Corps de l’article

La question qui nous a été posée est celle de l’apport de la psychologie dans l’étude du suicide ? La psychologie s’est effectivement constituée comme science au début du xixe siècle, mais les principaux concepts et l’idée même d’esprit ont été élaborés initialement par les philosophes. En effet, Platon, Aristote et d’autres philosophes ont formulé quelques-unes des questions fondamentales de la psychologie qui sont encore très pertinentes aujourd’hui (Cuerrier, 1990). Entre autres, l’homme naît-il avec des dons, des capacités, une personnalité spécifique ou les acquiert-il, au contraire, par l’expérience ? C’est également la question qui nous intéresse tous et à laquelle nos différentes disciplines essaient de répondre par différents regards.

La psychologie est constituée de plusieurs sous-disciplines, allant de la psychophysiologie, au conditionnement, à l’apprentissage, aux études cognitives, au développement de tests, de mesure, d’évaluation et de diagnostics. La psychologie s’intéresse également au domaine du social, mais aussi à la psychopathologie et à l’application de la psychologie dans différents secteurs, dont la clinique, l’éducation, le travail, les milieux communautaires, etc.

La psychologie se trouve à la croisée de plusieurs domaines d’expertises et peut faire l’interface avec d’autres disciplines permettant l’intégration de plusieurs dimensions scientifiques. Ainsi, l’étude des conduites suicidaires s’inscrit dans cette tradition multidimensionnelle de la psychologie, et fait écho aux grandes questions philosophiques, en reformulant la question initiale de la manière suivante : L’homme naît-il avec des prédispositions suicidaires ou le devient-il par expérience ?

En fait, pour être en mesure de réfléchir à cette question, il faut considérer qu’il n’y a pas une discipline qui à elle seule sera en mesure d’y répondre. Si le suicide est la fin tragique qu’a en commun l’histoire de vie de nombreuses personnes, ceci ne veut pas dire d’emblée que le parcours de vie de ces personnes a été le même. La science indique bien l’importance de nombreux mécanismes qui agissent au cours de la vie et qui expliquent de manière encore incertaine l’étiologie suicidaire. Ainsi, les dimensions génétique, biologique, hormonale qui changeront à travers le cours de la vie, auront un impact sur les événements environnementaux, contextuels, familiaux, sociaux, etc. Plus récemment, les études épigénétiques indiquent l’influence réciproque de ces mécanismes (Labonté et al., 2012 ; McGowan et al., 2009 ; Turecki, 2012). La conjugaison de tous ces mécanismes aura une influence sur le développement individuel en termes de type d’attachement, de présence ou d’absence de troubles de santé mentale, de capacités cognitives, de pensées, de réflexivité, de prises de décision et d’habiletés de coping, pour n’en nommer que quelques-uns (Beautrais et al., 2010 ; Kessler et al., 1997 ; Torres-Platas et al., 2011). Il faut aussi tenir compte du fait que ces mécanismes extrêmement complexes évolueront dans le temps (Labonté et Turecki, 2010).

Dans le cadre des études que nous menons depuis plusieurs années au Groupe McGill d’étude sur le suicide, sur les trajectoires de vie de personnes ayant des conduites suicidaires, il est impossible de tenir compte de toutes ces dimensions à la fois. Malgré cela, il est nécessaire de développer des cadres conceptuels multidimensionnels, car les modèles corrélationnels largement représentés dans la littérature scientifique sont trop réducteurs. Les études corrélationnelles établissent des associations, des corrélations, ou proposent l’identification de facteurs de risque. Lorsqu’on pense en termes de facteurs de risque, nous adoptons une perspective monolithique des personnes ayant des conduites suicidaires. Si la présence de certains facteurs augmente le risque de conduites suicidaires (Lesage et al., 2009 ; Renaud et al.,, 2008), la question est de savoir quel peut être le poids différentiel des diverses adversités, pour quels individus, dans quel contexte et à quelle période de leur vie ? Par exemple, la présence d’un événement de vie peut précipiter une personne dans une crise suicidaire, alors que le même événement pourra avoir un poids beaucoup moins déstabilisant à une autre période de la vie, ou pour une autre personne (Bebbington et al., 2009 ; Séguin et al., 2005, 2007, 2011).

Tenter de comprendre l’importance relative des événements de vie s’inscrit dans chaque trajectoire singulière des individus qui auront eu des contraintes hétérogènes dans le processus de développement. Tenter de comprendre ces différentes trajectoires et d’en identifier des éléments de prédiction, ou de prévention, oblige à développer un cadre conceptuel multidimensionnel et d’élargir les méthodes de recherche. Nous avons développé, avec des collègues du groupe McGill d’étude sur le suicide dont Alain Lesage, Johanne Renaud et Gustavo Turecki, une méthodologie avec laquelle nous examinons des trajectoires de vie : des trajectoires de vie de personnes décédées à la suite d’un suicide, des trajectoires de vie de personnes qui ont fait des tentatives de suicide et des trajectoires de vie de personnes qui vivent des vies relativement saines.

Les trajectoires de vie associées au suicide

En nous appuyant sur une compréhension multidimensionnelle et multifactorielle des conduites suicidaires, nous souhaitions mettre à l’épreuve cette conceptualisation du fardeau d’adversité. Lors d’études antérieures, nous avons développé une méthodologie qui permet de faire l’étude des trajectoires de vie (Séguin et al., 2005, 2007, 2011), en retraçant, avec l’aide d’un calendrier de vie, le cumul d’adversités et de protection qui ont jalonné la vie des individus.

La compilation de tous ces facteurs par tranche de cinq années et l’attribution d’une cote spécifique de risque en fonction de la sévérité des difficultés représentent, selon le jugement clinique d’experts, le fardeau d’adversité encouru par la personne. Ce sont les cotes de risque qui forment la courbe de ces trajectoires, tel qu’illustrée par la figure 1. L’abscisse correspond à la trajectoire selon l’âge au moment de la sévérité des difficultés, alors que l’ordonnée illustre la valeur du risque, (Fardeau d’adversité : 1 = élevé : beaucoup de risque/peu-pas de protection et 6 = faible : beaucoup de protection/peu de risque. Une courbe descendante indique un accroissement du fardeau). L’axe horizontal correspond au passage du temps. De cette analyse, quatre profils ont émergé dans lesquels des distinctions apparaissent quant à l’âge moyen de la survenue du suicide, quant au nombre des tentatives de suicide et quant aux troubles de santé mentale ou de toxicomanie (trouble de santé mentale selon le DSM-IV sur l’axe I) et aux troubles de la personnalité (selon le DSM-IV sur l’axe II).

Figure 1

Trajectoires de vie de personnes décédées à la suite d’un suicide

Trajectoires de vie de personnes décédées à la suite d’un suicide

-> Voir la liste des figures

L’expérimentation du modèle

Nous avons réalisé en 2003 et 2004 une recherche dans la province du Nouveau-Brunswick basée sur cette méthodologie. Pendant une période de 14 mois, nous avons examiné presque tous les décès survenus à la suite d’un suicide (102/109) avec le soutien du Ministère de la Santé du Bureau de la Coroner en chef et de nombreux collègues des Agences de Santé Mentale.

Trajectoire 1

La trajectoire 1 (symbole en losange), correspond à l’expérience de 15 % des personnes décédées. Dans cette trajectoire, depuis la naissance, plusieurs éléments d’adversité (la négligence, la maltraitance, les conflits familiaux majeurs, les sévices physiques et sexuels) s’accumulent au fur et à mesure que la personne se développe. Cette trajectoire se caractérise par l’association d’événements de risque sévères en bas âge à des conflits familiaux importants, à des difficultés scolaires, à des comportements de consommation de substances très précoce, etc. La personne semble très tôt prise dans un engrenage de cumul d’événements de vie difficiles, de situations conflictuelles dont il devient de plus en plus difficile de modifier la trajectoire. De fait, ce cumul d’adversité perdure tout au long de la vie. Nous observons dans cette trajectoire un nombre plus important de personnes ayant fait des tentatives de suicide à plusieurs moments au cours de leur trajectoire, et une présence importante de troubles de psychopathologies sur l’Axe I et II du DSM. Dans cette trajectoire de vie, les personnes se suicident, en moyenne, plus tôt (38 ans). Les données illustrent l’importance d’intervenir tôt dans les trajectoires de vie des familles vulnérables et à risque, et d’intervenir sur les déterminants précoces de la santé.

Trajectoire 2

La deuxième trajectoire (symbole en carré), correspond à l’expérience de 24 % des personnes décédées. Elle se caractérise par des personnes qui connaissent très tôt des difficultés, mais dont le contexte de vie s’améliore au début de l’âge adulte. Lorsque la personne quitte son milieu familial, sa vie semble s’améliorer et cette dernière se retrouve dans un contexte d’autonomie et de liberté relative. Cette période correspond à une diminution des facteurs de risque et à une augmentation des facteurs de protection. Malheureusement, cela est de courte durée. Après une période positive, l’apparition d’événements d’adversité semble concorder avec une augmentation des difficultés familiales, la présence de conflits maritaux et des difficultés dans l’éducation des enfants. Nous observons également le cumul de conflits professionnels, associés à la présence de difficultés de consommation de substances et de troubles dépressifs. Il semble que l’adversité précoce engendre une certaine vulnérabilité psychologique qui peut contribuer au développement ultérieur de trouble de la personnalité. À l’âge adulte, des difficultés psychologiques et psychiatriques associées à des difficultés relationnelles provoquent un effritement du soutien social, et un cumul de difficultés avant le passage à l’acte. Les personnes de cette trajectoire font un nombre important de tentatives de suicide (TS) au cours de leur vie, et sont atteintes par un nombre important de troubles mentaux sur l’Axe I et II du DSM.

Trajectoire 3

La troisième trajectoire (symbole en triangle), correspond à l’expérience de 43 % des personnes décédées. Elle se caractérise par une linéarité descendante. La vie semble avoir bien débuté avec la présence d’un minimum de facteurs de risque et de nombreux facteurs de protection. Au cours du développement, des éléments d’adversité apparaissent progressivement, le contexte de vie se dégrade, mais sans atteindre un niveau de facteurs de risque. Les personnes de cette trajectoire présentent surtout des troubles psychopathologiques (axe I selon le DSM-IV), spécifiquement des toxicomanies (alcool et drogues) et des troubles affectifs (dépression). Les problèmes semblent débuter tôt dans la vie, et être présents pendant des dizaines d’années à des degrés d’intensité différents. La caractéristique marquante des personnes vivant cette trajectoire est l’effritement relationnel et affectif graduel. Celui-ci prend une dimension importante lorsque s’ajoute le poids des difficultés provoquées par une longue période d’alcoolisme et de dépression. En général, ces personnes font peu de tentatives de suicide au cours de leur vie, et le suicide apparaît souvent dans un contexte de séparation, de perte affective importante et de cascades d’événements négatifs. Dans ces trajectoires, les politiques sociétales qui visent une diminution et un traitement précoce des toxicomanies et de la dépression prennent une dimension importante.

Trajectoire 4

La quatrième trajectoire (symbole en rond) correspond à l’expérience de 17 % des personnes décédées. Elle suscite le plus d’incompréhension, en raison de la quasi-absence de facteurs de risque et d’éléments d’adversité connus. Si les suicides survenus dans les trajectoires 1, 2 et 3 cumulent de nombreux facteurs de risque, ces derniers suicides demeurent les plus difficiles à prévoir. Les personnes de cette trajectoire qui se suicident le font plus tardivement, en moyenne à 52 ans, sans présence apparente de troubles mentaux, actuels ou passés, et sans historique de tentative de suicide. Ces décès surviennent presque tous dans le contexte d’une situation de perte importante, souvent suite à un sentiment d’humiliation publique, réel ou perçu.

En résumé, les trajectoires montrent qu’il n’y a pas un seul profil de personnes décédées par suicide et que les troubles mentaux, clairement identifiés dans plusieurs études, ne surviennent généralement pas dans un vacuum. Ils se manifestent particulièrement chez des personnes ayant souvent connu des trajectoires personnelles, familiales, psychologiques et sociales difficiles depuis l’enfance. Dans d’autres cas, les trajectoires se dégradent après une amélioration. Par contre dans une large proportion, les trajectoires de vie se caractérisent par une lente chute accompagnée et amplifiée par des troubles mentaux. L’effritement des trajectoires peut alors s’expliquer de la manière suivante. La dépendance aux substances et la présence de troubles de l’humeur augmentent progressivement le sentiment de perte d’estime de soi et de désespoir d’autant plus si elles sont associées à un échec des tentatives personnelles pour y remédier. Il s’ensuit le développement d’une cascade pendant laquelle tous ces éléments deviennent indissociables et intolérables pour la personne vulnérable à un moment donné.

Chaque trajectoire type fait appel à des événements plus distants, au-delà de la dernière année, et à des situations plus récentes, durant la dernière année. Ces trajectoires pourraient se distinguer par des dimensions génétiques, biologiques, neurologiques différentes. C’est la jonction entre toutes ces disciplines qu’il reste à intégrer dans un cadre de recherche.

Conclusion

Les problèmes sont complexes, et la psychologie peut proposer une meilleure compréhension de cet enchaînement de mécanismes associés au développement humain. Elle peut aussi aider à mieux comprendre l’impact différencié selon la présence cumulée de facteurs de risque ou de protection dans la vie des personnes. L’interaction complexe entre les mécanismes qui peuvent influencer les comportements suicidaires à travers le temps mérite l’attention des chercheurs. Tenter de comprendre l’étiologie des comportements suicidaires est une entreprise complexe parce qu’elle nécessite la prise en compte de variables multiniveaux (contextuelles, développementales et psychologiques), en plus de tenir compte de l’évolution de ces variables et de leur influence croisée sur la durée de vie. Peu de méthodologie de recherche se prête à ce type d’entreprise. Effectivement, les études sur le suicide ont été mesurées et analysées sous différents aspects au cours des dernières décennies. Les analyses utilisées, dont une majorité sont des approches corrélationnelles, ont permis d’identifier des facteurs de risque qui pourraient contribuer à l’émergence de ces différences. Cette approche d’identification de facteurs de risque accuse des limites importantes puisqu’elle ne tient pas compte de la complexité dans l’émergence et le maintien des difficultés psychosociales. Elle ne tient pas compte aussi de la présence de sous-groupes spécifiques. La dimension temporelle est souvent oubliée dans ce type d’étude. Il est important de tenir compte de l’impact de certaines variables les unes sur les autres et de leur nature changeante dans le processus de développement.

De nombreuses études identifient un tableau clinique complexe associé à la présence de troubles psychiatriques comorbides (Beautrais et al, 1996 ; Hawton et al., 2003). Depuis plusieurs années, les études confirment la présence de psychopathologies dans l’étiologie suicidaire chez l’adulte. Les troubles les plus souvent identifiés et reconnus sont les troubles de l’humeur (McGirr et al., 2007), les troubles d’abus et de dépendance aux substances (Wilcox et al., 2004) ou les troubles anxieux (Brezo et al., 2007). Si les résultats de ces recherches démontrent que la présence de troubles mentaux est souvent une condition nécessaire au développement de conduites suicidaires, les personnes qui vivent avec des troubles mentaux ne vivront pas tous des épisodes suicidaires au cours de leur vie. Quels sont alors les mécanismes en jeu dans l’ontogenèse de ces facteurs de vulnérabilité qui caractérisent différemment les personnes qui font des gestes suicidaires ? Quelles sont les dimensions psychologiques (des traits de personnalité spécifiques, les difficultés de prise de décision et de coping) ? Quels sont les mécanismes développementaux (par exemple la présence d’adversité précoce, la présence d’abus de violences physique et sexuelle au cours de l’enfance ou l’adolescence) (Fergusson et al., 2008), qui agissent comme éléments clés et permettent de mieux comprendre l’étiologie des conduites suicidaires ?

Il faut aussi être en mesure de comparer les trajectoires de vie de personnes décédées à la suite d’un suicide aux trajectoires de personnes qui ont fait des tentatives de suicide, et qui ont survécu à leurs souffrances pour vivre une vie plus saine ou dans certains cas, plus fragile. La question des facteurs de protection et de capacité de résilience demeure encore peu étudiée de manière scientifique dans l’étiologie des conduites suicidaires. Pour ces raisons, nous devons également comparer les trajectoires de vie à celles des personnes vivant une vie relativement saine, afin de mieux comprendre les mécanismes psychologiques en interaction avec les événements de vie qui peuvent fragiliser certaines personnes.

Il est clair que le suicide est un problème complexe, multidimensionnel, multi-niveaux, qui peut avoir une connotation transgénérationnelle et temporelle. Nous devons poursuivre les recherches entreprises. Nous devons raffiner les méthodes d’investigation utilisées et apprendre à combiner des approches mixtes, longitudinales, temporelles, afin de mieux comprendre la complexité des mécanismes psychologiques menant vers différentes trajectoires suicidaires. La psychologie, au carrefour de plusieurs disciplines scientifiques, doit intégrer et faire le lien avec d’autres disciplines dont les neurosciences. Mieux connaître les conséquences qui affectent différemment les personnes suicidaires permettra à plus long terme, de planifier et de mettre en oeuvre des interventions préventives susceptibles d’intervenir plus rapidement dans cette chaîne causale dont l’issue ultime est le suicide.