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La sociologie de l’action collective s’est beaucoup plus focalisée sur les phases d’émergence des luttes que sur leurs trajectoires à proprement parler. Dès lors, beaucoup reste à faire pour comprendre comment se développent et se terminent les mouvements sociaux. Bien entendu, de nombreux travaux monographiques rendent compte de la disparition de telle ou telle organisation protestataire ou encore du déclin de telle ou telle campagne, et certaines recherches ont bien étudié des types donnés de trajectoires. Que l’on songe, pour s’en tenir à deux exemples très contrastés, à la manière très wébérienne dont Gusfield (1963) étudie la reconversion de la Women Temperance Christian Union après le vote de la loi de 1919 sur la prohibition ou aux travaux sur les structures de rémanence. Mais on manque encore de synthèses systématiques qui offrent le moyen de décrire et de comprendre la diversité des trajectoires des mouvements de protestation.

La rareté des travaux dans le domaine est encore plus frappant dans le champ de la sociologie du militantisme, laquelle s’est essentiellement posé la question du recrutement et de l’enrôlement de nouveaux militants, et demeure peu prolixe sur le maintien des engagements et, ce qui revient au même, sur la défection (Fillieule, 2005). L’intérêt pour le désengagement militant est donc plutôt récent en sociologie des mouvements sociaux et il se focalise surtout sur les groupes radicaux (Della Porta, 1995 ; Sommier, 1996 ; Bennani-Chraïbi et Fillieule, 2003). Cela tient au moins à deux ordres de faits : d’une part, ceux-ci sont marqués par des modes de fonctionnement qui rendent plus visibles les mécanismes du désengagement ; d’autre part, les programmes de désengagement des mouvements dits terroristes et de réhabilitation ont nourri la demande sociale pour de telles recherches.

En revanche, il existe toute une tradition de recherche en psychosociologie centrée sur les dynamiques de groupe dans les organisations terroristes (Wasmund, 1986 ; Jamieson, 1990 ; Crenshaw, 1991 ; Taylor et Horgan, 2006 ; Horgan, 2009)[1], ou encore sur la défection dans les mouvements racistes et d’extrême droite (Fangen, 1999 ; Klandermans et Mayer, 2006 ; Malkki, 2010). Aussi bien dans le champ de la criminologie et de la sociologie de la déviance, on trouve de nombreux travaux sur l’abandon des styles de vie criminels ou la théorie de l’association différentielle, et la littérature sur les bandes juvéniles et les gangs offre de nombreux outils pour comprendre les liens entre parcours de vie et désengagement d’activités violentes/criminelles (voir Grenne et Pravis, 2007, pour une revue).

Dans le présent article, en m’inscrivant dans la lignée des travaux marquant un rapprochement entre les deux sous-champs des terrorism studies et de la sociologie des mouvements sociaux (Taylor et Horgan, 2006 ; Horgan, 2009 ; Gayer et Jaffrelot, 2008 ; Gayer, 2009 ; Bosi, 2012), je voudrais proposer une approche interactionniste du désengagement des organisations radicales[2]. J’ai récemment développé cette approche dans diverses publications (Fillieule, 2005, 2010) et je ne reviendrai pas en détail sur ses attendus ; mon objectif ici est plus précisément d’en éprouver la validité pour comprendre les spécificités du désengagement de ce type d’organisations. Ce faisant, je partage entièrement l’idée selon laquelle les instruments forgés pour rendre compte des mouvements sociaux classiques peuvent aussi bien être utilisés pour réfléchir aux formes d’action radicales (Della Porta, 1995 ; Fillieule, 1997 ; Goodwin, 2006 ; Beck, 2008 ; Gunning, 2009), même si dans ce dernier cas le recours plus fréquent à la violence, la stigmatisation et la répression ont à l’évidence des effets spécifiques sur les phases d’engagement/de recrutement, sur les modalités de l’activisme et peut-être surtout sur les modalités du désengagement.

Dans ce qui suit, je commence par exposer brièvement les outils qui me paraissent propres à rendre compte des processus de désengagement, autour d’une approche dynamique et configurationnelle (au sens donné à ce terme par Norbert Elias). Je m’attacherai ensuite à explorer l’intrication entre les niveaux micro, méso et macro d’analyse, en partant des interactions complexes entre logiques individuelles d’engagement et de désengagement et dynamiques organisationnelles, pour ne considérer les facteurs structurels et les « opportunités politiques » que dans un second temps, afin de contextualiser les niveaux micro et méso. Peu de travaux se focalisent sur les activistes, leurs motifs et comment ils sont étroitement liés à des dynamiques organisationnelles. Pour en explorer l’écheveau, je me focalise sur deux dimensions centrales : les effets complexes du façonnage organisationnel sur les individus et les effets ambivalents de la répression sur les organisations comme sur les individus.

Un modèle dynamique et configurationnel

Deux volumes collectifs ont récemment ouvert la voie à de nouvelles recherches sur le désengagement, l’un sur le désengagement dans une diversité d’organisations militantes (Fillieule, 2005), l’autre sur le désengagement d’organisations terroristes (Bjørgo et Horgan, 2009). Les points communs entre ces deux ouvrages sont nombreux :

  • L’idée d’abord qu’il faut abandonner l’analyse des profils et des déterminants en amont au profit des cheminements « from analysis of profiles to pathways, and from roots (as in root causes) to route. » (Horgan, 2009 : XXIII. Voir aussi Crenshaw, 2000).

  • D’où le renoncement à la logique de l’explication causale, attachée seulement à identifier les déterminants des trajectoires de radicalisation, pour se concentrer sur le processus par lequel les individus rejoignent des organisations radicales, y militent et éventuellement s’en désengagent.

  • Le principe méthodologique selon lequel il faut partir des individus et de leur parcours de vie pour seulement, dans un second temps, questionner la manière dont leur existence est en partie déterminée par des facteurs structurels aux niveaux méso et macro. Cela revient à se situer dans un cadre d’analyse compréhensif, attentif aux justifications produites par les acteurs.

  • Enfin, l’idée que les trajectoires ne peuvent se comprendre qu’au moyen d’une analyse contextuelle qui articule les biographies au(x) groupe(s), aux réseaux d’appartenance et plus largement aux contextes sociopolitiques (voir aussi Hairgrove et MacLead, 2008).

Si je partage la même perspective sur les objectifs à atteindre et la manière de les atteindre, en revanche je suis beaucoup moins convaincu par les fondements théoriques et épistémologiques d’une approche selon moi trop éclectique qui, dans le champ de la psychologie sociale, emprunte à la fois aux théories de la déviance, aux théories de l’apprentissage social et à la théorie des rôles de Merton. Tout particulièrement, il me semble que l’approche que je défends permet de mieux articuler les trois niveaux des idiosyncrasies individuelles, des organisations et des contextes au moyen d’une approche configurationnelle. Plus précisément encore, la notion de « communauté de pratique », qui se situe au coeur du modèle de Horgan (Horgan, 2009) et renvoie à l’exercice partagé d’apprentissages ainsi qu’aux pratiques culturelles et sociales qui se développent au sein des groupes, me semble peu heuristique pour travailler l’un des aspects fondamentaux des trajectoires, à savoir le façonnage organisationnel. J’y reviendrai dans la suite du texte. Dans ma propre conception, deux éléments sont centraux. D’abord, je considère que les engagements dans les organisations radicales doivent être compris comme le résultat d’un processus plutôt que comme le produit d’un facteur déterminant. Les approches reposant sur l’analyse de motivations psychologiques profondes ou qui s’en tiennent aux simplifications des théories du choix rationnel sont ici d’une grande faiblesse. Si les individus agissent de manière intentionnelle, ce n’est que rarement au motif d’une intention claire, au sens d’un calcul coûts/avantages. Comme le souligne John Searle, « l’intention en action » n’est pas équivalente à « l’intention d’agir ». Le langage analytique de la « motivation », bien souvent pollué d’intentionnalisme, est trop souvent utilisé en lieu et place d’une « description épaisse » de ce qui se joue effectivement. De fait, les individus sont souvent contraints d’agir comme ils le font en raison d’un certain nombre de pressions explicites ou implicites (par exemple la force de la « prise de rôle » dans des groupes soudés), ce qui signifie que les acteurs ne sont pas toujours des agents « doués d’intention », mais peuvent aussi être « sujets », comme l’illustre brillamment Dipesh Chakrabarty (2000) dans sa critique de la célèbre analyse d’une révolte paysanne dans l’Inde coloniale par Ranajit Guha (1983)[3].

Ces remarques s’inscrivent dans la même ligne que « l’hypothèse de continuité » suggérée par Annie Collovald et Brigitte Gaïti pour rendre compte du processus par lequel s’opère la radicalisation – et donc l’éventuelle déradicalisation – des individus (2006 : 39-42). En cela, elles s’appuient à la fois sur le travail passionnant que Tackett (1996) consacre à la manière dont les députés aux États généraux sont progressivement devenus révolutionnaires au début de la Révolution française et sur l’analyse produite par Browning (1992) de la manière dont des soldats allemands « ordinaires » vont progressivement éliminer systématiquement, par balles, des milliers de juifs polonais. Cela nous ramène au principe de méthode énoncé précédemment, à savoir qu’il faut renoncer à raisonner en fonction du « pourquoi » au profit du « comment », c’est-à-dire sur des enchaînements de faits qui sont le produit de causes spécifiques actualisées et reconfigurées dans le déroulement des événements. Au total, « le principe de continuité engage des hypothèses sur la temporalité vécue, faite de petites disjonctions, d’amendements à la routine, d’initiatives disparates, d’événements ressentis comme hétérogènes, éphémères, anecdotiques, rationalisés dans les bricolages du moment, ramenés aux phénomènes connus et relativement maîtrisés. On le voit, la temporalité de l’expérience se distingue de la temporalité des processus de radicalisation, reconstruite et homogénéisée après coup autour d’“origines”, de “tournants”, de causes et d’effets » (Collovald et Gaïti, 2006 : 35 ; Dobry, 2010).

De plus, le processus de désengagement d’organisations radicales s’explique aussi bien par des facteurs idiosyncrasiques, contextuels et structurels (c’est-à-dire la dialectique entre dispositions/motifs des acteurs et leurs positions structurales). Cela implique que l’on articule les niveaux micro (dispositions, socialisation), méso (façonnage organisationnel, force de la « prise de rôle » et dépendance au groupe militant) et macro (contexte politique, répression et opportunités). Depuis le livre fondateur de Della Porta (1995), il est de plus en plus fréquent dans la littérature que l’on se revendique d’une telle approche multiniveaux. Toutefois, les chercheurs se contentent souvent d’opérer une distinction analytique entre ces trois niveaux de facteurs sans offrir une explication bien solide de leur activation concomitante ou successive dans le temps. Selon moi, l’interactionnisme symbolique, et tout particulièrement dans sa version formulée par Hans Gerth et Charles Wright Mills (1954) puis Howard Becker (1960, 1966), offre un instrument puissant pour resituer diachroniquement les engagements dans les parcours de vie et les contextualiser synchroniquement aux niveaux méso et macro, permettant ce faisant de se débarrasser de l’opposition scholastique entre agency et structure. Dans un tel modèle, l’engagement est conçu comme une activité s’inscrivant dans le temps, avec des phases d’enrôlement, d’activisme et de défection, à partir d’une approche microsociologique et processuelle qui systématiquement relie l’individu et les situations vécues à des éléments contextuels, aux normes et règles de l’ordre social. Dans cette perspective, les individus et la société ne sont pas seulement interdépendants, mais se construisent mutuellement. Il me semble que les récents développements de la recherche sur le militantisme, fondée sur le concept interactionniste de « carrière », tel qu’il est développé par Everett Hughes (1958), Anselm Strauss (1959) et Howard Becker (1960, 1966), sont particulièrement fertiles pour analyser les engagements et désengagements militants dans une perspective multiniveaux.

Une approche « carrière » implique la prise en compte de deux dimensions essentielles des identités sociales. Celle, dans une perspective diachronique, de la transformation des identités et des mécanismes sociaux à l’oeuvre dans ces transformations – c’est-à-dire les « changements institutionnalisés » (changements de statut provoqués, par exemple, par l’entrée dans la vie active, le mariage, etc.) et les « accidents biographiques » (crises, échecs, deuils, etc.) ; celle, dans une perspective synchronique, de la pluralitédes sites d’inscription des acteurs sociaux, ce qui revient à souligner que les individus sont plus ou moins tous plongés dans une pluralité de mondes sociaux, ou de sphères de vie, et donc soumis à des principes de socialisation hétérogènes et parfois même contradictoires qu’ils intériorisent (Fillieule, 2001, 2010). On pourrait par conséquent émettre l’hypothèse de l’incorporation par chaque acteur d’une multiplicité de schèmes d’action, d’habitudes, qui s’organisent en autant de répertoires que de contextes sociaux pertinents qu’il apprend à distinguer par l’ensemble de ses expériences socialisatrices antérieures.

Ce constat d’un lien entre contextes sociaux et stocks de dispositions a pour conséquence d’affaiblir sérieusement la valeur des analyses des déterminants de l’engagement ou du désengagement reposant sur des traitements multivariés mettant en relation la variable à expliquer avec les propriétés sociales des individus, à partir de réponses à des questionnaires ou des interviews structurées. En effet, une propriété sociale quelle qu’elle soit (par exemple le sexe, l’âge, le niveau de revenu, le statut professionnel, etc.) n’a pas une grande capacité explicative si on ne la resitue pas dans la « configuration » (au sens d’Elias) dans laquelle elle s’actualise et contribue à la formation de telles ou telles dispositions. Celle-ci se lit à trois niveaux.

D’abord au niveau du champ politique élargi, entendu comme système concurrentiel plus vaste. C’est en effet en fonction de la valorisation sociale, à tel moment du temps et dans tel ou tel secteur de l’activité militante, de tel ou tel modèle du « bon militant » que certaines propriétés sociales et dispositions se trouveront dévaluées ou au contraire favorisées. Ensuite, au niveau micro de la biographie, puisque, comme on l’a dit plus haut, c’est dans la succession des rencontres entre des propriétés sociales et des contextes variables de socialisation que se forme les dispositions. Enfin, le système d’interrelations concurrentielles doit également être observé au niveau méso des organisations. Cela implique de comprendre les logiques tant structurelles que sociales et politiques de sélection et d’orientation des activités mises en oeuvre par les organisations, afin de saisir les valorisations variables des attributs sociaux de ses membres. Kanter (1968) ne dit pas autre chose lorsqu’elle souligne à quel point la notion d’engagement se situe à l’intersection entre les exigences organisationnelles et les expériences individuelles, ce qui implique que l’on pense les trajectoires d’engagement à partir de leur lieu pratique d’inscription.

Une telle conception du lien micro/méso/macro se rapproche de l’analyse configurationnelle de Norbert Elias (1939, 1970), lequel décrit certains types de relations entre individus et société comme des « configurations » (figuration en allemand). Un tel appareil conceptuel s’oppose délibérément aux explications dominantes de l’action sociale par les buts et les stratégies des acteurs, qu’ils soient compris comme exprimant une weltanschauung ou comme simple produit de l’intérêt.

Dans les deux sections qui suivent, plutôt que de présenter à la suite, comme cela est le plus souvent le cas, les facteurs du désengagement d’organisations radicales aux niveaux macro, méso et micro, je m’attache à explorer deux séries de mécanismes. D’une part, les effets complexes du façonnage organisationnel sur les individus et, d’autre part, les effets ambivalents de la répression et de la criminalisation des activités radicales. Disons-le clairement, mon but n’est pas de proposer un modèle général. Une telle ambition serait contradictoire avec une approche configurationnelle, laquelle ne peut viser qu’à établir un certain nombre de mécanismes, dont la combinaison est toujours dépendante de contextes situés. Toutefois, en examinant les effets du façonnage organisationnel sur les individus, on est au coeur des interactions entre individu et groupements ; et en étudiant les effets de la répression sur les individus, on peut approcher le réseau complexe d’interactions entre niveaux macro et micro (les effets individuels de la répression) et entre niveaux macro et méso (les effets de la répression sur les formes organisationnelles et les stratégies).

Le façonnage organisationnel

Les propriétés des organisations radicales sont bien entendu très variables, et il n’est pas question ici d’en uniformiser les caractéristiques. Toutefois, certains traits permanents de ces organisations renvoient à au moins trois éléments. D’abord, leur caractère illégal et la répression qu’elles subissent. Ensuite, leur structure clandestine et réclusive ; enfin, leur relative clôture par rapport à l’espace légitime des luttes sociales et politiques, et des organisations qui les peuplent. Je fais l’hypothèse que ces trois caractéristiques jouent un rôle déterminant sur les modalités de l’engagement, les formes de son maintien et, in fine, les possibilités et les manières d’en sortir. En effet, ces traits supposent des formes très particulières et très prégnantes de socialisation secondaire qui peuvent profondément affecter la biographie des individus, dans une logique similaire à celle que Zolberg résume joliment en parlant des « effets psychologiques indépendants de l’activisme » (1972). Ce sont justement ces mécanismes socialisateurs que vise la notion de community of practice mobilisée par Horgan (2009 : 13) pour rendre compte d’un processus d’apprentissage au travers d’interactions répétées avec les idéologies et les pratiques sociales et culturelles qui y sont reliées.

Dans le cadre interactionniste, Hans Gerth et Charles Wright Mills offrent une boîte à outils conceptuelle plus sociologique pour examiner les relations entre individus et institutions (1954 : 165-191). Ils définissent une institution comme une organisation de rôles distincts et hiérarchisés auxquels les membres doivent se conformer. L’intériorisation de ces rôles passe par des mécanismes d’apprentissage et de socialisation secondaire dont il faut étudier la prégnance – de « l’alternation » (Berger et Luckmann, 1966) aux adaptations stratégiques et distanciées – et la durabilité, du point de vue des conséquences biographiques dans l’ensemble des sphères de vie. Ce modèle place la notion goffmanienne de « carrière morale » au centre de l’analyse de l’activisme. Celle-ci renvoie d’une part à la sélection des personnes (incitations et barrières à l’entrée, orientations des activités) et d’autre part à la socialisation organisationnelle, c’est-à-dire aux effets socialisateurs multiples de la militance, lesquels sont en partie déterminés par les règles et modes de fonctionnement des organisations, entendues comme univers de contraintes (statuts, activités proposées ou réservées, leadership, etc.).

Les organisations opèrent tout un travail de socialisation de leurs membres, entendu comme une prise de rôle, laquelle permet à l’individu d’accomplir correctement ses tâches et d’identifier les rôles auxquels il a affaire. Cette socialisation secondaire peut parfois prendre la forme d’inculcations explicites, dont le but est d’homogénéiser les catégories de pensée des militants et leur façon d’agir au sein et au nom de l’organisation, mais, la plupart du temps, elle renvoie à un « sens pratique » qui opère en dehors de la conscience connaissante (Bourdieu, 1980 : 111-112). Si, pour reprendre Gerth et Wright Mills, « les institutions impriment leur marque sur l’individu, modifiant sa conduite externe aussi bien que sa vie intérieure » [1954 : 173], il faut donc s’intéresser à la fois au contenu et aux modalités du processus de socialisation institutionnelle. Trois dimensions peuvent ici être distinguées : l’acquisition d’une vision du monde (idéologie) d’une part, de « savoir-faire » et de « savoir-être » d’autre part (ressources), et enfin la restructuration des réseaux de sociabilité, en lien avec la construction des identités individuelles et collectives (réseaux sociaux et identités). C’est à ces trois niveaux que l’on peut distinguer les facteurs du désengagement des groupes radicaux.

Idéologie

La socialisation au sein des organisations peut porter, plus ou moins fortement selon les groupements considérés, sur l’intériorisation d’une vision du monde, de la place du groupe dans ce monde et de sa place dans ce groupe. Il est important ici de souligner d’emblée que la force de l’idéologie est sans doute rarement le moteur des engagements radicaux mais qu’elle prend toute son importance dans le cours des activités militantes, sous l’effet de processus variés d’endoctrinement et parfois même de « programmation ». Autrement dit, l’adoption d’une ligne politique et surtout l’attachement viscéral que l’on y porte ne précèdent que rarement l’engagement et s’acquièrent progressivement.

C’est dans l’observation des pratiques quotidiennes des activistes que l’on peut voir comment les institutions légitiment certains types de discours et de pratiques au détriment d’autres, et comment, face à ces contraintes, les membres ne disposent pas des mêmes ressources pour infléchir ou renouveler les idéologies dominantes. Ici, les ressources proprement institutionnelles (comme l’exercice d’une fonction de leadership formel ou informel, une proximité ou une appartenance aux cercles dirigeants, une légitimité militante fondée sur l’ancienneté ou les « faits d’armes »), mais aussi sociales et constituées en dehors des rétributions offertes par l’organisation (capacité d’expertise ou autorité morale liée par exemple au métier exercé) sont déterminantes de la capacité à résister et éventuellement à redéfinir les visions du monde imposées par l’organisation.

Dès lors, pour rendre compte du maintien de l’attachement ou d’un éventuel désengagement, il faut aussi s’interroger sur l’érosion de cet aspect de la socialisation militante. Comment comprendre l’affaiblissement de l’emprise idéologique de l’organisation, laquelle peut conduire à une réévaluation à la baisse des sacrifices que l’on est prêt à faire pour la cause ? L’on peut ici distinguer deux niveaux de détermination possibles.

D’une part, la force des croyances peut varier en raison d’un changement de climat politique, que celui-ci s’inscrive dans une théorie des cycles sociaux récurrents ou des trends de longue durée, dans l’épuisement historique d’un modèle d’engagement, ou encore dans un moment de backlash et de retour à l’ordre.

D’autre part, la perte de conviction idéologique peut encore être produite par une rupture du consensus au sein d’un mouvement, l’apparition de factions et éventuellement de scissions. Les causes en sont potentiellement multiples et, sur ce point, la psychologie sociale a produit un grand nombre de résultats passionnants, notamment à partir de l’étude de petits groupes qui montrent à quelles conditions la fidélité au groupe peut se maintenir. Ici, les exemples historiques ne manquent pas. Par exemple en Italie, dans le contexte de l’échec de l’enlèvement d’Aldo Moro par les BR en 1977, les divergences éclatent au grand jour entre les groupes de prisonniers et la direction extérieure du mouvement, en même temps que l’invention par l’État du statut de dissocié et de repenti entretient les occasions de désengagement et de trahison (Moretti, 2004).

Ressources

La participation à une activité militante peut permettre d’acquérir des ressources, évidemment variables en fonction des capitaux détenus par ailleurs et antérieurement à l’engagement, et donc de générer des rétributions, entendues ici comme les bénéfices matériels ou symboliques que les individus pensent retirer de l’engagement. Quatre caractéristiques principales des rétributions doivent être soulignées.

Premièrement, les rétributions comportent à la fois une dimension objective et subjective, ce qui veut dire que celles effectivement retirées du militantisme ne sont pas forcément perçues par les acteurs. Deuxièmement, elles peuvent être à la fois espérées avant l’engagement et poursuivies ensuite, mais aussi, et peut-être surtout pour les militants « de base », produites par l’expérience militante. Troisièmement, les coûts se confondent parfois avec les bénéfices. Quatrièmement, les rétributions varient au gré de l’évolution des contextes et des expériences individuelles. Une telle définition des rétributions rend bien difficile de simplement rapporter le désengagement d’organisations radicales à un simple épuisement des rétributions attendues. Si le sacrifice est partie intégrante des mécanismes de l’attachement, alors, comme le souligne Kanter (1968), plus il a fallu faire de sacrifices pour entrer dans un groupe et s’y maintenir, plus le coût de la défection est élevé. Le coût de l’activisme en détermine en quelque sorte le prix.

Au-delà des facteurs organisationnels, il faut ajouter un ensemble de facteurs liés à l’image publique du groupe, à sa légitimité sociale et aux justifications acceptées du recours à la violence. En effet, la valeur accordée aux rétributions dans une sphère de vie est aussi liée à la valeur que tous les autres participants et la société tout entière leur accorde. Tout particulièrement dans la trajectoire des mouvements radicaux ayant recours à la violence ciblée ou aveugle, il est fréquent que les jugements du public finissent par se renverser et contraignent les groupes à un retranchement sur une base sociale de plus en plus étroite, voire inexistante. Un processus que connaît l’Al-Gama’a al-Islamiyya en Égypte après la mort de 62 personnes dans l’attentat de Louxor et que Zwerman et Steinhoff (2005) illustrent à propos des mouvements gauchistes des années 1970, tout particulièrement dans le cas de l’Allemagne et du Japon (voir aussi Crenshaw, 1991, et Gupta, 2008, sur ces trajectoires de déclin).

Plus encore il faut ici garder à l’esprit ce que nous avons établi plus haut, à savoir que les individus évoluent dans un certain nombre de sous-mondes sociaux et que les bénéfices attendus dans chacun d’eux covarient. Dans chacune de ces sphères, les individus sont amenés à adopter des rôles spécifiques dans lesquels ils sont plus ou moins captifs et qui définissent autant de contextes de socialisation. Des changements significatifs peuvent intervenir dans le temps au sein de chacune des sphères de vie, produisant une redistribution des rôles endossés et une transformation des identités.

Ce point est tout particulièrement important pour comprendre le désengagement des organisations radicales dans la mesure où celles-ci, en raison de la répression dont elles font l’objet, et donc de leur caractère souvent clandestin et exclusif, génèrent un compartimentage plus ou moins étanche des sphères de vie et favorisent une focalisation des militants sur la seule sphère militante. Ce double processus de compartimentage et de focalisation peut avoir des effets ambivalents. D’abord, parce qu’il favorise le nettoyage affectif et le repli sur les seules relations amicales et affectives au sein de la sphère militante, il est un facteur de cohésion. Mais ce rétrécissement à une sphère de vie de plus en plus totalisante peut également générer des effets de burn-out et une dégradation des relations interpersonnelles (Ross et Gurr, 1989 ; Della Porta, 2009). La littérature sur les petits groupes exclusifs est ici très utile pour qui veut comprendre les spécificités de la plupart des organisations radicales. Par exemple, Lewis Coser signale que les groupes exclusifs exigent de leurs membres un engagement total, ce qui rend les conflits plus explosifs, car ceux-ci ont toutes les chances de prendre une tournure émotionnelle et irréaliste. Dès lors, les individus ont tendance à les nier et accumulent ainsi des tensions. Protestation et défection y sont donc plus difficiles et retardées, mais elles s’y développent plus rapidement et plus intensément (1974 : 48).

L’on doit encore s’attacher à comprendre comment et selon quelles logiques les individus « se débrouillent » de l’épuisement des rétributions, que cela passe par le refoulement, la distance au rôle, les tentatives de transformation du rôle ou la défection. C’est à ce point que la force de la dépendance au rôle (Hechter, 1987 ; Taylor, 1988) et l’existence de possibles latéraux, déterminée notamment par le degré d’autonomie des sphères de vie, dessinent un univers de contraintes facilitant plus ou moins la défection. Et c’est autant la force socialisatrice du rôle que l’on quitte que la manière dont on le quitte qui rendent le mieux compte, une fois la sortie accomplie, de l’inflexion des trajectoires.

Réseaux sociaux et identité

Il apparaît clairement à ce point que la socialisation au sein des organisations passe également par une redistribution plus ou moins profonde des réseaux de relations dans lesquels les militants sont pris, dans la sphère militante comme dans les autres sous-mondes sociaux. Adhérer à une organisation, c’est avant tout appartenir à un groupe, avec ses frontières et son univers de signification, c’est participer de son illusio ; c’est interagir avec d’autres membres, de manière plus ou moins régulière, c’est donc se construire une place ou une identité.

Ici, la réflexion proposée par Becker dans son article sur la notion de « commitment » (1960) constitue un point de départ précieux pour réfléchir aux logiques interindividuelles propres aux groupes radicaux. L’on peut définir simplement ce concept comme un état psychologique qui pousse un individu à demeurer pris dans une organisation (sustained participation). L’attachement est à la fois antécédent à l’engagement et le produit de celui-ci, ce qui suggère qu’au-delà des motivations à l’enrôlement on se penche précisément sur le travail de l’institution pour produire de l’attachement. À la fin des années 1960, Rosabeth Kanter a proposé une typologie des éléments propres à susciter l’attachement dans les groupes. Elle distingue trois aspects de l’attachement : le maintien, la cohésion et le contrôle, dont nous avons déjà croisé certains mécanismes.

Le maintien de l’attachement repose sur le sacrifice, dont nous avons déjà traité, et l’investissement. Celui-ci renvoie à l’existence d’alternatives. Plus les individus sont pris dans un système qui est le seul à distribuer les récompenses et les coûts, plus ils restent engagés (Kanter, 1968 : 506). L’investissement se définit comme l’ensemble des liens affectifs entre les individus et leurs attachements émotionnels. Comme le suggèrent McCauley et Moskalenko : « Devotion to comrades is not only a force for joining a radical group, it is equally or more a barrier to leaving the group » (2008 : 422). Deux mécanismes sont ici en jeu : la renonciation et la communion (Kanter, 1968, 1972). La renonciation désigne le retrait de toute relation sociale en dehors du groupe, avec pour but d’assurer un maximum de cohésion interne. La communion marque toutes les manières de renforcer le sentiment d’appartenance à une communauté soudée par la mise en oeuvre d’une dialectique unanimité-exclusion. Ici, on retrouve les observations très durkheimiennes de Turner et Killian sur l’importance de la camaraderie et le rôle des cérémonies et des rituels dans la cohésion des mouvements sociaux (1957 : 399, 442).

La cohésion est assurée par des moyens de contrôle, des plus subtils aux plus extrêmes, comme la mortification ou le déni. La mortification renvoie à la renonciation à ses désirs et à ses intérêts, à l’abandon de l’identité privée au profit d’une identification au groupe, ce que Goffman développe dans sa discussion de « l’institution totale » avec la notion de « mortification of the self ». La pratique de la confession, mais aussi l’autocritique, la notion de péché d’orgueil, etc., servent cette fonction de mortification et « d’effacement du sens de l’autonomie individuelle » (Hoffer, 1963 : 66). Le déni renvoie pour sa part aux formes d’abandon inconditionnel à une autorité, à l’intériorisation par les membres de ce que le groupe dit et veut.

Au total, la manière dont les groupes contribuent à façonner les relations de sociabilité, à la fois à l’interne et à l’externe, aussi bien que les rôles assignés en leur sein, suggèrent une série de facteurs importants des processus de radicalisation et de déradicalisation.

Les effets ambivalents de la répression sur le processus de déradicalisation

En dépit de leur prolifération, les recherches sur les effets de la répression, au niveau des organisations autant qu’au niveau des trajectoires individuelles, demeurent inconsistantes (Combes et Fillieule, 2012). Tout au plus peut-on avancer que, pour les tenants des différentes versions de la théorie de la frustration, la répression tend plutôt à radicaliser les contestataires, alors que dans la perspective de la mobilisation des ressources elle serait plutôt dissuasive en raison d’un déséquilibre entre coûts, risques et avantages de l’action.

Selon moi, pour traiter de la question des effets individuels de la répression, il faut là encore tenter d’articuler les trajectoires individuelles aux stratégies organisationnelles et aux contextes (analyse multiniveaux) tout en tenant compte du déroulement temporel de l’échange de coups (analyse processuelle). L’on peut espérer de cette manière discerner quels effets sont observés (spécification des relations) et à quelles conditions (contextualisation des relations).

Effets macro et méso de la répression sur les trajectoires individuelles de déradicalisation

Au niveau contextuel tout d’abord, les conduites de renforcement de l’activisme ou de désengagement face à la répression doivent être rapportées à son caractère ciblé ou indiscriminé. Lorsque seuls les leaders et les militants les plus actifs d’un mouvement en sont la cible, la démobilisation des militants occasionnels et des simples sympathisants est plus probable. En revanche, lorsque la répression s’abat de manière indiscriminée sur les militants, les sympathisants, voire les populations suspectées de les soutenir, l’extension de la mobilisation est probable, de même que la radicalisation. Ce qu’illustrent bien les cas de la France, dont la politique de « responsabilité collective » face au Front de libération nationale (FLN) aura sans doute beaucoup joué dans l’engagement de larges secteurs de la population dans la guerre, ou plus récemment de l’Algérie face aux mouvements islamistes.

Au niveau contextuel toujours, les effets individuels de la répression sur le désengagement sont en partie dépendants de la manière dont, dans un espace et une conjoncture donnés, celle-ci est socialement perçue (notamment en référence à la mémoire des événements passés), à la fois dans la population mais aussi dans telle ou telle région de l’espace social, en lien avec la façon dont les individus sont diversement pris dans des liens préexistants (clans, réseaux communautaires). Ainsi, dans les sociétés où les solidarités de clans ou de castes sont fortement ancrées, plutôt que de susciter le désengagement, la répression entraîne des phénomènes de block recruitment, tout à la fois en offrant les moyens matériels du passage à l’acte (mentorat, apprentissage de la violence, lignes de conduite, armements) et en réduisant drastiquement le champ du pensable. Olivier Grojean et Gilles Dorronsoro (2004) l’illustrent bien dans le cas du PKK ou du Hezbollah kurde, organisations au sein desquelles les trajectoires d’engagement se font par bloc, mobilisant des fratries entières originaires des mêmes villages et des mêmes associations, sur un mode pas très éloigné de celui dont Dorronsoro (2001) avait déjà rendu compte à propos de l’Afghanistan et du rôle des qwams[4]. De la même manière, les travaux sur l’IRA ou l’ETA montrent souvent comment les engagements dans ces organisations se font dans une logique de tradition familiale, les pères jouant souvent le rôle de mentor pour l’enrôlement des fils, et les fils ayant souvent comme motivation à l’engagement la défense de la mémoire des parents morts au combat ou emprisonnés.

Au niveau méso des organisations, la littérature monographique montre bien les multiples effets de la répression sur le fonctionnement interne des organisations radicales. En premier lieu, la répression encourage mécaniquement le développement des organisations clandestines et exclusives (Zald et Ash-Gardner, 1987 : 125-126). Face au risque d’infiltration, d’arrestation et de démantèlement des réseaux militants, les organisations se coupent progressivement du monde extérieur et se dotent de modèles de conduite stricts, lesquels débouchent bien souvent sur un isolement propice à la construction de communautés émotionnelles soudées (Crenshaw, 1991 ; Laqueur, 1987 ; Della Porta, 1995).

En second lieu, l’un des effets centraux de la répression sur les organisations radicales renvoie à la manière dont celle-ci contribue à la redéfinition de leur place au sein des espaces militants, avec des effets importants sur les opportunités de sortir et les contraintes pesant sur le désengagement. Les trajectoires des mouvements révolutionnaires des années 1970 en Italie, en Allemagne ou encore au Japon en fournissent de nombreux exemples. Isabelle Sommier (2010) rappelle ainsi que la compétition entre organisations gauchistes a été un facteur déterminant de l’escalade italienne, avec le tournant militariste de Potere Operaio et de Lotta Continua à partir de 1972, le jeu de surenchère entre brigadistes et autonomes puis entre autonomes : « Le processus de radicalisation qui caractérise le cycle italien (et conduit à son épuisement par la défection et l’élévation des coûts de l’engagement) est grandement lié aux compétitions entre groupes d’extrême gauche, mais aussi à leur confrontation sur le terrain de la rue avec les militants d’extrême droite qui seront par ailleurs aussi utilisés, à travers la stratégie de la tension, à des fins de contre-mobilisation par une frange des services secrets militaires. » Au Japon, la concurrence prend un tour encore plus aigu, à tel point que les luttes internes (l’uchigeba) feront bientôt plus de morts que la répression (Steinhoff, 1992 ; Zwerman, Steinhoff et Della Porta, 2000 ; Zwerman et Steinhoff, 2005 ; Wakamatsu, 2008).

Les effets de la répression dans un modèle processuel. L’hypothèse de continuité

L’attention à la dynamique de l’échange de coups, et donc au développement temporel des relations entre répression et protestation, a surtout porté dans la littérature aux niveaux macro et méso sur la notion de cycles de mobilisation. Ainsi Tarrow (1989) montre qu’au mitan des années 1960 le contexte est particulièrement favorable à l’émergence de mouvements contestataires en Italie, nourrissant une phase ascendante de révolte (de 1966 à la mi-1968) et une phase de radicalisation des actions (de la mi-1968 à 1972), à la suite de laquelle l’État déclenche une vague de répression qui marque la fin du cycle. Dans cette dernière phase, de nouvelles organisations fortement radicalisées se détachent des groupes réformistes qui rentrent dans le rang et au sein desquelles le désengagement se développe.

Plus rares sont les travaux qui prêtent attention à la succession de micro cohorts (Witthier, 1997) de militants qui entrent dans les organisations mais aussi en sortent à différentes étapes des politiques répressives. Plusieurs recherches sur les trajectoires de radicalisation des mouvements révolutionnaires dans les années 1970 sous l’effet de la répression soulignent que la radicalisation aura touché plus aisément ceux qui n’ont pas connu la phase initiale mais ont rejoint le mouvement après, au sommet du cycle de la mobilisation, ce que semble corroborer une élévation des niveaux de violence avec les deuxième et troisième générations militantes (Della Porta, 1995 ; Sommier, 2010). Les raisons en sont multiples. L’on mentionnera tout particulièrement ici les travaux de Steinhoff et Zwerman (2005) qui montrent que tant au Japon qu’aux États-Unis les premières générations de militants se retirent pour la plupart, à partir du moment où la répression provoque le basculement dans la clandestinité et la lutte armée, et sont remplacées par d’autres, plus jeunes et dont les propriétés diffèrent. Aux États-Unis, la seconde cohorte comprend plus d’Afro-Américains, une part significative de jeunes issus des milieux populaires et de diverses minorités, recrutés dans des collèges publics et communautaires, des organisations de lutte contre la pauvreté et des gangs. Au Japon, si le mouvement commence avec les élites universitaires, son extension se fait en direction des jeunes travailleurs, des marginaux et des résidents coréens nés au Japon, dénués de droits civiques. Pour les deux auteurs, ces différences sociales auront sans doute constitué un facteur explicatif des vagues de désengagement et de radicalisation.

Plus généralement, ce point indique bien que, contre toute vision homogénéisante des collectifs, il est nécessaire de porter attention à deux dimensions intriquées pour comprendre la diversité au sein d’un même groupement des effets démobilisateurs de la répression : d’une part, la succession de générations militantes place au centre de l’analyse les dynamiques internes de recrutement et de sélection, les transformations des identités collectives et les changements organisationnels et idéologiques qui en découlent (Fillieule, 2001 ; Fillieule et Blanchard, 2012) ; d’autre part, ces flux militants doivent être liés au temps historique de la succession des événements répressifs. Des épisodes traumatiques, comme l’assassinat de Fred Hampton et Mark Clark par la police à Chicago en décembre 1969 ou encore la « bataille de Valle Giulia » à Rome le 1er mars 1968, constituent des « événements socialisateurs » dont le poids et les conséquences individuelles dépendent en effet des socialisations antérieures et de l’appartenance à telle ou telle génération militante. Aussi bien, les formes spécifiques prises par la répression à l’encontre d’une cohorte donnée produit toute une série d’effets socialisateurs qui sont justement au fondement de phénomènes de génération. Il en est ainsi de l’expérience de la prison et de la torture dont de nombreux analystes soulignent l’importance cruciale comme lieu de gestation, de socialisation intense, voire de redéfinition des identités (Kepel, 1994, et Haenni, 2001, sur l’Égypte ; Bucaille, 1996, sur la Palestine ; Martinez, 2000, et Labat, 1995, sur l’Algérie ; Larzillières, 2003, sur la Tchétchénie). Enfin, l’importance de la succession des générations militantes pour comprendre les effets individuels de la répression tient également aux questions de la transmission de la mémoire des luttes, laquelle peut être rompue et faciliter le désengagement lorsque la répression décime toute une génération, comme le montre Bennani-Chraïbi (2003) à propos de la disparition des militants de gauche et d’extrême gauche des campus marocains dans les années 1970.

Pour terminer, une telle approche interactionniste des processus d’engagement et de désengagement dans les organisations radicales a aussi pour conséquence qu’il paraît vain d’essayer de modéliser les changements de conduite individuels dans le cadre d’une conception rationnelle de l’action. Quelque raffinés que puissent être les modèles explicatifs des effets individuels de la répression fondés sur des calculs coûts/avantages, ils se révèlent particulièrement inadéquats pour rendre compte de faisceaux de décisions que seule une approche compréhensive attentive aux motifs avancés par les acteurs, en lien avec leurs positions structurales à chaque étape de leur trajectoire, peut espérer approcher. Dans la mesure où l’engagement dans des activités radicales est la plupart du temps marqué par ce que Gupta (2008) nomme acts of selfish-altruism et self-sacrifice, il est tout à fait insuffisant d’appréhender le désengagement en se contentant d’invoquer l’épuisement des rétributions attendues ou une modification dans la perception des chances de succès, comme le font par exemple Berman et Laitin (2008). L’exemple du suicide terrorism de même que des immolations volontaires le montre assez clairement. On ne peut qu’être d’accord ici avec Elster (2009) qui, dans un récent livre sur le désintéressement et les impasses de la rational action theory, explore toutes les explications produites de la rationalité des missions suicides pour conclure in fine sur la complexité des mobiles individuels et des dispositifs institutionnels qui, à chaque étape des trajectoires individuelles, peuvent conduire les individus à s’engager dans la préparation d’une telle action et à aller jusqu’au bout (voir aussi Merari, 2005, sur l’importance des facteurs temporels dans les attentats suicides).

Conclusion

Dans le présent article, j’ai proposé un ensemble d’instruments conceptuels et de méthodes pour développer un modèle processuel et configurationnel des processus de désengagement des organisations radicales. J’ai illustré ce modèle en soulignant un certain nombre de caractéristiques cruciales dans le jeu complexe d’interactions entre individus, organisations et contextes. Je les reprends ici de manière synthétique.

D’abord, au niveau macro structurel, je retiens l’importance de contextes spécifiques et les transformations dans l’éventail des possibilités d’engagement et de désengagement. L’environnement sociopolitique contraint l’évolution organisationnelle et façonne les attentes individuelles. Ces éléments sont particulièrement visibles dans une perspective diachronique lorsque l’on considère les différences observables entre cohortes ou générations d’activistes. Une série de facteurs peuvent ici être listés comme l’état de l’offre d’engagement, la nature de l’intervention étatique (ou son absence) dans le domaine visé par les groupes concernés et l’image publique de la cause défendue.

Ensuite, au niveau des organisations, il faut étudier l’étendue et les modalités de développement des réseaux mobilisés (étendue territoriale et croissance numérique, partant l’étendue des réseaux de recrutement par interconnaissance), le degré d’homogénéité du groupe en matière de caractéristiques sociobiologiques et idéologiques (qui contribue à contraindre la nature et la portée des réseaux d’interconnaissance) et finalement le degré « d’ouverture » des groupes étudiés (la politique de recrutement, les modalités d’intégration des nouvelles recrues, etc.). La prise en compte de tous ces facteurs doit s’articuler à une analyse de la « carrière morale » des individus, soit la combinaison d’effets de sélection et du façonnage organisationnel. Ce dernier point ne souligne pas seulement l’importance des incitations positives ou négatives comme moteur de l’engagement ou du désengagement, mais aussi l’importance cruciale de la socialisation institutionnelle et de sa dimension libidinale.

Enfin, au niveau des trajectoires individuelles, il faut tenir compte de l’importance des « changements institutionnels » et des « ruptures biographiques » aux différentes étapes de la carrière. L’attention à la pluralité des sphères de vie indique bien que les organisations militantes rassemblent des individus qui sont par ailleurs insérés dans une certaine variété d’espaces sociaux. Ils sont donc en permanence dans l’obligation de se plier à différentes normes, règles et logiques qui peuvent entrer en conflit les unes avec les autres. Ces différents niveaux d’expérience peuvent s’observer dans la diachronie comme dans la synchronie. Pour l’observateur, toute la difficulté réside dans l’exigence d’étudier la succession des événements au sein de chaque sphère en même temps que de mesurer l’influence de ce qui advient dans une sphère sur toutes les autres sphères.

Il va de soi que l’approche défendue ici n’ambitionne pas d’offrir une conclusion définitive à propos des facteurs ou des combinaisons de facteurs pouvant universellement déterminer les processus de désengagement d’organisations radicales. L’on ne peut que s’accorder avec Horgan lorsqu’il écrit que « while we might aspire to developing a scientific study of terrorist behavior, exploration (let alone description) might be a more noble and realistic achievement than true explanation at this point. The nature of this exploration may be empirical, but it is important to accurately reflect on the scientific limitations of our enquiry, at whatever level we operate as academic researchers » (2009 : xxii).

Nous proposons cependant pour finir cinq recommandations de méthode utiles à la mise en oeuvre d’une telle perspective.

  • Ne plus raisonner en fonction de variables indépendantes et dépendantes, au profit d’une « description épaisse » des phénomènes. Nous révoquons donc la notion de cause et considérons, avec Pierre Favre, que « le travail de la science consiste à considérer deux états successifs d’un système, à en isoler certaines caractéristiques pertinentes et à dégager des règles de transformations entre ces deux états » (2005 : 72). Les séquences d’action sont travaillées par des processus qui conduisent à des résultats (de nouveaux équilibres), lesquels entrent à nouveau dans la définition des éléments environnementaux, relationnels et cognitifs nourrissant les calculs dans la séquence qui la suit. Dans cette conception cumulative qui se rapproche par certains aspects de la notion d’intrigue chez Paul Veyne (1971 : 51-53 ; voir aussi Stinchcombe, 1978 : 61-63), les choix précédents contraignent les choix subséquents comme au jeu d’échec. Cela signifie de renoncer à toute explication causale, au profit de la recherche de processus (ou si l’on veut de mécanismes) dont la composition (dans le temps et l’espace) produit des effets observables (Bennani-Chraïbi et Fillieule, 2012).

  • Ne plus raisonner de façon monocausale, en s’attachant aux facteurs permettant de rendre compte des trajectoires individuelles à trois niveaux d’observation (micro-méso, micro-macro et méso-macro).

  • Privilégier l’étude de mécanismes diachroniques plutôt que synchroniques permettant de rendre compte des changements de contexte, des transformations organisationnelles et des parcours de vie.

  • Renoncer à toute épistémologie du sujet suggérant que les individus sont toujours stratégiques et calculateurs, ou au contraire le simple jouet de forces psychologiques ou structurelles. S’attacher à dépasser la distinction analytique bien trop simple entre motifs instrumentaux, idéologiques ou de solidarité. Si ceux-ci sont évidemment en jeu dans le processus d’engagement ou de désengagement, ils ne peuvent servir de base pour construire des profils individuels ou des typologies de mouvements. La manière complexe dont le modèle proposé définit les entités individuelles et les liens entre « agency » et « structure » le permet.

  • Focaliser la recherche au niveau des parcours de vie et des justifications que les individus donnent de leurs actions, comme moyen d’investiguer le jeu des relations entre niveaux micro, méso et macro de la sociologie. Si une telle recommandation implique que le matériau biographique est la source première pour lier les éléments macro et méso aux motifs individuels, il reste que les activistes sont toujours pris dans des liens sociaux et organisationnels au niveau méso. Cela signifie qu’il n’est pas possible de séparer pratiquement les niveaux micro et méso.

Ces cinq recommandations devraient aider à dépasser les limites posées par les généralisations structuro-fonctionnalistes au coeur de nombre de travaux de la sociologie des mouvements sociaux tout autant que les approximations normatives de bien des approches psychosociologiques.