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Introduction

Les recherches comparatives sur la féminisation du marché du travail au sein des sociétés occidentales contemporaines ont mis en exergue la variabilité des expériences professionnelles et familiales qui existe entre les Européennes. Suggérant l’existence de « contrats de genre[1] » variables entre les pays, ces travaux se sont attachés à styliser des typologies d’États-Providence selon le soutien qu’ils apportent à l’activité professionnelle des femmes, des mères en particulier (Lewis, 1992 et 1997). Sous cet angle, la comparaison France-Espagne laisse entrevoir d’importants écarts : les deux pays occupent des positionnements différenciés dans ces classements et, en outre, les tensions d’articulation de l’interface emploi-famille apparaissent plus prononcées en deçà des Pyrénées (Jarty, 2006). En France, bien que l’inspiration des politiques visant à promouvoir l’articulation emploi-famille fut avant tout pronataliste (Jenson, 1986) et ne remette pas en cause la répartition sexuée du travail domestique et de care (Meda et Périvier, 2007), celles-ci ont eu des effets incontestablement positifs sur les taux d’activité des mères, notamment en ce qui concerne leur accès aux emplois à temps plein. Cet accès favorisé par une prise en charge publique de la petite enfance parmi les plus développées de l’Union européenne. En Espagne, cette prise en charge peine toujours à se mettre en place (Léon, 2007). Là-bas, le principe de solidarité familiale et générationnelle a considérablement entravé les processus de décommodification et de défamiliarisation (Esping-Andersen, 1999; Threlfall et al., 2005) : les modes de garde sont souvent privés et, ce faisant, financièrement peu accessibles à toutes les familles. Les conflits d’arbitrages entre vie professionnelle et familiale pour les jeunes mères espagnoles se reflètent dans une courbe des taux d’activité féminins que se caractérise par un retrait des femmes au moment des maternités. Mais si ces approches macrosociales permettent de brosser une toile de fond sur laquelle se déploient les pratiques quotidiennes des femmes, elles masquent les spécificités de certaines expériences féminines d’articulation emploi-famille et les potentiels décalages à l’égard de l’ordre de genre dominant.

Les travaux pionniers de Crompton avaient déjà enjoint les recherches comparatives à déplacer le regard sociologique vers une prise en compte du niveau analytique mésosocial. Son questionnement initial sur les effets de la classe sociale dans les reconfigurations du marché du travail et de la famille au sein des sociétés contemporaines a en effet contribué à l’émergence de comparaisons européennes intégrant une analyse des pratiques dominantes d’acteurs situés dans des configurations professionnelles spécifiques (Crompton, 1999; Crompton et Le Feuvre, 2003). Dans cette perspective, plusieurs travaux attestent que toutes les professions ne sont pas porteuses d’un degré de conflit similaire, les anciens « bastions masculins » et, à l’opposé, les professions les plus faiblement qualifiées laissant souvent entrevoir les plus hautes tensions (Guillaume et Pochic, 2009; Le Feuvre, 2008; Lyonette et al., 2007). De ce point de vue, la spécificité de l’enseignement du secondaire apparaît rapidement : dans cette profession réputée particulièrement compatible avec la vie familiale, et où les taux de féminisation sont comparables et (relativement) élevés en France comme en Espagne (respectivement 57 et 55 %), la gestion de l’interface emploi-famille pourrait être singulièrement facilitée dans les deux pays. Cette supposée facilité explique sans doute la rareté des études sur la profession enseignante sous l’angle du genre – tout au moins dans les contextes français et espagnols. Et quoique ces recherches se développent (Cacouault-Bitaud, 2007; Moreau, 2011), des questionnements persistent. Les expériences de « conciliation » des enseignantes françaises et espagnoles sont-elles si harmonieuses et, surtout, sont-elles similaires? En quoi leurs pratiques sont-elles le reflet d’une structuration singulière de la profession de part et d’autre des Pyrénées? Plus encore, comment ces cultures professionnelles interagissent-elles avec l’ordre de genre dominant au niveau national, et quelles sont les conséquences du point de vue de l’égalité entre les sexes?

Pour répondre à ces interrogations, cet article s’appuie sur les résultats d’une enquête qualitative menée sur les conduites et stratégies des enseignantes et enseignants français et espagnols en matière de répartition sexuée des rôles sociaux. Une première partie visera à contextualiser les expériences concrètes d’articulation de l’interface emploi-famille des femmes à travers un portrait de la profession. Car c’est seulement en tenant compte du cadre général de l’exercice enseignant que pourront ensuite être mieux dépeintes, dans une seconde partie, les pratiques d’organisation de la quotidienneté. Enfin, une troisième partie s’attachera à étudier les contraintes de gestion des temps de vie chez des femmes occupant les positions les plus prestigieuses de la hiérarchie enseignante.

1. Aparté conceptuel et méthodologique

Les analyses et résultats présentés dans cet article émanent d’une thèse de sociologie qui portait sur une comparaison des trajectoires professionnelles et familiales des enseignantes et enseignants du secondaire en France et en Espagne (Jarty, 2010). Son ancrage théorique supposait la pertinence heuristique d’une analyse des modes d’organisation des rapports sociaux de sexe et de la division sexuelle du travail – ou « régimes de genre », pour emprunter le concept de Connell – au sein de plusieurs de la réalité sociale et, en particulier, de sous-espaces sociaux tels que les groupes professionnels. Au-delà du cadre analytique des « contrats de genre » dominants sur le plan macrosocial présenté ci-dessus et déjà largement documenté dans la littérature comparative des études de genre, il s’agissait de penser que la singularité des « cultures professionnelles », historiquement et spatialement situées, offrait une clé de lecture supplémentaire pour appréhender la diversité des expériences du genre au sein des sociétés européennes contemporaines (Le Feuvre, 2008; O’Reilly, 2009). Ainsi, dans le sillage de Connell (1987), ce travail suggérait d’étudier en profondeur l’ordre de genre qui domine au sein de tels ou tels contextes professionnels et qui pose contraintes et ressources aux hommes et aux femmes, notamment dans leur manière de gérer leur vie professionnelle avec leur vie familiale. Cette perspective conduit à privilégier la piste interprétative d’un « éthos professionnel[2] » enseignant distinct en France et en Espagne, qui dessine des différences plus ou moins nettes entre les expériences masculines et féminines.

S’attaquant à son objet par une triple perspective (macro, méso et microsociale), la thèse a croisé les données d’une étude comparative des politiques publiques agissant sur les pratiques d’articulation entre vie professionnelle et privée (politiques sociales, de l’emploi, familiales, d’égalité entre les sexes); d’une analyse secondaire des données statistiques sur la profession enseignante; d’une enquête qualitative menée dans des établissements scolaires sur laquelle s’appuiera principalement le présent article. Ainsi, soixante-dix entretiens biographiques de type semi-directifs[3] ont été conduits auprès d’enseignantes et enseignants du secondaire (environ 40 femmes et 30 hommes) de tranches d’âge et de situations familiales diversifiées. L’objectif était d’éclairer les effets du sexe, mais aussi de l’âge des enfants et de la génération d’appartenance sur les parcours biographiques des individus. Ces entretiens ont été réalisés pour la plupart au domicile de la personne enseignante afin de mieux entrevoir les interconnexions entre sphère professionnelle et privée et d’accéder, autant que faire se peut, au plus intime. Ils ont été intégralement retranscrits et analysés à partir d’une grille thématique élaborée après une familiarisation avec l’objet d’enquête. Ils se sont adossés à l’analyse de périodes d’observation dans 8 établissements scolaires (4 en France, 4 en Espagne) et de 17 cahiers-temps (10 en France, 7 en Espagne), sorte de journaux de bord suivant les enseignantes et enseignants dans leur quotidien durant une semaine entière.

2. Comparer la situation professionnelle des enseignantes en France et en Espagne

Recherchant les potentielles implications du rapport que les enseignantes et enseignants nouent avec leur métier et de leur engagement au travail, cette partie propose de situer les expériences enseignantes en France et en Espagne et d’en saisir le caractère genré. En effet, dès les tout premiers pas dans la carrière professorale, la « socialisation professionnelle » (Dubar, 2000) commence et participe à la « fabrication » (Hugues, 1958) de professionnels aux identités spécifiques. Il convient de retracer les conséquences de ce processus, qui s’étend tout au long de la carrière, et les différents aspects de « l’éthos professionnel » : la place occupée par les femmes dans la profession, d’une part, les normes spatiotemporelles d’exercice, d’autre part, et enfin, les modalités d’ascensions professionnelles internes.

2.1 Une présence si « banale » des femmes dans la profession enseignante?

Après une période où, en France comme en Espagne, l’accès à la profession enseignante était réservé à une minorité de femmes instruites et célibataires (Cacouault-Bitaud, 2007; Grana-Gil, 2007), la seconde moitié du XXe siècle marque un (relatif) engouement pour cette profession de la part des nouvelles diplômées. Cependant, cette féminisation ne s’est pas faite sur les mêmes rythmes dans les deux pays, et des profils différents de femmes émergent.

En France, dès la seconde moitié du XXe siècle, la profession enseignante a connu une vague de féminisation remarquable. Dans un contexte de hausse spectaculaire du niveau de qualification des femmes et de subséquente féminisation du marché de l’emploi, elle devient rapidement l’orientation privilégiée de nouvelles diplômées recherchant la rentabilisation économique de leurs années d’études et réussissant aisément le concours d’accès au métier. En 1950, elles représentent déjà 50 % des effectifs, un taux qui va atteindre son apogée au début des années 1970, puis se stabiliser, dans les années 2000, aux alentours de 57 %. Cette féminisation s’accompagne d’une diversification des figures de « l’enseignante » avec, notamment, l’arrivée de femmes menant parallèlement vie professionnelle et familiale. Majoritairement issues des couches moyennes et supérieures, les enseignantes françaises vivent désormais le plus souvent en couple – assez souvent avec un membre des professions supérieures – avec enfants (Cacouault, 1987). En ce sens, leurs trajectoires sont empreintes du sceau de la « banalisation » qui caractérise l’insertion professionnelle des femmes qualifiées en France : un maintien (plutôt à temps plein) sur le marché de l’emploi, y compris lorsqu’elles deviennent mères, associé à des taux de natalité relativement élevés en comparaison des autres Européennes (Fagnani, 2006), voire de la plupart des Françaises (Cacouault-Bitaud, 2007). Ce contexte favorise la perception du métier comme « typiquement féminin », voire « idéal » pour les femmes en couple avec enfants.

De l’autre côté des Pyrénées, l’« engouement » des femmes dans le professorat fut plus tardif. Ce n’est qu’au début des années 2000, soit cinquante ans après la France, que la profession compte autant de femmes que d’hommes. Jusqu’au processus de démocratisation du pays, au cours des années 1980, la féminisation du marché du travail était plutôt le fait de femmes issues de la classe ouvrière (Torns et al., 2007) ou des (rares) diplômées qui « devaient » travailler en raison de leur célibat. De fait, les enseignantes espagnoles de la génération « transitionnelle » et « prétransitionnelle » (Astelarra, 2005) dérogeaient aux normes dominantes de l’activité féminine en vigueur dans leur pays et leur classe à l’époque. Elles ont intégré un univers professionnel intellectuel plutôt masculin et ont mis en place des arrangements atypiques pour mener un modèle de carrière masculin, sans soutien étatique. La limitation du taux de fécondité pour celles qui vivent en couple apparaît comme une stratégie de résorption des conflits de « conciliation » (Crompton, 1999). Cette « grève des ventres », pour reprendre le vocable de Crompton, s’étend d’ailleurs aux plus jeunes générations dont la présence sur le marché de l’emploi, quoique nettement moins exceptionnelle que celle de leurs aînées, va toujours de pair avec de faibles offres publiques de gardes d’enfants. Et si l’absence de statistiques ne nous permet pas de le confirmer, notre population d’enquête enseignante est empreinte d’un tel phénomène de réduction de la taille des familles. La compatibilité toute particulière entre l’exercice de ce métier et la prise en charge des responsabilités familiales, si elle existe, y est donc plus récente.

Il importe dès à présent d’étudier plus avant les possibilités concrètes d’organisation quotidienne du métier et de la carrière. Car c’est bien « sur place », au cours de la socialisation professionnelle et dans l’activité « en train de se faire », que des stratégies d’organisation du temps de travail (professionnel et domestique) sont susceptibles de se construire très concrètement.

2.2 Variation des modes d’exercice et des présences au travail

2.2.1 En France, une autonomie dans l’organisation temporelle du travail

Pour expliquer l’organisation quotidienne du travail des enseignantes et enseignants français, il importe de considérer la construction des identités professionnelles enseignantes en France qui, au regard des études effectuées, est prioritairement centrée sur l’expertise disciplinaire. Ainsi, dès l’entrée dans le métier, la réussite au concours du CAPES[4] ou de la l’Agrégation est basée sur la maîtrise d’un savoir disciplinaire et encyclopédique bien plus que sur les capacités et compétences pédagogiques (Deauvieau, 2007). En dépit d’un processus de transformation du métier qui s’appuie sur la promotion de compétences plus transversales (Barrère, 2003), ce rapport au savoir savant structure les identités enseignantes (Moreau, 2011) et se perpétue tout au long de la carrière. En soi, cette norme française de l’excellence disciplinaire implique avant tout d’être spécialiste de sa matière. Mais cette exigence suppose, dans la pratique, un travail personnel difficilement gérable par l’institution, requérant plutôt un investissement individuel. Aussi, ces « expert-e-s » bénéficient d’une autonomie accrue dans l’organisation de leur temps de travail – tout au moins celui effectué en dehors de la classe[5]. Celle-ci est largement valorisée en dépit de l’invisibilisation subséquente d’un nombre important de tâches afférentes au travail enseignant (correction des copies et préparation des cours notamment) (Jarty, 2011). « On a la liberté de notre temps, et ça c’est énorme, c’est précieux, je n’ai pas à]pointer tous les jours de 8 heures à 18 heures »,se réjouira Diane, enseignante agrégée d’anglais de 41 ans en classe préparatoire. Au quotidien, rien ne les contraint à rester au sein des établissements scolaires au-delà de leurs seules heures de cours (auxquelles viennent ponctuellement s’ajouter des heures de réunions). L’absence de bureaux, personnels ou collectifs, dans les collèges et lycées conforte la réalisation d’une partie de leur travail sur des espaces-temps divers, bien souvent au domicile.

2.2.2 En Espagne, une autonomie temporelle encadrée

En contrepoint de la « liberté » de présence observée dans les établissements scolaires français, des cadres temporels plus stricts structurent le travail enseignant en Espagne. Cette différence trouve à s’expliquer dans une conception idéale du métier qui s’étend au-delà des compétences disciplinaires et pédagogiques, fondée sur le principe de polyvalence professionnelle. Un tel principe se traduit également dès les modalités singulières d’intégration de l’enseignement du secondaire : deux concours, accessibles avec le diplôme de licenciatura, conditionnent l’entrée dans le professorat, l’un basé sur la maîtrise de la future discipline enseignée, l’autre (CAP – certificat d’aptitude pédagogique) sur les compétences pédagogiques. De surcroît, depuis les réformes conduites à la fin des années 1980 et au début des années 1990, la participation à l’équipe de direction de l’établissement ou des départements disciplinaires fait partie intégrante du travail enseignant. À l’excellence et la maîtrise du savoir savant s’ajoute donc des compétences pédagogiques, mais aussi de gestion (Ayal de la Pena et Gonzalez Hernandez, 1997). La figure professorale dominante n’y est pas seulement celle d’un expert disciplinaire et d’un bon pédagogue, elle est aussi celle d’un bon éducateur et d’un bon administrateur capable de travailler en équipe (Jarty, 2010).

Il en découle une présence plus longue au sein des institutos que dans le contexte français. Tout d’abord, les enseignantes et enseignants espagnols sont tenus d’effectuer des heures de guardia (surveillance) en supplément de leurs dix-huit heures de cours hebdomadaires, ce qui rallonge leur temps de présence obligatoire au sein des établissements. De surcroît, les responsabilités administratives dans lesquelles elles et ils s’engagent à différents moments de leur carrière – et qui constituent, nous le verrons ci-après, les seules perspectives d’avancement possibles au sein d’une hiérarchie interne relativement « écrasée » (Jarty, 2010) – accroissent leur nécessaire présence dans les établissements scolaires. L’habitabilité des établissements scolaires du secondaire s’en trouve adaptée, ces derniers se révélant propices au travail hors de la salle de classe : les enseignantes et enseignants y disposent, par exemple, de bureaux. Dans ce contexte matériel, la faible occupation des établissements par le personnel enseignant bénéficie d’un moindre degré d’« acceptabilité sociale » (pour en savoir plus sur la pertinence de ce concept, cf. l’article de Lapeyre et Le Feuvre du présent numéro). Le récit que nous offre Beatriz, 52 ans, à propos des conséquences de ses pratiques de désertion de l’Instituto lorsque ses quatre enfants étaient encore jeunes est à ce titre éclairant : « Je n’étais pas vue comme quelqu’un en qui tu peux avoir confiance. »

Afin d’explorer plus avant les éthos professionnels français et espagnols en France et en Espagne, un autre angle de la carrière professorale doit être exploré et mis en comparaison : celui des normes de progression professionnelle.

2.3 Des perspectives de carrière en miroir

En France, l’expertise disciplinaire conditionne également les règles d’avancement dans la hiérarchie professionnelle. L’obtention de l’Agrégation, basée sur l’excellence dans la matière de spécialité, constitue ainsi l’une des modalités de progression professionnelle les plus prestigieuses et les plus rémunératrices. Cette modalité d’avancement participe au renforcement de pratiques professionnelles individuelles, survalorisées, et tend à l’inverse à minoriser l’importance accordée au travail d’équipe dans les établissements (Barrère, 2003). En Espagne, les perspectives de progression professionnelle sont relativement limitées dans une hiérarchie professionnelle « écrasée » (Jarty, 2010) et la progression salariale y est particulièrement faible (Commission européenne, 2009). Cependant, la polyvalence sur laquelle se fonde la carrière fait que l’alternance (voire le cumul) des responsabilités pédagogiques et administratives régit les trajectoires professionnelles ascendantes. Activités d’enseignement et d’administration ne sont pas déconnectées de la carrière. La participation à l’équipe de direction d’établissement ou de département disciplinaire participe ainsi de l’élévation (certes faible) dans la grille des salaires enseignants. « J’ai été secrétaire, j’ai été coordinatrice pédagogique, professeure de formation, aujourd’hui je suis chef de musique de 50 ans, tout cela te donne des points[6]. » Elle fait également partie intégrante du dossier à présenter pour obtenir le statut, plus prestigieux, de catedratico/a[7].

Dès lors, on comprend mieux qu’être être enseignant, enseignante ne signifie pas exactement la même chose de part et d’autre des Pyrénées : les conditions de travail tout au long de la carrière ne sont pas exactement les mêmes, les femmes n’y ont pas toujours occupé la même place. Il convient de cerner dans quelle mesure ces différentes « philosophies » qui gouvernent la profession en France et en Espagne s’accompagnent de normes tout aussi distinctes du point de vue de l’organisation spatiotemporelle du travail, de l’articulation emploi/famille et des rapports sociaux de sexe.

3. « Éthos professionnel » enseignant et pratiques d’articulation travail/famille

De part et d’autre des Pyrénées, des différences concrètes caractérisent le sens et les attentes à l’égard de l’engagement professionnel enseignant. À partir de ce constat, cette partie vise à creuser, pour chacun des deux pays, la manière dont ces deux éthos professionnels modèlent les expériences et les représentations quotidiennes du travail enseignant. Ces différences s’accompagnent-elles d’un discours différent sur les motivations d’entrée dans la profession? Engendrent-elles des modalités singulières et genrées de gestion de la carrière et de la vie familiale?

3.1 Les effets du principe d’autonomie d’organisation du travail en France

3.1.1 Intégrer un métier « bien, pour une femme »

On pourrait émettre l’hypothèse que la perception d’une profession offrant des facilités d’articulation de vie professionnelle et familiale agirait dans la construction du projet professionnel des enseignantes. Ce faisant, de la même manière qu’il serait partiel de raisonner en termes de « vocation » (au sens de Beruf, chez Weber) pour comprendre le choix de ce métier[8], analyser l’entrée dans la profession enseignante comme la résultante d’un choix rationnel de femmes (et d’hommes) souhaitant consacrer du temps à leur famille ne rend pas compte de la complexité des modes d’entrée dans l’enseignement (Moreau et Jarty, 2010). Il n’est toutefois pas exagéré de dire que cette orientation est confortée par des représentations (souvent stéréotypées) de la profession. Ainsi en France, nos entretiens font émerger la prégnance d’un discours parental vantant la compatibilité des horaires de travail des personnes enseignantes avec le futur rôle de mères qu’endosseront (nécessairement) leurs filles : « Mon père me disait, quand même pour une femme, qui plus est une mère, l’enseignement, c’est l’idéal», explique Claire, 33 ans, «et c’est vrai qu’il avait raison. »L’enseignement se pose ainsi parfois comme un compromis raisonnable, notamment pour des femmes aux parcours scolaires et universitaires brillants craignant le surinvestissement temporel associé aux anciens « bastions masculins ». Sans être majoritaire, la force d’attraction d’un secteur d’activité où il est possible, comme le décrit Diane, 41 ans et mère de trois enfants, de « passer du temps de qualité avec ses enfants sans pour autant mettre son cerveau en jachère et renoncer à un travail intellectuel de haut niveau » est bien présente.

3.1.2 Adapter son calendrier professionnel au calendrier domestique

Dans la pratique, la malléabilité des horaires enseignants est alors utilisée comme un moyen d’assouplir les tensions inhérentes à la gestion de multiples activités familiales, associatives, etc. L’obtention d’un emploi du temps adapté aux nécessités de la vie privée s’avère ainsi bien souvent un idéal à atteindre. C’est à travers des « fiches de voeux » que les enseignantes et enseignants font annuellement part de leurs souhaits, qu’il s’agisse de l’obtention de certains niveaux d’enseignement ou de la planification de leurs horaires d’enseignements. Néanmoins, ces exigences temporelles recouvrent des aspects profondément sexués, surtout lorsqu’il s’agit de combiner son emploi du temps professionnel avec la gestion quotidienne d’un foyer. Ainsi, notre enquête met en exergue des emplois du temps typiquement « féminins », calqués sur les calendriers domestiques. C’est le cas de Jeanne, enseignante de mathématiques de 41 ans et mère de deux enfants de 10 et 5 ans, qui explique : « Je commence tous les jours à 9 heures et je finis à 16 heures, avec un trou au milieu le mercredi. Donc, je les amène et je vais les chercher à l’école tous les jours », poursuit-elle. Il s’agit donc bien souvent de passer le moins de temps possible au sein des établissements scolaires et de limiter son temps de présence aux seules heures passées dans la salle de classe, devant les élèves. Le « reste » des activités qui font le travail enseignant (préparations des cours, des exercices et des devoirs, corrections des copies, etc.) est alors reporté tard en soirée ou aux week-ends, haché entre deux activités domestiques ou du care, voire superposé à celles-ci (Jarty, 2011). Cette adaptation des calendriers professionnels aux calendriers domestiques et familiaux est entretenue par les directions d’établissement qui tentent le plus souvent d’élaborer des « emploi[s] du temps maman », pour reprendre les termes d’une chef d’établissement interrogée. La vision largement répandue de la « conciliation » comme une « affaire de femmes » (Junter-Loiseau, 1999) prend alors tout son sens dans une profession où le surinvestissement féminin dans la gestion des temporalités domestiques et familiales est compatible, voire constitutif, de l’éthos professionnel dominant.

3.1.3 Maintenir un équilibre familial… souvent inégalitaire

Ce faisant, alors même qu’une palette relativement large de dispositifs étatiques en matière de prise en charge des jeunes enfants existe en France, y compris hors des temps scolaires (Bacou, 2010), les récits des enseignantes témoignent d’une sous-utilisation de ces modes de garde. Quelles que soient leur configuration conjugale et les ressources économiques à leur disposition, rares sont en effet celles qui ont recours au centre des loisirs les mercredis après-midi et pendant les vacances scolaires. La négociation d’emplois du temps adaptés aux horaires de classes de leurs enfants leur permet bien souvent un recours minimum au CLAE (centre des loisirs associés aux écoles) en relais de la classe, à l’instar d’Agnès, 34 ans, mère de deux enfants de 3 et 1 an : « J’essaye de ne pas aller le chercher [l’enfant] au-delà de cinq heures, cinq heures et demi, parce que je trouve ce n’est pas l’idéal le CLAE pour les petits, ils sont mieux au calme à la maison avec moi. Donc, c’est grand maximum une fois par semaine, ou alors exceptionnellement si j’ai une réunion. » Il s’agit d’atteindre un idéal éducatif pour leurs enfants.

Ici, le bien-être des enfants prime les carrières féminines et, dans le même temps, le principe de « disponibilité permanente » (Chabaud-Rychter et al., 1985) à l’égard de tous les membres du foyer trouve parfaitement à s’appliquer dans les expériences majoritaires des enseignantes françaises. Ainsi, à l’objectif de conformer ses pratiques aux représentations idéales des rôles maternels s’ajoute aussi bien souvent celui d’endosser, autant que faire se peut, le rôle de « bonne épouse ». Il s’agit alors aussi de faciliter la carrière professionnelle d’un conjoint, très souvent membre des professions supérieures (Cacouault-Bitaud, 2007), en rééquilibrant son absence : « Moi j’en profite énormément, c’est super, affirme Jeanne, mais le papa je pense que... bon il en profite pas suffisamment […], mais bon, maintenant il a fait un choix de carrière[…], ce qui le rassure, c’est que je suis présente auprès d’eux, il y a un équilibre familial établi. » 

3.2 Les effets du principe de polyvalence professionnelle en Espagne

En contrepoint des pratiques dominantes identifiées dans le contexte français, dans quelle mesure les logiques professionnelles mises au jour dans l’enseignement secondaire espagnol engendrent-elles d’autres pratiques individuelles en matière d’articulation travail et vie familiale?

3.2.1 Le choix de la fonction publique

Tout d’abord, les discours sur le choix de la profession, nettement empreints de différences générationnelles, laissent peu entrevoir l’argument de la « conciliation ». Pour les « pionnières », leurs socialisations atypiques en comparaison de la plupart des Espagnoles de leur génération les ont éloignées du destin d’angeles del hogar (ange du foyer). Elles ont d’ailleurs opté pour une profession encore peu féminisée, quoique davantage que celles du secteur privé. À ce titre, certaines ont expliqué avoir été influencées par les multiples discriminations à l’embauche dont elles ont fait l’objet dans des secteurs d’activité : « C’était à une époque où il n’y avait pas de femmes dans ce milieu-là, et je ne trouvais pas de travail, j’étais refusée de partout », explique Elvira, 55 ans, enseignante de sciences physiques et chimie. Une telle division sexuée de l’orientation professionnelle, faisant surgir le poids d’un marché du travail discriminatoire pour les femmes (et les jeunes) (Prieto, 2002), se constate encore dans le discours des jeunes Espagnoles. C’est ainsi que les parents de Rebeca, 32 ans, sans pour autant la pousser vers l’enseignement, l’ont découragée de poursuivre des études perçues comme risquées pour une femme : « Je voulais être ingénieure, comme mon frère, explique-t-elle, mais mon père disait que nous étions dans une société très machiste, et que ce monde [celui des ingénieurs] n’était pas préparé à accueillir une femme. »

Il faut ajouter que les femmes rencontrées ont souvent eu peu d’enfants, ce qui est sans doute à relier à l’articulation de plusieurs phénomènes que sont la féminisation plus tardive du métier, les conditions de travail moins souples et l’absence de services publics pour la prise en charge de personnes dépendantes : « Ce n’est pas courant que les enseignants aient beaucoup d’enfants, c’est plutôt des gens célibataires […] depuis que je suis là, je suis la deuxième personne à connaître qui ait trois enfants! La deuxième! », confie Beatriz, 52 ans.

3.2.2 Des pratiques de cloisonnement des espaces-temps professionnel et personnel

Certes, les personnels de l’éducation en Espagne bénéficient de vacances scolaires et leur présence au sein des établissements scolaires ne dépasse officiellement pas les 24 heures par semaine (contre 18 en France, voire 15 pour les titulaires de l’Agrégation). Mais dans la pratique, le principe de polyvalence professionnelle et l’investissement conséquent dans un travail souvent réalisé en équipe – du point de vue pédagogique ou administratif – les conduisent à des temps de présence au sein des établissements plus longs, quoique variables d’une personne enseignante à l’autre. En outre, si le temps global de travail d’enseignement en Espagne n’est pas nécessairement supérieur à celui observé en France, son organisation diffère, y compris lorsque les enseignants et enseignantes ont des charges familiales. Ainsi, un nombre significatif d’activités s’effectuera au sein même des établissements scolaires espagnols, tandis qu’il sera plus systématiquement effectué en dehors de celui-ci dans le contexte français.

Aussi, que ce soit en vue d’une meilleure planification de leur activité professionnelle ou d’un investissement dans d’autres sphères de vie, la compartimentation des différentes sphères de la vie sociale caractérise les trajectoires enseignantes espagnoles. L’idée de « maximiser » son temps de travail au sein de l’établissement est alors particulièrement mise en avant par ces enseignantes et enseignants, qui bénéficient, contrairement à leurs homologues français, d’un espace de travail adapté. Disposant d’une salle de travail partagée avec quelques collègues de leur discipline et d’un bureau, leur présence au sein de l’établissement, bien que modulable, est alors mieux « rentabilisée » : « Mes affaires, elles n’ont jamais bougé d’ici [elle désigne son bureau dans lequel nous nous trouvons, à l’Instituto] à part les copies parfois », dit à son tour Beatriz.

Lorsqu’en France, le travail du personnel enseignant au sein des établissements scolaires se limite principalement à des discussions – le plus souvent informelles – entre collègues ou à des réunions, il recouvre en Espagne presque l’intégralité des multiples tâches qu’implique la profession. Ces pratiques de concentration du temps de travail salarié sont encore plus visibles chez les enseignantes espagnoles ayant encore des enfants à charge, à l’image du discours de Martina, 49 ans et mère de deux filles, majeures au moment de l’entretien : « Je profite beaucoup du temps que j’ai à l’instituto pour faire le maximum. En plus, j’ai tout mon matériel ici. Donc, je prépare davantage à l’instituto. Ma maison, c’est ma maison, mon travail, c’est mon travail, d’accord? »

La compartimentation des activités permet également d’accroître la disponibilité nécessaire à l’engagement dans chaque activité et d’améliorer la qualité des conditions de travail : « Je préfère arriver avant ou partir plus tard de l’instituto que d’aller à la maison et de faire tout le travail là-bas, parce que là-bas je ne peux pas. Et quand les enfants arrivent à la maison, il est impossible de faire quoi que ce soit », explique Ana, 42 ans, enseignante de musique et responsable des cours du soir de son Instituto, mère de deux enfants âgés de 6 et 7 ans.

3.2.3 … et une forte délégation du domestique et du « care »

Pour celles qui ont des enfants en bas âge, ces pratiques temporelles plus rigides (certes potentiellement flexibles) se traduisent par la généralisation de pratiques de délégation du travail domestique et de care. Le recours à une aide domestique rémunérée s’impose comme un usage généralisé à l’ensemble de notre population d’enquête « Nous avons toujours quelqu’un à la maison, elle est disponible quand nous avons besoin à n’importe quelle heure », explique Ana. Toutefois, les enseignantes de la génération transitionnelle et prétransitionnelle évoquent aussi la mise en place d’un « système D », impliquant, en roulement, les membres (féminins) de la famille élargie (mères, nièces, petites amies du frère, voisines, etc.). Cette solidarité familiale ou de voisinage demeure toutefois encore répandue chez les plus jeunes, confirmant les résultats d’autres enquêtes sur les modalités d’articulation emploi/famille dans l’Espagne contemporaine (Moreno et Salido, 2005; Williams et al., 2009) : « Deux fois par semaine, c’est ma mère qui récupère notre fils [2 ans], et quand j’ai fini je passe le chercher chez elle… parce que je reste plus tard à l’instituto pour préparer mes cours ou pour m’avancer dans les corrections », confie de son côté Lucía, 34 ans, enceinte de son deuxième enfant au moment de l’entretien.

Ces stratégies témoignent d’une proximité assez forte avec l’ordre de genre dominant depuis quelques années en Espagne, tout au moins celui des milieux socioéconomiques relativement privilégiés (Fernández Cordón et Tobío Soler, 2005). Du point de vue des rapports sociaux de sexe, la participation ponctuelle du conjoint dans le travail de care s’avère également indispensable pour assurer la continuité des temps des enfants, mais la « charge mentale » de cette organisation demeure presque toujours exclusivement féminine. Dans la lignée des constats de Torns et Moreno (2008), les aspirations à davantage d’égalité dans la répartition du travail domestique ne se concrétisent qu’assez faiblement dans les pratiques quotidiennes des jeunes Espagnols, hommes et femmes, de notre population d’enquête. Nous avons même constaté un recours au travail à temps partiel chez quelques jeunes mères enseignantes, jamais rencontré dans la génération précédente.

Reste à comprendre, face à ces variations d’arbitrage entre vie professionnelle et vie familiale en France et en Espagne, quelles sont les implications de la structuration du métier sur les modalités de réalisation d’une carrière enseignante ascendante.

4. Des logiques d’avancement dans la carrière plus ou moins favorables à l’articulation des temps de vie

Cette partie illustre, à travers les expériences de celles qui ont gravi les échelons de la hiérarchie enseignante, les mécanismes de construction d’une carrière réussie dans chacun des deux pays. Il s’agit notamment de cerner si une organisation familiale spécifique s’impose, de part et d’autre des Pyrénées, comme condition de réalisation d’une trajectoire professionnelle ascendante.

4.1 En France, « faire carrière » avant (ou après) avoir eu des enfants

4.1.1 Le passage de l’Agrégation, une reconfiguration momentanée de l’interface emploi/famille

Dans le prolongement du principe d’excellence disciplinaire au coeur de la professionnalité enseignante, l’obtention de la prestigieuse Agrégation constitue la principale modalité de progression professionnelle – et, surtout, la plus rémunératrice. Sa réussite requiert un investissement relativement intense, de sorte que la maternité et les charges qui lui sont associées constituent un frein incontestable au passage de cette épreuve (Jarty, 2009). Basée sur l’excellence dans la matière de spécialité, son obtention n’est possible qu’en aval d’un fastidieux travail de préparation, souvent décrit par les personnes enseignantes en cours de carrière comme une « remise à niveau » à l’égard des standards scolaires de leur discipline. De fait, sa préparation implique un réaménagement momentané de l’organisation domestique, caractérisé par une prise de distance avec les autres sphères sociales. Le surinvestissement de la part de l’autre membre du couple dans le travail domestique et de care apparaît parfois nécessaire. Or les femmes peinent davantage à négocier de tels réajustements auprès de leurs conjoints, même lorsqu’ils sont temporaires. Ceci explique sans doute pourquoi les agrégées ont plutôt passé ce concours à l’entrée dans la carrière (lorsqu’elles n’avaient pas d’enfants) ou projettent de s’y adonner plus tard, ce qui n’est pas le cas de leurs homologues masculins[9] : « Cela demande du temps et beaucoup d’énergie, ce que tu n’as pas avec les enfants […] Quand la dernière est partie à la fac, j’ai commencé à me renseigner et je me suis dit que c’était le moment ou jamais », résume Isabelle, 50 ans et mère de deux enfants (majeures).

4.1.2 Gravir les échelons… sans s’investir moins dans la sphère domestique et familiale

Un des aspects saillants de l’avancement professionnel enseignant en France réside sans doute dans les faibles remises en question durables qu’il implique en matière de répartition des tâches dans le couple. Si l’avancement symbolique que constitue l’obtention de classes de niveaux plus élevés signifie souvent une hausse du travail de préparation, celle-ci peut se reporter sur les soirées et week-ends, de sorte que le temps consacré à l’environnement domestique et familial reste inchangé. De même, l’obtention de l’Agrégation précède certes une phase de perturbation de l’organisation quotidienne du travail, elle ne s’accompagne toutefois pas, par la suite, d’une transformation radicale de la répartition du domestique et du care. La diminution des heures de cours qu’elle induit (de 18 à 15 heures/semaine dans les collèges et lycées et jusqu’à 10 heures en CPGE[10]), synonyme de prestige, contribue plutôt à renforcer l’autonomie temporelle pour gérer les différents temps de la vie sociale. Sa (laborieuse) préparation apparaît même comme l’aboutissement d’un investissement des plus rentables pour certaines femmes, qui voient en l’Agrégation un confort salarial et le symbole d’une certaine réussite professionnelle, tout en maintenant – voire en accroissant – une disponibilité estimée satisfaisante pour leur famille. En témoigne le discours d’Agnès, agrégée de sciences physiques et chimie en CPGE, âgée de 34 ans lors de l’entretien et mère de deux enfants : « Si tu veux, là, cela ne fait que deux ans que j’ai le poste [d’agrégée en CPGE], donc mon objectif c’était de rejoindre mon mari, en prépa, ce qui a fini par arriver finalement après trois ans de trajet, donc après maintenant mes projets professionnels, c’est tranquille hein... »

En outre, les figures dominantes de réussite professionnelle en France sont marquées par de faibles changements dans la gestion quotidienne de l’articulation emploi/famille, et notamment en termes de division sexuelle du travail. Bien au contraire, le prestige accordé à l’autonomie spatiotemporelle et obtenu par l’Agrégation permet de ne pas modifier l’ordre de genre dominant et entretient des postures dites de « féminitude » (Le Feuvre, 2007), y compris en haut de la hiérarchie enseignante. Qu’en est-il en Espagne, où les modalités d’avancement professionnel diffèrent en bien des aspects de celles observées en France?

4.2 En Espagne, « faire carrière » comme tremplin vers la réorganisation de la vie privée

4.2.1 Les exigences de disponibilité dans un contexte de polyvalence

C’est à un autre type de « conflit » entre vie professionnelle et privée que les enseignantes espagnoles engagées dans une trajectoire professionnelle ascendante sont soumises : celui ayant trait à la gestion d’horaires de travail largement extensibles au sein de l’Instituto, peu prévisibles. En effet, les responsabilités administratives constitutives du travail enseignant dans ce pays – et qui représentent les principales sources d’avancement professionnel – accroissent leur nécessaire présence dans les établissements scolaires. Ces tâches potentiellement chronophages sont d’ailleurs susceptibles de s’ajouter aux autres activités représentant l’accès au véritable prestige professionnel enseignant : celles d’édition, de publication ou de traduction selon la discipline enseignée. Comme dans le cas français, un phénomène de report des ambitions professionnelles dans le temps s’est imposé à la majorité des mères : « La gente masculine, dirons-nous, depuis les années soixante-dix, ils ont édité, ils ont publié, en revanche les femmes, nous avons essayé de faire cela… à partir du moment où les enfants sont devenus majeurs! ».

Mais par contraste avec la préparation de l’Agrégation et les faibles changements que son obtention entraîne en matière d’exercice quotidien du travail enseignant, la carrière professorale ascendante en Espagne vient durablement perturber les modes d’organisation de l’interface emploi/famille… et les rapports sociaux entre les sexes.

4.2.2 Une nécessaire renégociation de l’ordre de genre et des structures familiales

Les tensions entre les contraintes objectives de la « belle carrière » avec les exigences de la vie domestique et familiale sont résolues par des stratégies individuelles visant à compenser l’absence d’initiatives étatiques en la matière. D’une part, la réduction de la taille des familles, le plus souvent autour d’un seul enfant, est une solution qui ressort de manière récurrente des récits de vie recueillis : « Je savais que si on avait un deuxième enfant, le poids aurait encore été sur moi », confesse Bibiana, 49 ans, qui fut à plusieurs reprises directrice de la scolarité de son établissement tout en écrivant des livres de méthodes et effectuant des traductions. D’autre part, nombre d’enseignantes ont fait part de la mise en place d’arrangements conjugaux plutôt innovants, expérimentant une organisation familiale capable de s’adapter aux changements de rythmes de vie et à des moments de surcharges temporelles, de s’acclimater à des horaires spécifiques (rentrer plus tard le soir, par exemple). À l’instar des propos de Cristina, directrice adjointe d’un Instituto de Barcelone âgée de 40 ans et mère d’une fille de 11 ans, le soutien du conjoint devient la clef de voûte d’une carrière enseignante réussie : « Sans mon mari, qui est parfois à la maison à trois heures de l’après-midi, qui s’occupe de la petite, j’aurais dû trouver un travail sur vingt heures, ou j’aurais dû ne pas le faire et la petite aurait été abandonnée, donc j’aurais dû renoncer à des choses. »

Pour les unes, célibat, séparation, ou choix d’un conjoint en retrait; pour les autres, conjoints participatifs; mais dans tous les cas, de faibles taux de fécondité et un recours à une main-d’oeuvre rémunérée pour le travail domestique – entre « virilitude » et « dépassement du genre », pour reprendre la typologie de Le Feuvre (2007). Les récits de vie des Espagnoles de « carrière » témoignent ainsi d’une forte distanciation à l’égard du modèle du male breadwinner et des modalités d’articulation emploi/famille qu’il suppose. Le caractère peu commun de leurs propres arrangements conjugaux est souvent rappelé au cours des entretiens. Contrairement aux représentations traditionnelles des femmes comme angeles del hogar, elles ne se sentent pas plus responsables que leurs conjoints de la prise en charge de leur famille, valorisent l’interchangeabilité et ne se culpabilisent en rien d’un surinvestissement momentané dans leur travail professionnel plutôt que dans leur vie familiale. De ce fait, la plupart d’entre elles refusent que la « conciliation » se fasse au prix de leur carrière, et nous avons trouvé davantage de reconfigurations des normes de l’articulation des temps de vie dans le cas espagnol qu’en France. Le discours d’Elvira, 55 ans et mère d’une fille majeure lors de l’entretien, est à ce titre éloquent : « Quand je me suis engagée dans la direction, il [son conjoint] était plus avec la petite, pour que je puisse me consacrer à ça. Un soutien absolu, depuis le travail jusqu’à la cuisine[…] Il se peut que mon cas ne soit pas fréquent, mais ça a été comme cela, on a partagé absolument tout, tout. »

Cette analyse comparée permet alors de nuancer, en creux, la vision idéale de l’autonomie temporelle pour gérer l’interface emploi/famille du point de vue des rapports de genre. Pensée exclusivement au féminin, celle-ci est en effet susceptible de renforcer les stéréotypes sexués. En France, la valorisation de l’autonomie et du travail individuel réalisé hors de l’établissement à toutes les étapes de la carrière assoit le principe de division sexuelle du travail et permet aux femmes de garder la mainmise sur le domestique et le care. En contrepoint, les enseignantes espagnoles apparaissent obligées de relâcher du « pouvoir domestique » (Bihr et Pfefferkorn, 2004; De Singly, 1976) et de renégocier l’ordre de genre dominant, à tout le moins lorsqu’elles s’engagent dans une dynamique de carrière ascendante.

Conclusion

À deux égards au moins, l’entrée par le prisme du groupe professionnel adoptée dans cet article pour appréhender l’épineuse question de l’articulation des interfaces emploi/famille témoigne de son intérêt sociologique. En premier lieu, la prise en compte des modes de structuration des métiers offre la possibilité de cerner plus avant des mécanismes sociaux (et sexués) subtils qui régissent l’organisation concrète des espaces-temps des individus/parents. En cela, il ne s’agit ni de nier ni de minimiser l’impact du contexte national, celui-ci émergeant comme une toile de fond des expériences de travail féminines et masculines. Mais cette perspective permet d’envisager, en creux, les potentiels décrochages entre l’ordre de genre dominant au niveau national, promu en partie par les orientations politiques d’un pays, et les normes d’organisation et de présence au travail dans tel ou tel contexte professionnel. La différenciation des normes de présence au sein des établissements scolaires identifiés dans cette comparaison France-Espagne est à ce titre révélatrice du rôle de filtre que jouent les « éthos professionnels » sur les pratiques quotidiennes individuelles. Dès lors s’ouvre une brèche pour repenser la mise en oeuvre et les effets de l’action publique en direction des parents biactifs, promu aujourd’hui à un niveau national et supranational (Nicole-Drancourt, 2009).

En second lieu, la comparaison internationale des expériences d’articulation de l’interface au sein d’un même groupe professionnel permet d’alimenter une réflexion prometteuse sur les tensions singulières que connaissent les femmes dans tel ou tel métier et leurs conséquences du point de vue de la santé au travail. Ce prolongement apparaît tout à fait stimulant dans un contexte scientifique de reconnaissance progressive des conflits de l’articulation emploi/famille comme facteur d’usure au travail (Burton-Jeangros et Camenisch, 2006; Le Feuvre, 2011). Comme nous l’avons montré dans cet article, si l’autonomie temporelle permet aux enseignantes françaises d’éviter majoritairement le recours au travail à temps partiel tout en restant les principales pourvoyeuses de care, cette surdisponibilité féminine à l’égard de la famille ne sous-tend-elle pas parallèlement une sensation d’épuisement au travail? La condensation des activités identifiées en Espagne leur permet-elle de limiter ce sentiment de débordement? Une telle piste de recherche s’avère un enjeu sérieux pour mieux comprendre les facteurs de souffrance au sein de cette profession de la connaissance, en particulier de son personnel féminin (Riel et al., 2011).