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La tragédie haïtienne, exacerbée par la faillite chronique de l’État et des catastrophes naturelles en série, a occupé une place de choix dans les réflexions politiques et scientifiques durant ces dernières années, surtout depuis le puissant séisme qui a dévasté la République caraïbe en 2010. Dans ce contexte d’éclosion des idées, l’apport original d’Haïti aujourd’hui, Haïti demain : Regards croisés est sans doute de chercher à « insuffler plus de rigueur scientifique à la lecture des événements », c’est-à-dire en menant une réflexion approfondie qui mobilise les acteurs et actrices clés du processus de développement-reconstruction en Haïti et leur donne la parole. En d’autres termes, l’ouvrage recommande des pratiques en matière de reconstruction et de développement en Haïti susceptibles d’appuyer les efforts endogènes de relance de cet « État failli » des Caraïbes.

Haïti aujourd’hui, Haïti demain : Regards croisés rassemble 22 textes présentés à l’occasion du Symposium international sur la reconstruction d’Haïti convoqué par l’Université d’Ottawa, les 6 et 7 avril 2010, sous les auspices de l’École de développement international et mondialisation (ÉDIM), avec la participation de personnalités en provenance de divers milieux (agences de développement internationales, gouvernements, organisations humanitaires et non gouvernementales, universités). Une telle diversité des points de vue présente l’avantage d’offrir aux décideurs une palette de solutions possibles.

Au lendemain du séisme, les premières tentatives sérieuses d’estimation des dégâts humains et matériels furent celles d’acteurs haïtiens et étrangers oeuvrant sur le terrain. Leur travail a de ce fait été crucial dans la mobilisation des communautés nationales et internationales et l’organisation des premières opérations humanitaires. Cela fait l’objet de la première partie du livre qui cède la parole à dix représentants des milieux officiels. Ils affichent tous une même et nette volonté : transformer la crise haïtienne en une ultime opportunité de développement durable.

C’est peut-être Michaëlle Jean, alors gouverneure générale du Canada, qui a le mieux résumé cet unanisme politique. Dans son allocution au titre évocateur, « Réinventer la vie », elle endosse les propos du président haïtien René Préval qui voit « la catastrophe comme une occasion de rêver d’une autre humanité où l’esprit de partage l’emporterait sur la cupidité marchande ». À cette fin, elle identifie trois pistes pour la reconstruction d’Haïti : l’éducation pour tous et toutes ; l’intégration des régions au développement du pays ; l’engagement des jeunes qui constituent plus de la moitié du pays.

L’ambassadeur haïtien, Léo Méorès, lui-même se faisant en cela l’écho du premier ministre Jean-Max Bellerive, précise ce que doivent être les termes d’une véritable reconstruction d’Haïti. Dans son discours « Haïti aujourd’hui, Haïti demain », qui inspire son titre à l’ouvrage collectif, il rêve d’un pays engagé dans une conjoncture historique devant aboutir à l’émergence, à l’horizon 2030, d’un « État moderne, équitable et solidaire ». Dans cette perspective, quatre refondations seront nécessaires : celle territoriale, celle de l’économie, celle des services sociaux, et celle des institutions.

D’autres recommandations portent sur le rôle central de l’État haïtien dans le processus de reconstruction du pays : relancer, à partir d’une approche fondée sur les droits, la réforme des institutions et des pratiques de l’État pour le rendre stratégique, efficace, décentralisé, accessible et imputable aux citoyens et aux citoyennes. En un mot, les réflexions réunies dans la première partie du livre présentent une vision d’avenir partagée, généreuse et optimiste, c’est-à-dire la conception d’une société future qui devrait animer des actions concrètes de reconstruction, une société dans laquelle chaque Haïtien et chaque Haïtienne souhaiteraient vivre.

Mais, pour les lecteurs désireux d’approfondir la question de la reconstruction d’Haïti sous un angle plus théorique, la seconde partie de l’ouvrage sera sans doute d’un très grand intérêt. Elle contient les analyses critiques de douze membres de la société civile haïtienne, essentiellement des économistes, des sociologues et des politologues. Les nombreux défis et enjeux qu’ils soulignent constituent autant de bémols au slogan rhétorique vague d’une « Nouvelle Haïti », promise à grand renfort de publicité après le séisme. Sans nécessairement sombrer dans le fatalisme, ils s’appuient sur des analyses du passé, du présent et du futur d’Haïti. La tâche semble herculéenne.

Celle-ci implique, entre autres, des réformes indispensables pour assurer non seulement la reprise des activités urbaines orientées vers les marchés d’exportation, mais surtout la revitalisation du secteur agricole et des zones rurales du pays. Sur le plan de l’État : assumer les responsabilités qui incombent à un État souverain, depuis la refonte de la gouvernance, centrée sur la réforme en profondeur de l’ensemble de l’appareil administratif…

Une telle tâche, un pays qui a souffert pendant si longtemps et si cruellement comme Haïti ne saurait l’accomplir seul, c’est-à-dire sans une aide internationale conséquente et soutenue. Mais le risque existe, prévient l’altermondialiste et professeur d’économie Camille Chalmers dans son analyse, que « la stratégie humanitaire en cours n’enlise le pays dans une culture de l’assistance ». C’est pourquoi on pourra lire avec profit, en début de la seconde partie, l’excellente critique de l’aide internationale du sociologue Franklin Midy. Il y esquisse une vision de l’avenir d’Haïti qui s’insère grosso modo dans le cadre de deux scénarios extrêmes : le changement ou le statu quo.

Dans le premier cas, les élites haïtiennes décident de tirer les leçons du séisme pour changer et faire les choses autrement. Dans le second, la crise peut devenir un danger extrême et alimenter un mouvement d’autodestruction national. Malgré quelques progrès timides, c’est malheureusement ce dernier scénario qui semble nettement prévaloir aujourd’hui en Haïti.

C’est souligner en même temps les limites des recommandations contenues dans ce livre. Riche en considérations techniques, il constitue un brillant plaidoyer en faveur d’une stratégie intégrale de développement d’Haïti. On peut néanmoins regretter que les experts omettent presque tous d’établir explicitement les liens complexes entre les impératifs de refondation du pays et le leadership national. Ce faisant, ils laissent en jachère un terrain essentiel : celui miné de la politique haïtienne.