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Intermédialités fêtera au cours de 2013 ses dix ans d’existence : vous avez sous les yeux le vingtième numéro qui non seulement clôt cette première décennie, mais représente un tournant décisif : le passage de l’édition papier de nos numéros thématiques à l’édition numérique. Que signifie pour nous un tel saut ?

Née en pleine révolution numérique, sous la plume d’Éric Méchoulan qui fut son fondateur, notre revue avait tenu à exister sous un format papier : il s’agissait par là de défendre un « dispositif matériel » davantage qu’un simple support. Dans le texte de présentation du premier numéro, Éric Méchoulan rappelait combien les idées sont « toujours prises dans des techniques, des habitudes, des institutions et des lois[1] ». C’est dans l’interstice des champs disciplinaires et des institutions universitaires que la revue allait en effet baliser son propre terrain ; par la haute qualité de son impression, elle mettait textes et images à égalité, permettant à ces dernières d'être plus que de simples illustrations, mais aussi aux dossiers dits savants et aux dossiers dits artistes de s’accompagner au fil des pages. Sa part électronique, elle la réservait, sur son site, aux fruits de réflexions tenues en groupe, dans les ateliers ou séminaires associant des jeunes chercheurs au Centre de recherche sur l’intermédialité, rendant ainsi compte de la dynamique singulière de son travail collectif et collaboratif.

Cette entrée dans le monde des revues savantes canadiennes avait un certain panache, soutenu par la conviction du renouveau qu’apportaient les approches intermédiales ainsi que par l’amour du bel objet imprimé qui témoignait de notre attachement à la tradition encyclopédique du livre ; soutenu, également, par la ligne claire et constructive de numéros thématiques, distingués par les verbes leur servant de titre, et dont l’objectif était, à chaque parution, de mieux comprendre les modalités de « l’emprise du travail immatériel[2] » sur les sociétés historiques et contemporaines. L’avenir n’a fait que confirmer ces attentes et, à l’heure d'un premier bilan, notre revue peut faire valoir, outre la signature de nombreux contributeurs reconnus et estimés à l'échelle internationale, d’importants écrits de théorisation de l’intermédialité et une foule d’articles proposant une réflexion approfondie sur quelques-unes de ses notions fondamentales.

Pourquoi alors passer aujourd’hui au numérique ? Dans le monde de l’édition savante, les raisons évoquées sont de fait rarement déterminantes. L’économie réalisée, par exemple, avec la suppression des étapes de l’impression et du coût des matériaux n’est en fait que provisoire : l’édition numérique a aussi ses exigences, et son champ de possibles appelle déjà des investissements humains et matériels importants. Par ailleurs, la numérisation menace l’économie fragile des revues académiques : l’utopie du libre accès est cernée par la réalité des communautés restreintes que touche l’édition savante et spécialisée, et que se disputent déjà portails publics et diffuseurs privés. Reste les pratiques de lecture des chercheurs et des étudiants qui s’accommodent fort bien de la disponibilité immédiate des textes sur les portails dédiés (JSTOR, Érudit ou Revues pour ne citer qu’eux), ainsi que de leur nouvelle maniabilité (recherches, archivages et annotations personnels, etc.). Pourtant, le risque est grand de perdre au passage le champ propre et l’identité des revues qui les publient et incarnent la force d’un courant de pensée, la spécificité d’une approche, la richesse d’une archive. Sans parler de la perte de sens que représente le démembrement de numéros composés de manière thématique, dans la mesure où l'on sait que les portails de diffusion en ligne référencent en premier lieu l'article individuel (et ses mots clés) et non l'ensemble auquel il peut appartenir. Les sciences humaines se trouvent ici aussi sous la pression d'un modèle qui prévaut dans les sciences de la nature, au pouvoir desquelles elles ont de la difficulté à résister.

Le passage au numérique n’est cependant plus un choix pour les revues savantes, c’est une nécessité avec laquelle il a fallu, bon an, mal an, composer. Comme nous l'avons fait jusqu'à présent, la plupart des revues de nos domaines d’attaches et de rayonnement (arts, lettres, sciences humaines et sociales) dédoublent leurs éditions, sur la base de leur format papier, et rendent disponibles leurs articles sur les portails universitaires électroniques. Très peu de revues nées dans le papier ont fait le saut complet vers le numérique ; et inversement, très peu de revues entièrement numériques éprouvent le besoin d’une existence papier.

Intermédialités se propose d’occuper ici une tierce position : à compter de cet opus, elle publiera tous ses numéros réguliers sous format électronique diffusé sur la plateforme Érudit, mais complétera également ses deux livraisons saisonnières par des publications hors série imprimées. Ainsi, elle fait face à des enjeux précis puisqu’en tant que revue savante, de même que le monde de l'édition dans son ensemble, elle doit aujourd'hui non seulement se poser la question de sa diffusion électronique, mais aussi, et plus radicalement, elle doit repenser ses production et archivage à travers le numérique. Jusqu'à présent les textes (et images qui les accompagnaient) étaient mis en page selon le format papier ; et la diffusion numérique à partir de notre site ou de celui d'Érudit en constituait pour l'essentiel une duplication (sous format pdf et html) – à l'exception des dossiers visuels d'artistes invités pour lesquels les droits de diffusion Internet ne pouvaient être accordés. Nous renouvelons désormais notre conception en fonction des propriétés intrinsèques au médium électronique, en visant une chaîne de production de part en part numérique qui inclut d'emblée l'archivage, les formats de présentation et ceux de diffusion qui lui sont propres.

La pérennité de la conservation était, depuis de nombreux siècles, traditionnellement assurée par le support papier. Aujourd’hui, pourtant, un format électronique d'archivage dont le choix (de type xml ou html) est commandé par sa reconnaissance comme norme majoritaire sur Internet, doit se substituer au papier et assurer une stabilité et une transmission des matériaux quelles que soient les évolutions futures. C’est ce tournant que nous prenons en faisant de l'électronique notre premier support d’édition. À partir de cette archive, nous ouvrons et nous multiplions nos modes de présentation : de la classique présentation sur site web au fichier (par ex. epub) que l'on puisse télécharger sur une tablette de lecture ou encore au fichier pdf permettant une impression papier. Soucieux d'utiliser des logiciels open source, nous développerons ce format à plusieurs volets au cours des prochains numéros en préparation, inclure (printemps 2013) et animer (automne 2013), qui seront l'occasion de fixer notre nouveau concept.

Enfin, dans la mesure où nous continuerons à concevoir des dossiers transversaux à partir d'un verbe reliant les différents articles, nous veillerons à ce que l'étude individuelle puisse toujours apparaître dans le contexte qui l'éclaire. Car c'est autant entre les articles que dans chacun d'eux que se déploie notre réflexion intermédiale dans l'espace et le temps des cultures. Nous ferons de plus en plus jouer à l'hyperlien le rôle qui était celui de la reliure papier ou du rayon de bibliothèque. Un ensemble de renvois internes à chaque dossier thématique, mais aussi à l'ensemble des numéros de la revue, voire directement aux archives des documents que nous publions, pourrait ainsi devenir un puissant vecteur d’intégration pour la recherche sur l'intermédialité.

Ce passage au numérique est enfin et surtout un pari sur l’avenir, qui repose sur de nouveaux besoins et désirs de configuration d’écriture intermédiale, puisque cette mutation permettra d'enrichir la revue de types de matériaux – en particulier audio et vidéo – qui étaient fermés au papier. Ces formats seront d'abord expérimentés dans la rubrique « Recherche-création », qui prend la place de notre classique dossier d'artiste, ou encore dans les « Hors dossiers » que nous concevrons désormais comme un lieu d'interaction (électronique) privilégié avec la communauté de nos auteurs et lecteurs.

Fig. 1

Photogramme tiré de Race Timed Out (Laura Di Biagio, 1990). Publication électronique Ce qui reste des images du futur (Fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie).

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Le titre de ce numéro, traverser/crossing, évoque, bien sûr, l’idée de passage, mais aussi celle d’une exploration : notre numéro 20 est ainsi composé d’un choix de textes que nous avions publiés sur le site de notre revue, sous une forme préliminaire expérimentale, dans nos suppléments électroniques issus d’ateliers et séminaires portant sur l’intermédialité. Ce faisant, nous leur donnons une visibilité nouvelle, en les rendant accessibles sur Érudit. Nous avons sélectionné un ou deux textes par supplément – téléphoner (dir. Éric Méchoulan) ; réinventer l’histoire : l’uchronie (dir. Olivier Asselin) ; accompagner (dir. Marion Froger); re-dire (dir. Germain Lacasse) ; théâtraliser (dir. Jean-Marc Larrue) – auxquels nous avons ajouté un article issu d’un récent atelier. Ces textes ont tous été revus, corrigés, augmentés par leur auteur et évalués par les pairs.

Réunis, ces textes offrent au regard une image juste de la diversité des corpus et des configurations historiques que nous traversons, tout en démontrant l’efficacité des approches intermédiales pour la compréhension de phénomènes complexes, quel que soit le niveau auquel ils se produisent, ou encore leur nature – liminaire ou corollaire. Ainsi dans « Comment m’entendez-vous ? », Philippe Manevy aborde les enjeux de mise en scène du téléphone dans la pièce de Cocteau La voix humaine ; François Albera revient dans « Le cinéma projeté » sur les imaginaires technologiques de la littérature populaire de la fin du xixe et du début du xxe siècle, propos auquel fait écho la contribution de recherche-création de Viva Paci, dans le dossier « Ce qui reste des images du futur[3] » (fait en collaboration avec la Fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie) à partir des imaginaires présents dans les arts médiatiques de la fin du xxe siècle ; avec « Ce qui de l’autre nous accompagne », Frédérique Berthet explore le compagnonnage de Victor Erice et d’Abbas Kiarostami dans l’espace-temps muséal, entre des contraintes médiatiques, des habitus d’artistes et des dispositifs communicationnels ; Matthias Krings étudie dans « Turning Rice into Pilau » la remédiation pratiquée par les narrateurs tanzaniens interprétant des films étrangers dans les salons vidéo ; Germain Lacasse, en s'appuyant sur la notion de « tact » bakhtinien, montre dans « La médialité redite par l'oralité » comment le cinéma a souvent besoin d’être approprié par l’oralité quand il change d’espace culturel ; « Remanier les dialogues, rénover les tableaux », de Stéphane Tralongo, analyse les modes de rénovation qui au tournant du xxe siècle se targuent de relancer les grandes féeries en intégrant le cinématographe à la mise en scène ; enfin Najat Rahman interroge dans « Translation, Subjective Mapping, and the Passage to Politics » l’art palestinien contemporain comme pratique « dissensuelle » à partir de la poésie de Suheir Hammad, des installations artistiques de Mona Hatoum et des oeuvres vidéo collaboratives de Till Roeskens.

Nous disions que migrer du papier vers le format numérique nous permettrait d'intégrer de nouveaux types de matériaux, visuels et sonores, ainsi que de construire un nouvel espace d’échanges avec nos lecteurs et nos contributeurs. C'est déjà le cas, dans ce numéro, avec Point contre point de Mario Gauthier. Cette courte pièce audio inaugure une nouvelle rubrique, spécifiquement électronique de notre revue. Nommée « Contrepoints », celle-ci consiste à ouvrir un espace à des chercheurs ou créateurs pour réagir à un thème, un texte, un travail artistique, un document d'archives que nous avons récemment publiés. C'est précisément ce qu'a fait Mario Gauthier avec sa composition qui s'inspire de l'entretien inédit de Glenn Gould, Radio as Music, paru dans notre dernier numéro synchroniser/synchronizing. À la transposition textuelle et sous forme de photogrammes qu'Intermédialités a proposée de cet entretien de Glenn Gould, répond ici l'artiste audio avec sa composition.

Traverser/crossing se dédouble enfin en un numéro électronique – celui qui est affiché sur votre écran – et un supplément imprimé. Ce dernier sera composé d'un choix d'articles significatifs que nous avons publiés dans ce même format depuis dix ans et sera complété d'un index croisé de l'ensemble de notre production. Façon de célébrer un âge somme toute accompli pour une revue interdisciplinaire, tout en se remémorant les multiples chemins de traverse parcourus.