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Signé au lendemain de la Première Guerre mondiale (1914-1918), le traité de Versailles comprend, entre autres, le Pacte de la Société des Nations (sdn) (1919). Établissant la première organisation internationale politique, le Pacte introduit plusieurs nouveautés juridiques importantes. Le système mandataire, par exemple, suppose la tutelle de la sdn, même limitée, sur les politiques des grandes puissances dans les anciens territoires des empires allemand et ottoman[1]. Le système de protection des minorités, objet de plusieurs accords, est également placé sous la supervision de la Société. Il est d’abord discuté par la Commission des nouveaux États et des minorités, établie par le Conseil des alliés. Cette commission propose d’imposer des traités à tous les États créés ou dont les frontières ont été modifiées à la suite du démembrement de l’empire austro-hongrois[2]. Seront concernées l’Albanie, l’Autriche, la Bulgarie, l’Estonie, la Finlande, la Grèce, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Roumanie, la Tchécoslovaquie, la Turquie, la Yougoslavie et l’Allemagne pour la Haute-Silésie. Les grandes puissances (Grande-Bretagne, France, Italie…) s’excluent des traités. Leurs colonies et toute autre situation litigieuse interne ne sont, de ce fait, pas couvertes internationalement. Toutefois, très vite, des tentatives de généralisation de la protection des minorités voient le jour, notamment au sein de l’Assemblée de la sdn, ouvrant à des situations plus ou moins ambiguës : les catégories « minorités sous traité » et « minorités hors traité » ne seront pas immédiatement stabilisées. Le Conseil de la sdn (dont les membres varient tout au long de la période) est chargé de superviser les traités avec l’assistance du Secrétariat de la Société, par l’intermédiaire de la Section des minorités. La possibilité de soumettre des pétitions relatives aux problèmes des minorités est l’un des aspects les plus importants du système – la procédure est détaillée dans notre deuxième section.

Quant aux caractéristiques des traités, l’introduction de clauses relatives à la protection de certaines minorités accompagne une orientation plutôt favorable aux majorités démographiques ou territoriales. En effet, une fois les frontières des pays (re)définies, les caractéristiques des populations majoritaires (langue, droit, etc.) deviennent celles des États souverains et sont ainsi considérées comme communes, voire neutres : « Les traités sur les minorités autorisèrent explicitement l’établissement d’une langue officielle (c.-à-d. celle de la majorité) […] » (Janowsky 1945 : 32). Le statut des groupes minoritaires est simplifié ou dépolitisé. Les traités ne différencient pas, par exemple, un ensemble religieux (prenant le sens premier de minorité) d’un collectif revendiquant un cadre légal propre, ce qui suppose un projet politique concourant et qu’on pourrait plutôt appeler nationalité minorisée. Au moment de la discussion du traité pour la Pologne, qui a ensuite inspiré les autres, est en effet écartée la possibilité de définir un « État dans l’État » pour certaines minorités (Berman 2008 : 184). La tendance est donc à réduire la question des minorités/nationalités à la protection exceptionnelle de certains particularismes pour un certain nombre d’individus qui doivent, de surcroît, démontrer leurs spécificités. Selon Carole Fink, « [l]es auteurs des traités de minorités [ne cherchaient] pas à saper l’autorité gouvernementale ni à encourager les minorités ou leurs potentiels défenseurs » (Fink 1972 : 332). Dans ce contexte, l’interprétation des textes et la mise en oeuvre de la procédure de supervision par la sdn seront cruciales. Comme dans le cas du système mandataire, le Secrétariat jouissait dans le domaine d’une certaine marge de manoeuvre politique et juridique.

Cet article discute deux hypothèses. La première est que le Secrétariat de la sdn a limité de manière active l’intervention internationale dans le domaine des minorités. Cela nuance significativement la plupart des apports historiographiques disponibles, reconnaissant à la Section des minorités un rôle plutôt neutre. Sans diminuer l’importance de la volonté de certaines puissances de restreindre la protection des minorités et sa supervision, sont à noter l’interprétation étroite que la Section fait des compétences de la sdn ainsi que l’absence de tentatives pour les élargir, même sur le plan symbolique ou informel. La manière dont la Section construit l’irrecevabilité des pétitions, notamment de celles « hors traité », sera au centre de notre analyse.

Notre deuxième hypothèse est qu’une doctrine politique favorable aux majorités (condition antiséparatiste des pétitions, par exemple) sous-tend l’activité des fonctionnaires de la Section des minorités. Cette position ne s’explique pas uniquement par le contenu des traités. Des possibilités de développer un pragmatisme juridique international dans le domaine se présentent à partir, notamment, des décisions de l’Assemblée ou par suite de propositions gouvernementales ponctuelles. En fait, l’attitude favorable aux « nationalismes des majorités » n’est pas complètement « réaliste » (domination des États membres souverains), « nationaliste » (reconnaissance juridique de la revendication nationale) ou « internationaliste » (aspiration à des normes universelles ou à des compromis larges) (Berman 2008 : 123). La Section des minorités agit entre ces trois orientations. En général, les nationalités reconnues sont celles qui se superposent à la souveraineté de l’État (majorités), bien que, par décision de la Cour internationale de justice, on ait également considéré collectivement certaines minorités, « relativisant » l’État. La Cour est ainsi saisie sept fois par rapport à un millier de pétitions. Le fait que la souveraineté politique existante et son nationalisme sous-tendent l’action de la Section des minorités n’empêche cependant pas pour autant que la procédure se maintienne dans un cadre juridique internationaliste, tendant à la formalisation et à la dépolitisation des décisions (Koskenniemi 2007). La difficulté d’imaginer et de saisir le conflit entre majorités et minorités en termes de concurrence entre droits à la fois individuels et collectifs traverse cette position hybride. Il en va de même pour ceux qui opposent de manière « classique » les droits individuels de type libéral garantis par l’État (pluralisme) et les droits collectifs de type communautaire revendiqués par les minorités (essentialisme). Le « nationalisme » est ainsi bien plus souvent perçu comme relevant des minorités plutôt que des majorités dans les affaires intérieures à un État (Cowan, Dembour et Wilson 2001). C’est le sens même de la démocratie qui est remis en question, le social et l’individuel y étant inextricablement unis. Nous y reviendrons dans nos conclusions.

Cet article est composé de cinq parties. La première présente quelques travaux scientifiques sur le système de protection des minorités de la sdn. En général, on a donné plus de place à l’action gouvernementale qu’à celle du Secrétariat pour expliquer les limites du système. Notre deuxième partie décrit le fonctionnement de la supervision des traités et quelques caractéristiques du personnel de la Section. Nous analysons ensuite les pétitions de quelques associations et citoyens juifs (« sous traité ») ainsi que celles des francophones de l’Ontario et des Catalans (« hors traité »). Nous tentons de resituer la construction de l’irrecevabilité de ces pétitions à travers l’analyse de leur traitement par la Section des minorités. Toujours dans la troisième partie, nous étudions brièvement la relation entre la Section et le Congrès des nationalités européennes (cne) ainsi que d’autres entités défendant la généralisation des traités. C’est plutôt l’absence de liens entre le Secrétariat et l’opinion publique qui est constatée, en contraste avec la place centrale accordée à la société civile dans les activités relatives aux mandats. Nous analysons dans la quatrième partie le rôle que jouent les statistiques au regard des minorités dans l’activité de la Section. Enfin, nous concluons avec quelques pistes de réflexion sur les effets de l’action de la sdn dans le domaine des minorités et, plus largement, des droits collectifs.

Les principales sources de cet article sont les archives de la sdn, disponibles au Palais des Nations (Genève) et consultées en 2010 et 2011. Ces archives contiennent, entre autres, les dossiers du personnel, les mémorandums à usage interne, la correspondance et d’autres documents relatifs à l’activité de la Section des minorités. Nous tenons à remercier les documentalistes de la salle de consultation.

I – Éléments historiographiques : le rôle de la Section des minorités

L’historiographie sur l’action de la sdn autour des minorités concerne généralement les populations « sous traité » en Europe centrale et de l’Est (Raitz von Frentz 1999 ; Scheuermann 2000 ; Kimmich 1976 ; Janowsky 1945 ; Fink 1972 et 2004). Le lien entre les conflits autour des minorités/nationalités dans cette région (notamment les populations juives et germaniques) et le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale peut être une explication. L’analyse du rôle de la décision intergouvernementale au sein de la sdn a également été privilégiée. L’idée sous-jacente est que les tractations autour des minorités dépendaient essentiellement des grandes puissances et des États sous traité dans un système de supervision internationale dominé par les premières. L’action des puissances a ainsi été souvent interprétée comme cherchant l’équilibre entre la volonté d’éviter des problèmes intérieurs (des revendications internes ou dans les colonies si les traités étaient généralisés) et celle de maintenir les alliances stratégiques avec les nouveaux États (la France avec la Pologne, par exemple).

Ces tendances historiographiques ont pu restreindre une vision plus globale des minorités. La défense de ces dernières garde encore aujourd’hui une connotation négative : « L’épisode nazi […] a rendu les “défenseurs des minorités” à jamais suspects » (Fink 1972 : 357). Même à l’époque de la République de Weimar, le fait que les représentants allemands aient proposé avec insistance la généralisation des traités ou le renforcement de leur supervision a souvent entraîné l’identification de cet internationalisme aux intérêts germaniques. Pourtant, d’autres gouvernements (celui du Canada, de la Suisse ou des Pays-Bas) et des organisations comme le Congrès des nationalités européennes, l’Union internationale des associations pour la Société des nations ou l’Union interparlementaire ont également été à l’origine de ces propositions[3]. Malgré l’importance et la diversité des démarches, la plupart des historiens continuent à ne pas les relier à une volonté de démocratisation plus large, permettant éventuellement d’ouvrir le débat sur l’égalité des droits collectifs.

L’activité concrète de la Section des minorités est également peu explorée par les historiens, qui tendent à considérer que le Secrétariat était globalement efficace. Dans un premier temps, Fink est très critique avec la Section : les fonctionnaires de la sdn « […] ont non seulement protégé les intérêts des États avec des minorités et rejeté toutes les plaintes sauf les plus explosives politiquement, ils ont également bloqué les propositions externes d’amélioration [du système], réalisé leur travail dans le secret et exclu les pétitionnaires de toutes les étapes des enquêtes ». Dans un second temps, ces propos sont toutefois nuancés. Fink considère que les directeurs de la Section des minorités étaient « neutres » et que les membres du Secrétariat étaient en général « ambitieux » (Fink 2004 : 282 ; 280 ; 363). Richard Veatch (1983), Christian Raitz von Frentz (1999) et Martin Scheuermann (2000) ont une perception assez positive du Secrétariat. Pour Veatch « [l]a Section des minorités a pris ses responsabilités au sérieux et a apporté un haut niveau de compétence à ses tâches » (Veatch 1983 : 377). Selon Raitz, ce sont plutôt les rouages du système qui posent problème : le temps de réaction de la sdn était lent, surtout quand les conséquences économiques ou démographiques de l’expulsion d’une population, par exemple, étaient pratiquement irréversibles. Scheuermann estime quant à lui que le but supérieur du maintien de la paix dans la région pouvait justifier le fait que certaines minorités avaient été négligées. Enfin, la confidentialité des tractations aurait été la condition de l’efficacité de l’activité de la Section.

Le travail de Jane Cowan (2003) est l’un des seuls à contenir une analyse détaillée du traitement des pétitions par la Section des minorités. Intéressée par les pétitions macédoniennes jugées irrecevables, Cowan considère que les « conditions de recevabilité » n’ont pas fait jusqu’ici l’objet de beaucoup de recherches (Cowan 2003 : 286-287). Rejetées systématiquement par la Section, les pétitions de populations « hors traité » sont encore moins étudiées, notamment celles des minorités/nationalités des États occidentaux. Lucy Mair (1928) soulève la question des minorités allemande et slovène en Italie sans que le rôle concret de la sdn soit considéré directement. Scheuermann (2000) étudie pour sa part toutes les pétitions consignées par la Section des minorités jusqu’en 1929, mais reste focalisé sur l’Europe de l’Est. Veatch (1983), Raitz (1999) et Fink (2004) ne rentrent pas non plus dans les détails de la recevabilité et de l’influence de la Section sur le sort des pétitions « hors traité ». Les pétitions catalanes ont été étudiées par Xosé Núñez Seixas (2010), mais cet historien se concentre surtout sur leur rôle dans l’internationalisation du catalanisme.

Comme déjà évoqué dans l’introduction, nous analyserons quelques exemples de l’activité de la Section des minorités, partant de l’idée que « […] la Section des minorités a elle-même construit les pétitions » (Cowan 2003 : 280 – souligné dans l’original). L’étude des choix internes de la Section doit permettre de mieux saisir à la fois la philosophie politique sous-jacente et la marge de manoeuvre juridique et pratique pour la développer.

II – La protection des minorités entre la procédure et le personnel

A ― La procédure de supervision

Le rapport Tittoni (octobre 1920) contient les bases de la procédure pour la supervision des traités sur les minorités. Le droit de relever une infraction revient au Conseil, mais d’autres États, des associations ou des individus ont le droit de communiquer des informations à la sdn sous la forme de pétitions. Le secrétaire général doit transmettre ces pétitions au Conseil et au reste des membres de la Société, sans commentaires. L’État concerné par la pétition a, à ce stade, l’occasion d’adresser ses observations au Conseil. Très vite, cette procédure est modifiée par différentes décisions du Conseil : six résolutions entre 1920 et 1929. En 1921, il est établi que les pétitions seront d’abord traitées par le Secrétariat. En 1923, le Conseil définit cinq conditions de recevabilité des pétitions, dont quatre étaient déjà mises en oeuvre par la Section des minorités depuis 1921 (Cowan 2003 : 274). Si elles sont jugées recevables, les pétitions sont d’abord transmises aux gouvernements des pays concernés. Ces derniers peuvent faire des commentaires dans un délai de deux mois, en principe. Les pétitions et les commentaires sont ensuite communiqués à un comité constitué du président et de deux autres membres du Conseil. Le Comité des trois ou Comité des minorités pourra plus tard compter jusqu’à cinq membres. Le premier comité est formé des représentants de la Grande-Bretagne, de l’État espagnol et du Brésil. La composition changera tout au long de la période.

Les discussions à huis clos du Comité des trois, auxquelles assiste le directeur de la Section des minorités, aboutissent souvent à un échange entre la Section et le gouvernement concerné. Des voyages pouvaient également être organisés par le Secrétariat. Le but était de décider s’il y avait lieu d’attirer l’attention du Conseil sur le problème signalé par la pétition. Susan Pedersen résume ainsi : « Les minorités et leurs défenseurs (notamment l’Allemagne) protestaient régulièrement sur le fait que le système était trop secret et biaisé en faveur des “États minoritaires” » (Pedersen 2007 : 1100). En outre, seulement le Conseil pouvait saisir la Cour permanente de justice internationale, fait très rare. Les minorités/nationalités organisées ou d’autres gouvernements ne le pouvaient pas. Enfin, comme nous l’avons déjà évoqué, de multiples propositions d’élargissement des traités et de renforcement du système de supervision sont présentées tout au long de la période, sans succès pour la plupart. Il est à noter toutefois la résolution de l’Assemblée du 21 septembre 1922 portant sur la généralisation de la protection des minorités, que nous traiterons avec plus de détails dans la section suivante.

En ce qui concerne la documentation disponible, le Comité des minorités ne conservait pas, en principe, de comptes rendus de ses débats et il n’existait pas de rapports écrits des avis destinés au Conseil. Des comptes rendus officieux des réunions du Comité ont toutefois été rédigés par la Section de minorités. À partir de 1929, les avis du Comité sont parfois publiés dans le Journal officiel de la sdn – 40 % des rapports selon Veatch (1983 : 377-378)[4]. Sont disponibles, et pleins de renseignements, les échanges (mémorandums, notes confidentielles…) entre les membres de la Section et entre la Section, le Secrétariat général et d’autres sections de la sdn, au sujet des pétitions ou d’autres questions ayant une incidence sur le fonctionnement du système de supervision et son évolution.

B ― Un personnel neutre ?

Même si le statut des fonctionnaires de la sdn supposait la non-allégeance aux États d’origine (sdn 1946), la composition du personnel était souvent soumise à des précautions supplémentaires : les membres de la Section économique et financière étaient choisis pour leurs compétences techniques ou statistiques, tandis que les cadres de la Section des mandats n’appartenaient à aucune nationalité mandataire, à une exception près[5]. Dans le cas de la Section des minorités, trois membres étaient originaires des pays concernés par les traités : un Grec, un Finnois et un Serbe. Mais, fait également important, plusieurs membres appartenaient à des pays qui avaient des problèmes de minorités/nationalités (État espagnol, Grande-Bretagne, Australie), possédaient des colonies (État espagnol, Grande-Bretagne, Portugal, Pays-Bas, Danemark) ou exerçaient une ségrégation raciale (États-Unis). Cela est encore plus remarquable si l’on sait que la Section des minorités était une unité relativement petite. Elle comptait neuf membres en 1921, cadres et secrétaires confondus. Le nombre maximum a été atteint à la fin des années 1920, avec seize membres. Vers 1938, le personnel était réduit à sept personnes[6].

La Section fut sans doute marquée par ses directeurs. Le premier a été le Norvégien Erik Colban, qui quittera la Section en 1927 pour diriger celle relative au désarmement. Diplomate, formé en droit, Colban a souvent été salué comme quelqu’un de plutôt engagé dans son travail. Il aurait grandement contribué à mettre sur pied le système de supervision des traités (Güttermann 1979 ; Azcárate 1945 ; Fink 2004). Pour Raitz (1999) et Scheuermann (2000), le travail de Colban aurait été rigoureux. Celui-ci aurait même parfois tenté de trouver des leviers pour renforcer la position de la Section, en menaçant de rendre publics certains dossiers. Sans être négatif, l’avis de Fink (2004) est plus mitigé. L’historienne considère, par exemple, que Colban n’hésite pas à freiner la proposition de création d’une commission permanente des minorités. Cette commission aurait été formée de membres indépendants du Conseil comme dans le cas de la Commission permanente des mandats.

Le remplaçant de Colban, l’Espagnol Manuel Aguirre de Carcer (1928-1930), a fait l’objet de l’opposition du cne. Le candidat appartenait à une dictature réprimant la culture et les institutions catalanes – voir la section suivante[7]. Il sera quand même nommé, mais son mandat ne sera pas particulièrement remarqué par les historiens. Núñez Seixas note toutefois qu’Aguirre n’a pas hésité en 1929 à faire part, au représentant letton, de l’opposition espagnole aux initiatives du représentant allemand Stresemann en faveur des minorités (Núñez Seixas 2010 : 182). Aguirre sera remplacé par Pablo de Azcárate (1930-1933), également de nationalité espagnole. Membre de la Section depuis 1922, Azcárate était professeur de droit et député du parti réformiste (libéral) avant de se joindre à la sdn. Il demandera en 1923 la permission de se présenter aux élections dans son pays, considérant que cela n’entravait pas son activité dans la Section[8]. Il sera secrétaire général adjoint de la sdn entre 1934 et 1936. Après la guerre, il travaillera pour les Nations Unies, notamment comme expert du conflit israélo-palestinien. Dans son article sur les pétitions macédoniennes, Cowan décrit Azcárate comme quelqu’un de très précautionneux et, en contraste (relatif) avec sa carrière politique, de droite : « Rendu dans la prose agitée d’un bureaucrate visiblement de droite, mais toujours méticuleux […] » (Cowan 2003 : 286). Selon Núñez Seixas, le fait qu’Azcárate occupe des postes importants à la Section des minorités était utile au gouvernement espagnol pour contrôler cette question aussi gênante pour sa politique extérieure[9].

Les derniers directeurs de la Section ont été les Danois Helmer Rosting (1934-1936) et Peter C. Schou (1936-1937), lequel démissionne après l’année de disponibilité accordée par son gouvernement, ainsi que le ministre norvégien des Affaires étrangères Rasmus Skylstad (1938-1942). Membre de la Section depuis 1920, Rosting sera mis à pied par Avenol et Azcárate. On lui a reproché de ne pas rendre compte de ses décisions au secrétaire général et de modifier les pétitions[10].

Comme nous l’avons signalé plus haut, Carole Fink considère les directeurs de la Section comme étant plutôt neutres. Pour elle, Azcárate aurait été « le […] dernier véritable directeur des Minorités » (Fink 2004 : 330). Si Fink a une vision critique du système, elle est plus conciliante en ce qui concerne le personnel. C’est cette vision que nous allons nuancer dans la section suivante. Nous verrons à quel point la Section était coproductrice, avec le Conseil, de l’étroitesse du système de supervision, surtout si nous considérons que « […] le secrétariat de la SDN assuma le contrôle du problème international des minorités » (Fink 2004 : 275). Même si nous suivons Pedersen en pensant que les activités de la sdn étaient toutefois limitées par « […] ce qui était possible compte tenu de la réticence des grandes puissances à se voir trop impliquées […] » (Pedersen 2007 : 1102), le Secrétariat aurait pu chercher, par exemple, des appuis dans l’opinion publique pour construire la légitimité d’une plus grande internationalisation de la question des minorités, même seulement symbolique, comme cela était le cas dans le contexte de la supervision des mandats.

III – Le travail de la Section des minorités

A ― Les pétitions « sous traité » : l’interprétation sévère de la recevabilité

Selon les conditions de recevabilité approuvées en septembre 1923 par le Conseil, les pétitions : (i) devaient être en accord avec la protection assurée par les traités (si la protection d’une religion n’était pas comprise dans le traité, la dénonciation de sa persécution, par exemple, ne pouvait pas être prise en compte) ; (ii) ne devaient pas supposer la coupure des relations politiques avec l’État concerné (la volonté de sécession, par exemple) ; (iii) ne devaient pas être anonymes ou de source fausse ; (iv) ne devaient pas contenir un langage violent ; (v) devaient se référer à des faits qui n’avaient pas récemment été le sujet d’autres pétitions.

Entre 1920 et 1939, le nombre de pétitions reçues par le Secrétariat s’élevait à environ 950, dont 550 auraient été jugées recevables (Núñez Seixas 2010 : 93)[11]. Peu d’entre elles, toutefois, mènent le processus à terme. Dans 35 % des cas, les pétitions recevables sont archivées sans suite après la prise en compte des explications données par les États concernés. Dans d’autres cas, des compensations sont négociées directement avec les gouvernements mis en cause par les pétitions, les demandes étant souvent revues à la baisse. Seulement à quatorze occasions, le Comité des minorités a fait appel à l’attention directe du Conseil. La moitié des pétitions concernées seront présentées devant la Cour internationale de justice (Núñez Seixas 2010 : 94)[12].

Les pétitions de populations « sous traité » mais jugées irrecevables constituent le premier cas de figure des plaintes rejetées par la Section des minorités. Le travail pionnier de J. Cowan sur deux pétitions macédoniennes de 1925 et 1926 met au jour une attitude peu réceptive à certaines requêtes au sein de la Section des minorités. Le rejet est principalement fondé sur le « langage violent ». Pour la première des deux pétitions examinées, Cowan synthétise le mémorandum d’Azcárate critiquant le langage du plaignant. Aucune menace ou intimidation n’est exercée, mais le fonctionnaire note des expressions telles que « terreur » ou « innombrables atrocités » que le pétitionnaire utilise pour décrire la violence qui serait exercée par l’État grec (Cowan 2003 : 284). Même si Azcárate concède que la pétition est formellement recevable sur d’autres points, elle est finalement rejetée. Céspedes juge, pour sa part, que la seconde pétition est aussi marquée par un langage violent. En outre, puisqu’il y est dit que la Macédoine est une nation, il considère que la question ne relève plus des traités. C’est ce que Cowan appelle « la condition antiséparatiste » (2003 : 281-283). Dans tous les cas, la détresse des pétitionnaires n’est pas prise en compte dans le jugement des pétitions.

Hekimi, membre iranien de la Section, contestera en 1927 l’irrecevabilité d’un document émanant d’une association macédonienne. Il argumente que tous les plaignants, du fait de leur culture propre, n’ont pas la même appréciation de ce qui constitue un « langage violent ». Surtout, il accorde le bénéfice du doute, voire du crédit, aux dénonciations (Cowan 2003 : 284). Colban fera référence à cet avis quand, parfois, il jugera qu’une pétition peut finalement être reçue. Malgré quelques exceptions, toujours selon Cowan, la plupart des membres de la Section maintiendront une tendance au rejet des pétitions qui utilisent un langage violent pour faire état des actions des États concernés.

Nous avons testé le manque de flexibilité juridique dans l’interprétation des conditions de recevabilité avec l’étude originale de trois autres pétitions. Sans prétendre à la généralisation (à consolider avec des analyses complémentaires), la sévérité de la Section dans le traitement des pétitions n’est pas démentie. Dans le premier document analysé, Marcus Silberschatze, citoyen autrichien, dénonce dans une lettre datée du 11 juillet 1933 la situation d’urgence à laquelle doivent faire face les juifs dans son pays. Écrivant à Azcárate, alors directeur, Skylstad argumente sur l’irrecevabilité de la pétition d’une manière à la fois formaliste et sinueuse. Pour lui, du moment où le pétitionnaire lui-même dit que la situation en Autriche dérive de celle en Allemagne, la première condition de recevabilité n’est pas satisfaite : « La communication considérée a nettement pour objet la protection de la minorité juive en Autriche, mais, étant donné qu’elle déclare que ce n’est pas le gouvernement autrichien qui est en cause, mais le gouvernement allemand, nous ne pouvons pas estimer qu’il s’agit ici de la protection des minorités conformément aux traités. » Azcárate donne son accord. La réponse au pétitionnaire, datée du 21 juillet, est laconique : « La pétition présentée n’a pas été reconnue conforme aux conditions énumérées par la résolution du Conseil en date du 5 septembre 1923[13]. » Les conditions non satisfaites ne sont pas précisées et aucune recommandation n’est faite pour améliorer les chances de recevabilité.

La deuxième pétition est une lettre signée par le président du comité exécutif du Congrès juif mondial, Stephen S. Weiss. Datée du 14 mars 1938, elle porte encore sur la situation d’urgence des juifs en Autriche. Elle connaîtra le même sort que celle de 1933. Selon Skylstad, alors directeur, dans un mémorandum adressé au secrétaire général, Joseph Avenol, daté du 15 mars : « La communication du Congrès […] ne saurait, ni par sa forme ni par son contenu, être considérée comme une pétition au sens des résolutions du Conseil. En effet, la communication s’intitule elle-même “Appel […]”, et elle ne contient aucune indication précise qui permettrait de procéder à un examen utile de la situation dont elle traite[14]. » Quelques jours plus tard, écrivant à Skylstad, c’est Céspedes qui considère qu’une pétition (notre troisième), datée du 28 mars 1938, n’est pas non plus recevable. La pétition est cette fois-ci du Comité de défense des droits des Israélites en Europe centrale et orientale. Céspedes pense d’abord que les signataires (des sénateurs, un Prix Nobel, des universitaires…) n’ont fait que signer le document, mais que « ce dernier fait suffit à rendre la pétition digne du plus grand intérêt ». Cependant, comme le seul élément nouveau par rapport à la pétition du Congrès juif mondial serait un problème relevant de pays tiers (les difficultés pour obtenir des visas), la pétition ne peut être qu’irrecevable. En outre, le document contiendrait une « phrase inadmissible du point de vue des exigences de la 4e condition » adressée à certains États membres de la sdn. Céspedes parle du « langage violent » utilisé dans la phrase suivante : « […] l’expansion des ignobles méthodes racistes en Allemagne, en Roumanie, et en Pologne ». Skylstad, en accord avec Céspedes, estime en outre qu’il est inutile de mentionner l’irrecevabilité dans la réponse aux pétitionnaires ; mieux vaut se borner à un accusé de réception[15].

À partir de ces quelques exemples, nous pouvons tenter une première synthèse du travail de la Section avec les pétitions des populations « sous traité » jugées irrecevables. Premièrement, le rejet des pétitions relève d’une interprétation étroite des conditions de recevabilité approuvées en 1923. Certains des jugements sont à la limite de l’absurde, comme l’illustre la décision d’omettre, dans les réponses aux pétitionnaires, les raisons de l’irrecevabilité. La condition antiséparatiste est une interprétation poussée de la deuxième condition. On notera, par contraste, comment Azcárate plaide pour la souplesse quand il s’agit de l’application des traités en faveur des minorités : « Vouloir les résoudre en appliquant des critères strictement juridiques ne peut conduire qu’à des situations équivoques et contradictoires […] » (Azcárate 1969 : 57). Deuxièmement, aucune explication n’est prévue pour guider les pétitionnaires dans la procédure ou la rédaction des documents, ce qui contraste avec un courrier préparé par la Section des mandats dans un contexte similaire. Pour indiquer le cheminement correct de la requête, la procédure qu’il convient de suivre est attachée à la réponse donnée au pétitionnaire (voir « Request of Emir Khalil Kansou of Baalbeck for Assistance[16] »).

Troisièmement, aucun signe d’intérêt pour les sujets traités n’apparaît dans les mémorandums lorsque la Section connaît directement le contexte des évènements relatés, notamment la montée du nazisme. Dans un résumé de son voyage à Dantzig, daté du 22 novembre 1935, Krabbe évoque « l’attitude extrêmement agressive du parti national-socialiste et du Sénat à l’égard des Juifs ». En outre, des menaces « de violence et d’envoi en camps de concentration » avaient été proférées contre l’opposition dans le Vorposten, organe du parti national-socialiste, et dans les manifestations politiques du parti ». Krabbe ajoute qu’il a « pu constater [lui-même] que leur Stürmer [un journal], dont les grossières attaques contre les Juifs étaient récemment dénoncées au Conseil par le Haut Commissaire, continue d’être vendu […] » (« Situation of Jews and refugees »)[17]. Quatrièmement, l’interprétation aussi serrée des conditions de recevabilité peut sembler étonnante si l’on sait que la plupart des pétitions recevables ne se rendaient pas loin dans le processus. Lorsque l’État concerné décidait de satisfaire certains aspects des demandes, ceux-ci supposaient très rarement la reconnaissance des infractions en question[18]. Juger une pétition recevable aurait plutôt servi, si jamais cette pétition arrivait jusqu’au Conseil, à sensibiliser le public sur la situation en Autriche de manière officielle. En fait, l’Appel du Congrès juif mondial spécifiait clairement cette volonté de publicisation au-delà de l’analyse de la pétition par rapport aux traités : « C’est donc à nous d’élever la voix, de nous tourner vers le Conseil de la [sdn], vers les Gouvernements des nations civilisées et vers l’opinion publique mondiale et de leur crier : Allez-vous faire votre devoir ? ».

Enfin, ces exemples, y compris les critiques de Hekimi, illustrent l’existence d’une relative marge de manoeuvre à l’intérieur de la Section de minorités. L’interprétation serrée des conditions de recevabilité pesait sur le sort des pétitions et le fonctionnement du système, mais elle a surtout fait manquer à la sdn l’occasion de communiquer ouvertement sur les graves problèmes politiques qui touchaient l’Europe, notamment à la fin des années 1930[19].

B ― Les pétitions « hors traité » : la construction de leur irrecevabilité

La réception des pétitions des populations « hors traité » permet de saisir la manière dont la Section des minorités a construit non seulement leur irrecevabilité, mais aussi la séparation radicale entre ces pétitions et celles des populations « sous traité ». La Section n’a pas saisi l’occasion de rendre publique la pétition des francophones au Canada (1922), tandis que l’analyse de la pétition des Catalans (1924) illustre ensuite, dans une procédure entachée de plusieurs dysfonctionnements, la volonté décidée d’enterrer ce type de pétitions.

Datée du 6 décembre 1922, la pétition des minorités francophones, en français, est signée par le sénateur Napoléon-Antoine Belcourt, au nom de l’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario. Le sénateur y note que, malgré les traités et autres garanties signés de longue date, le gouvernement canadien a introduit en 1912 un règlement dans les écoles anglo-françaises ou bilingues qui « pourvoie à la prohibition immédiate de la langue française dans une partie de ces écoles, et à son élimination graduelle des autres ». Copies du règlement et d’autres documents sont jointes au courrier. Selon le pétitionnaire, toutes les démarches entreprises ont échoué, la sdn étant le dernier recours[20].

À la suite de cette pétition, une série de mémos sont échangés, remplissant une vingtaine de pages. Dans le premier mémo, daté du 22 décembre 1922 et adressé à Rosting, Colban dit que « le Secrétariat, à mon avis, n’avait pas le pouvoir de soumettre officiellement cette question au gouvernement canadien et de demander ses observations en vue de leur distribution aux membres du Conseil et de la Société ». Il pense cependant qu’il est « légalement possible » de faire présenter la pétition par un autre gouvernement. Il fait référence à la résolution du 21 septembre 1922 de la troisième Assemblée sur la protection des minorités de pays qui n’ont pas signé de traités. Mais la probabilité qu’un gouvernement présente la pétition serait, à son avis, presque nulle. Il évoque également son entretien avec Sir Herbert Ames, directeur de la Section financière et ressortissant canadien. L’idée de répondre au pétitionnaire en faisant une copie au premier ministre canadien est notée, de même que l’idée de l’informer de manière privée sur la position que la Société adopterait sur la question. Il est à souligner qu’aucune ingérence du Canada ne semble avoir été tentée au moment de la prise de décision finale par le Secrétariat, du moins selon les mémorandums étudiés.

Dans sa réponse, Rosting met l’accent sur l’espace laissé par la résolution citée par Colban et qu’il reproduit : « L’Assemblée exprime l’espoir que les États qui ne sont liés vis-à-vis de la [sdn] par aucune obligation légale en ce qui concerne les minorités observeront cependant dans le traitement de leurs minorités […], au moins le même degré de justice et de tolérance qui est exigé par les traités et selon l’action permanente du Conseil[21]. » La pétition des francophones au Canada est la première requête « hors traité » reçue après l’adoption de cette résolution. Par conséquent, « [l]a décision [qui sera prise] pour la procédure créera un précédent pour des cas analogues […] (Catalans en Espagne, Alsaciens-Lorrains en France, etc.) ». La base juridique pour une action lui semble toutefois « très faible » et, surtout, « une intervention serait probablement très mal vue par le gouvernement canadien ». Cependant, dit Rosting, « si nous n’entreprenons aucune action, nous risquons de nous priver d’un moyen d’action pour des questions où la résolution de l’Assemblée serait notre seule base pour une intervention, dans le cas où ceci serait vraiment nécessaire, dans des pays qui n’ont pas de traité des minorités […] ». Il va encore plus loin : « Il me semble qu’aux termes de l’article 4 de la résolution du 21 septembre 1922, le rapport Tittoni pourrait être applicable, c’est-à-dire avec communication de la pétition, sans commentaires, à tous les Membres de la [sdn]. » Compte tenu du caractère non contraignant de la résolution, la Section des minorités pourrait instituer une « procédure spéciale ». Rosting pose également la question d’une procédure normale, mais en demandant au pays concerné s’il « désire » présenter des observations qui « pourraient » être communiquées aux membres du Conseil.

Dans son mémo du 3 janvier 1923 adressé à Joost van Hamel, directeur de la Section légale, Colban rappelle qu’une action similaire à celle utilisée pour les pétitions « sous traité » est hors de question : « Je pense qu’il est parfaitement clair que cette Résolution n’autorise pas une action, de la part du Secrétariat, analogue à celle prévue par les règles de la procédure applicables dans les cas où nous avons des traités des minorités ». Il considère ensuite qu’il y a deux interprétations possibles. Dans la première, la résolution ne mènerait qu’à des échanges amicaux entre membres de la sdn au sujet des minorités/nationalités « hors traité ». Dans la seconde, la résolution « n’était qu’une déclaration d’opinion de la Troisième Assemblée […] sans autre effet pour l’avenir que de rester un voeu platonique dépourvu de sanction d’aucune sorte ». Le droit de se plaindre si le voeu « n’est pas réalisé » n’est plus pris en compte. Colban pense que, si aucune action n’est entreprise, il faut faire parvenir une réponse argumentée au pétitionnaire afin d’éviter toute attaque contre la sdn. Il rejette également la possibilité de s’appuyer sur les autres traités, plus anciens, cités dans la pétition francophone. Van Hamel et Paul Mantoux, directeur de la Section politique, appuient la seconde interprétation. Le secrétaire général, Eric Drummond, choisira également cette voie, excluant les possibilités suggérées par Rosting. Copies de la pétition et de la réponse à la pétition sont envoyées officieusement au gouvernement pour éviter toute idée, dans l’esprit du pétitionnaire, d’une quelconque pression de la sdn sur le Canada.

Gilchrist, membre américain de la Section, a commenté la décision du secrétaire général. Datées du 17 janvier 1923, ses réflexions sont audacieuses : « J’ai été très intéressé par la question en tant que question pour l’Amérique du Nord. J’ai essayé de la considérer comme s’il s’agissait d’une protestation de la part d’un groupe minoritaire sérieux aux États-Unis, comme les noirs, en considérant que les États-Unis étaient un État membre de la Société. Il me semble que l’action proposée est beaucoup trop faible. » Gilchrist rappelle que la délégation canadienne a voté la résolution de l’Assemblée et que la pétition reçue est sérieuse. Il ajoute : « La Société n’a peut-être pas de base juridique pour prendre action et elle n’a certainement pas de pouvoirs de super-État, mais je ne crois pas qu’il soit approprié d’envisager une résolution de l’Assemblée de cette nature comme l’expression d’un voeu pieux qui ne signifie absolument rien. » Il propose au minimum une transmission officielle de la pétition au gouvernement canadien en notant que, s’il veut faire des observations, le secrétaire général sera heureux de les communiquer aux membres de la sdn. Selon Gilchrist, « [j]e crois que le Secrétariat est en train d’accepter une grave responsabilité en admettant ou même en admettant tacitement que les résolutions de l’Assemblée ne sont que des voeux pieux ». Dans son mémorandum adressé au secrétaire général le 18 janvier 1923, Colban ne soutiendra pas Gilchrist et affirmera encore que ni la sdn ni le secrétaire général ne doivent présenter officiellement « des plaintes privées à l’attention des membres de la sdn, y compris du gouvernement contre lequel la plainte est déposée ». Le secrétaire général aura le dernier mot, concluant que le Secrétariat ne doit pas intervenir dans le domaine des populations « hors traité ». Gilchrist quittera en 1924 la Section des minorités pour se joindre à celle des mandats.

La requête des « Minorités catalanes » est datée du mois de mars 1924 et signée par le député du Parlement catalan Manuel Massó i Llorenç, en exil, soutenu par d’autres élus et un grand nombre d’associations catalanes en France et en Amérique latine. La pétition est présentée en français et en anglais. Le texte fait appel directement à la résolution du 21 septembre 1922, signée par l’État espagnol, y ajoutant : « Notre peuple est traité comme aucun peuple de l’Orient européen affranchi par la guerre ne peut l’être. » Il décrit, documents légaux à l’appui (circulaires, décrets royaux…), les répressions exercées par la dictature de Primo de Rivera (1923-1930) contre les institutions politiques, civiques, culturelles et d’enseignement catalanes, déjà malmenées par le régime précédent. La mission du maintien de la paix de la sdn est mise en avant alors qu’un paradoxe est noté : l’État espagnol était membre du Conseil et chargé de la supervision des traités des minorités lorsqu’il a, entre autres, dissout le Parlement de la Catalogne, interdit la langue catalane dans l’espace public et dans l’enseignement et censuré les moyens de communication[22].

Le traitement donné à cette pétition révèle plusieurs dysfonctionnements. Le premier est le fait que la pétition est examinée par un ressortissant espagnol, Azcárate. Dans son mémorandum du 4 avril 1924, celui-ci s’appuie sur le précédent concernant les minorités francophones. Il s’agissait d’une pétition pouvant être couverte par la résolution du 21 septembre 1922 mais qui a été rejetée. Azcárate néglige deux aspects : la pétition catalane fait expressément référence à la résolution, et le contexte politique est plus grave que celui de la requête francophone, les libertés fondamentales étant suspendues. Le deuxième dysfonctionnement est que le secrétaire général, dans son mémo du même jour, tout en confirmant qu’il faut rédiger une lettre comme celle adressée à Belcourt, note sa décision de la montrer « avant son expédition » à José Maria Quinones de Leon, membre de la délégation espagnole. Comme reflété dans le mémo de Frank P. Walters (Section politique) adressé à Drummond, le 9 avril 1924, il ne s’agit plus de faire parvenir une copie pour information, mais de permettre au représentant gouvernemental de formuler des observations de fond : « L’ambassadeur souhaitait maintenir une rédaction qui, par de légères différences dans les mots, ait exactement le même sens que celle envoyée dans votre message téléphonique. » Cet avis renvoie à la discussion engagée sur l’opportunité d’écrire que la sdn n’est pas compétente pour les populations « hors traité », comme dans la lettre à Belcourt. Ce débat montre que la compétence du Secrétariat dans le domaine ne pouvait pas encore être définitivement écartée car, dans les mots de Walters, « aucune autorité claire pour cela n’existe dans les actes du Conseil ou de l’Assemblée ». Si la lettre est distribuée ensuite, la réaction des pays « sous traité » est également crainte. Walters va jusqu’à interpréter la résolution du 21 septembre 1922 comme étant un « compromis entre ce point de vue [la généralisation des traités] et celui des pays plus anciens qui n’étaient pas prêts à accepter n’importe quelle intervention de la sdn sur la question ». Enfin, la rédaction proposée par Quinones et celle retenue par Drummond se rejoindront pour affirmer que la sdn n’a compétence que pour les populations « sous traité ».

Le traitement de ces deux pétitions montre à quel point la résolution de l’Assemblée était une voie possible pour l’action en faveur des pétitions « hors traité ». Mais, dès le début, Colban et Drummond n’ont pas eu l’intention de tenter de s’y appuyer. En fait, le Secrétariat craignait que certains États l’évoquent pour demander l’élargissement des traités. Dans ce contexte, et comme dans les cas analysés dans la sous-section précédente, ce qui peut être étonnant est que le contenu des pétitions n’ait pas non plus été pris en compte pour des démarches non formelles. Non seulement le fait que les diplomates espagnols représentent une dictature n’a pas été soulevé, mais cela n’a entraîné aucune nuance dans le traitement de la pétition catalane. Au contraire, le Secrétariat a échangé directement avec ce régime, l’invitant à intervenir dans le traitement de la pétition.

L’attitude du Secrétariat est significative sur trois points. Premièrement, on est loin de l’affirmation d’Azcárate selon laquelle la sdn n’était responsable que de l’application des textes (Azcárate 1969 : 60-61). On note aussi un travail très important d’interprétation et de mise en oeuvre. Deuxièmement, la manière d’impliquer dans la procédure de recevabilité les gouvernements concernés par les pétitions laisse apparaître moins l’échec du Secrétariat face à ces derniers que son manque de volonté d’internationaliser la question des minorités/nationalités. L’existence d’une procédure juridique internationale n’est pas pour autant mise en question, mais son étendue l’est (non-prise en compte des autres traités signés par le Canada, par exemple). Enfin, l’appui actif du Secrétariat et du Conseil à la dictature espagnole illustre à quel point la prise en compte de droits collectifs des nationalismes majoritaires était prioritaire[23]. La politique répressive de cette dictature n’a pas été blâmée, même symboliquement, par le Conseil, ni publicisée officieusement par la Section des minorités, et cela, même après la fin du régime en 1930[24]. Au contraire, en 1928, le retour de l’État espagnol dans la sdn est fortement souhaité : « L’entrevue entre Chamberlain et Primo de Rivera ainsi que les conversations qui ont suivi entre Chamberlain, Briand et Quinones avaient grandement facilité les choses[25]. » C’est dans ce mémorandum qu’il est décidé de donner à un membre du gouvernement espagnol la direction de la Section des minorités. Núñez Seixas considère que la participation de l’État espagnol dans la sdn est essentiellement motivée par la volonté de juguler les demandes des minorités : les représentants espagnols votent globalement contre tout progrès en la matière et s’opposent à des questions éloignées, en apparence, de leurs intérêts, comme les revendications des habitants suédois des îles Åland en Finlande (Núñez Seixas 2010).

C ― Les congrès des nationalités européennes et autres entités : entre indifférence et soupçons

L’apport de l’opinion publique était très important dans l’activité de la Section des mandats et de la Commission permanente des mandats (cpm). La cpm avait pour mission de superviser la mise en oeuvre des mandats par les puissances selon des conventions internationales : les mandats A, par exemple, visaient à préparer à l’autodétermination des habitants, en principe. Les articles de presse ou les rapports de sociétés anti-esclavagistes critiquant la politique des puissances étaient largement cités dans les débats publics que la cpm organisait autour de l’action mandataire (Callahan 1999). Cette supervision s’appuyait également sur les entités internationales favorables à l’extension du pouvoir de la sdn. En 1927, un membre de la cpm invita directement l’Union pour la Société des nations (League of Nations Union) à intervenir sur le contenu des manuels scolaires britanniques. On souhaitait que ces manuels soient corrigés, car les mandats y étaient assimilés à une simple annexion[26].

Les organisations qui faisaient rapport sur les minorités/nationalités auprès de la sdn étaient également très actives. Elles informaient sur la situation des minorités/nationalités, proposaient leur expertise et faisaient des suggestions diverses cherchant à soutenir la généralisation des traités ou le renforcement du système de protection des minorités. Dans le cas des minorités juives et d’autres populations sans « État d’origine », les courriers des associations internationales étaient le seul moyen pour elles d’exprimer leurs problèmes de manière relativement officielle. Quelle place ces associations occupaient-elles à la Section des minorités ?

Nous analysons d’abord deux courriers de la Ligue internationale de femmes pour la paix et la liberté. Le premier est daté du 6 juin 1924. Il contient une résolution du Congrès de la Ligue à Washington. L’association presse la sdn d’organiser une commission spéciale pour les minorités et considère que les traités doivent être généralisés à tous les membres de la sdn. Colban écrit un mémorandum, daté du 25 juin 1924, racontant son entretien avec « this lady » (l’expéditrice du courrier ?). Il donne des explications pour le moins redondantes : il informe que la demande n’a pas de chances d’aboutir, car les pays qui ne sont pas soumis aux traités feront valoir ce fait. La résolution du 21 septembre 1922 n’est pas évoquée, ce qui aurait pu, éventuellement, renforcer le texte de la pétitionnaire[27]. Le second courrier, du 13 septembre 1934, porte sur la nécessité de généraliser les traités en accord avec le « principe du libre développement de toutes les nations » et le « principe d’égalité » entre minorités protégées et non protégées (« élargissement des traités sur les minorités à tous les pays »). Malgré la situation internationale difficile et le délitement de la supervision, la Section se borne à suivre la procédure et ne fait pas de ce courrier un usage particulier. C’est du moins ce qui se dégage des archives consultées[28].

Le traitement du cne par la Section des minorités illustre la position nettement négative de celle-ci à l’égard de cette entité consacrée aux intérêts des minorités/nationalités. Créé en 1925, le cne a souvent été perçu comme le relais du puissant lobby allemand même si une étude plus détaillée en révèle d’autres facettes. Parmi tous les délégués participant au cne entre 1925 et 1937, 39 % étaient des députés élus dans leur État d’origine. La majorité des délégués étaient slaves (Núñez Seixas 2010 : 139). Nous nous intéresserons ici à l’attitude de la Section face au Congrès dans les années 1920, l’Allemagne étant alors sous le régime de la République de Weimar.

Dès la première réunion du cne, la Section a été invitée aux débats. Des documents et des informations diverses lui étaient adressés. Le cne a établi qu’il ne discutera pas de cas individuels et que les minorités devaient se trouver en accord avec le droit international. Le cne ne se limite pas aux intérêts des minorités allemandes ; les délégations sont variées, intervenant à tour de rôle. En fait, le seul cas qu’Ewald Ammende, organisateur du Congrès, cite dans un de ses premiers échanges avec la Section est celui des Catalans : « Il a visité la Catalogne, et il s’est rendu compte qu’il s’agit d’une véritable question de Minorités », comme le rapporte Rosting le 3 juillet 1925. Après avoir discuté avec Ammende, Colban confiera dans un mémorandum daté du 11 septembre 1925 : « Tout ce que je pouvais faire était de le remercier de m’avoir parlé de ce qu’on proposait ». Plus tranchant, le 29 septembre, Colban affirmera : « Je ne pense pas que la réunion qui se tiendra en octobre ait une quelconque importance réelle. Mon idée est de la laisser là où elle est et de ne pas en avoir aucun rapport[29]. » Il compte sur les différences d’intérêts parmi les minorités/nationalités qui s’y réuniront pour empêcher une quelconque action concertée.

En fait, les membres de la Section n’assistaient aux réunions du cne qu’à titre strictement personnel. Les liens ne devaient être ni officiels ni officieux, selon Colban. Les résolutions du cne demeuraient également lettre morte dans l’activité de la sdn. Elles ne provoquaient pas de discussions entre le cne et les membres de la Section. La consigne était d’écouter en silence, y compris dans les entretiens en tête-à-tête. Azcárate, le 28 septembre 1925, note : « Je me suis borné à écouter M. Ammende et à le remercier des informations qu’il voulait bien me donner sans faire aucun commentaire sur ses manifestations[30]. »

La nomination d’Aguirre de Carcer, lié à la dictature de Primo de Rivera, au poste de directeur de la Section des minorités en 1928 confirme cette distance entre la Section et le Congrès. En effet, le cne a exprimé son opposition à cette nomination du moment où la dictature espagnole exerce une répression sur, entre autres, les entités politiques et culturelles catalanes. Le cne adresse une lettre officielle au Secrétariat sur ce sujet (non datée). Un mémorandum du 28 août 1928 détaille l’entretien entre Ammende, secrétaire général du cne, et Azcárate. Selon ce dernier, Ammende considérait « comme une véritable offense la nomination d’un ressortissant d’un pays qui a un grave problème de minorités à résoudre ». Un jour plus tôt, le 27 août, Azcárate affirmait que rien ne doit changer dans les relations avec le cne après ces plaintes, reçues dans la plus grande indifférence[31].

Le discours de la délégation catalane au cne de 1928 résume la perception de la politique de la sdn de la part des minorités/nationalités. Au lieu de s’appuyer sur les traités et sur la résolution de l’Assemblée du 21 septembre 1922, « [e]n décembre 1925 se produit le rapport de Mello-Franco. […] on osa affirmer que le but des traités est de “préparer les conditions nécessaires à l’établissement de la complète unité nationale”, c.-à.-d. de préparer la complète assimilation de la minorité à la majorité ». En outre, « [l]a procédure continue à être une course d’obstacles. Au lieu d’élargir, on restreint. On néglige les inquiétudes des Minorités, le mécontentement de tous. Comme conséquence, on pousse les groupes nationaux à chercher des solutions hors des chemins de la loi ». Dans la même veine, « [d]ans les organes de Coopération intellectuelle on empêche toute représentation de la culture des Minorités […] ». Enfin, « [i]l y a tout un problème de secrétariat qui inquiète les éléments neutres et libéraux ». Dans ce sens, « ces derniers mois on remarque cette politique de mépris officiel, quand tous les organes de l’opinion internationale pacifiste, éclairée, autorisée témoignent le plus grand intérêt, la plus grande préoccupation pour les problèmes du droit des Minorités ». On fait référence à certaines organisations que nous avons déjà évoquées (l’Union interparlementaire, par exemple) avec, en outre, l’Internationale socialiste, l’International Law Association, l’Institut du droit international, l’Union des Églises pour la Paix[32].

L’analyse de l’attitude de la Section face au cne complète celle du traitement des pétitions considérées comme irrecevables. Il s’agirait d’une défense décidée des nationalités majoritaires au-delà des pressions des grandes puissances et des gouvernements concernés : interprétation sévère de la recevabilité, condition antiséparatiste, assimilationnisme implicite, résolution de l’Assemblée vue comme un voeu pieux, désintérêt, voire dédain, face aux entités non gouvernementales. Dans ce sens, il est curieux de noter que plus tard Azcárate mettra en avant le fait que « la conscience populaire n’est pas suffisamment développée » pour expliquer la difficulté de la Section à mettre en oeuvre la supervision (Azcárate 1945 : 133).

IV – Traitement statistique : qui compte ?

La quantification d’un phénomène social permet de conférer à ce dernier une visibilité que la seule description qualitative ne peut pas octroyer (Anderson et Fienberg 1999). Là où une organisation ne peut pas agir avec des normes explicites, elle peut produire des chiffres qui, présentés ensemble, dans des tableaux ou ailleurs, donnent à voir de nouveaux problèmes ou questions. Ce serait le cas, par exemple, d’une série montrant la diminution du nombre de places scolaires pour les minorités/nationalités au cours d’une période déterminée. Le gouvernement responsable au cours de cette période serait critiqué indirectement.

Tandis que la Section des mandats organise ce que nous considérons comme la première évaluation statistique et explicite des politiques des puissances[33], la Section des minorités ne s’intéresse pas aux données. Elle ne met sur pied aucune collecte ni aucun programme statistique sur les minorités. Elle produit seulement quelques données officieuses à la suite des demandes ponctuelles de quelques États membres. En 1925, sont fournis des « Tableaux provisoires donnant les statistiques des populations appartenant aux majorités et minorités dans les États signataires des traités, conventions ou déclarations relatifs à la protection des minorités[34] ». Entre 25 et 30 millions de personnes feraient partie des minorités dans les pays concernés[35]. Ce travail, préparé par O’Sullivan-Molony, reste ponctuel, dérivé de sources officielles et non officielles et omettant les données des minorités/nationalités « hors traité ». En 1939, une requête de la League of Nations Association (Association de la Société des Nations)[36], datée du 13 juin 1939, est commentée par Hekimi dans un mémorandum adressé à Skylstad le 19 juin 1939. Selon cette note, une autre étude statistique avait été entreprise en 1935, par un autre membre de la Section, Dalal. Réalisée uniquement comme réponse à une demande du consul du Japon, elle avait un caractère officieux. Pour Hekimi, ces études « ne peuvent constituer des documents dont le Secrétariat puisse faire état […][37] ». Il conclut qu’aucune information dérivant de la sdn ne doit être communiquée à la League of Nations Association.

Il est intéressant de situer cette réponse dans le contexte de ce qui était concrètement demandé par la League of Nations Association. Cette entité voulait publier des statistiques sur les minorités pour plusieurs années : avant la Première Guerre mondiale, 1920, 1925 et 1939. La requête ne distinguait pas les minorités « sous traité » et celles qui sont « hors traité ». Ainsi, la dimension normative de l’exercice était double : montrer quantitativement l’ensemble des minorités en les faisant exister « objectivement » ; prendre en considération l’évolution dans le temps des effectifs, ce qui supposait une évaluation implicite de la politique des États et de la sdn. Si, par exemple, les minorités diminuaient de 1920 à 1939, un processus d’assimilation pouvait être inféré.

La sdn ne compte ni n’agrège les minorités/nationalités lorsque l’idée d’un usage engagé, ou politique, des chiffres était bien connu par la Section des minorités. Dans un mémorandum du 28 mars 1923, Colban résume son entretien avec le responsable de l’Institute for Statistical Research on Minorities de l’Université de Vienne. Colban soupçonne son interlocuteur de vouloir produire de la propagande. Il se demande si « son travail s’en tiendrait vraiment de façon stricte à des principes scientifiques sans aucune couleur politique[38] ». Le responsable viennois demande l’envoi des documents, notamment statistiques. Colban décide que ce soutien ne sera pas possible. Si la connaissance statistique est une forme de pouvoir, celui-ci n’est pas jugé nécessaire pour la Section des minorités.

V – Éléments de conclusion : droits collectifs et droits individuels

En reprenant notre première hypothèse et à la suite de nos analyses, nous pouvons noter que la Section des minorités limite l’action internationale dans le domaine des minorités. Elle interprète de manière étroite les conditions de recevabilité des pétitions confirmant l’idée selon laquelle « [l]a procédure de la sdn concernant la recevabilité structurait le champ du dicible dans ce domaine […] » (Cowan 2003 : 287). Les revendications nationales des minorités deviennent un tabou, de même que la dénonciation des violences ou de l’assimilationnisme exercés par les États. La simple mention de ces questions rend les pétitions automatiquement irrecevables. Très important également, la Section ne soutient pas les populations « hors traité » quand il y a une possibilité de rendre leurs pétitions publiques. L’opportunité de s’appuyer sur la résolution de l’Assemblée du 21 septembre 1922 dans le traitement de la pétition des francophones du Canada est ainsi sciemment écartée. Le Secrétariat consulte officieusement les représentants de la dictature espagnole dans le contexte de la pétition catalane. Dans tous les cas, la Section rédige des réponses minimalistes. Enfin, elle ne s’appuie pas sur les statistiques ni sur l’opinion publique pour accroître son influence et ne fait pas un travail d’information sur les minorités/nationalités (sans contradiction avec le secret des tractations). De manière significative, certains de ses cadres tendent, en fait, à percevoir leur objet de travail comme un problème : « Tandis qu’il y aurait des minorités, le “problème” existerait » (Azcárate 1969 : 72).

Cet état de choses pourrait s’interpréter comme un échec de l’internationalisme et comme une influence certaine de quelques gouvernements (ou de leurs intérêts) à l’intérieur de la sdn. Cela s’appliquerait surtout au domaine des minorités du moment où la Section des mandats illustrerait une position internationaliste plus classique : la sdn et l’opinion publique défendent le contrôle mandataire, alors que les puissances y sont réticentes. C’est la position plus claire de la sdn qui aurait finalement porté les gouvernements à s’incliner devant l’action internationale[39].

Mais, en revenant sur notre deuxième hypothèse, l’influence des gouvernements ne s’avère pas aussi déterminante dans le domaine des minorités et le manque d’internationalisme le concernant n’est que partiel. La Section ne renonce pas à son pouvoir de décision international, mais elle l’utilise pour figer l’orientation juridique de la sdn : les droits des minorités sont restreints à des droits individuels, faisant abstraction du fait que les majorités jouissent de droits collectifs. Le déséquilibre entre les droits des majorités (communs, garantis par l’État) et ceux des minorités/nationalités (attachés à la personne, garantis par des clauses) est renforcé. Cela solidifie également deux catégories de nationalismes : celui des majorités, allant de soi, et celui des minorités, soupçonné de sécession ou d’intérêt particulariste, dichotomie toujours d’actualité[40]. Nathaniel Berman (2008), en s’appuyant sur des décisions exceptionnelles de la Cour de justice internationale, considère que l’internationalisme prend, face à la souveraineté, le côté du nationalisme « tout en s’y opposant » (Berman 2008 : 144, 169). Nous considérons que, si l’on tient compte de l’ensemble de l’activité de la sdn dans le domaine, celle-ci appuie le nationalisme des majorités, la souveraineté de l’État en étant la manifestation implicite. L’internationalisation du domaine reste au demeurant bien réelle, le traitement juridicisé des pétitions en étant un exemple, tout comme la possibilité de statuer « contre » certains États (Cour). Le « positivisme étatiste » traditionnel est écarté du droit international sans le surmonter. La sdn s’appuie ainsi sur l’universalisme sans contradiction avec la prédominance de la figure de l’État. Elle a pu considérer le nationalisme en dehors de la souveraineté, tandis que la pratique de son secrétariat est restée attachée à celui des majorités.

Mark Mazower (2004) revient, en partie, sur ces questions dans son analyse de l’origine des Nations Unies (1945). Les grandes puissances cherchent toujours à éviter toute référence aux droits collectifs des minorités, se centrant plutôt sur les droits humains individuels. Du fait des pouvoirs octroyés à l’Assemblée générale, certains droits collectifs seront toutefois pris en compte plus tard, notamment pour les peuples autochtones ou « indigènes »[41]. Mais la dimension identitaire est encore présente dans ces principes ainsi que l’opposition entre social et individuel. L’internationalisme semble coincé entre un droit apolitique et abstrait (Koskenniemi 2007) et un droit politiquement instrumentalisé (Berman 2008). Comment donc penser les droits globaux (solidarité, culture, langue…) et les droits politiques attachés à la personne sans faire appel à un « mythe de l’authenticité » pour les premiers (Berman 2008 : 81) et au libéralisme pour les seconds ? On pourrait, dans ce contexte, considérer que le système démocratique comprend par définition les deux aspects. En effet, dans le fonctionnement démocratique, les notions de droit individuel et de droit collectif sont indissociables. Jean A. Laponce tente d’en rendre compte en avançant l’idée de la double majorité ou majorité multiple. Dans un fédéralisme « égalitaire », une décision ne pourrait pas être prise par la nationalité majoritaire sans que l’approuvent la ou les nationalités minoritaires (Laponce 1960 : 99). Dans ce cas, les revendications individuelles et collectives y seraient articulées, mais toujours dépendantes d’un comptage de voix et ainsi soumises aux aléas démographiques et aux clivages internes. La difficulté de reconnaître une pluralité humaine radicale reste présente (Freund 1965), de même que le déséquilibre fondamental dans la nature des droits des nationalités, selon qu’ils sont attachés aux majorités ou aux minorités. Seule la formation d’un État apparaît comme une solution pour les nations minoritaires, puisque c’est la seule garantie du droit collectif en tant que tel. Toutefois, le moyen d’y arriver n’est pas égalitaire, car une preuve préalable de l’existence de ces « nations » est nécessaire (Ermacora 1983) et suppose souvent l’organisation d’un référendum. Le nationalisme des majorités n’a pas souvent été adopté à la suite d’un plébiscite, la Constitution de l’État le légalisant de facto. Les organisations internationales pourront-elles dans le futur établir une égalité des droits collectifs sans les opposer ni les soumettre aux droits individuels ?