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Ce livre résulte d’une thèse de doctorat soutenue en 2006 à l’Institut universitaire européen (EUI) de Florence. La recherche s’inscrit dans un temps long avec pour objectif de saisir l’émergence de communautés métisses franco-amérindiennes. L’auteure ne traite pas que du métissage avec les Britanniques, à la Baie d’Hudson particulièrement. Une fois cerné le concept du métissage aux plans de la biologie et de la culture, de même que l’évolution de sa signification avec la consolidation des thèses racistes, Devrim Karahasan s’attache en premier lieu aux mouvements migratoires et aux politiques de peuplement européen en Amérique et, également, de manière inattendue, vers l’Europe. En effet, de gré ou de force, de nombreux Amérindiens furent amenés en Europe à titre de preuves de voyages, de futurs interprètes, mais surtout de témoins qui à leur retour en leur pays d’origine, chanteraient la magnificence de la France et de l’Europe.

C’est le colonialisme qui caractérise le mieux les mouvements migratoires vers l’Amérique. En effet, normalement, les immigrants adoptent la culture de leur pays d’accueil et s’y fondent, mais tel ne fut pas le cas des colons français qui, à l’instar de tous les autres, reproduisirent leur société d’origine aux dépens des sociétés indigènes. L’aventure française en Amérique fut donc coloniale, impériale, mais elle ne le fut pas sur le mode du repoussoir, de l’exclusion, de l’apartheid ; elle se caractérisa par une politique d’intégration-assimilation des Premières Nations. Il s’agissait de fabriquer du Soi avec de l’Autre. Cela postulait des alliances politiques et maritales, ce qui donne tout son sens à cette déclaration de Champlain en 1633 : « Nos fils marieront vos filles et nous ne formerons qu’un seul peuple. »

Champlain n’a jamais envisagé l’émergence d’une société métisse. Des Français épousant des Amérindiennes, le « sang » des enfants ne pourrait être que français ! Il s’agissait donc d’une stratégie d’intégration-assimilation, contrairement aux colonies britanniques où prévalut plutôt une politique d’exclusion et d’apartheid. En somme, faute d’un mouvement migratoire français important vers la colonie et, de surcroît, faute de femmes françaises, il s’agissait de fabriquer du Français avec de l’Indigène, le vide de la « sauvagerie » ne pouvant qu’être aspiré par le plein de la « civilisation ». Pour montrer la voie, un noyau minimal de peuplement français allait suffire. Impossible d’espérer plus, puisque la cour craignait le dépeuplement de la métropole au profit d’une colonie qui, de surcroît, n’avait guère besoin de colons pour la traite des pelleteries, sans compter que les guerres iroquoises avaient l’effet d’un repoussoir.

Sans peuplement colonial important, ordonnances, filles du roy et soldats démobilisés n’y suffisant pas, la Nouvelle-France s’étendait néanmoins démesurément à la moitié de l’Amérique du Nord ; à l’égard des nations autochtones alliées, elle se plaçait en position de dépendance militaire dans le contexte de la rivalité impériale avec les Britanniques, et de dépendance économique vis-à-vis de ses fournisseurs dans la traite des pelleteries. Au mieux, le pouvoir colonial français pouvait-il occuper les endroits clés : Montréal, Détroit, Michilimackinac, Prairie-du-Rocher-Fort-de-Chartres, etc. Il s’agissait de maintenir une hégémonie diplomatique, mais d’aucune manière ne pouvait-on susciter un processus d’assimilation-francisation des premiers habitants.

Devrim Karahasan expose les variations, au fil des ans, des stratégies françaises d’assimilation. Convertir d’abord pour civiliser ensuite, ou encore l’inverse. Pour les jésuites, ce fut la religion d’abord ; pour les sulpiciens et pour le gouvernement royal à partir de 1663, les Sauvages devaient se faire hommes avant d’être chrétiens. Mais encore, par quelles stratégies convertir et civiliser ? Viser les enfants par l’instruction ou bien les chefs pour leur prestige et l’effet d’entraînement ? Sédentarisation ou bien missions volantes ? Baptêmes rapides ou bien longue catéchèse ? De même pour la citoyenneté (non pas au sens républicain), fallait-il, ou non, viser une culture commune des sujets du roi ? Pour Colbert, pour Frontenac, pour les sulpiciens, les « Sauvages » devaient parler français. Ultramontains, les jésuites prônaient plutôt le maintien des cultures autochtones christianisées afin de préserver leur ferveur religieuse et leurs habiletés guerrières indispensables au succès des armes du roi. Autre angoisse du pouvoir politique : jusqu’où pousser l’ingénierie sociale ? En épousant des Français, les Amérindiennes deviendraient françaises ; ne faudrait-il pas qu’elles réduisent la durée de leur longue période d’allaitement pour l’ajuster à celle, plus courte, des femmes françaises, ce qui favoriserait le rapprochement des naissances et, certes, leur plus grand nombre !

L’utopie assimilationniste a évidemment échoué, les sociétés amérindiennes incorporant un bien plus grand nombre de Franco-Canadiens que l’inverse. Pourquoi ? Certes à cause du faible poids démographique des Français et de leur dépendance. Aussi, les Amérindiens ne nouaient d’alliance économique ou diplomatique que par mariage. Il y avait, en outre, un surplus d’hommes chez les Français et de femmes chez les Amérindiens. Chez ces derniers, les prescriptions du mariage étaient moins contraignantes : liberté sexuelle prémaritale, valorisation de la fertilité plutôt que de la virginité, caractère impensable de la catégorie « enfant illégitime », droit au divorce, polygamie. Qui plus est plusieurs sociétés étaient matrilocales. Voilà qui favorisait les unions mixtes en pays amérindien. À partir du début du 18e siècle, les autorités coloniales ont réagi pour interdire ces mariages au nom d’arguments non plus culturels, mais racistes : la dégénérescence du sang. Globalement, les missionnaires s’y sont opposés au nom de la morale, de la beauté des enfants issus de ces unions, de l’ordre social.

Quelle fut l’intensité du métissage ? Faible dans l’espace seigneurial laurentien, forte ailleurs. En Acadie, l’auteure associe métissage et dépopulation micmaque (p. 161), ce qui, sans être faux, me semble trop exclusif. En effet, dès 1611, le père Biard rapporte les paroles des anciens sur la disparition de leurs villages que l’on peut associer à la forte présence, depuis le milieu du 16e siècle, de pêcheurs dans le Golfe avec lesquels les Micmacs faisaient commerce. Seconde question, quel fut le destin des enfants métis ? Incorporés dans l’un ou l’autre groupe d’appartenance des parents ou bien à l’origine d’une communauté nouvelle et distincte de Métis ? Il apparaît que ce sont le plus souvent les communautés indiennes qui ont incorporé les enfants issus de couples mixtes. En revanche, dans les Grand Lacs, des communautés métisses ont émergé. Au Québec, les démographes jugent faible la part d’héritage génétique autochtone, ce que reconnaît Devrim Karahasan, cependant, à juste titre, elle juge peu fiables tant les registres de baptêmes, mariages et décès que des études récentes fondées de marqueurs génétiques.

À quand remonte l’émergence de groupes de Métis (avec un grand M), au sens d’un peuple ou d’une nation distincte ? Certainement à la Rivière Rouge, au 19e siècle, mais en réalité bien avant, dans les Grands Lacs et en Acadie. Pourquoi et comment un tel groupe a-t-il émergé ? Qu’est-ce qui le caractérise au plan identitaire ? Le phénotype certes, mais essentiellement, une très grande variabilité de marqueurs culturels relatifs aux origines, aux moeurs, au syncrétisme religieux, à une niche dans la division du travail et enfin certes, le regard de l’Autre qui fige le Métis à mi-chemin entre le Sauvage primitif et le Blanc civilisé. Avec la création d’une mission destinée aux Métis de la Rivière Rouge en 1818, personne ne pouvait plus nier l’existence des Métis, de leur conscience nationale et, ultérieurement, de leur résistance à la politique canadienne visant leur expropriation et leur dispersion.

Porteur du paradigme barbarie-civilisation, le rapport colonial conduit soit à l’élimination de l’Autre, soit à son exclusion, soit à son incorporation-assimilation sur le mode du métissage. Dans ce dernier cas, le métissage est pensé sur le mode de l’absorption de l’Autre en Soi. Les modalités varient selon les acteurs, les contextes, les époques : politiques de peuplement, interdictions de mariages inter-ethniques, etc. Les agents de l’État tiennent habituellement le discours le plus radicalement assimilationniste, alors que les missionnaires envisagent des étapes ou des degrés de mélange intermédiaires. Des individus, des sous-groupes, des peuples peuvent résister à ce processus d’amalgamation, tels ces coureurs de bois et voyageurs devenus Indiens ou encore, ces descendants de Français, d’Anglais, d’Indiens devenus non pas métis, mais Métis. Voilà ce dont Devrim Karahasan fait l’histoire. Une magnifique contribution.