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Cet ouvrage collectif regroupe un ensemble de présentations réalisées dans le cadre d’un colloque du Liechtenstein Institute on Self-Determination qui s’est tenu à l’Université de Princeton et s’intitulait Grand Strategy in the Emerging International System. Cette conférence organisée en l’honneur de Robert Gilpin examinait l’impact de son travail sur la discipline des Relations internationales. Les chapitres de cet ouvrage furent écrits par un ensemble d’anciens collègues de Gilpin ainsi que par plusieurs de ses étudiants qui sont par la suite devenus professeurs dans différentes universités étasuniennes. L’oeuvre de Gilpin y est traitée essentiellement selon deux aspects : son apport théorique à la discipline et sa posture en tant que chercheur.

Les chapitres de Richard Falk et Daniel H. Deudney résument la pensée des auteurs sur la posture de Gilpin en tant que chercheur. Collègue de Gilpin à Princeton, Falk décrit ce dernier comme un « intellectuel pur » n’ayant pas d’aspirations au-delà de la bibliothèque ou de la salle de classe. Cette dimension de modestie et de dévouement entier à une vie universitaire se fait d’ailleurs sentir tout au long de l’ouvrage. On note particulièrement le fait que, malgré les possibilités d’avancement offertes par le milieu universitaire prestigieux dans lequel il se trouvait, Gilpin n’a pas voulu ternir la qualité de sa vie intellectuelle au profit d’ambitions administratives ou politiques.

Deudney, de son côté, montre une autre facette de Gilpin qui est reprise par une majorité des auteurs de l’ouvrage, soit son ouverture théorique. Tout en défendant fermement une position réaliste, il présente cet engagement avec d’autres courants théoriques, notamment avec des courants qui étaient alors discrédités, tel le marxisme, est comme un exemple du dévouement de Gilpin à l’égard d’un travail intellectuel sérieux. Ce désir d’engager des théories alternatives permit à Gilpin de présenter une version beaucoup moins statique du néoréalisme que ne l’est la version dominante attribuée à Kenneth Waltz.

Pour ce qui est de l’apport théorique de Gilpin, Michael Mastanduno entame cette discussion en soulignant quatre points sur lesquels son oeuvre a stimulé le débat entourant la discipline. Dans un sens similaire aux propos de Deudney, Mastanduno souligne que Gilpin a présenté le réalisme comme une vision du monde plutôt que comme une théorie scientifique rigide comme le prétendait Waltz. Selon lui, Gilpin a également su remettre en question le triomphalisme américain de la « fin de l’histoire » en soulignant la diversité des capitalismes et leur possible affrontement. De plus, Gilpin a introduit une théorie des cycles hégémoniques en soulignant que le développement de l’hégémon contribue simultanément à son déclin. Enfin, Giplin a su exposer que le développement économique international a d’importantes bases politiques.

Cette dernière question est approfondie dans le chapitre de Benjamin J. Cohen qui souligne l’apport de Gilpin dans le développement du sous-champ de l’économie politique internationale. Gilpin est ainsi parvenu à mettre en lumière le rôle de la puissance hégémonique comme stabilisateur de l’économie mondiale ainsi que le lien intime existant entre pouvoir et ressources économiques.

Joan Gowa revient sur cette question des bases politiques du pouvoir économique, mais présente également la théorie du changement historique que Gilpin établit dans un de ses ouvrages majeurs : War and Change in World Politics. Le changement dans l’ordre international y est expliqué par les efforts de puissances émergentes pour s’assurer une plus grande part du gâteau lorsque leur situation au sein de l’ordre établi ne leur paraît plus satisfaisante.

Kathleen R. MacNamara, quant à elle, reprend cet édifice théorique gilpinien et montre comment il lui fut utile dans l’analyse de son propre sujet de recherche, la position de l’Europe face aux États-Unis au sein de l’ordre international. L’apport de Gilpin lui permet de tracer un portrait de cette situation où les États-Unis demeurent l’État le plus puissant, mais également de relever des signes du déclin de son pouvoir économique et de son prestige international qui, s’ils ne sont pas contrés, pourraient mener vers une transition hégémonique dont profiterait l’Europe.

Enfin, William C. Wohlforth traite de l’oeuvre de Gilpin en comparaison avec la version dominante du néoréalisme établie par Waltz. Il pose la question à savoir quel serait le portrait contemporain de la discipline des Relations internationales si la version du néoréalisme de Gilpin était dominante au lieu de celle de Waltz ou, au minimum, si l’approche de Gilpin s’était démarquée comme une conception distincte du réalisme au lieu d’être amalgamée à la position waltzienne. Wohlforth en conclut premièrement que la discipline n’éprouverait pas autant de difficulté à expliquer les changements de l’ordre international. Deuxièmement, les penseurs réalistes seraient moins obsédés par le concept d’équilibre de la puissance. Troisièmement, d’intéressantes théories comme celle de la surextension impériale pourraient occuper une place plus grande dans les schémas d’analyse. Quatrièmement, la relation de la discipline avec les autres pourrait être plus ouverte au lieu de représenter essentiellement un jeu à somme nulle.

Il faut prendre cet ouvrage pour ce qu’il est, c’est-à-dire une collection de textes écrits en l’honneur de Gilpin par des collègues et amis qui partagent des approches sympathiques à la sienne. Si les ouvrages majeurs de Gilpin et leurs principaux apports théoriques y sont présentés, c’est dans un esprit d’éloge laissant très peu de place à l’analyse critique. Ainsi, cet ouvrage s’adresse moins à l’étudiant recherchant une introduction à l’approche de Gilpin qu’à ceux démontrant déjà un intérêt pour ce dernier. De plus, la lecture est marquée par un sentiment de redondance, les auteurs se rejoignant sur plusieurs points sans apporter de nouvelles perspectives.