c’est par la puissance surnaturelle de la Parole de Dieu que « nous surmontons l’ignorance abyssale de nous-mêmes dans laquelle nous vivons[134] ». Gadamer choisit plutôt de mettre au premier plan une explication herméneutique. En recourant à sa phénoménologie du jeu, il montre que le comprendre, mais aussi le croire, est toujours à la fois un se-comprendre qui présente le caractère d’un événement[135]. Gadamer ne récuse jamais l’explication théologique de la nature événementielle de la foi, mais il en propose une qui s’inscrit dans le droit fil de son herméneutique philosophique, à savoir l’explication par le concept de jeu : « La vie de la tradition, et à plus forte raison celle de la proclamation, consiste en un tel jeu de la compréhension[136]. » S’il est permis d’interpréter théologiquement la foi comme un don divin résultant de l’action de l’Esprit Saint, Gadamer, lui, fournit une explication herméneutique au caractère d’advenir de la foi comme de la compréhension.

En somme, il ne me paraît pas justifié d’affirmer que Gadamer conçoit son herméneutique théologique comme un cas sui generis qui se trouverait hors du domaine de son herméneutique philosophique. Il ressort au contraire de l’ensemble de ses oeuvres que le phénomène de la compréhension en théologie est, comme ailleurs, conditionné par l’application et qu’en tant que tel il participe de l’histoire de l’action et de la productivité de sens qui en est constitutive. Si tension il y a dans l’intelligence gadamérienne de l’herméneutique théologique, elle n’est pas centrale, comme le suppose Eberhard, mais bien périphérique.

La conception de l’herméneutique théologique que Gadamer propose se veut une contribution à la compréhension de soi de la théologie protestante traditionnelle. Gadamer définit l’herméneutique théologique comme une herméneutique du texte biblique. Envisagée à partir de son unité canonique, la Bible a pour scopus d’être un kérygme intégré dans une narration à portée eschatologique. Comme ce scopus a la structure de la promesse, il exige du lecteur une forme particulière d’appropriation : la prétention à la vérité de l’Écriture se traduit par une sommation du lecteur à accepter son message, celui de l’Évangile. Parce qu’elle accomplit une double médiation totale et atteste de la sorte de la promesse divine du salut en Jésus, la prédication détient un certain privilège par rapport à l’exégèse scientifique de la Bible.

Du point de vue de l’herméneutique philosophique, l’un des principaux apports des analyses de Gadamer sur l’herméneutique théologique est qu’elles ont donné à Gadamer l’occasion d’introduire d’importantes nuances dans ses considérations sur les rapports que peuvent entretenir l’auteur, le texte et le lecteur dans l’événement de la compréhension. L’attention que Gadamer a consacrée à l’herméneutique théologique fournit un bel angle d’approche vis-à-vis d’un des thèmes directeurs de sa philosophie, à savoir celui de la littérature. Certes, la Bible est pour Gadamer un texte éminent en un sens bien singulier, mais cela ne fait pas de l’herméneutique théologique un cas sui generis.