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À contre-courant de l’opinion largement répandue selon laquelle l’organisation serait une réalité extérieure susceptible de se fixer des objectifs propres et d’exercer un pouvoir sur ses membres, Delphine Resteigne a plutôt adopté une approche qui consiste à mettre l’accent sur les rapports sociaux et les contextes d’action qui s’établissent dans l’organisation et, par là, sur les individus qui la composent. C’est en cela que son étude est originale et qu’elle enrichit les études internationales.

Le livre se penche sur la dimension structurelle et culturelle des organisations militaires regroupées en alliances ou task forces avec une culture organisationnelle pour observer les interactions sociales en Bosnie, au Liban et en Afghanistan. Aux forces armées ont été ainsi assignés de nouveaux rôles professionnels qui font d’eux des spécialistes dans la gestion des crises au sens large. Ce phénomène est facilité entre autres par la révolution technologique. En effet, celle-ci a entraîné des changements dans l’organisation militaire avec un personnel de plus en plus spécialisé. On passe ainsi d’une armée de circonscrits à une armée de métier. L’auteure analyse la participation de l’armée belge sur trois théâtres d’opérations, en Afghanistan, au Liban et en Bosnie-Herzégovine.

En Afghanistan, l’une des particularités de la mission internationale de paix est la création des équipes de reconstruction provinciale. Il y en avait 26 en janvier 2009. D’après la définition de l’otan, « ce sont de petites équipes de personnels civils et militaires internationaux travaillant dans les provinces afghanes pour contribuer à étendre l’autorité du gouvernement central et créer des conditions de sécurité et de sûreté plus favorable à la reconstruction ». Toutefois, si les aspects civils et militaires semblent avoir le même poids, dans les faits les éléments civils ne rassemblent qu’un très faible effectif. Chaque équipe de reconstruction provinciale compte généralement, selon l’auteure, 5 à 10 % de civils. Ce qui veut dire que les tâches de reconstruction sont confiées à des militaires qui s’occupent de tâches plutôt réservées aux humanitaires.

Au Liban, la mission de l’onu qui a été créée en 1978 a vu son mandat renforcé après les évènements de l’été 2006. Cette mission ressemble à une mission de maintien de la paix classique, tout en mettant l’accent sur les spécificités de chaque équipe en veillant à y encourager le développement d’un certain esprit de cohésion.

En Bosnie-Herzégovine, enfin, le but de l’opération était de contribuer à assurer un environnement sécurisé et de continuer les engagements pris dans le cadre des accords de Dayton-Paris. L’opération militaire Althea menée par l’eufor (European Union Force) a été lancée le 2 décembre 2004. Sur le plan des pratiques professionnelles, les militaires ont adopté des comportements ritualistes et la vie de tous les jours y était essentiellement rythmée par le travail, les moments de loisir, les contacts virtuels avec la famille et les repas puisque le niveau d’alerte était peu élevé.

Dans tous les cas étudiés, il apparaît en filigrane que les contacts avec les populations locales étaient souvent difficiles, voire inexistants, en raison de la connaissance insuffisante de la culture locale par les acteurs de la paix. En Belgique par exemple, souligne l’auteure, une formation culturelle est enseignée pendant la période de préparation, mais elle se résume à une seule journée d’initiation à la culture du pays de déploiement et à quelques exercices et jeux de rôles réalisés lors de la période de préparation.

Le livre de Delphine Resteigne possède plusieurs qualités, tant sur le plan théorique, méthodologique qu’empirique. Sur le plan théorique d’abord, l’auteure va à contre-courant des études organisationnelles en insistant sur les contextes d’action et les rapports sociaux plutôt que sur les structures. Sur le plan méthodologique, elle innove en empruntant une approche à l’opposé de la démarche positiviste, qui est déductive. Elle a privilégié des allers-retours successifs entre la formulation d’hypothèses et des séjours sur le terrain. Enfin, sur le plan empirique, elle a réalisé du terrain remarquable dans différentes aires géographiques et a eu accès à des lieux et à des acteurs que peu de chercheurs fréquentent en faisant de l’observation participante et de la collecte de données et d’entrevues. Reisteigne n’a donc pas mobilisé une théorie déterminée, mais les référents théoriques se sont plutôt matérialisés progressivement au cours des différentes étapes de la recherche. Ainsi, les perspectives théoriques sont présentées en tant que possibilités. Le résultat, c’est que la structure théorique de l’ouvrage est quelque peu indifférenciée et qu’il plane un doute sur les possibilités théoriques les plus utiles à l’analyse de l’auteure. L’écueil de cette approche est qu’elle produit une explication « surdéterminée de la réalité » et entretient le flou sur l’explication la plus importante.

Sur le plan méthodologique aussi, en allant à l’opposé de l’approche positiviste et en choisissant une méthodologie « all over the place », c’est-à-dire démesurée et où les référents théoriques sont choisis progressivement au cours des différentes étapes de la recherche, elle rend la généralisation impossible et l’accumulation du savoir difficile.

Enfin, sur le plan empirique, les extraits de quelques entrevues montrent ce qui explique l’échec ou en tout cas les difficultés des opérations de paix dans des contextes lointains :

C’est un système arriéré, à l’africaine […] Lors d’une précédente mission onu, par exemple, quand je devais avoir un véhicule, je devais demander à New York (p. 200). Le plus difficile, quand on travaille à l’international, c’est de s’habituer aux différentes méthodes de travail […] Les pays européens sont plus proches de nous […]. Les Ghanéens et les Indiens, ils ont des approches différentes, par rapport aux officiers par exemple… chez eux, il y a des castes qui existent, une forte hiérarchie (p. 203). Le pire, ce sont les Indiens car ils nettoient leur nez tous les matins. C’est comme certains Africains […] Et, au niveau de l’utilisation des toilettes, certains Asiatiques mettent les pieds sur la lunette du wc quand ils vont aux toilettes !

p. 204

Ce qu’il faut retenir de ces quelques extraits d’entrevues, c’est que la première leçon, peut-être, à enseigner aux acteurs de la paix, c’est l’altérité et l’ouverture à la différence pour une meilleure efficacité et une meilleure efficience des opérations de paix.