Corps de l’article

Si la personne de Marie de la Trinité m’a semblé propre à illustrer d’une manière frappante le thème de la présente réflexion, c’est parce qu’à un moment donné de son existence, sa foi et la psychanalyse ont entretenu des rapports intenses et très singuliers, mais pas sur le mode auquel il a été fait allusion dans la présentation de la thématique : il ne s’agit pas pour ce qui la concerne d’une foi au risque de la psychanalyse ou inversement ; d’une foi qui mettrait en péril la croyance en la psychanalyse, ou inversement, d’une foi que le passage par la déconstruction analytique aurait malmenée, voire découragée. Il ne s’agit pas non plus d’une mise à l’épreuve de l’une par l’autre et il ne sera jamais question chez elle de concilier, voire de réconcilier, foi et psychanalyse, psychologie et spiritualité. Sa foi est inébranlable, donnée radicalement et indéfectiblement dès le départ de sa vie, indissociable de son existence même. Rien ni personne ne l’entameront jamais un tant soit peu. Sa foi est pure, débarrassée semble-t-il de toute scorie, au fondement de son être même. Et si elle a recours un jour au traitement analytique et s’intéresse par la suite de près à la psychologie, c’est parce que l’exercice de sa foi, sa vie spirituelle et son épanouissement au sein d’une congrégation étaient menacés par les obsessions qui rongeaient son âme et minaient ses forces de vie. La psychanalyse est une solution qu’elle choisit à un moment donné pour sauver sa vie, car sa foi n’y suffit plus. La psychanalyse arrive pour sauvegarder sa vie afin que soit possible l’exercice de sa foi qui a besoin de sa vie pour se faire : vie et foi sont indissociables mais il faut assurer la vie au préalable, et c’est là que la psychanalyse intervient, pour lui permettre de vivre selon son coeur, c’est-à-dire étroitement corrélée à l’exercice d’une foi qu’il lui appartint à elle seule de ressentir et de manifester.

Une lettre à son directeur de conscience le Père Motte exprime parfaitement le hiatus entre vie et existence qui s’est installé en elle et dont l’origine restera difficile à déterminer : « Depuis je ne crois pas avoir plus rien “vécu”. Les choses arrivent, passent, glissent. Je ne vis plus rien. J’existe seulement ici ou là, faisant ceci ou cela ; mais ma vie est coupée de mon existence — et ce qui marque la coupure et l’entretient, ce sont justement les choses qui m’obsèdent[1]. » Ce que dit ici presque clairement Marie de la Trinité, c’est que ses obsessions sont venues se mettre en travers de son chemin pour couper la route à la vie et, ce faisant, faire obstacle et échec à la possibilité même de vivre sa foi.

Pour exposer le « cas » de Marie de la Trinité, je procéderai de la manière suivante : je reviendrai d’abord sur les faits marquants des débuts de son existence ; j’examinerai ensuite ce que certains biographes ont appelé sa « maladie » et ce qu’elle-même a nommé « l’épreuve de Job », après avoir parlé de « l’angoisse » puis de ses « obsessions » ; enfin, je tenterai de clarifier ce qu’elle appelle « la paix » dans un petit opuscule destiné à Jacques Lacan dans lequel elle revient sur les événements qui ont suivi sa psychanalyse avec lui et qui l’ont conduite à passer enfin de « l’angoisse à la paix ». En conclusion, il importera de se faire une idée du rôle que la psychanalyse a pu jouer pour Marie de la Trinité dans la préservation de sa foi, dans sa reconquête d’une paix intérieure elle-même garante d’une pratique pacifiée, magnifiée, épurée, de sa foi profonde, intimement solidaire de l’essence de son être.

I. Éléments biographiques

Paule de Mulatier est née le 3 juillet 1903 à Lyon dans une famille d’industriels de tradition chrétienne. Son père est à la tête d’une entreprise familiale de tissage métallique depuis 1867 et deviendra Consul de Belgique à Lyon en 1913. Sa mère, Julie Neyret, appartient aussi au milieu industriel lyonnais ; elle apparaît sous des dehors austères et fait preuve d’une piété presque janséniste, tendue vers un idéal de perfection dont ses enfants, et tout particulièrement Paule, la dernière, feront sans aucun doute les frais. Dans son enfance et la constitution de son psychisme, Paule est marquée d’une manière particulière par ses deux parents et par sa place de « dernière » dans la succession des enfants.

Deux extraits de lettre attestent l’impact singulier de chacun de ses géniteurs ; l’un est tiré d’une lettre envoyée à son père en 1931, l’autre d’une lettre envoyée à sa soeur Suzanne en 1956, donc après « l’épreuve de Job ».

Le soir, après dîner, quand nous allions dans ta chambre dire la prière, nous te trouvions là, te promenant entre les fauteuils comme en un petit cloître, les deux mains dans le dos, et dans tes mains un petit chapelet brillant dont tu égrenais rapidement les grains. Tu te souviens, j’en étais frappée et impressionnée — et tu m’étais un exemple que j’aimais à trouver tous les soirs, et qui dominait ma journée et mes petits « amours-propres ». Je pensais qu’en te voyant la Sainte Vierge pardonnerait toutes mes petites incartades contre la douceur et la patience[2].

La recherche de perfection de Maman avait un aspect admirable — mais je la ressentais comme esquintante et empêchant de vivre — en même temps que les remords me montaient de ne pas prendre comme idéal de faire pareil. De semblables malaises dans l’enfance peuvent, par la suite, créer des nids d’angoisse et des ambivalences paralysantes, c’est-à-dire des tendances contradictoires dont tantôt l’une tantôt l’autre domine, avec, perpétuellement, l’angoisse d’en laisser une pour opter vers l’autre et réciproquement, les deux étant impossibles ensemble[3].

Père et mère personnifient un idéal : l’un est au-delà de toute tentative pour l’égaler ; il est là en exemple, image supérieure, constante, soutenante, protectrice et garantissant le pardon pour l’enfant pécheresse. L’autre se présente comme un idéal non pas absolu mais imitable, et qu’il est même recommandé d’imiter au risque de déchoir aux yeux du porteur de cet idéal. L’impossibilité matérielle d’imiter le modèle engendre désespoir et angoisse : désespoir de n’y jamais parvenir, angoisse de perdre l’amour de la mère. Paule se dit « esquintée et empêchée de vivre » par une demande de perfection qui la dépasse et l’inévitable déception que son insuffisance causera à sa mère ; car la déception maternelle est vécue par l’enfant comme un retrait d’amour, un abandon, qui livre l’enfant à la Hilfslosigkeit, cette détresse première dans laquelle il n’a confiance ni en lui ni dans le monde.

Ces deux figures, paternelles et maternelles, pourraient incarner ce que Freud a appelé l’Idéal du Moi et le Moi Idéal, et que Lacan a repris en spécifiant le premier comme « introjection symbolique » et en considérant le second, le Moi Idéal, comme une projection imaginaire.

Chez Marie de la Trinité, le registre symbolique représenté par l’Idéal du Moi que son père, puis Dieu le Père, incarnent, s’accomplit sereinement. C’est sur le plan du registre imaginaire que les choses se passent difficilement. L’impossibilité de contenter la mère en ne comptant que sur soi peut avoir entraîné un auto-abandon et une remise de toute sa personne entre les mains d’une autorité supérieure. Culpabilité de n’être pas à la hauteur, et rachat par l’autonégation, l’abnégation, peut-être avec le secret espoir de reconquérir l’amour perdu dans le dévouement parfait et le désintéressement de soi. Nous verrons combien Marie de la Trinité a investi toutes les forces de sa volonté dans l’obéissance totale à un Autre plus puissant qu’elle.

Par ailleurs, il faut dire aussi quelques mots sur la place de Paule dans la fratrie. Elle est la dernière de sept enfants. L’aîné, Jean, est suivi d’une fille, puis d’un deuxième garçon, Pierre, qui mourra au cours de ses premières semaines d’une grippe infectieuse. Arrivent ensuite trois filles et pour finir, on espère un garçon. On devait l’appeler Paul, « on m’appela Paule », écrit Paule de Mulatier dans ses souvenirs[4]. Paule est arrivée à la place de celui qui aurait remplacé le fils perdu pour la mère inconsolée.

Déception pour la mère, et déjà premier désespoir pour l’enfant-fille d’avoir déçu l’espérance maternelle et d’avoir, si tôt, peut-être ressenti l’insatisfaction de la mère à son égard.

D’ailleurs, pendant les cinq premières années de sa vie, Paule et sa soeur ne sont pas admises à la table familiale. Elles prennent leurs repas à l’écart, avec la cuisinière et la femme de chambre. Et lorsqu’enfin, Paule pourra prendre place à côté de sa mère, sa candeur et sa timidité seront la risée de ses frères et soeurs aînés, au point qu’elle en acquerra la conviction, pour longtemps, d’une certaine infériorité.

En contrepoint de ces frustrations, Paule sait que le jour de son baptême, deux jours après sa naissance, elle est devenue « enfant de Dieu », que ce jour a coïncidé avec la fête du Précieux Sang, et elle célébrera toujours l’anniversaire de son baptême le jour de la célébration de cette solennité. Elle est initiée à la prière dans la petite église constituée par sa famille chrétienne et priante, et c’est sans doute dans cette manière de prier avec les siens, avec lenteur comme le lui suggère sa mère, qu’elle puisera son aspiration à une prière d’union.

À sept ans, Paule fait sa première communion, c’est un événement sans précédent qui consacre le sentiment qu’elle a déjà de son entière dévotion ; elle écrira des années plus tard : « Je n’éprouvais même pas le besoin de dire à Dieu que je Lui donnais ma vie : c’était entendu depuis toujours entre Lui et moi[5]. » Paule voudrait devenir prêtre, ou, à défaut, elle sait déjà qu’elle veut entrer dans la vie religieuse. Mais ce désir qu’elle réalise pleinement dans le moment et l’action de la prière, et plus tard dans ceux de l’oraison, est déjà en elle le lieu d’un déchirement ; voilà ce qu’elle écrit dans ses Souvenirs :

Ce désir ne venait pas du tout de mon jugement sur moi que j’estimais toujours et en tout en dessous de tout — ni d’une recherche d’évasion de la vie — mais de ce que Dieu était pour moi et que maintenant je puis appeler une certaine notion de sa transcendance — j’avais simplement l’intuition et sans doute une certaine expérience de sa splendeur attirante ; mais je me sentais devant lui si indigne, pauvre coupable de toutes ses colères — mon repos en lui était strié d’angoisse. L’idée du sacerdoce abandonnée, je pensais à la vie religieuse, mais surtout n’en disais rien à qui que ce fût[6].

Ce « repos strié d’angoisse » est le signe d’une inquiétude fondamentale qui va saisir et dominer sa vie spirituelle. L’angoisse surgit lorsque la reconnaissance de la vérité du désir se heurte à ce qui se manifeste dans la conscience sous la forme d’une inaptitude, d’une insuffisance : « J’aspire à cet au-delà de tout mais je me sais être au-dessous de tout[7]. »

Cette connaissance contradictoire qu’elle a d’elle-même mine son élan vers le ciel, entrave son essor. Et c’est sans doute la conscience angoissante de son insuffisance qui va orienter d’une certaine manière son comportement à l’extérieur, donner sa tonalité particulière à son engagement religieux et poser les bases ambivalentes et autodestructrices de son activité dans la Congrégation à laquelle elle appartiendra.

L’entrée dans la vie religieuse de Paule de Mulatier est en effet marquée par une grave discordance initiale ; toute son adolescence a vu se consolider sa vocation religieuse et se préciser la nature de son désir. Lorsqu’elle annonce à ses parents son intention de se consacrer au service de Dieu, elle leur écrit les paroles suivantes : « Je veux aller là où il m’appellera et faire tout ce qu’il me demandera — je veux lui obéir en tout — j’ai toujours eu un grand attrait pour les Missions — je ne sais pas si mon désir pourra se réaliser — encore une fois je suis complètement soumise au bon Dieu — Je veux que ce soit lui qui m’impose sa volonté[8]. »

Cette volonté, elle la perçoit nettement, et elle est beaucoup plus prégnante que les arguments de sa mère qui l’incite à rester non loin de ses parents car, dit-elle, « elle se doit à eux ». Paule répond : « J’ai déjà essayé de réfléchir et de penser que le bon Dieu me voulait peut-être ailleurs — mais c’est presque impossible de penser cela — et quand j’y ai pensé, mon désir me reprend encore plus vivement[9]. » Et, dans une autre lettre à ses parents : « Je suis sûre que le bon Dieu m’appelle et que ce n’est pas de moi que vient ce désir. »

Ce qui surprend dans toutes ces lettres, ce sont la clairvoyance et la certitude avec lesquelles elle perçoit la voix de son désir. De la même façon, elle sait qu’elle est faite pour la vie contemplative, elle a découvert sainte Thérèse d’Avila et le Carmel, et, à 23 ans, elle va voir un Carme à Paris pour lui exposer son désir d’entrer au Carmel. Mais depuis quelques années, Paule a un directeur spirituel, le Père Périer, provincial des dominicains de Lyon, qui, sous prétexte de la maintenir dans le droit chemin de sa véritable vocation, se montre très mécontent de ses prises d’initiative et lui demande « de ne plus recommencer à l’avenir et de s’en tenir à ce qu’il lui dit ».

Des années plus tard, en 1951, Paule écrit une longue relation à l’intention du docteur Lacan avec lequel elle a commencé une psychanalyse, intitulée « Évolution psychologique et direction spirituelle », et voici ce qu’elle écrit :

Je conclus de cela (la réponse de son directeur de conscience) que je devais m’abstenir absolument de toute initiative qui sans doute était une secrète recherche d’indépendance, de satisfaction personnelle, de volonté propre. Je m’étonnais que le renoncement à soi s’étendît jusque-là — j’eus peur de manquer de générosité — et me mis à pourchasser hors de moi toute manifestation de mes plus profonds désirs. […] Cette direction me mit en contradiction avec mes tendances les plus profondes, tendances que je ressentais comme saines et saintes […]. D’où le déchirement de moi avec moi et le renforcement de la peur : peur de manquer à ma vocation en ne la suivant pas telle que je la discernais en moi — et peur de manquer à la volonté de Dieu exprimée par mon directeur en n’adhérant pas à ses directives qui contrariaient mes tendances. Cela dura des années. Avec ces années qui passaient, l’angoisse montait… je me contraignis à renoncer au Carmel : puisque mon directeur ne voulait absolument pas, c’est qu’autre était la volonté de Dieu ; je me le répétais sans arriver à m’en convaincre et l’insuccès sur moi-même me bouleversait[10].

Tendance, désirs contrariés ; directives contraignantes, violatrices de la voix que Paule a entendu retentir en elle et qu’elle sait être la seule qui saura la mener là où elle doit. Il y en a qui pâtissent toute leur vie de ne pas avoir perçu le son de leur désir ; Paule, elle, l’a perçu clairement, mais elle a été « dirigée » autrement et c’est là que se situe l’origine d’un traumatisme qui, des années plus tard, la fera sombrer dans le désarroi le plus total. « Dirigée », c’est d’ailleurs le nom que porte celle qui se place sous l’autorité d’un directeur spirituel. Le Père Périer va donc convaincre sa dirigée des besoins de l’Église dans les campagnes de France et l’orienter chez les Dominicaines missionnaires des campagnes. Paule se soumettra à cette orientation parce qu’elle a fait voeu d’obéissance envers son directeur et parce qu’alors, elle n’a pas suffisamment foi, confiance, croyance en son désir et en elle-même. Il se trouve que lors de sa première retraite dans la Congrégation, à laquelle elle a été contrainte et forcée, Paule connaît, au terme de ce qu’elle dit être « huit jours d’agonie » au cours desquels elle ne cesse de prier dans la détresse et l’angoisse, sa première grâce, la grâce du 11 août 1929. Elle se livre à Dieu et elle est « saisie de lui » : « Je fus saisie en Lui. Il m’éleva en lui-même et rendit mon âme et ses facultés capables d’opérations qui les dépassent[11]. »

Cette grâce n’est pas comprise par Paule comme le signe qui la convainc d’entrer chez les soeurs des Campagnes, ni comme l’attribution de la grâce d’obéissance qu’elle a toujours demandée. Cependant, après cela, Paule ne résiste plus. Elle entre dans la congrégation le 26 juin 1930 à Champagne-sur-Loue et noue une relation étroite avec Mère Marie de Saint Jean, la prieure générale, qui va largement s’appuyer sur elle pour organiser la congrégation. Le 2 mars 1952, Paule prend l’habit religieux et devient Marie de la Trinité. Elle est instituée assistante générale de l’institut, charge qui lui est imposée au nom de l’obéissance, et l’année suivante, Marie de la Trinité est nommée maîtresse des novices. Ce cumul de charges trop lourdes, avec l’impossibilité de se consacrer suffisamment à la prière et l’oraison, vont conduire Marie de la Trinité à donner les premiers signes de ce qu’on a appelé une dépression. Dans ses lettres, elle se dit « de toutes parts dans l’angoisse, dans le tourment de la conscience que rien ne peut apaiser ». Elle demande la permission d’aller chercher la vie de prière là où elle sait la trouver. Rien ne lui sera accordé par la Mère Saint Jean ou le Père Chauvin, ni même un allègement de ses charges. Sa résistance psychique s’affaiblit, sa vie spirituelle se décompose. Elle s’approche de ce qu’elle nommera « l’épreuve de Job », dont il faut parler maintenant plus précisément puisque c’est à ce moment-là que Marie de la Trinité a recours à la psychiatrie et à la psychanalyse, traitements de l’âme qui l’éloignent un temps de sa foi religieuse, mais pour mieux l’y ramener.

II. L’épreuve de Job

C’est durant l’été de 1940 que Marie de la Trinité, au comble de l’épuisement, consulte à Lyon deux professeurs qui lui ordonnent, sans se consulter l’un l’autre, un repos d’au moins une année « en l’absence de tout souci ». Le 15 juin 1941, elle reçoit la grâce sur le sacerdoce, qu’elle ressent comme un « coup de mort » qui va la rendre « inutilisable ».

Il est remarquable de constater que, chaque fois, les grâces déclenchent chez Marie de la Trinité des ruptures essentielles. La première grâce avait été suivie du renoncement à son désir, la deuxième semble la conforter dans sa foi profonde et véritable tout en l’aliénant à ce qui lui est réclamé de l’extérieur. Chaque fois, elle est ramenée à sa vérité ; mais si, lors de la première grâce, elle parvient à faire l’effort d’obéissance, elle n’en est plus capable après la deuxième et se soustrait alors à la demande qui lui est adressée, dans un « retirement » d’elle-même qui la place hors du monde, intouchable mais en même temps reléguée dans d’inquiétantes ténèbres. Elle décrira ainsi dans une lettre à Mère Saint Jean ce qu’elle ressent : « Il me semble quelquefois que je suis enterrée vivante et que je concours moi-même à cet enterrement. Comme une pierre jetée au fond de l’eau[12]. » Dans ses Carnets, Marie de la Trinité n’emploie pas le terme « coup de mort » mais les mots angoisse, nuit éprouvante, voie crucifiante, agonie, mort reviennent avec insistance. Cet enfoncement progressif marque le début de l’enténèbrement de Marie de la Trinité. En 1945, elle écrit (à Mère Saint Jean) qu’elle veut « demeurer enfoncée et cachée sous le voile[13] » et lui apporte un petit tableau au crayon qu’elle a esquissé, inspiré du Christ de Vinci. Le Christ de Marie de la Trinité est voilé, encadré des mots « l’ayant recouvert d’un voile » et sur le papier qui enveloppe l’image, elle a écrit « circumdederunt me dolores mortis » : les douleurs de la mort m’ont environnée.

C’est ainsi que débute l’expérience de Job, expérience mystique de l’éprouvée appelée à la suite du Christ dans sa passion. Mais si l’on regarde les choses de manière plus concrète et plus terre-à-terre, on voit se dessiner dans cet impressionnant mouvement de retrait que Marie de la Trinité effectue en osmose avec le corps du Christ, une symbolique de retrouvailles avec la vérité de soi : Marie de la Trinité se retire de ce monde derrière un voile qui masquait sa vérité. Derrière ce voile, il y aura pour l’instant les douleurs de la mort, le creux d’une tombe enfoncée, mais ceci est sans doute préférable à l’impossible accomplissement que les conditions matérielles de son existence lui réservaient. Sa biographe, Christiane Sanson, cite une petite phrase étrange relevée dans les Carnets : « Le ciseleur est venu, il a creusé comme il a voulu, puis il est parti laissant la marque de son travail (de sa présence et de son contenu substantiel)[14]. » Cette image du ciseleur est précieuse, car elle dit le sens de ce que Marie de la Trinité est en train de construire dans sa vie : le ciseleur ne creuse son ouvrage que pour le parfaire. Marie de la Trinité se laisse ouvrir et forer pour libérer une place en elle-même en même temps qu’elle se creuse un lieu en dehors du monde pour vivre selon son coeur. Le creux, s’il peut sembler à première vue promesse de douleurs et de mort, n’est peut-être que la marque du sculpteur pour mieux former son ouvrage. Le 21 décembre 1946, Marie de la Trinité interrompt la rédaction de ses carnets sur ces mots : « Laisse-toi mourir pour mûrir. »

Dans ce creux dont elle sait déjà sans doute confusément qu’elle sortira autre et « mûrie », Marie de la Trinité va cependant connaître les affres les plus douloureuses. Elle consulte d’abord un psychiatre, le docteur Nodet, qui diagnostique une grave névrose et l’engage à suivre une psychothérapie. Ce psychiatre entre en relation avec le directeur spirituel de Marie de la Trinité, le Père Motte, lequel va communiquer au psychiatre les lettres qu’il reçoit de Marie de la Trinité sans le lui dire. C’est pour Marie de la Trinité, lorsqu’elle l’apprend, une blessure incommensurable qui aggrave encore sa souffrance, laquelle conduit le docteur Nodet à proposer péremptoirement une lobotomie à sa patiente. On sait ce que signifie une telle intervention : elle consiste à sectionner un paquet de fibres nerveuses connectant toutes les régions du cerveau à sa partie antérieure, les lobes frontaux. S’ensuit une incapacité à prendre des décisions, à anticiper, à organiser son existence.

La supérieure religieuse et le directeur spirituel ne font aucune opposition à cette décision. Mais Marie de la Trinité consulte alors plusieurs psychanalystes, neuropsychiatres, chirurgiens du cerveau, dont un qui préconise des électrochocs, et finit par refuser la lobotomie et par entreprendre avec le docteur Lacan un traitement psychanalytique complet. On dispose de peu de détails sur cette psychanalyse qui dura quatre ans, car la correspondance entre Lacan et Marie de la Trinité n’a pas encore été publiée. Une seule lettre a été cédée par Jacques-Alain Miller à une publication de l’École de la Cause Freudienne dont voici un extrait (il s’agit d’une lettre de Lacan à Marie de la Trinité) :

Cette démarche que vous avez entreprise pour résoudre la difficulté morale où vous êtes, c’est cela qui devrait faire l’objet de nos séances. Je veux dire que la façon dont vous allez la mener, y réagir, les souvenirs et les sentiments, voire les rêves qui apparaîtront corrélativement pendant les séances (et selon toute vraisemblance sans rapport apparemment direct). C’est cela qui nous permettrait d’aller aux sous-jacences archaïques qui sont entrées en jeu autour et par l’exercice de votre voeu d’obéissance.

C’est cela qu’à lire votre lettre je vois que vous n’avez pas compris : mon but n’est pas de vous apprendre à vous affranchir de ce lien — mais en découvrant ce qui l’a rendu pour vous si pathogène, de vous permettre d’y satisfaire désormais en toute liberté. Car si c’est autour de l’exercice de ce devoir que se sont déclenchées les phases les plus dérangeantes de votre drame, c’est que c’est là qu’ont été mises en jeu des images de vous inconnues et dont vous n’êtes pas maîtresse : c’est cela que j’ai appelé vaguement thèmes de dépendance. Et leur recherche ne constitue pas une initiation à la révolte, mais une perspicacité indispensable à la mise en pratique d’une vertu[15].

On comprend bien ici l’objectif de la psychanalyse telle que la pratiquait Jacques Lacan et qui correspondait si parfaitement à ce que Marie de la Trinité souhaitait depuis toujours : accéder à la liberté de vivre sa foi et sa dévotion de la manière dont elle savait depuis son enfance qu’elle était la seule possible pour elle, la seule conforme à ce qu’elle savait être l’essence de son désir.

On devine, d’après ce qu’écrit Lacan, que Marie de la Trinité avait une crainte, celle qu’il « lui apprenne à s’affranchir de ce lien ». Elle témoigne d’un préjugé largement répandu sur la psychanalyse : celui que son but soit de vous transformer, de vous détourner de ce qui vous rend malade. C’est mal la connaître. Lacan exprime clairement à Marie de la Trinité « ce dont il s’agit » — pour reprendre une de ses locutions favorites — et l’on imagine bien qu’il dut avoir pour elle un grand intérêt et une grande affection. D’une part parce qu’il avait sans doute reconnu en elle la pureté d’une âme qui « ne cède pas sur son désir », d’autre part parce qu’il était fasciné et enseigné par les mystiques.

On ne peut savoir exactement quel retentissement eurent sur Marie de la Trinité ces quatre années de psychanalyse avec Lacan. On sait seulement que le petit livre De l’angoisse à la paix de Marie de la Trinité publié en 2003 chez Arfuyen, est une « relation écrite pour Jacques Lacan ». Et ce qu’elle y rapporte est stupéfiant. À la fin de 1952, les obsessions n’ont pas disparu. Marie de la Trinité se tourne alors vers d’autres thérapeutes, et entre à l’hôpital de Bonneval : elle a réclamé une cure de sommeil. Elle va alors vivre douze jours d’enfer, soumise à un traitement chimique de choc, en particulier le fameux cocktail du professeur Laborit, mélange de substances chimiques destinées à déconnecter certains niveaux du système nerveux central. Marie de la Trinité vit dix jours dans l’horreur, la folie, l’aliénation, l’épouvante. Elle obtient quand même qu’on suspende la cure, et elle quitte Bonneval deux jours plus tard. Elle écrit alors dans ce petit texte adressé à Lacan :

Je m’aperçus alors que les obsessions habituelles avaient disparu. Elles s’étaient formées par des angoisses successives portant toujours sur les mêmes points. Mais l’angoisse que je venais d’endurer avait été plus forte que tout ce que j’avais éprouvé durant les neuf années qu’avaient duré les obsessions. C’est ce que je pensais depuis longtemps : si j’arrivais à éprouver quelque chose de plus fort, les obsessions céderaient. Mais c’était un cercle vicieux, car ces obsessions m’empêchaient d’éprouver quoi que ce soit qui leur fût étranger[16].

S’ensuivent une réflexion très poussée et une récapitulation de tout ce que la psychanalyse avec Lacan lui a permis de découvrir, mais qui, avant l’éradication chimique des obsessions, n’avait pas réussi à agir dans son inconscient.

Ce qui est confondant dans ce parcours, c’est que Marie de la Trinité a su ce qui la guérirait bien mieux que tous les spécialistes qu’elle a consultés. Les progrès de sa psychanalyse étaient trop lents pour elle, sa thérapie l’obligeait à négliger sa vie spirituelle, elle a voulu aller plus vite, accélérer, brutaliser les processus. Cette cure de sommeil fut ravageante, mais elle obtint ce qu’elle avait voulu et peut-être ce qu’elle pensait depuis le début de son épreuve : « Je crois que c’est du Seigneur que me viendra la guérison[17]. »

Dans le petit texte De l’angoisse à la paix que Marie de la Trinité semble avoir rédigé à la demande de Lacan, le chapitre 7, intitulé « l’entreprise de ma propre rééducation » expose les « changements » que Marie a elle-même « introduits dans son comportement ». Elle parle de sa « restauration », orchestrée et mise en oeuvre par elle seule. Elle a, dit-elle, « conquis progressivement, péniblement, l’indépendance de sa conscience » (p. 66).

C’était le but recherché. Lacan ne lui disait pas autre chose dans sa lettre, en lui demandant aussi d’avoir confiance en lui, et en l’exhortant dans ses dernières lignes à avoir confiance en elle.

Croyance et psychanalyse se sont donc conjuguées intensément dans l’itinéraire de Marie de la Trinité, et aussi, ce qui ne pouvait que plaire à Lacan, de manière imprévisible et parfaitement singulière. Les quatre années d’analyse avec Lacan n’ont pas « guéri » Marie de la Trinité, mais elles ont peut-être permis de mûrir en elle ce socle de désir à partir duquel elle a eu foi en elle-même et s’est trouvée en mesure d’obéir à ce qui s’imposait à sa conscience, sans refuser l’écoute de ce qu’on lui conseillait mais sans non plus s’y conformer aveuglément.

La psychanalyse place sa foi en l’homme et en tout ce dont il est capable sans le savoir parfois. Marie de la Trinité cite ce principe de saint Thomas : « Quidquid recipitur ad modum recipientis recipitur[18] » (« ce qui est reçu l’est sur le mode de celui qui reçoit »). Marie de la Trinité dit s’être « dégagée de l’ancien “modum recipientis” pour en instaurer un nouveau ». C’est une bonne définition de ce à quoi peut prétendre une psychanalyse ; et Marie de la Trinité cite la parabole des outres anciennes et neuves et la metanoia dont parle le Nouveau Testament. Parabole exemplaire pour la psychanalyse : « On ne met pas du vin nouveau dans de vieilles outres ; autrement les outres se rompent et le vin se répand, et les outres sont perdues ; mais on met le vin nouveau dans des outres neuves, et tous les deux se conservent ensemble. »