Corps de l’article

Depuis plusieurs décennies, une multitude de questions de santé, telles que le vih/sida, les risques liés à la consommation de tabac et d’alcool, le cancer ou encore les résistances thérapeutiques, sont devenues des questions sanitaires de portée mondiale dans le sens où elles sont de nature à menacer la santé des populations des pays industrialisés, tout comme de celles des pays en développement. Devant ces défis sanitaires mondiaux, un nombre croissant d’acteurs locaux, nationaux et internationaux font entendre leurs voix et participent à des négociations internationales dont l’objectif est de s’accorder sur des solutions adaptées et durables pouvant répondre à ces questions de santé. De ces interactions est né un nouveau type de diplomatie connue sous le nom de diplomatie sanitaire mondiale (global health diplomacy) que cette note se propose d’interroger et d’étudier. En effet, de quelle manière fonctionne cette diplomatie, quels en sont les acteurs et quels sont ses principaux instruments ? Quels résultats concrets ont été jusqu’ici atteints par ces négociations sanitaires de portée mondiale et à quels types d’obstacles cette diplomatie et ses acteurs doivent-ils faire face ?

Afin de répondre à ces questions, cette note revient dans un premier temps non pas sur la définition de la diplomatie sanitaire mondiale qui, comme nous l’expliquerons, n’a pas encore trouvé de réel consensus parmi les chercheurs et les professionnels de la santé, mais plutôt sur un certain nombre de principes qui donnent une idée de la nature de cette diplomatie. À cette occasion, il sera également question de mettre en exergue les principales dynamiques sociétales qui l’ont façonnée. Dans un second temps, afin d’illustrer de quelle manière se matérialise cette diplomatie et de mieux cerner quels en sont les acteurs, les mécanismes et les résultats, cette note propose de se pencher sur deux types de négociations sanitaires mondiales : celles concernant le financement de la lutte contre le vih/sida, la tuberculose et le paludisme et celles relatives à la lutte contre la contrefaçon de médicaments.

Enfin, à partir de ces études de cas, mais également de l’évolution actuelle des préoccupations politiques internationales, un certain nombre de défis qui se posent ou se poseront dans un avenir proche seront évoqués et discutés.

I – Principes et origines de la diplomatie sanitaire mondiale

A ― Ce que « diplomatie sanitaire mondiale » veut dire

Quelques principes fondamentaux

Si, depuis plus d’une décennie, un nombre croissant de travaux – principalement anglophones – en santé publique, en droit international et en relations internationales se sont intéressés à la diplomatie sanitaire mondiale, il n’en existe actuellement aucune définition universellement acceptée et son appréhension semble évoluer au gré des articles. Ainsi l’Organisation mondiale de la santé (oms) considère-t-elle que la diplomatie sanitaire mondiale :

… fait le lien entre la santé publique, les affaires internationales, la gestion, le droit et l’économie, et se concentre sur les négociations qui façonnent et dirigent l’environnement politique global de la santé.

who 2012

Pour Ilona Kickbush, directrice du programme Santé mondiale de l’Institut de hautes études internationales et du développement (iheid) à Genève, la diplomatie sanitaire mondiale couvre :

Les processus de négociations se déroulant sur plusieurs niveaux et engageant plusieurs acteurs qui façonnent et gèrent l’environnement politique globale de la santé et qui aboutissent à des compromis et à des accords obtenus dans le cadre de réunions multilatérales, de nouvelles alliances et d’accords bilatéraux.

Kickbush, Silberschmidt et Buss 2007 : 230

Enfin, dans un article récent intitulé « What Is Global Health Diplomacy ? », Kelley Lee et Richard Smith, membres du Réseau de la diplomatie sanitaire mondiale (Network on Global Health Diplomacy [ghd.Net]) qui est spécialisé dans l’étude des pratiques diplomatiques dans le domaine de la santé, considèrent que la diplomatie sanitaire mondiale peut être définie comme étant :

… [l]es processus d’élaboration de politiques à travers lesquels les États, les organisations intergouvernementales et les acteurs non étatiques négocient les réponses à apporter aux défis de la santé ou utilisent les concepts sanitaires et les mécanismes d’élaboration de politiques et de stratégies de négociation afin d’atteindre des objectifs politiques, économiques ou sociaux.

Lee et Smith 2011 : 10

À partir de ces différentes définitions, il est possible de dégager un certain nombre de principes fondamentaux particulièrement utiles pour apprécier ce qu’est la diplomatie sanitaire mondiale aujourd’hui. Ainsi, à la lumière des définitions précédentes, ce qu’il est important de garder à l’esprit est que la diplomatie de la santé mondiale couvre des processus de négociation dans le domaine de la santé entre divers acteurs – gouvernementaux et non gouvernementaux – qui se déroulent sur différents niveaux et dont l’objectif principal est de créer des accords durables et de mettre en oeuvre des initiatives ou des mesures visant à améliorer l’état de la santé dans le monde. La notion de processus est ici particulièrement importante, car les résultats obtenus par la diplomatie de la santé mondiale prennent en général un certain temps et sont souvent le fruit d’un développement non linéaire incluant des succès, des moments de stagnation et des retours en arrière.

Comme ces définitions l’indiquent, cette diplomatie couvre des processus de négociation. Cet aspect est crucial pour comprendre la nature même de la diplomatie de la santé mondiale, notamment parce que son but principal reste l’amélioration ou la protection de l’état de santé dans le monde et que cet objectif ne peut être atteint sans prendre en compte les priorités, les centres d’intérêt et les limites de tous les acteurs concernés. Enfin, les aspects concernant la multitude de niveaux de négociation et l’abondance d’acteurs engagés sont également des points importants pour une bonne appréciation de la nature même de cette diplomatie. En effet, alors que dans bien des domaines la diplomatie n’est plus le pré carré des gouvernements, la diplomatie sanitaire mondiale recouvre à la fois les négociations formelles entre et parmi les gouvernements, mais également les négociations entre les États et d’autres acteurs comme les ong, les entreprises pharmaceutiques ou les fondations.

B ― Les dynamiques à l’origine du développement de la diplomatie sanitaire mondiale

Le lien entre diplomatie et santé n’est pas nouveau. En effet, au 13e siècle, lorsque les premières ambassades furent établies pour procurer aux cités États des informations relatives aux éruptions épidémiques survenues dans les pays voisins, les gouvernements étaient conscients des capacités des agents pathogènes à se déplacer d’un pays à un autre sans égard aux situations politiques, économiques et diplomatiques. Par ailleurs, bien que dans le domaine de la politique étrangère le statut de la santé soit souvent resté marginal et la santé publique considérée comme étant de faible importance politique (low politics) par les diplomates, les conférences sanitaires internationales organisées entre le début du 20e siècle et la fin de la Seconde Guerre mondiale montrent que l’intérêt diplomatique pour la santé n’est pas si récent. Cela étant, quatre dynamiques sociétales semblent avoir profondément influencé la nature même de la diplomatie sanitaire mondiale actuelle : le processus de mondialisation, la sécurisation des maladies infectieuses, l’émergence d’une conception de la santé assimilant cette dernière à un bien public mondial et la prolifération d’acteurs dans le domaine de la santé mondiale.

Avec le processus de mondialisation qui fait référence aux changements fondamentaux des contours temporels et spatiaux de l’existence sociale, notre monde est aujourd’hui devenu plus interdépendant et les événements se déroulant sur un point du globe peuvent potentiellement avoir une influence non négligeable à un autre endroit de la planète. L’histoire des grandes épidémies (peste, choléra, influenza…) rappelle que la transmission transfrontalière des maladies infectieuses n’est pas un phénomène nouveau. On assiste cependant, depuis l’intensification après-1945 des échanges commerciaux et du mouvement des personnes, à une accélération de la vitesse et à une plus grande étendue de la transmission des agents pathogènes. Comme l’illustrent le vih/sida, la grippe H5N1, le H1N1 ou le sras, dans notre monde globalisé un virus est capable de se propager et des maladies infectieuses d’émerger ou de réémerger n’importe où en un laps de temps relativement court. Une réalité à l’origine de la plupart des discours, des politiques et des initiatives réclamant une réponse mondiale et coordonnée face à la propagation d’un certain nombre de maladies infectieuses.

En même temps que cette prise de conscience d’une accélération de la rapidité et d’une plus grande étendue de la transmission des maladies infectieuses, la sécurisation d’un certain nombre de questions de santé a joué un rôle prépondérant dans le développement de la diplomatie sanitaire mondiale actuelle. Le phénomène de sécurisation est un processus qui fait passer une question de la sphère non politique à la sphère politique, et de manière ultime au domaine de la sécurité (Collins 2010). Les premières recherches en Relations internationales concernant le lien entre santé et sécurité furent menées à la fin des années 1980 dans un contexte de fin de guerre froide, de recherche de nouvelles approches du concept de sécurité et d’émergence de la notion de sécurité non traditionnelle. Cependant, la santé n’obtint formellement une dimension sécuritaire que lorsqu’elle fut placée à l’ordre du jour mondial de la communauté internationale par les Nations Unies à l’occasion d’une session spéciale du Conseil de sécurité sur le vih/sida en juillet 2000. Depuis cette étape décisive du processus de sécurisation de la santé, le vih/sida puis le sras et la grippe aviaire ont été considérés comme des menaces potentielles à la sécurité mondiale, régionale, nationale et humaine. À titre d’exemple, le vih/sida fut présenté comme une menace existentielle pour les individus, les familles et les communautés, mais également comme une menace réelle aux capacités militaires et policières des pays en développement (ped) et donc à leur stabilité ainsi que, par un effet domino, à celle de leurs voisins et même de leur région (Elbe 2002). Simultanément, les maladies infectieuses comme le sras ou la grippe aviaire ainsi que les maladies non contagieuses ont été présentées comme potentiellement aptes à affecter les économies et la stabilité des pays, des régions, voire du monde, et comme pouvant dès lors menacer la sécurité mondiale, régionale, nationale ou humaine (Caballero 2003 ; Liu ; 2006 ; sipri 2011). Bien que la démonstration scientifique et l’illustration concrète du lien entre santé et sécurité n’aient pas toujours été avérées, ce processus de sécurisation a indubitablement motivé les gouvernements à réagir, puis à travailler ensemble sur les plans bilatéral et multilatéral afin de répondre à ce qu’ils considéraient comme une menace à leur sécurité nationale et à leurs intérêts nationaux. Il n’est pas question ici de dire que la récente évolution de la diplomatie sanitaire mondiale n’a pas été influencée par d’autres approches de ces questions de santé, mais plutôt que le processus de sécurisation des maladies infectieuses a joué un rôle crucial dans la motivation des gouvernements à recourir à des outils de politique étrangère pour répondre aux questions de santé mondiale.

De façon similaire à ce phénomène de sécurisation des maladies infectieuses dans le sens où il s’agit également d’un processus de redéfinition des questions de santé, des maladies telles que l’obésité et le diabète, ou encore des comportements à risque comme la consommation de tabac ou l’injection intraveineuse de drogues qui ne se transmettent pas à travers les frontières, ont été redéfinies par un certain nombre d’acteurs (chercheurs, ong, organisations internationales, hommes/femmes politiques…) et présentées ces deux dernières décennies comme des enjeux d’ordre mondial exigeant une réponse mondiale. Cette tentative réussie de redéfinition de ces questions de santé est notamment à l’origine d’un discours mettant en avant l’aspect transfrontalier/mondialisé des dimensions de la santé qui ne touchent pas les maladies infectieuses et plus particulièrement d’une approche qui considère que la santé possède un statut de bien public qui n’est ni concurrentiel ni exclusif dans le monde. Bien que cette approche présentant la santé comme un bien public mondial (bpm) que « nos sociétés ont la responsabilité d’entretenir, de soutenir et de défendre » (Feachem et Sachs 2002) soit aujourd’hui vivement débattue, il n’en reste pas moins qu’elle a profondément transformé la réponse politique qui était jusque-là apportée à ces questions de santé désormais « mondialisées ».

La dernière dynamique ayant influencé le développement contemporain de la diplomatie sanitaire mondiale concerne le nombre croissant d’acteurs non étatiques intéressés par les questions de santé mondiale. Ces deux dernières décennies en effet, un nombre croissant d’ong (Médecins sans Frontières, Oxfam…), d’organisations philanthropiques (Bill and Melinda Gates Foundation, Clinton Foundation…), d’universités (Harvard, Université libre de Bruxelles, Université médicale de Taipei…) et d’entreprises privées (Standard Bank Group, Hellwet Packard…) se sont consacrées à l’amélioration de l’état de la santé dans le monde. Parmi leurs nombreuses activités, ces acteurs ont prodigué une assistance médicale ou de santé publique aux pays en développement (ped), ils ont lancé des campagnes mondiales dans le but d’attirer l’attention sur un certain nombre de questions de santé jusque-là négligées ou trop controversées, ils ont ouvertement critiqué les gouvernements et les organisations internationales pour leur gestion de la santé mondiale et ont réclamé un engagement plus durable et plus responsable. Ils ont également acquis une expertise sanitaire unique et produit des rapports scientifiques documentés sur un certain nombre de questions de santé mondiale. Enfin, ils ont réclamé la mise en oeuvre de nouvelles initiatives de santé mondiale mettant à contribution les gouvernements ainsi que la société civile et les entreprises. La description de cette dernière dynamique ne serait pas complète sans l’évocation du phénomène assez récent d’augmentation du nombre d’experts en santé mondiale, qui, affiliés à divers organismes de recherche ou de conseil (Center for Strategic & International Studies [csis], Boston Consulting Group, Council on Foreign Relations [cfr]…), cherchent à apporter par leurs travaux et leurs analyses des solutions pratiques aux décideurs politiques. Certains d’entre eux exercent une influence dans le domaine de la formulation des approches et des politiques relatives à la santé mondiale qui ne doit pas être sous-estimée.

Par leur engagement pour une amélioration de la santé dans le monde, ces nouveaux acteurs ont d’une manière ou d’une autre encouragé – voire occasionnellement forcé – les gouvernements et les organisations internationales à relever collectivement certains défis de santé mondiale et à s’engager dans des processus de négociations bi- ou multilatérales dont les acteurs non étatiques n’étaient plus absents et sont ainsi devenus des acteurs à part entière de la diplomatie sanitaire mondiale. Si la participation de ces acteurs aux négociations portant sur la santé mondiale doit être considérée comme une avancée majeure en termes de démocratisation de la gouvernance de la santé mondiale, ce phénomène représente également un défi de taille. En effet, comme nous aurons l’occasion de l’observer dans cet article, cette tendance est également synonyme de négociations plus complexes et parfois plus longues, provoquées généralement par l’immense difficulté pour ces nombreux acteurs aux objectifs différents, voire parfois diamétralement opposés, de s’accorder sur des initiatives, des programmes ou encore des politiques nationales ou globales relatives à la santé mondiale.

II ‒ La diplomatie sanitaire mondiale en pratique

S’appuyant sur deux études de cas, l’une concernant la mise en oeuvre d’une initiative mondiale de financement de la lutte contre le vih/sida, la tuberculose et le paludisme et l’autre, la lutte mondiale contre la contrefaçon de médicaments, cette seconde partie se propose d’illustrer de quelle manière la diplomatie sanitaire mondiale s’est matérialisée dans ces deux domaines particuliers, de se pencher sur ses mécanismes et sur le rôle joué par certain de ses acteurs et, enfin, d’évaluer ce qu’elle a permis ou non d’atteindre. Cette analyse s’appuie essentiellement sur un suivi étroit des négociations en cours dans ces deux domaines à travers notamment la lecture de comptes rendus des réunions, d’articles et de notes rédigés par des acteurs présents lors des discussions, ainsi que sur la lecture de documents officiels et de rapports relatifs à la lutte contre le vih/sida et la contrefaçon de médicaments provenant d’institutions sanitaires internationales comme l’oms ou de groupes de travail internationaux concernés par ces questions.

A ― unitaid : le financement de la santé mondiale à l’épreuve des brevets pharmaceutiques

Créée en septembre 2006, unitaid est une facilité internationale d’achat de médicaments dont l’objectif est de centraliser les achats de traitements contre le vih/sida, le paludisme et la tuberculose afin d’obtenir les plus bas prix possibles et ainsi traiter les malades des pays les plus pauvres. Cette initiative de santé mondiale est financée par une taxe prélevée sur la vente de billets d’avion dite taxe de solidarité. Celle-ci s’applique à tous les vols au départ des pays qui l’ont adoptée et elle est directement payée par les voyageurs au moment d’acheter leurs billets. Les pays qui ont opté pour ce moyen de financement d’unitaid (9 des 29 partenaires de cette initiative[1]) sont libres d’imposer le niveau de taxation qu’ils souhaitent. À titre d’exemple, la France a décidé de taxer les voyageurs au départ de la France 1 $ us par billet en classe économique, 10 $ us pour un billet en classe affaires et 40 $ us pour un billet en première classe, alors que le Chili a choisi de prélever 2 $ us sur les vols internationaux uniquement. Les fonds ainsi collectés contribuent d’une part à l’amélioration de l’accès aux diagnostics de qualité et aux traitements contre le vih/sida, le paludisme et la tuberculose pour les patients des pays à très bas revenu et encouragent d’autre part l’industrie pharmaceutique à investir en r-d et à produire de nouvelles formules médicamenteuses pour traiter des maladies négligées qui affectent un nombre disproportionné de personnes dans les ped.

Afin d’apprécier de quelle manière la diplomatie a joué un rôle prépondérant dans la création de ce mécanisme innovant de financement de la santé mondiale, un retour aux origines de cette initiative s’impose. En effet, alors que depuis 2000 le financement consacré à la lutte contre le vih/sida avait augmenté substantiellement, le financement mondial total destiné à combattre cette maladie stagna en 2006. En d’autres termes, la différence entre le montant nécessaire pour lutter efficacement contre cette maladie et le montant réellement alloué excédait cinq milliards de dollars américains. Le manque de ressources financières fut également ressenti dans le domaine de la lutte contre le paludisme et la tuberculose, comme l’illustrèrent les appels aux dons du Fonds mondial ainsi que des organisations internationales et des ong. Parallèlement à ce problème de financement, la prévisibilité des efforts de soutien financier de la lutte contre ces trois maladies fut un sujet d’inquiétude à partir de 2000 alors que les flux d’argent disponible fluctuaient en fonction de la situation économique et du bon vouloir des pays donateurs, rendant ainsi toute action durable particulièrement difficile.

Dans ce contexte, des pays comme le Brésil, le Chili, la France et la Norvège lancèrent un processus de discussion afin de trouver des solutions alternatives pour financer ce combat et ainsi atteindre les Objectifs du millénaire pour le développement (omd). En 2003, le président français, Jacques Chirac, invita un groupe de personnalités indépendantes à travailler à un nouveau mécanisme de contribution financière internationale, puis, en 2004, les chefs d’État brésilien, chilien, français et norvégien avec le soutien de l’onu mandatèrent un groupe technique d’exploration des mécanismes de financements innovants, notamment dans le domaine de la santé. Ces deux groupes de travail produisirent respectivement le rapport Landau sur les nouvelles contributions financières internationales (décembre 2004) (Landau 2004) et un rapport sur les mécanismes de financements innovants (septembre 2004) (tgifm 2004). L’objectif de ces deux rapports, qui proposent des solutions variées et des mécanismes de financements innovants reposant sur le prélèvement de taxes (taxe sur le commerce des armes, taxe sur les transactions financières…), était d’apporter une certaine stabilité et une prévisibilité des flux financiers alloués à l’aide en général et à celle dans le domaine de la santé en particulier.

Afin que ces propositions ne restent pas lettre morte, que la question des mécanismes de financements innovants soit portée à l’ordre du jour de la communauté internationale et qu’elle reçoive le soutien d’autres pays, en février 2005 le Brésil, le Chili, la France et la Norvège, rejoints par l’Allemagne, publièrent une déclaration commune soulignant le besoin urgent de ressources supplémentaires et diversifiées ainsi que la nécessité de nouvelles approches pour financer le développement (Déclaration 2005). Parmi les propositions faites dans ce que cette déclaration présentait comme un « menu d’options » pour le financement des Objectifs du millénaire pour le développement (omd), des projets pilotes visant à fournir un financement sur le long terme destiné aux programmes de vaccination universelle pour les enfants et de lutte contre le vih/sida furent évoqués sans pour autant être détaillés.

En septembre 2005, lors d’une réunion des Nations Unies sur les omd à New York, ce groupe sur les financements innovants pour le développement, qui comptait désormais également l’Algérie et l’Espagne, fit une déclaration qui soulignait la nécessité d’augmenter les ressources afin d’atteindre les omd et il invita les autres membres de l’onu à travailler sur des moyens innovants de financement pour le développement (Leading Group 2005). Cette déclaration commune fut également l’occasion pour ce groupe de présenter un projet innovant de financement de la lutte contre le vih/sida qui reposait principalement sur une contribution solidaire prélevée sur les billets d’avion des voyageurs au départ des pays partenaires de l’initiative et d’affirmer que ce financement servirait également pour d’autres maladies. La première pierre d’unitaid était alors posée. Après de nombreuses négociations et discussions, le groupe avait finalement réussi à créer une dynamique internationale autour de cette question lorsque la déclaration de 2005 fut officiellement soutenue par 79 pays ainsi que par des plateformes d’ong internationales comme abong, accion et Coordination Sud qui recommandèrent à tous les États de se joindre à cette dynamique[2]. En même temps, alors que le projet apparaissait être bien plus qu’une initiative utopique, des critiques et des inquiétudes émergèrent. Ainsi, en France, l’Union nationale des professionnels du transport aérien évoqua les chiffres de 3000 à 4000 suppressions d’emploi si ce projet venait à être mis en oeuvre et les compagnies aériennes comme Air France-klm exprimèrent leurs réserves et leurs inquiétudes quant à cette initiative internationale alors appelée en France la « taxe Chirac » (L’Expansion 2005).

Afin d’obtenir un soutien supplémentaire de la part des États, des organisations internationales et des ong et d’ainsi pouvoir lancer la phase de mise en oeuvre du projet, le groupe organisa à Paris au début de mars 2006 une conférence internationale sur les financements innovants pour le développement et contre les pandémies (France Diplomatie 2006). Cet événement fut suivi de réunions techniques rassemblant les États membres du groupe, le Royaume-Uni ainsi que des organisations internationales (oms, Fonds mondial de lutte contre le sida, unicef, onusida, Banque mondiale) qui négocièrent et déterminèrent la structure juridique, le budget escompté et la gouvernance d’une telle initiative.

Officiellement lancée lors de l’Assemblée générale des Nations Unies le 17 septembre 2006, unitaid est aujourd’hui financée par 29 pays et par la Fondation Bill et Melinda Gates. Au cours de ses six premières années d’existence, cette initiative a réussi à collecter plus de 1,5 milliard de dollars américains de fonds nouveaux et, selon son rapport d’activités, unitaid avait permis à la fin de 2010 la mise sur le marché de quinze nouvelles formules médicamenteuses contre le sida pédiatrique ainsi que le renforcement de l’accès aux suppléments nutritionnels et aux traitements contre les maladies opportunistes, le paludisme et la tuberculose. Ainsi, alors qu’actuellement 15 millions de personnes vivant avec le vih ont besoin d’un traitement d’urgence pour ne pas perdre la vie, que le taux de détection de la tuberculose est de 65 % – avec une croissance rapide et inquiétante des cas de tuberculose multirésistante – et que le paludisme, bien que contenu, pourrait venir à exploser si les efforts de prévention ne sont pas maintenus, unitaid, fruit de la diplomatie sanitaire mondiale, a soutenu durablement les efforts locaux, régionaux et mondiaux afin de réduire l’impact de ces trois maladies sur les sociétés et joué le rôle de mécanisme crucial venant combler une partie du fossé du financement de la santé mondiale (unitaid 2011c).

Cependant, unitaid doit aujourd’hui faire face à un certain nombre de défis auxquels la diplomatie sanitaire mondiale devra répondre. Une des principales inquiétudes des professionnels de la santé qui travaillent dans les pays en développement reste la gestion et la distribution locale des traitements financés par unitaid qui dépendent principalement de l’état des systèmes nationaux de santé, de leurs institutions médicales, des infrastructures routières et des moyens de transport locaux. Ici, la diplomatie peut jouer un rôle non négligeable dans le sens où les pays concernés, les gouvernements intéressés, les organisations internationales et les ong locales et internationales pourraient s’accorder sur la meilleure manière de renforcer les mécanismes de distribution et de gestion de ces médicaments.

Un autre défi concerne le soutien à cette initiative. En effet, si unitaid bénéficie actuellement du soutien de 29 pays, parmi les membres du G8 seule la France prélève une taxe sur les billets d’avion. Dans ce contexte, la diplomatie sanitaire mondiale permettrait d’entreprendre de nouvelles négociations visant à obtenir le soutien d’autres États du G8, de l’Union européenne ainsi que de partenaires tels que les États-Unis, les bric, voire le Japon ou encore Taiwan. Cela représenterait un soutien financier supplémentaire et nécessaire alors que l’onusida estimait avant l’actuelle crise financière qu’il existerait un écart de financement total mondial de plus de 20 milliards de dollars américains d’ici à 2015 dans le domaine de la lutte contre le vih, le paludisme et la tuberculose (onusidaet al. 2009).

Enfin, le déclin imminent de la mise à disposition de traitements génériques pour traiter ces maladies, causé par l’entrée de l’Inde – principal producteur de ces génériques – au sein de l’omc, pose également un défi de taille à unitaid, qui distribue principalement des médicaments génériques aux patients des ped (Assemblée nationale 2011). Dans ce contexte, la diplomatie sanitaire mondiale joue un rôle crucial dans la quête d’une solution durable à cette situation en engageant les principaux acteurs concernés, comme unitaid, l’onusida, l’oms, les gouvernements, des ong et les firmes pharmaceutiques, à négocier ensemble pour explorer d’autres avenues. Aujourd’hui, une des solutions qui semblent avoir émergé de ces négociations est la création d’une communauté de brevets (Medicines Patent Pool). Ce mécanisme innovant d’octroi de licences sollicite la concession de licences volontaires de la part des titulaires de brevets sur des médicaments antirétroviraux, tels que les compagnies pharmaceutiques, les instituts de recherche ou les universités, afin de les partager sur une base volontaire et de créer un regroupement de ressources. Les fabricants de médicaments, les concepteurs et les innovateurs peuvent alors avoir accès aux droits dont ils ont besoin pour fabriquer ou concevoir de nouvelles formulations ou des préparations adaptées qui pourront être mises en vente dans les pays en développement. Ce dispositif permet alors de lever les incertitudes et d’éviter les frais liés à tout processus de négociation de licences dans le cas où plusieurs titulaires de brevets différents détiendraient des droits sur un seul et même médicament ou traitement. Conformément à ce système, les titulaires de droits perçoivent des redevances en provenance de tout un éventail de pays différents et disposent d’une plateforme de collaboration pour améliorer l’accès aux traitements et élaborer les formulations nécessaires dans les pays en développement. En ce qui concerne les innovateurs axés sur les marchés des ped, la mise en commun des brevets permet une diminution des coûts liés à l’octroi de licences sur les savoirs nécessaires pour créer les nouveaux médicaments requis. Quant aux personnes vivant avec le vih/sida, la forte concurrence vis-à-vis des produits dont ils ont besoin contribue à rendre les traitements plus abordables (Hoen et Moon 2010).

Créée le 16 juillet 2010, cette communauté principalement financée par unitaid a jusqu’ici reçu le soutien d’un grand nombre de gouvernements, de groupes de la société civile et d’organisations internationales, mais a surtout réussi à engager des firmes pharmaceutiques – propriétaires des brevets et producteurs de génériques – dans le processus de négociation. Ainsi, un an après sa fondation, le Pool a signé son premier accord avec une firme pharmaceutique d’importance, Gilead Sciences (unitaid 2011a), et a entrepris des négociations avec Boehringer-Ingelheim et Bristol-Myers Squibb (unitaid 2011b). Plus récemment, trois producteurs de médicaments génériques antirétroviraux ont signé un accord avec le Pool, à savoir Aurobindo Pharma Limited et MedChem en octobre 2011, de même que Emcure Pharmaceuticals en février 2012 (Medicines Patent Pool 2011a, 2012).

Alors même qu’il connaissait ces premiers succès, en décembre 2011, le Pool a dû essuyer le refus de l’entreprise pharmaceutique Johnson & Johnson de partager les licences concernant ses médicaments contre le vih pour qu’ils puissent être utilisés dans les pays en développement par le regroupement de brevets (Medicines Patent Pool 2011b). Par ailleurs, le Pool doit encore relever de nombreux défis dans le domaine de la propriété intellectuelle et des traitements vih et, dès lors, engager de nombreuses négociations avec les détenteurs de brevets s’il veut atteindre son objectif d’améliorer l’accès à des traitements abordables et appropriés contre le vih dans les ped. Pour illustrer ces défis, on retiendra ici l’accord signé entre le Pool et Gilead vis-à-vis duquel la délégation des ong auprès de l’onusida exprime certaines réserves quant aux restrictions qu’il impose. En effet, la délégation souligne que selon cet accord seul Gilead peut fournir les ingrédients pharmaceutiques actifs des traitements produits et que seules les firmes pharmaceutiques situées en Inde peuvent produire ces médicaments. Or, selon la délégation, ces restrictions limitent substantiellement la production de génériques nécessaires. Elle souligne par ailleurs que des pays comme la Chine, le Brésil, la Russie, le Maroc, la Tunisie ou encore l’Égypte ne sont pas compris dans cet accord et que 5 millions de personnes vivant avec le vih/sida sont de facto exclues des bénéfices thérapeutiques qu’ils pourraient retirer de la communauté de brevets (Coulterman 2011).

Ainsi, alors que la diplomatie sanitaire mondiale a joué un rôle crucial dans la création d’unitaid, les négociations sur l’accès aux antirétroviraux génériques doivent se poursuivre ; elles représentent probablement la principale tâche du Pool, dont le succès repose à terme sur les capacités des gouvernements, ong et organisations internationales engagés dans ce processus de persuader les firmes pharmaceutiques de partager leurs technologies afin que celles-ci profitent à plus de patients dans les pays en développement.

B ― La contrefaçon de médicaments : une question épineuse pour la diplomatie sanitaire mondiale

Les dernières estimations suggèrent que les ventes mondiales de médicaments contrefaits atteignent 75 milliards de dollars américains par an (un montant qui a doublé entre 2005 et 2010) et que, sur l’ensemble de tous les médicaments vendus dans le monde, 15 % sont contrefaits (The Economist 2010). En matière de distribution régionale, dans certains pays pauvres la prescription de médicaments contrefaits représente 70 % des médicaments prescrits et elle a été responsable de milliers de morts (usa Today 2011). Par ailleurs, selon l’Institut de sécurité pharmaceutique, l’Asie et l’Amérique latine sont les régions qui connaissent le plus d’incidents liés à la contrefaçon de médicaments (psi 2012). Alors que des experts ont présenté les médicaments contrefaits comme une menace à la sécurité nationale (Finlay 2011) et qu’en général cette question est considérée comme une menace à la santé publique mondiale (The Lancet 2012), aucune définition de la notion de « médicament contrefait » n’a jusqu’à présent été acceptée universellement, ce qui pose un véritable défi en termes de surveillance, de prévention et de contrôle de la prolifération de tels produits.

Afin de remédier à cette situation, après plusieurs années de négociations engageant gouvernements et ong, l’oms a mis sur pied en février 2006 un groupe spécial international de lutte contre la contrefaçon de produits médicaux (International Medical Products Anti-Counterfeiting Taskforce, impact) dont le mandat est d’établir des réseaux dans et entre les pays afin de stopper la production et le commerce des médicaments contrefaits. Ce partenariat international[3] a étroitement collaboré afin d’assister les pays dans le renforcement de leurs systèmes de détection, d’application des lois et de répression ainsi que l’industrie pharmaceutique afin de développer de nouvelles technologies. En 2008, après plus de deux ans de tractations entre ses membres, impact proposa la définition suivante :

Un produit médical est contrefait lorsqu’il y a une fausse représentation de son identité et/ou de sa source. Cela s’applique au produit, à son conditionnement ou à toute autre information concernant l’emballage ou l’étiquetage. La contrefaçon peut s’appliquer à des spécialités ou à des produits génériques. Les produits contrefaits peuvent être des produits contenant les bons ingrédients/composants ou de mauvais ingrédients/composants, pas de principe actif ou un principe actif en quantité insuffisante ou encore des produits dont le conditionnement a été falsifié.

Il ne faut pas assimiler les violations de brevets ou les litiges concernant des brevets à la contrefaçon de produits médicaux. Les produits médicaux (génériques ou spécialités) dont la commercialisation n’est pas autorisée dans un pays donné, mais qui l’est ailleurs, ne sont pas considérés comme des produits contrefaits. Il ne faut pas assimiler les lots ne répondant pas aux normes, les défauts de qualité ou le non-respect des bonnes pratiques de fabrication ou de distribution des produits médicaux à des cas de contrefaçon.

impact 2008 : 4

Alors que cette définition fut acceptée par l’Association européenne des médicaments génériques, elle ne réussit pas à convaincre l’ensemble des États membres de l’oms, notamment les délégations des pays en développement, lors de la réunion du conseil exécutif de l’oms en janvier 2009 ou de l’Assemblée mondiale de la santé (ams) en mai 2010. En effet, lors de cette dernière assemblée, le Brésil, l’Inde et la Thaïlande ainsi qu’une cinquantaine d’ong internationales, dont Oxfam et Health Action International, désapprouvèrent officiellement cette définition du terme « contrefait » qui, selon eux, risquait d’être confondue avec les questions de droits de propriété intellectuelle (dpi). Ces protagonistes proposèrent alors d’utiliser des termes comme « médicaments faux », « faussement étiquetés », « de qualité inférieure » et « falsifiés » afin d’éviter qu’à terme cette définition puisse représenter une menace au commerce légal de médicaments génériques (Taylor 2010). Cette inquiétude était par ailleurs exacerbée par la présence de représentants de l’industrie pharmaceutique au sein d’impact, par la décision de l’ue en 2008 de retenir une version générique d’un médicament de marque en transit entre l’Inde et les marchés d’autres ped parce que ces produits médicaux étaient suspectés d’être contrefaits, et, enfin, par les suspicions concernant l’impact possible de l’Accord commercial anti-contrefaçon négocié entre les pays développés et un certain nombre d’économies émergentes pour l’établissement de standards internationaux plus stricts en vue de mieux faire respecter les dpi (Machemedze 2011).

Le Brésil et la Thaïlande accusèrent alors impact d’avoir des intentions non déclarées consistant à sauvegarder les droits des grandes firmes pharmaceutiques et à miner le commerce des médicaments génériques. Par ailleurs, considérant qu’il n’était pas du rôle de l’oms de faire appliquer les dpi, le Brésil, l’Inde, le Kenya et la Thaïlande exigèrent lors de la 63e ams (2010) que l’oms se dissocie d’impact et que soit établi un programme séparé afin d’assurer la qualité, la sécurité et l’efficacité des médicaments sans aucun élément de protection de la propriété intellectuelle. Mais ce débat sur le rôle de l’oms dans le combat contre les médicaments contrefaits et sur son lien étroit avec impact se polarisa progressivement et opposa dès lors, d’un côté, les pays développés et la Fédération internationale de l’industrie du médicament qui défendait cette relation étroite et, de l’autre, un ensemble de ped soutenus par des ong qui s’y opposaient.

Finalement, l’oms décida de créer un groupe de travail dont la mission était de formuler des recommandations devant être présentées lors de l’ams suivante (mai 2011) sur le rôle de l’oms dans le domaine de la contrefaçon des médicaments et sur ses relations avec impact. Afin de résoudre ces différends, le groupe de travail reçut la tâche d’examiner, d’un point de vue de la santé publique, les sujets suivants : le rôle de l’oms concernant les mesures visant à assurer la disponibilité de produits médicaux de qualité, sûrs, efficaces et d’un prix abordable ; les relations entre l’oms et impact ainsi que le rôle de l’oms en ce qui concerne le contrôle des produits médicaux de qualité inférieure / faux / faussement étiquetés / falsifiés / contrefaits (wha 2010). Enfin, lors de la 64e ams en mai 2011, le Groupe de travail des États membres sur les produits médicaux de qualité inférieure / faux / faussement étiquetés / falsifiés / contrefaits, dont le nom mettait en évidence à la fois l’influence que les opposants à l’utilisation du terme « contrefait » pour qualifier des situations différentes ont exercée sur l’oms ainsi que les profondes divisions qui existent entre les gouvernements sur ce sujet sensible, présenta son rapport.

Considérant les conclusions de la première réunion de ce groupe de travail (mars 2011), le rapport reconnaissait que le groupe avait été incapable de résoudre les divisions profondes autour des différentes questions. Ces divergences furent publiquement exprimées à la 64e ams (21 mai 2011) lorsque plusieurs délégués représentant des pays membres, des régions ou des ong exprimèrent leurs positions respectives (Gopakumar 2011).

Représentant le Bureau régional de l’Asie du Sud-Est de l’oms (searo), l’Inde, qui se réjouissait du fait qu’impact ait quitté le bâtiment de l’oms pour s’installer en Italie, expliqua que ce groupe se concentrait sur la protection des dpi et que, de ce fait, il ne pouvait être associé à l’oms. L’Inde conseilla dès lors à celle-ci de rompre tous ses liens avec impact si elle avait l’intention de poursuivre sa mission de santé publique mondiale. Par ailleurs, soulignant son attachement à la disponibilité de produits médicaux de qualité sûrs, efficaces et à un prix abordable, l’Inde prévint également l’oms que la défense des dpi est un domaine qui devait rester en dehors de ses activités sur la qualité, la sécurité et l’efficacité des médicaments. Enfin, l’Inde déclara que les pays de la région que le Bureau régional de l’Asie du Sud-Est de l’oms couvrait ne souhaitaient pas être embarqués dans un nouvel exercice hasardeux de remplacement du terme « contrefait » par un autre terme contesté qui risquait de ne pas être uniformément compris par les États membres (searo 2011).

De son côté, la Thaïlande réitéra ses positions et considéra que l’oms ne devait pas s’intéresser à la question de la protection des dpi dans le domaine des produits médicaux contrefaits étant donné que son mandat principal était de concentrer ses efforts sur les aspects de santé publique. La Thaïlande fut appuyée par le Kenya, qui réclama la séparation entre le groupe impact et l’oms (Gopakumar 2011).

Au nom de l’Union européenne, la Hongrie, qui considérait que la définition de « contrefait » et l’interaction entre impact et l’oms étaient des questions qui nécessitaient une réflexion plus approfondie, notait cependant qu’impact avait démontré son efficacité et que le renforcement des capacités de régulation était indispensable afin de suivre étroitement la qualité des médicaments (Shashikant 2011).

Parlant au nom de l’Union des nations sud-américaines (unasur), l’Uruguay expliqua que, si la lutte contre les produits médicaux contrefaits était une priorité, il fallait assurer aux États membres que les initiatives en découlant ne remettraient pas en question l’accès universel aux médicaments.

Pour sa part, le Kenya réitéra ses craintes quant aux possibilités que les médicaments génériques soient considérés comme des médicaments contrefaits. Il appela au renforcement du cadre réglementaire et expliqua que le terme « contrefait » était lié à la propriété intellectuelle et, dès lors, il dépassait la sphère de la santé publique.

De leur côté, les États-Unis affirmèrent qu’une approche multidisciplinaire devait être préservée au sein d’impact et que le combat contre les produits médicaux contrefaits n’affectait d’aucune manière le commerce des médicaments génériques (Gopakumar 2011).

Enfin, au nom des ong, Action for Health partagea ses inquiétudes croissantes à l’égard d’initiatives qui avaient perdu de vue la nécessité de travailler au renforcement des capacités régulatrices pharmaceutiques et qui proposaient plutôt des ressources limitées pour une réponse rapide à l’image du renforcement des agences de répression et la création de technologies modernes qui n’ont pas amélioré la protection de la santé publique sur le long terme (Action for Health 2011).

Dans ce contexte et face aux conclusions du groupe de travail, l’ams accepta l’extension du mandat de ce dernier, qui promit de présenter ses conclusions et ses recommandations à l’occasion de la 65e ams en mai 2012 (wha 2011a). En janvier 2012, le groupe de travail composé des représentants de la Zambie, du Nigéria, du Brésil, de l’Iran, de la Suisse, de l’Indonésie ainsi que de Singapour distribua son rapport à la 130e réunion du conseil exécutif de l’oms (wha 2011b). Le rapport stipulait que le groupe de travail avait finalement décidé de ne pas discuter de la définition du terme « médicament contrefait » et recommandait à l’oms de trouver un mécanisme de remplacement à impact qui faciliterait la coopération internationale entre les États membres sur la question de la contrefaçon de médicaments selon une perspective excluant toutes considérations commerciales ou relatives aux dpi. Cette proposition fut acceptée lors de la 65e ams et sa matérialisation devrait se concrétiser dans un avenir proche.

Comme nous avons pu l’observer ici, le sujet des médicaments contrefaits a généré de nombreuses controverses en mélangeant les questions de qualité, de sécurité et d’efficacité des médicaments avec celles de droits de propriété intellectuelle. Alors que les négociations sur ces questions sensibles et complexes se poursuivent, il semble clair que le rôle de la diplomatie sanitaire mondiale a été jusqu’ici – et sera – d’organiser la lutte internationale contre la contrefaçon de médicaments, de définir clairement le rôle des acteurs principaux engagés dans cette bataille et de faire naître un accord international autour d’une définition des médicaments contrefaits. À ce jour, la négociation engagée pour une compréhension commune parmi les gouvernements, les entreprises et les ong représente un défi de taille, mais reste indispensable si l’on veut mettre en place des politiques cohérentes et des initiatives efficaces capables de répondre à ce problème de santé mondiale.

Ces deux études de cas montrent de quelle manière, à l’instar de la diplomatie dans un domaine comme l’environnement, la diplomatie sanitaire mondiale reste un processus qui évolue de manière non linéaire sur le long terme et qui engage à différents égards une multitude d’acteurs de natures différentes. De tels processus de négociation peuvent atteindre une partie de leurs objectifs de manière relativement rapide ou peiner à trouver un terrain d’entente ou une définition au problème et engendrer alors de long et vifs débats. Cela étant, à l’instar d’autres processus de négociation dans le domaine de la santé au niveau mondial, les capacités d’appréciation des perceptions et des arguments, d’une part, et d’analyse de la situation, des dynamiques, des enjeux et des acteurs, d’autre part, ou, encore, l’utilisation du soft power afin de mobiliser les partenaires et construire des coalitions d’intérêts communs et des nouvelles technologies pour promouvoir ses positions au niveau mondial font partie aujourd’hui des conditions préalables indispensables pour tout acteur de la diplomatie sanitaire mondiale, tant ces capacités semblent particulièrement décisives.

III – Principaux défis de la diplomatie sanitaire mondiale

Les deux études de cas proposées précédemment mettent en évidence un défi majeur inhérent en définitive à tout processus de négociation sanitaire internationale, à savoir la gestion de l’inéluctable tension entre certaines valeurs (droit à la santé, droits de l’homme…) et certaines réalités (économiques, politiques…) dont nous parlerons dans cette dernière partie. Elles appellent également à s’interroger sur deux autres défis de taille qui concernent, d’une part, l’augmentation du nombre de ces négociations sanitaires internationales et l’existence, malgré tout, de questions de santé mondiale toujours négligées par la communauté internationale et, d’autre part, le contenu du programme sanitaire international après-omd qu’un nombre croissant d’acteurs cherchent dès à présent à influencer.

A ― Gérer les tensions entre valeurs et réalités

Comme les deux études de cas précédentes ont pu l’illustrer, en engageant à différents égards une multitude d’acteurs venant de régions différentes du monde et possédant une histoire, des parcours et des cultures professionnels variés afin de discuter de questions sensibles et complexes relatives à la santé, la diplomatie sanitaire mondiale se présente comme un ensemble de processus au sein desquels les idéaux de la santé mondiale peuvent aisément entrer en conflit avec les principes fondamentaux de la diplomatie ou du commerce international. Ainsi, alors que la justice sociale, l’équité, le respect mutuel et l’accès à la santé représentent des valeurs défendues et promues par de nombreux acteurs engagés dans la diplomatie sanitaire mondiale, il arrive régulièrement que ces valeurs aient à faire face à d’autres rationalités comme les intérêts nationaux, les bénéfices économiques et la défense des dpi.

Ainsi, dans la campagne défendant l’accès aux médicaments essentiels, dont nos deux études de cas ont fait mention, dans le cadre de l’amélioration de l’accès aux traitements indispensables aux personnes touchées par le vih/sida, le paludisme et la tuberculose, mais également en ce qui concerne l’impact que la lutte contre la contrefaçon des médicaments peut potentiellement avoir sur l’accès à ces traitements qui répondent aux besoins de santé prioritaires d’une population, nous sommes aujourd’hui témoins d’une tentative menée par les groupes de défense des droits de l’homme et de la santé mondiale d’éloigner le débat des instances de l’omc pour les déplacer vers l’oms et les agences onusiennes des droits de l’homme, alors que les défenseurs des dpi cherchent à positionner cette question dans le cadre d’accords bi- ou multilatéraux (Fidler 2010). Cette double dynamique a pour conséquence un ralentissement des négociations, voire l’arrêt de ces dernières, alors que des patients attendent des décisions qui peuvent changer radicalement leur vie et celle de leur famille.

Dans ce contexte, le défi qui se pose aux acteurs engagés dans les négociations diplomatiques relatives à la santé mondiale est la nécessité pour eux d’être conscients de ces contradictions potentielles et de travailler ensemble afin d’atteindre une solution acceptable et de mettre en oeuvre des initiatives durables ou de nouvelles règles internationales dont bénéficieront les personnes dans le besoin et, à terme, la santé mondiale.

B ― Répondre à l’augmentation des processus de négociation et à la persistance de questions de santé mondiale négligées

Alors qu’au cours des deux dernières décennies les questions de santé mondiale et les acteurs qui veulent y répondre ont augmenté, les processus de négociation, les plateformes de coopération et les initiatives de santé mondiale ont également proliféré à tous les niveaux et sous des formes différentes. Si certaines initiatives efficaces et durables ont pu émerger de ce patchwork complexe, de nombreux chercheurs et professionnels de la santé soulignent que la gouvernance de la santé mondiale reste fragmentée, inefficace et incapable de produire de la convergence sur le plan des intérêts, des stratégies et des ressources (Fidler 2010). Cela pose un défi majeur à la diplomatie sanitaire mondiale étant donné que le rôle principal de celle-ci est précisément de trouver des consensus sur des questions spécifiques.

Par ailleurs, cette tendance à la multiplication des négociations et des initiatives dans le domaine de la santé mondiale est loin d’être synonyme d’une couverture raisonnable des questions de santé mondiale. À titre d’exemple, si le vih/sida a généré de nombreux processus de négociation parmi un nombre important d’acteurs, des questions comme l’obésité, les accidents de la route, la consommation d’alcool, la résistance aux médicaments ou encore le manque de professionnels de la santé et la santé mentale n’ont jusqu’à maintenant pas représenté des questions prioritaires de la diplomatie sanitaire mondiale ou du moins des questions débattues avec la même intensité que le vih/sida. En d’autres termes, si, à travers la multiplication des processus de négociation, la diplomatie sanitaire mondiale a joué un rôle crucial afin de promouvoir, de mieux comprendre, de débattre sur et de répondre à de nombreux problèmes de santé au niveau mondial, de nombreuses questions de santé mondiale restent négligées. Dès lors, doit-on demander aux acteurs de la santé mondiale de s’engager dans de nouveaux processus diplomatiques couvrant les questions négligées, avec le risque d’ajouter encore plus de complexité à la gouvernance sanitaire mondiale ? La réponse est très certainement positive dans le sens où il n’est pas recommandé de mettre de côté des questions urgentes de santé mondiale. Cela étant, dans ce cas, une attention toute particulière devra être portée par les acteurs de ces processus à la durabilité des solutions proposées en termes notamment financiers et logistiques.

C ― Préparer le programme après-omd

L’art de la diplomatie a joué un rôle crucial dans l’élaboration des omd qui furent lancés en 2000 après dix années de négociations. Le fait que nombre de ces objectifs concernent la santé révèle à quel point les acteurs de la diplomatie sanitaire mondiale ont joué un rôle décisif. Alors que la date fixée par l’onu pour atteindre ces objectifs approche (2015), les acteurs de la diplomatie sanitaire mondiale auront à nouveau un grand rôle à jouer s’ils veulent que les questions de santé mondiale apparaissent dans l’agenda après-omd. Il semble important à cet égard que ces acteurs proposent dans un premier temps une évaluation objective de cette initiative mondiale dans le domaine de la santé en particulier. Celle-ci devrait permettre de trouver un certain nombre de consensus sur ce qui peut être objectivement considéré comme un succès, sur ce qui est un échec et sur la manière de considérer les résultats qui ne peuvent être vus comme un échec, mais qui sont loin d’être un succès. La tâche, importante pour les acteurs de la diplomatie sanitaire mondiale, s’avère cruciale pour ces derniers s’ils désirent collaborer à un nouvel agenda international reposant sur une analyse réelle de la situation. Les acteurs de la diplomatie sanitaire mondiale chercheront ainsi collectivement ou individuellement à influencer la forme et le contenu de cet agenda après-omd à travers un certain nombre d’initiatives et de déclarations.

Aujourd’hui un certain nombre de professionnels de la santé et de chercheurs ont déjà commencé à partager leurs idées et points de vue quant à l’inclusion des questions de santé mondiale à cet agenda après-omd. Ainsi, l’Alliance contre les maladies non contagieuses, membre de la campagne mondiale « Au-delà de 2015 » qui réclame « un successeur légitime et fort aux omd », a récemment exigé l’intégration de la prévention et du contrôle des maladies non contagieuses à ce programme après-omd afin d’améliorer les résultats sanitaires sur le long terme et de renforcer la durabilité du développement économique et humain (ncd Alliance 2012). Un autre exemple de ce début de réflexion sur cet agenda est la création par divers membres de la société civile d’une action commune et d’une initiative d’apprentissage relative aux responsabilités nationales et globales dans le domaine de la santé (jali) dont l’objectif est de réaliser un projet après-omd dans le domaine de la santé mondiale qui respecterait le droit à la santé et viserait à assurer la couverture médicale universelle pour tous (Gostin et al. 2011). Plus récemment, dans le cadre d’une réflexion sur la santé dans le contexte après-omd, le Results for Development Institute (r4d) souligna que l’accord global qui naîtra après les omd devra être « politiquement intelligible et chercher l’apport substantiel des pays à faible et moyen revenus afin d’être applicable et appliqué » (r4d 2012). L’Institut propose dès lors un certain nombre d’options comme point de départ de cette réflexion. Enfin, comme le rappelle la Commission économique pour l’Afrique de l’onu (cea-onu), ce qui pourrait être considéré comme une manière pour les acteurs de la diplomatie sanitaire mondiale d’influencer efficacement cet agenda après-omd serait de faire le lien entre la santé et des questions importantes en termes de renforcement du développement humain mais absentes des omd, telles que la protection des droits de l’homme, l’égalité des genres, la paix, la sécurité, le désarmement, le changement climatique et la durabilité de notre environnement (uneca-auc 2012).

Alors que l’habileté des acteurs de la diplomatie sanitaire mondiale à façonner la stratégie après-omd sera cruciale au moment de prioriser la santé mondiale sur les agendas globaux, régionaux et nationaux, le risque persiste que ces acteurs concentrent leurs ressources et leurs capacités sur la négociation de ce nouvel agenda et, de ce fait, réduisent leur engagement dans les négociations actuelles portant sur des questions urgentes indispensables pour atteindre les omd d’ici à 2015. Il leur faudra dès lors trouver le juste équilibre.

Conclusion

Alors qu’aucun consensus n’existe sur la définition de la diplomatie sanitaire mondiale, il semble important de garder à l’esprit que cette dernière est un processus de négociation entre une multitude d’acteurs – gouvernementaux et non gouvernementaux – se déroulant à des niveaux différents et dans des domaines variés de la santé publique ou relatifs à la santé et dont l’objectif principal est d’améliorer l’état mondial de la santé. Parmi les développements sociétaux récents qui ont mené à l’évolution observée de cette diplomatie, les plus dynamiques apparaissent comme étant la mondialisation de la santé, la sécurisation d’un certain nombre de questions de santé et l’engagement croissant des acteurs non étatiques dans le domaine de la santé mondiale. Les exemples de processus de négociation dans le domaine du financement de la lutte contre le vih/sida, le paludisme et la tuberculose ou dans celui de la lutte contre la contrefaçon de médicaments montrent que tous ces processus sont atypiques. Ainsi, les négociations en santé mondiale peuvent obtenir relativement rapidement des résultats et mettre en place de nouvelles initiatives, mais elles peuvent aussi être aisément ralenties, voire bloquées par différents obstacles comme les divergences sur la définition des problèmes, les conflits d’intérêts, le manque de volonté politique ou, encore, la crise économique et financière.

Au final, au bénéfice de la santé mondiale, l’évolution récente de la diplomatie sanitaire mondiale a attiré plus de diplomates dans le domaine de la santé et plus d’experts de la santé publique et d’ong dans le monde de la diplomatie. Cela fait de la gouvernance mondiale de la santé un espace complexe où la diplomatie sanitaire mondiale, bien qu’elle représente une tâche difficile et chronophage, reste un outil incontournable pour répondre aux questions de santé mondiale qui se posent aujourd’hui à notre monde interdépendant.