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Introduction

Depuis les années 1990, un nombre grandissant de chercheurs ont avancé l’idée selon laquelle les nationalismes classiques – civique et ethnique – sont insuffisants pour circonscrire le phénomène du nationalisme. Ce mouvement postclassique comprend des propositions diverses, comme le nationalisme culturel, le nationalisme communicationnel, le nationalisme sociopolitique ou le nationalisme banal[1]. Elles partagent l’idée que l’identité collective repose fondamentalement sur le partage en communauté d’une langue et d’une culture à l’intérieur d’un espace donné plutôt que sur la seule citoyenneté ou le lien biologique[2]. Ce mouvement, que nous associerons à l’expression parapluie « nationalisme culturel », a lui-même été l’objet de critiques qui ont remis en question l’établissement d’un rapport entre l’identité nationale et une forme d’identité culturelle supposée. L’existence d’un enjeu identitaire relié à la langue et à la culture pourrait être légitimement mise en doute, car il n’y a pas de discours explicite sur la souveraineté dans le fait de parler une langue dans un espace territorial donné[3]. En fin de compte, le nationalisme culturel a-t-il un impact sur le réel, sur l’organisation des formes sociales ?

Pour répondre à cette critique, cet article tente d’appréhender le nationalisme culturel dans le contexte historique particulier du Québec et du Canada à travers une étude de cas relevant du domaine de l’histoire du sport, mais dans une perspective interdisciplinaire. Si le sport est partie intégrante de la culture, plusieurs chercheurs n’ont en revanche identifié aucun discours explicite sur la souveraineté nationale dans le geste sportif[4]. Que les athlètes figurent parmi les citoyens engagés sur le plan politique constitue peut-être également l’exception plus souvent que la règle[5]. Pourtant, l’objectif spécifique de cette recherche est de tester l’existence d’une relation statistique entre la proportion de francophones dans les éditions du Canadien au cours de son histoire depuis la saison 1926-1927 jusqu’à 2011-2012 et la performance, c’est-à-dire d’une part la proportion de victoires en saison régulière et, d’autre part, le fait de remporter la coupe Stanley. En 1993, le Tricolore enlevait contre toute attente sa dernière conquête du « précieux saladier » à ce jour. Or, jamais l’équipe n’avait été composée d’autant de joueurs francophones. S’agit-il d’une coïncidence ? Après avoir défini le nationalisme culturel, nous passerons en revue la littérature scientifique portant sur le hockey au Canada et sur le Canadien de Montréal. Une discussion suivra la présentation des résultats. Nous conclurons en identifiant des limites et des perspectives futures de recherche.

Hockey et nationalisme culturel

Des définitions complètes de la nation et du nationalisme peuvent être trouvées chez Smith et Özkirimli[6]. Dans le cadre de cette étude, le nationalisme culturel pourrait désigner la volonté de faire correspondre l’identité nationale à une identité culturelle donnée.

Au Canada, le nationalisme culturel semble s’être cristallisé autour de la langue. Selon Martel et Pâquet, la langue aurait constitué un enjeu politique après la conquête de 1760 au travers différents conflits linguistiques au Canada[7]. Le projet d’assimilation dans la loi d’Union faisant de l’anglais la seule langue officielle du Dominion, les crises scolaires résultant de lois provinciales qui réduisaient considérablement ou abolissaient l’enseignement du français au Canada, la crise de la Conscription, le fait que des immigrants exigent le droit à l’éducation en anglais au Québec ou les offensives juridiques pour diminuer la portée de la loi 101 ont historiquement polarisé la population en deux camps linguistiques. Affirmer sa langue au Canada, ce serait donc affirmer sa solidarité[8].

Dans la perspective de cette lutte culturelle, le nationalisme culturel canadien souhaiterait faire correspondre l’identité nationale canadienne à la langue anglaise. Le nationalisme culturel canadien-français chercherait de son côté à superposer l’identité de la nation canadienne-française à la langue française. Depuis les années 1960, le nationalisme culturel québécois voudrait associer l’identité nationale québécoise au français.

Cette volonté de joindre les identités nationale et culturelle s’est reflétée historiquement dans le hockey, sport national au Québec et au Canada. La vigoureuse opération de naturalisation de ce sport s’est avérée un puissant et efficace intermédiaire pour faire la promotion de l’unité politique à l’échelle canadienne[9]. Pourtant, le hockey s’est aussi déployé au Canada anglais à travers le nationalisme culturel canadien, c’est-à-dire une identité nationale fondée sur la langue et la culture anglophones, en opposition et à l’encontre de la langue et de la culture francophones, comme en témoigne le phénomène bien étudié de la discrimination quasi systématique des hockeyeurs francophones au Canada depuis sa création jusqu’à aujourd’hui[10].

Même si certains observateurs le nient[11], la plupart des chercheurs ayant contribué à enrichir l’historiographie portant sur le club de hockey Le Canadien de Montréal s’entendent sur la portée symbolique des joueurs francophones et, par extension, de l’équipe elle-même, capables de catalyser les identités nationales canadienne-française et québécoise[12]. C’est d’abord l’équipe des Canadiens français depuis l’arrivée des Montreal Maroons en 1924[13]. Puis, à partir des années 1960, le Tricolore devient aussi un symbole national important de résistance et de fierté pour les Québécois. Ainsi, d’un point de vue sportif et partisan, l’arène de hockey demeurait un théâtre où se jouait symboliquement une guerre culturelle entre deux nations concurrentes sur le territoire du Canada, les anglophones et les francophones[14]. Le Canadien a pu ainsi représenter les Canadiens français mais aussi les Québécois, unis dans un même combat pour défendre l’honneur et la fierté des francophones, voire justifier symboliquement leur droit à l’existence. À l’intérieur de ce cadre, le nationalisme culturel québécois s’est déployé en continuité et solidairement avec le nationalisme culturel canadien-français[15]. Dans cette optique, pourrait-on envisager que ce nationalisme culturel canadien-français/québécois se soit manifesté à travers les performances historiques du Tricolore ? Plus précisément, existe-t-il une relation entre la proportion de joueurs francophones au sein du Canadien de Montréal et la performance, c’est-à-dire la proportion de victoires en saison régulière d’une part et le fait de remporter la coupe Stanley d’autre part ?

Quelques études ont examiné le rapport entre diversité sociale et performance dans le domaine sportif. Si les résultats ne sont pas concluants dans le cas du baseball, un sport coactif, il semblerait exister une relation négative entre diversité raciale et performance au basket-ball dans la National Basketball Association (NBA)[16] de même qu’entre diversité ethnique et performance au hockey dans la Ligue nationale de hockey (LNH)[17], deux sports basés sur l’interaction plutôt que sur la coaction[18]. Aucune étude ne s’est penchée jusqu’ici sur la relation spécifique entre nationalisme culturel et performance.

Inclusions et exclusions

La présente recherche est basée sur les statistiques descriptives archivées du Canadien de Montréal et de la LNH de 1926-1927 à 2011-2012. Les saisons 1909-1910 à 1925-1926 du Canadien de Montréal et 1917-1918 à 1925-1926 de la LNH ont été exclues de l’étude pour trois raisons :

  1. Éviter une fausse attribution. Le Canadien ne devient réellement l’équipe des Canadiens français qu’à partir de 1924, au moment de l’arrivée des Maroons de Montréal. Avant cela, il n’avait pas pour eux la signification symbolique qu’on lui connaît depuis[19]. Nous ajoutons que la première confrontation en séries éliminatoires entre les deux équipes se produit lors de la saison 1926-1927.

  2. Permettre la comparaison. La saison 1926-1927 marque l’arrivée dans la LNH des équipes de Détroit, de Chicago et de New York. Elles s’ajoutent à celles de Montréal, de Boston et de Toronto pour former les « six équipes d’origine[20] ». Ce sont les seules équipes qui ont évolué de façon ininterrompue dans la LNH de 1926-1927 à 2011-2012 et dont les résultats permettent par conséquent d’évaluer équitablement les performances du Canadien de Montréal.

  3. Éviter les incohérences statistiques. La coupe Stanley couronne le champion canadien de hockey dès 1893, mais ne sera offerte à un unique champion de fin de saison qu’à partir de la saison 1926-1927. Précédemment, on fonctionnait selon le système des défis, selon lequel la Coupe pouvait être perdue et remportée par plusieurs champions, qui pouvaient de plus provenir de ligues différentes, dans la même saison[21].

Les statistiques employées pour construire l’échantillon sont tirées des sites Web The Internet Hockey Database et Notre histoire, le site officiel du Canadien de Montréal consacré à l’histoire du club[22]. La procédure d’identification des sujets a suivi la règle selon laquelle un joueur né en Amérique du Nord dont la langue maternelle est le français est déclaré francophone et inclus dans le groupe « Francophones ». Cette mesure a l’avantage de rendre compte du fait que les francophones du Canada et du Québec se sont envisagés comme un seul peuple au moins jusque dans les années 1960[23]. Elle permet en outre de classer comme francophones les joueurs dont la langue maternelle est le français, mais qui sont nés en sol américain de parents francophones et qui ont été « rapatriés » au Québec au cours de leur jeunesse, comme cela fut fréquent au début du xxe siècle et encore occasionnellement aujourd’hui (ex. : Armand Raymond, Francis Bouillon). Les joueurs européens et nord-américains dont la langue maternelle n’est pas le français (ex. : Doug Harvey, Mats Naslund) de même que les francophones qui ne sont pas nés sur le territoire nord-américain (ex. : Cristobal Huet) ont été inclus dans le groupe « Autres ».

La façon de déterminer la langue maternelle des joueurs a été la suivante. Lorsque le prénom, le nom et le lieu de naissance des joueurs étaient tous trois réputés francophones (ex. Fernand Gauthier, Chicoutimi, Québec.), le joueur a été classé francophone. Si le prénom, le nom ou le lieu de naissance pouvaient paraître ambigus (ex. : Howard Riopelle, Ottawa, Ontario), des recherches en archives ou des entrevues ont été conduites pour déterminer la langue maternelle du joueur.

Les attentes des partisans, la médiatisation, l’intensité du jeu, l’implication émotive des joueurs, l’importance relative de chaque geste sur la patinoire, les exigences physiques et psychologiques sont différentes en saison et en séries éliminatoires. Globalement, les joueurs et le milieu du hockey considèrent que les parties des séries éliminatoires sont plus importantes, exigeantes et significatives que celles de la saison[24]. L’échantillon est constitué pour cette raison des joueurs ayant participé à au moins une partie des séries éliminatoires. Les autres ont été exclus[25]. La saison et les séries éliminatoires ont aussi été séparées en deux moments de mesure distincts. L’échantillon totalise ainsi 462 joueurs du Canadien qui ont participé à au moins une partie des séries éliminatoires entre les saisons 1926-1927 et 2011-2012. Parmi eux, 34 cas ont nécessité des recherches en archives ou des entrevues. À la suite de ce processus, 150 joueurs dans l’échantillon ont été classés dans le groupe des francophones. Ils sont nés en Amérique du Nord et leur langue maternelle est réputée être le français.

Démarche et résultats

La recherche comporte deux moments de mesure distincts : la saison et les séries éliminatoires. D’abord, il s’agit de vérifier si la proportion de victoires en saison varie en fonction de la proportion de francophones. Ensuite, il faut évaluer si la fréquence de championnats varie en fonction de la proportion de francophones en séries éliminatoires. Des corrélations ont d’abord été effectuées pour ces deux paires de variables au niveau de signification de 0,01. La proportion de francophones n’est pas corrélée significativement avec la proportion de victoires en saison (0,086), mais l’est avec le fait de remporter la coupe Stanley (0,04). Il est possible de représenter graphiquement la répartition de cette variable en histogramme (Tableau 1).

Aucune coupe Stanley n’a été remportée par des équipes du Canadien comptant moins de 20 % de francophones. Celles composées de 20 à 29 %, de 30 à 39 % et de 40 à 49 % de francophones ont gagné respectivement 2, 2 et 3 coupes Stanley. Ce sont les équipes composées de 50 à 59 % et de 60 à 69 % de francophones qui se taillent la part du lion, ayant respectivement remporté 9 et 6 coupes Stanley. Manifestement, la répartition des coupes Stanley en fonction de la proportion de francophones au cours des 85 années à l’étude ne semble pas uniforme. L’observation du graphique montre une concentration de la distribution à partir de 40 % de francophones et suggère l’existence d’une masse critique se situant autour de 50 % de joueurs francophones qui, lorsqu’elle est atteinte, paraît faire en sorte que le Canadien remporte beaucoup plus souvent la coupe Stanley.

Tableau 1

Répartition des coupes Stanley remportées en fonction de la proportion de francophones dans les équipes du Canadien de Montréal (1926-1927 à 2011-2012)

Répartition des coupes Stanley remportées en fonction de la proportion de francophones dans les équipes du Canadien de Montréal (1926-1927 à 2011-2012)

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Grâce au test du Khi carré, il est possible de savoir si la distribution en apparence anormale de ces occurrences pourrait avoir été causée par le hasard ou si une relation existe vraiment entre le fait de remporter la coupe Stanley et la présence d’une grande concentration de francophones dans les équipes du Canadien. À cette fin, les équipes du Canadien ont été séparées en deux catégories : celles où les francophones étaient majoritaires (50 % et plus) et celles où les francophones étaient minoritaires (moins de 50 %).

Tableau 2

Coupes Stanley remportées par les équipes majoritairement et minoritairement francophones du Canadien (1926-1927 à 2011-2012)

Coupes Stanley remportées par les équipes majoritairement et minoritairement francophones du Canadien (1926-1927 à 2011-2012)

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La distribution des fréquences (Tableau 2) montre qu’il y a eu 34 équipes du Canadien majoritairement francophones, à au moins 50 %, de 1926-1927 à 2011-2012, soit 40 % du total (85). Elles ont malgré tout remporté plus de coupes Stanley en nombres absolus (15) et en proportion (68,2 %) que celles composées de moins de 50 % de francophones. Les équipes francophones à au moins 50 % ont également gagné la coupe Stanley 15 fois sur 34, soit lors de 44,1 % des tentatives, contre 7 fois sur 51, soit 14 % des essais pour les équipes où les francophones étaient en minorité. Le test du Khi carré, à un degré de liberté au niveau de signification de 1 % et à une valeur de 9,823 (p = 0,002), entraîne le rejet de l’hypothèse nulle (χ2 = 9,823 > 6,635 = χ2c) selon laquelle ces résultats ont été provoqués par le hasard. La statistique de Cramer a une valeur de 0,34, ce qui indique une association de moyenne intensité.

Il est à noter que la période à l’étude n’est pas homogène. Si les équipes où les francophones étaient majoritaires et celles où ils constituaient une minorité comptent environ le même nombre d’observations avant les années 1980, il y a eu significativement moins d’éditions majoritairement francophones à partir du moment où la ligue a compté 21 équipes, ce qui défavorise les équipes où ils étaient en minorité dans une comparaison directe. La relation n’est pas claire et nette entre la proportion de francophones et le nombre de coupes remportées. On ne peut donc pas établir de lien automatique entre la probabilité Y de gagner la coupe Stanley en fonction de la proportion X de francophones dans l’équipe. Ceci dit, les équipes majoritairement francophones ont gagné beaucoup plus souvent que ce à quoi on pourrait s’attendre avec un modèle d’observation donné par le hasard. Il semble donc qu’un autre facteur que le hasard ait été lié au fait que les équipes du Canadien composées majoritairement de francophones ont remporté la coupe Stanley 15 fois sur 34 (44,1 %), soit à toutes les deux ou trois tentatives. Ce facteur mériterait certainement d’être exploré.

Comparaison

Il est possible de comparer le comportement statistiquement atypique des équipes du Canadien majoritairement francophones à celui des équipes du Canadien où les francophones étaient en minorité et à celui des cinq autres équipes d’origine de la LNH (Tableau 3).

Tableau 3

Taux de conquête de la coupe Stanley des équipes du Canadien majoritairement francophones, minoritairement francophones et des cinq autres équipes d’origine de la LNH (1926-1927 à 2011-2012)

Taux de conquête de la coupe Stanley des équipes du Canadien majoritairement francophones, minoritairement francophones et des cinq autres équipes d’origine de la LNH (1926-1927 à 2011-2012)

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Les Black Hawks de Chicago ont remporté quatre coupes Stanley en 85 saisons de 1926-1927 à 2011-2012, ce qui leur donne un taux de réussite de 5 %. Les Rangers de New York ont connu exactement les mêmes succès et produit les mêmes résultats. Les Bruins de Boston ont gagné six championnats en 85 saisons, pour un taux de réussite de 7 %. Avec 10 coupes, le taux de réussite des Maple Leafs de Toronto s’établit à 12 %. Les Red Wings de Détroit ont fait encore mieux en remportant 11 coupes entre 1926-1927 et 2011-2012, ce qui leur donne 13 % de réussite. Dans la même période, il y a eu 51 équipes du Canadien de Montréal dont les joueurs n’entraient pas en majorité (au moins 50 %) dans la catégorie « Francophones », telle que la présente recherche la définit. Ces équipes ont gagné sept championnats en 51 saisons entre 1926-1927 et 2011-2012, pour un taux de réussite de 14 %. Enfin, 34 équipes du Canadien ont été composées majoritairement de joueurs (au moins 50 %) entrant dans la catégorie « Francophones », telle que la présente recherche la définit, entre 1926-1927 et 2011-2012. Elles ont remporté 15 coupes Stanley, ce qui leur confère un taux d’efficacité de 44,1 %.

Discussion

L’objectif principal de l’étude était de tester l’existence d’une relation statistique entre la proportion de francophones et les performances du Canadien de Montréal entre les saisons 1926-1927 et 2011-2012. Les deux moments de mesure, soit la saison régulière et les séries éliminatoires, ont produit des résultats différents. Si aucune relation entre la proportion de francophones et la proportion de victoires en saison n’a été trouvée, il semble exister une corrélation entre la proportion de francophones dans les équipes du Canadien et le fait de remporter la coupe Stanley. Lorsque le nombre de francophones atteint un seuil critique d’environ 50 %, le Canadien remporte le championnat dans une proportion de 44,1 %, soit à toutes les deux ou trois tentatives entre 1926-1927 et 2011-2012. Par contre, lorsque le nombre de francophones est inférieur au seuil critique de 50 %, les performances du Canadien en séries éliminatoires deviennent « ordinaires », en ce sens qu’elles se comparent alors tout à fait à celles des autres équipes d’origine de la LNH. Enfin, le nombre de championnats remportés par toutes les équipes est semblable, mais celui remporté par les équipes du Canadien majoritairement francophones est manifestement atypique en comparaison[26]. Il semble donc que c’est sur un phénomène lié à des caractéristiques des joueurs francophones que repose principalement la tradition gagnante d’exception et de renommée internationale du Canadien de Montréal.

Les joueurs québécois étaient-ils tout simplement meilleurs que les autres ? Ne pourrait-on simplement expliquer les succès historiques du Canadien par un effet d’accumulation de joueurs experts ? Il est vrai que, à l’exception peut-être des Maple Leafs de Toronto, aucune équipe de la LNH n’a pu bâtir un réseau de recrutement pour dénicher des joueurs talentueux pouvant rivaliser avec celui de Frank Selke, étendu dans tout le Canada à partir de 1946[27]. En outre, le premier droit de refus accordé au Canadien en 1917 lui aurait théoriquement permis de lier par contrat, avant que les autres équipes ne puissent le faire, les meilleurs joueurs francophones sur le territoire du Québec, et ceci jusqu’en 1967[28]. L’idée selon laquelle l’accumulation de joueurs experts qui en aurait découlé a logiquement entraîné les succès historiques du Canadien se bute néanmoins à quelques problèmes.

D’une part, la règle du premier droit de refus n’a vraisemblablement pas été appliquée avec la rigueur qu’on lui prête, plusieurs équipes l’ayant contournée et le Canadien lui-même ayant moins profité de son avantage territorial qu’on pourrait le croire[29]. D’autre part, la recherche en psychologie sportive montre qu’une équipe composée d’experts est loin de constituer automatiquement une équipe experte. En effet, la tâche à accomplir en sports collectifs excède largement la quantité et la qualité de l’effort que peut fournir chacun de ses membres pris individuellement. La performance dépend davantage dans ce cas de l’efficacité avec laquelle les idées et l’information sont transmises et traitées cognitivement entre les membres. L’équipe doit donc posséder des qualités qui lui sont propres, différentes de la somme de ses parties, sinon ses performances peuvent se détériorer très rapidement[30]. De nombreuses études ont montré en ce sens que des propriétés inhérentes aux équipes, comme la communication, la coordination et l’efficacité collective, sont positivement liées à la performance[31]. La cohésion en particulier constituerait un facteur déterminant du succès. Plusieurs méta-analyses ont résumé un très grand nombre de recherches effectuées depuis des décennies ayant confirmé le lien étroit qui existait entre cohésion et performance. Généralement, les équipes qui manifestent un haut degré de cohésion gagnent davantage que les autres[32]. Autrement dit, la recherche en psychologie sportive ne reconnaît pas l’accumulation de talents individuels en tant que facteur dominant de la performance en sports collectifs. Le hockey étant de surcroît un sport interactif et non coactif, il est encore plus difficile d’invoquer que le talent des joueurs francophones explique principalement les succès atypiques des équipes majoritairement francophones du Canadien entre les saisons 1926-1927 et 2011-2012.

En admettant tout de même la possibilité que le nombre de joueurs de qualité soit le facteur qui prédise le mieux l’occurrence des succès au hockey et que, pour de multiples raisons, le Canadien a été en mesure de dénicher ces joueurs sur le territoire québécois ou même canadien, nous devrions alors observer dans l’histoire du Canadien une relation entre la proportion de victoires et la proportion de francophones ou de Québécois en saison. Or ce n’est pas le cas. Des recherches ont bien admis l’excellence historique des statistiques individuelles des joueurs francophones dans la LNH[33]. Par contre, nos résultats n’indiquent aucune corrélation entre la proportion de francophones et la proportion de victoires en saison de 1926-1927 à 2011-2012. La présomption selon laquelle l’effet d’accumulation de ces joueurs de hockey au talent supérieur se serait traduit par des succès collectifs sur la patinoire est également mise à mal par la recherche de Martel, qui n’a trouvé aucune relation significative entre le nombre de Québécois et les performances historiques de l’équipe en saison[34]. Manifestement, il faut expliquer autrement la relation existant entre la proportion de joueurs francophones au sein du Canadien et la performance.

Si les qualités sportives des athlètes francophones n’expliquent pas la remarquable performance en séries éliminatoires du Canadien de Montréal entre les saisons 1926-1927 et 2011-2012, qu’elle cause reste-t-il pour rendre compte du phénomène observé? Seule demeure l’identité collective probablement partagée par les joueurs francophones, incarnée dans quelques caractéristiques classiques : la langue française, la culture francophone, l’histoire des nations canadienne-française/québécoise. En tenant compte de la revue de littérature pertinente que nous avons conduite, l’interprétation que nous avançons est que le nationalisme culturel canadien-français/ québécois entre en relation avec la performance des équipes du Canadien de Montréal majoritairement francophones en séries éliminatoires entre 1926-1927 et 2011-2012 dans le contexte historique tout à fait particulier du Québec et du Canada. L’indice peut-être le plus saillant indiquant le nationalisme culturel comme un facteur potentiel est l’existence du seuil critique d’environ 50 % de francophones nécessaire à l’expression de cette relation[35]. Pourquoi le nationalisme culturel n’a-t-il pas fait de différence en saison ? Nous avons vu que les séries éliminatoires sont considérées comme beaucoup plus importantes que la saison dans le milieu du hockey. C’est vraisemblablement lorsque l’enjeu était appréciable, clairement identifiable que le nationalisme culturel canadien-français/québécois a pu se manifester de façon non équivoque et influencer la performance de l’équipe.

Ce qui était vrai hier l’est-il encore aujourd’hui ? Le nationalisme culturel canadien-français/québécois a-t-il toujours le même ascendant sur les joueurs francophones du Canadien et vice-versa ? Autrement dit, est-on en train d’étudier un phénomène du passé ? Cette possibilité n’est pas à écarter. La stagnation du nombre de joueurs de hockey dans les ligues organisées au Québec depuis les années 1980 pourrait fournir un indice en ce sens[36], mais l’étude de Waltermyer et Cunningham effectuée auprès des équipes de la LNH entre 2001 et 2004, et selon laquelle des facteurs ethniques ont toujours un impact, de nos jours, sur la performance au hockey, tendrait à indiquer que le phénomène est toujours effectif[37]. Pourquoi alors le Canadien est-il devenu une équipe ordinaire ? Y a-t-il aujourd’hui une désaffection du nationalisme culturel québécois ? Rappelons qu’une masse critique d’environ 50 % de joueurs francophones paraît avoir été nécessaire pour influencer significativement la performance en séries éliminatoires. Sans cette masse critique, l’influence du nationalisme culturel semble pratiquement disparaître, comme le montrent les performances des équipes du Canadien depuis le début des années 1990. Rien n’empêche en ce sens que le nationalisme culturel québécois s’exprime aujourd’hui ailleurs, dans d’autres sports ou sphères sociales, ni qu’il réinvestisse ultérieurement le hockey à l’occasion de circonstances particulières, comme la création d’une équipe nationale de hockey québécoise.

Limites

Il faut toutefois considérer ces résultats avec la plus grande prudence. On ne peut se fier entièrement aux chiffres générés par cette étude de cas puisqu’une simple corrélation n’autorise pas à établir un lien de causalité directe, encore moins à formuler une prédiction mathématique. En général, il est possible de prédire un résultat lorsqu’une expérience a pu être répétée un assez grand nombre de fois et que, à chaque mesure, la réponse a toujours été la même. Évidemment, on ne peut rejouer les 85 saisons du Canadien et prendre de nouvelles mesures. C’est pourquoi aucune prédiction ne saurait être formulée à partir de notre étude. Il n’est pas non plus envisageable de généraliser ces résultats avec certitude au monde du hockey d’aujourd’hui. Néanmoins, s’il était possible de rejouer les 85 saisons du Canadien pour répéter l’expérience, il serait probable que l’on obtienne des statistiques très semblables sans qu’elles soient tout à fait les mêmes. On sait par conséquent qu’un phénomène s’est produit chaque fois que le Canadien a été composé d’environ 50 % de joueurs francophones ou plus et qu’alors il a remporté une coupe Stanley à toutes les deux ou trois tentatives. Cependant, la nature de la relation mathématique mise au jour, la corrélation, ne permet pas de mesurer précisément l’effet de ce phénomène sur la performance et de formuler des prédictions. Notre étude de cas est donc une illustration de la réalité, mais ne constitue en aucune façon une mesure de la réalité, en ce sens qu’il faut reconnaître qu’un phénomène anormal d’un point de vue statistique est bel et bien à l’oeuvre, mais qu’il n’est pas possible de le mesurer précisément. Toutefois, on ne peut ignorer son incontestable influence étant donné que les occurrences où il a existé une relation entre la proportion de francophones et le fait de remporter la coupe Stanley sont significativement trop nombreuses. C’est donc au phénomène en lui-même qu’il faut accorder de l’importance et non aux chiffres.

Par ailleurs, mettre en lumière l’influence du nationalisme culturel sur la performance à partir de nombres et de pourcentages comporte des limites. L’Histoire l’illustre, quelques personnes ou même un seul individu peuvent parfois, lors de conjonctures particulières, influencer significativement le comportement, les agissements, les aspirations d’un groupe, voire d’une nation entière, et son évaluation de la réalité[38]. Dans ce contexte, comment pondérer l’importance relative de chaque joueur dans les équipes du Canadien ? Quelle a été par exemple l’importance relative de Maurice Richard, avec qui le Canadien a remporté la coupe Stanley dans une situation où les francophones étaient minoritaires dans l’organisation ? De ce point de vue, et lorsqu’on prend en considération l’importance particulière de la figure de Maurice Richard au moment où il était joueur et plus tard dans l’histoire du Québec[39], les nombres constituent une référence importante, mais qui n’est peut-être pas suffisante pour rendre compte totalement de l’influence du nationalisme canadien-français/québécois sur les performances du Canadien en séries éliminatoires entre 1926-1927 et 2011-2012.

Recherches futures et conclusion

Comme le disait Donald Guay, le sport n’est pas un lieu libre de toute influence, coupé du monde de la réalité et des autres sphères de la vie sociale. Ce qui s’y produit est susceptible d’apparaître ailleurs ou d’en provenir. Ainsi, étudier un phénomène qui relève du nationalisme culturel dans un cadre sportif pousse naturellement à vouloir chercher ses manifestations ailleurs. Se pourrait-il qu’il existe d’autres domaines où le nationalisme culturel puisse être relié à la performance ? Pourrait-on interroger l’histoire du Québec dans cette optique ? En 2011, l’éditorialiste André Pratte prédisait que « les organisations diminuant la place du français en leur sein perdront le souffle distinct qui est à la base de leur succès. La créativité et l’entrepreneurship québécois sont étroitement liés à notre culture, une culture irriguée par la langue française[40] ». Cette hypothèse mérite d’être examinée.

Enfin, la performance n’est pas tout. En histoire du sport, mais aussi en sociologie et en psychologie du sport, il conviendrait peut-être d’explorer la relation entre la manifestation du nationalisme culturel et des sentiments qui se situent au-delà de la performance sportive, comme l’honneur, l’optimisme, le bien-être ou le bonheur, particulièrement au Québec dans le contexte d’une nation à la recherche de symboles concrets d’existence.