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Si, comme nous l’enseigne Montesquieu, le bon sens consiste à connaître la nuance des choses afin d’éviter de mal les nommer pour ne pas ajouter au malheur du monde[1], alors il convient de prendre au sérieux la valeur des mots. Partagée entre la résignation et la perplexité liées à la confusion sémantique d’une expression dont l’impressionnisme juridique réclame la responsabilité, la doctrine veut en revenir à l’essence de l’expression suivante : « gouvernement partage des juges ». La question ne s’épuise qu’à la croisée des réflexions relatives à la légitimité de ces derniers : le régime démocratique et l’exigence de l’État de droit, le premier ne puisant sa positivité, voire son opposabilité, que dans le contexte du second, et le second n’étant viable qu’à la faveur du premier. Autant dire que la quête du sens cède le pas devant le réalisme de la signification. C’est que le « gouvernement des juges » apparaît davantage comme une théorie scientifique qu’un concept scientifique satisfaisant. L’expression est discutée parce que la conjoncture et la contingence se sont invitées dans l’appréciation du pouvoir normatif du juge au point d’alimenter des confusions malheureuses entre la création du droit par le juge et un hypothétique gouvernement des juges. Ce qui in fine interroge l’office du juge qui gouverne, mais aussi, faut-il l’avouer, sa légitimité démocratique. Encore faut-il préciser de quel juge il est question dans l’expression controversée du « gouvernement des juges ».

Car si, dans le sillage de l’exemple canonique de la Cour suprême américaine, un tel pouvoir est attribué aux cours constitutionnelles en Europe et en Afrique pour des raisons différentes[2], c’est que le juge constitutionnel est un « organe législatif partiel », davantage un contre-pouvoir qu’une autorité. De plus en plus, il est constitutionnel par la suprématie matérielle des droits fondamentaux et le magistère d’influence du juge communautaire : la primauté matérielle des droits de la personne est un héritage de la Révolution française. Les juridictions ordinaires ont été longtemps considérées en Afrique francophone comme de simples autorités à côté des deux pouvoirs exécutif et législatif, en écho au régime constitutionnel français de 1958. Effet de mode ou non, l’enjeu socioéconomique et politique de la création du droit par le juge dans le contexte doctrinal de l’argument de droit comparé ne peut être nié. Le débat s’articule autour de l’éternelle dispute de la thèse du mythe et de la thèse de la réalité.

1 Le juge gouverne : entre spectre et mythe

Si certains ont vu dans la naissance du juge constitutionnel en France la fin d’un absolutisme[3] de la loi, ne faut-il pas craindre le début d’un autre ? Même si, par la suite, la terminologie du pouvoir judiciaire en fonction des conjonctures politiques sera privilégiée, l’innovation terminologique de la Constitution française de 1958 consacre l’autorité judiciaire. Cette situation est tributaire du pontificat constitutionnel du président de la République inauguré par la révision constitutionnelle controversée de 1962. Aussi le juge constitutionnel se déclarera-t-il incompétent pour contrôler les lois référendaires parce que ces lois adoptées par le Peuple à la suite d’un référendum constituent l’expression directe de la souveraineté nationale. Dans ces conditions, comment concevoir le recours souvent abusif au « pouvoir normatif » d’un juge dont la doctrine célèbre régulièrement l’« autorité de la chose jugée », si ce n’est par un regrettable abus de langage ? En supposant même que cet usage doctrinal soit fondé notamment en droit administratif, en quoi le pouvoir de créer le droit peut-il faire du juge un juge qui gouverne ? Dans des cas précis, ce dernier peut effectivement être amené à gouverner sans nécessairement exercer un pouvoir normatif. Certaines politiques constitutionnelles révèlent l’influence considérable que peut avoir un simple avis sur le climat sociopolitique d’un État.

C’est moins le critère organique que le critère matériel qui alimente les appréciations impressionnistes relatives au gouvernement des juges, alors que, dans les régimes politiques africains, du moins depuis la libéralisation politique des années 90, le juge constitutionnel s’est imposé non sans peine comme le garant de l’équilibre des pouvoirs, notamment en matière électorale. Dans tous les cas, d’un côté, certaines personnes manipulent le « spectre du gouvernement des juges » qui planerait sur les démocraties libérales et, de l’autre, certaines personnes déplorent encore souvent les limites de l’indépendance de la justice, garantie essentielle de son autorité.

1.1 Le spectre du gouvernement des juges dans les démocraties libérales

Le spectre du gouvernement des juges plane généralement sur le juge constitutionnel. Cette menace est prise au sérieux[4], car c’est le seul juge dont le législateur ne peut défaire ce qu’il a décidé et dont la spécificité tient au caractère sans appel de ses décisions. Menace qui fait du juge constitutionnel un juge potentiellement dangereux pour l’équilibre des pouvoirs dont il est précisément le garant. Or ce constat où les représentations cognitives et les fantasmes ont la meilleure part ne reflète en rien la réalité du pouvoir exercé par le juge constitutionnel pour une série de raisons.

Premièrement, parce qu’il est l’arbitre de l’équilibre des pouvoirs et, par voie de conséquence, conscient de la menace des accusations qui pèserait sur lui s’il outrepassait le cadre de son office, le juge constitutionnel a tendance à s’autolimiter. Contrairement à ce qui a été retenu dans certains États africains, comme le Mali où la Cour constitutionnelle peut s’autosaisir, la proposition de loi constitutionnelle de 1974 qui prévoyait ce que Jean Waline appelle un « redoutable mécanisme d’auto-saisine[5] » n’a pas été adoptée, même si par la suite, en matière financière, l’automaticité du contrôle est devenue la règle. Ce qui, à ses yeux, justifiait la question de savoir s’il existe un gouvernement du juge constitutionnel en France. Une juridiction ne peut se saisir elle-même parce qu’elle n’exerce son office qu’au hasard des saisines ou des requêtes qui lui sont adressées indirectement ou non. Qu’il s’agisse d’un contrôle de constitutionnalité a priori ou a posteriori, il est moins question d’un gouvernement du juge constitutionnel que d’un gouvernement par procuration qui célèbre en réalité la volonté du souverain et le sacre du citoyen.

Mieux, la question prioritaire de constitutionnalité instituée à la suite de la révision constitutionnelle de 2008 en prévoyant un double filtre, soit le Conseil d’État ou la Cour de cassation qui examine le caractère sérieux et nouveau de la question qui lui est transmise par les juridictions ordinaires, conforte cette « heureuse impuissance[6] » qui fonde la séparation des pouvoirs et l’exigence démocratique. En effet, en décidant ou non, à la lumière de leur propre interprétation, de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité au juge constitutionnel, ces deux juridictions peuvent s’ériger en interprètes[7] de la constitutionnalité de la loi en lieu et place du juge constitutionnel. Par ailleurs, la constitutionnalisation des droits fondamentaux dont la garantie conventionnelle instille une concurrence juridictionnelle dans leur protection parachève la revanche du citoyen. La loi de 2008 envisage toutefois une préséance pour le contrôle a posteriori de constitutionnalité lorsqu’il est en concurrence avec la question conventionnelle et une priorité pour le contrôle communautaire lorsqu’il est en concurrence avec le contrôle constitutionnel. Cette question prioritaire de la « communautarité » d’une loi renforce la prééminence du juge communautaire dans la défense des droits fondamentaux. Fondamentaux par leur nature, ces droits s’imposent d’office au droit des États membres, ce qui suggère ainsi non pas un gouvernement des juges, mais un gouvernement du droit[8].

D’une certaine manière, cette question prioritaire de constitutionnalité n’est qu’une nouvelle preuve de la défiance du corps politique français à l’égard du juge, défiance qui alimente en retour la menace permanente qui hante les consciences politiques dans un pays encore marqué par l’héritage du légiscentrisme de 1789. Faut-il citer Montesquieu, à la suite de Robespierre, opposé à tout pouvoir normatif du juge affirmant que ce dernier n’est que la bouche de la loi ? Plus mesuré, Portalis, l’un des rédacteurs du Code civil de 1804 dans la foulée de son inspirateur Napoléon Bonaparte, vantait les mérites d’une loi obscure et vague à un point tel qu’il revenait au juge de la compléter ou de la suppléer. L’article 4 du Code civil consacre cette obligation du juge. Ainsi, le silence ou l’obscurité de la lettre du texte constitutionnel ont favorisé, à la suite de l’élargissement du bloc de constitutionnalité consacré par la décision de la liberté d’association de 1971[9] en France, la naissance des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, principes de valeur constitutionnelle qui s’imposent au législateur. L’intégration du préambule de la Constitution française de 1958 comprenant la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 et le préambule de la Constitution de 1946 au corps de la nouvelle constitution a renforcé le pouvoir d’interprétation du juge constitutionnel dans la défense des libertés publiques. Certes, si, par la suite, le Conseil constitutionnel a précisé les conditions qui président à la reconnaissance d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République, le caractère vague de certaines d’entre elles explique la crainte de la doctrine qui, dans un premier temps, a agité le spectre d’un juge qui gouverne.

En droit administratif, la nécessité prétorienne s’est imposée avec d’autant plus d’acuité que, dans le processus de formation de ce droit essentiellement jurisprudentiel, le juge ne s’est pas contenté d’être la bouche de la loi, la doctrine y puisant des arguments pour reconnaître unanimement son pouvoir normatif[10], si bien qu’une de ses voix les plus autorisées y a vu un juge qui gouverne[11]. Opinion excessive, car, si le juge administratif s’est illustré au hasard des requêtes qui lui ont été adressées comme la principale source du droit administratif, c’est avec le concours des différents commissaires du gouvernement et d’une doctrine plus ou moins universitaire à laquelle revient la systématisation de notions comme le recours pour excès de pouvoir, le service public ou les principes généraux du droit. Autrement dit, l’évolution du droit administratif s’appréhende à la lumière d’un dialogue bienfaisant entre la doctrine et la jurisprudence[12]. Dans ce choeur à deux voix, le rôle de la doctrine est historiquement décisif si celle-ci est appréhendée de manière générale. Si décisif d’ailleurs qu’il est possible d’admettre qu’elle a certes d’abord consacré la prééminence de la loi puis accompagné, quand elle ne le suscitait pas, le pouvoir jurisprudentiel du juge grâce à des auteurs comme Romieu, Duguit, Hauriou, Jeze ou Bouffandeau.

Selon Étienne Picard, sans une certaine doctrine relative à la théorie du contrat social, de la séparation des pouvoirs, de la souveraineté nationale qui s’est développée dès le xviiie siècle et qui a triomphé en 1789 en imposant le volontarisme et le jus-positivisme, la loi n’aurait pas eu une place centrale dans le système juridique français en devenant la source essentielle du droit. Dans ce sens, la doctrine philosophique et politique n’a pas été une source de droit, mais véritablement la source du droit[13]. Dans le sillage de cette consécration doctrinale du pouvoir législatif, des lois constitutionnelles ont été votées et plusieurs codes ont été adoptés en différentes matières, à l’exception du droit administratif. À en croire Georges Vedel, la codification du droit administratif était matériellement impossible au XIXe siècle et durant la première moitié du XXe siècle. Dans ces conditions depuis lors résumées par l’expression « silence et obscurité de la loi », le juge administratif ne pouvait se dérober à l’exercice d’un pouvoir créateur de normes au risque d’être accusé de déni de justice à l’occasion d’un litige. Cependant, entre le pouvoir de créer le droit et celui de gouverner, il y a un pas qui ne saurait être franchi sans considérer les attributs politiques du pouvoir dans une démocratie libérale, attributs qui, de toute évidence, font défaut au juge, soit la légitimité élective par le suffrage universel direct.

Toutefois, ce sont moins ces considérations de philosophie politique que des préoccupations plus techniques et pratiques qui vont justifier la remise en cause de la prééminence du juge dans les sources matérielles du droit administratif. Au regard de l’inflation législative et réglementaire ainsi que de la prolifération des textes de droit communautaire rendant possible et indispensable l’élaboration d’un code administratif[14], le droit administratif peut-il être indéfiniment jurisprudentiel ? Le juge se contente désormais de trouver une solution à l’espèce qui lui est soumise n’ayant plus nécessairement le temps de fixer les grands principes, absorbé qu’il est par le souci d’un rendement juridictionnel. Aussi certains auteurs[15] ont-ils évoqué le déclin du pouvoir jurisprudentiel au profit d’un pouvoir juridictionnel qui, logiquement, restreint le rôle de la doctrine dans l’exercice du pouvoir normatif du juge. En limitant son propre rôle dans l’exercice du pouvoir normatif du juge au profit du pouvoir législatif, la doctrine philosophique et politique a paradoxalement contribué de manière indirecte, à la faveur d’une loi[16], à créer les conditions de son retour en force, processus qui ne pouvait qu’aller de pair avec la création éminemment prétorienne du droit administratif autonome. Toutefois, en soutenant l’idée du déclin de la loi dont le juge administratif est l’interprète et de plus en plus exceptionnellement le coauteur, et en révélant les enjeux conceptuels et empiriques du droit comparé[17], cette curieuse complice du juge a progressivement revêtu les traits inquiétants de la traîtresse. L’essor actuel du dialogue des juges, d’une part et des juges et des autres professionnels du droit, d’autre part, en témoigne.

N’est-ce pas encore l’idée du déclin de la loi à travers la plume d’Édouard Lambert qui a introduit l’expression malheureuse du « gouvernement des juges[18] » en France, expression aussitôt reprise et instrumentalisée par le discours politique avec la complicité passive ou active de ses voix autorisées ? Il ne pouvait en être autrement pour une doctrine « engagée » ou non qui a longtemps souffert de l’isolement dans lequel l’avait contrainte l’orgueil du Conseil d’État avant tout soucieux de célébrer le rayonnement international de sa jurisprudence plutôt que de s’inspirer des solutions étrangères. Pour des raisons différentes de celles qui ont forgé l’expression sous la plume d’Édouard Lambert, le « gouvernement des juges » semblait être alors un spectre régulièrement agité avec la complicité de la doctrine pour mettre en garde le juge français contre d’éventuels errements. Cette contrainte cognitive[19] savamment alimentée a eu pour effet de renforcer l’autolimitation du juge constitutionnel, dès lors hanté par le spectre de cette accusation permanente. Ensuite, le juge administratif, puisqu’il s’agit de celui qui exerce un véritable pouvoir normatif, n’a pas été de tout temps le juge dont les pouvoirs actuels renforcés sont connus. L’équilibre recherché entre respect des libertés publiques et défense de l’ordre public n’a pas toujours été aisé. Devant le déséquilibre en faveur d’une administration toute-puissante, le recours pour excès de pouvoir semblait, pour citer Gaston Jeze, « la plus merveilleuse création des juristes, l’arme la plus efficace, la plus pratique, la plus économique qui existe au monde pour défendre les libertés[20] » ou, pour reprendre l’éloge du Huron, le « rempart de l’opprimé, terreur de l’oppresseur qui, au moment où son bras va s’abattre, s’arrête en entendant la voix redoutable du juge clamer : “tu n’iras pas plus loin”[21] ». Or, pendant longtemps, le juge administratif s’est contenté d’annuler les décisions illégales de l’Administration, sans lui enjoindre de se comporter d’une certaine manière, et de la sanctionner mollement sur le plan pécuniaire. Comme le juge constitutionnel, il n’avait ni l’épée ni la bourse. Le juge administratif a-t-il été aussi puissant que la Cour suprême américaine qui n’a pas eu les moyens d’exécuter sa décision[22] ?

Enfin, dire que le juge gouverne pour esquiver l’expression controversée n’est qu’une lapalissade, car, dans les deux cas, elle relève d’une formule incantatoire, l’expression étant employée en France à des fins rhétoriques. Car le juge qui crée le droit n’est pas un juge qui s’oppose au pouvoir politique, mais qui se contente de rappeler des principes s’imposant à tous, y compris aux élus[23]. C’est donc à juste titre que la doctrine parle du « spectre du gouvernement des juges » pour soutenir que, dans la réalité, les juges ne gouvernent pas, mais que, au fil de leur pouvoir d’interprétation, ils peuvent méconnaître le principe de la séparation des pouvoirs. La crainte du gouvernement des juges n’a fait qu’alimenter un fantasme français dévoilant ainsi la généalogie d’un « contresens dangereux ». Non seulement le juge qui crée le droit ne gouverne pas, mieux il n’exerce pas le pouvoir normatif solitairement mais solidairement, à en juger par l’intensification du dialogue des juges, mais aussi du dialogue des juges avec les autres professionnels du droit comme les avocats. Aussi certains ont-ils vu dans l’instrumentalisation du droit communautaire une arme de contestation des avocats contre les décisions du juge national. Si, dans les démocraties libérales, la crainte du gouvernement des juges est régulièrement entretenue par le triomphe du juge communautaire, notamment dans la défense des droits fondamentaux, les régimes politiques extraoccidentaux, notamment africains, doivent encore surmonter la tentation de la soumission du juge.

1.2 Le gouvernement des juges, un mythe

En Afrique, la soumission du juge a d’abord été liée à une contrainte juridique en raison de l’influence du droit français et de l’argument du droit comparé, ensuite à une contrainte économique liée à la montée en puissance du marché international du droit et, enfin, à une contrainte politique à cause de la prééminence du pouvoir exécutif initialement dominé par le parti unique.

1.2.1 Un juge sous influence

Héritier de la jurisprudence de l’État colonial par le mécanisme de la succession d’État, le juge dans les États africains nouvellement indépendants était critiqué pour son suivisme à l’égard de la jurisprudence française. De fait, les emprunts implicites ou explicites à celle-ci étaient souvent dictés au-delà de la logique de la facilité par l’effet d’entraînement de la réception du droit positif français instaurée par des accords de coopération bilatéraux. La jurisprudence Santucci illustre clairement ce droit d’intervention de l’État français considéré comme une prérogative exorbitante du droit commun international[24]. Ce mimétisme alimenté par la formation des futurs magistrats dans les facultés de droit françaises a considérablement marqué les politiques jurisprudentielles des États francophones. L’argument de droit comparé n’est pas nécessairement le symptôme d’un déficit d’autonomie et d’originalité, mais son usage, comme l’a révélé la jurisprudence Makwanyane[25] en Afrique du Sud, peut être le levier d’un constitutionnalisme novateur et progressiste, ce qui n’a pas été toujours le cas en Afrique francophone. Le juge ne s’est pas privé d’instrumentaliser la notion originellement coloniale et importée[26] d’ordre public pour écarter certaines règles de droit traditionnel afin de préserver implicitement, en tout cas sous les apparences rassurantes de la légalité, l’idéologie officielle. Cette timidité du juge dans les systèmes juridiques francophones doit être relativisée en matière administrative pour les raisons susévoquées.

Définir, à la suite de Jean Rivero, le juge qui gouverne comme un juge qui oriente la société, notamment par une libre interprétation des textes, et qui s’attribue le pouvoir de définir et de maintenir une idéologie nationale et de la préserver en imposant le respect des assises éthiques de l’unité de l’État est un clin d’oeil à la science politique. Dans certains cas africains, par exemple en ayant recours de manière abusive à l’expression embrouillée d’« ordre public », le juge a pu cautionner, sous les oripeaux du droit, l’autoritarisme des régimes politiques africains, comme il a eu tendance à « délégaliser » certaines matières pour affaiblir le Parlement au profit d’un pouvoir exécutif puissant rappelant, à bien des égards, celui de la Ve République en France : le président de la République était un pontife constitutionnel. Les justices africaines, servantes passives de l’idéologie de l’ordre public, apparaissent comme les complices du projet de la construction nationale. Toutefois, comment un juge peut-il « gouverner », au sens de Jean Rivero, si le droit dont il est l’interprète est un droit importé, largement ineffectif et, par conséquent, n’ayant que peu de prises sur les conduites humaines parce qu’il est déconnecté des réalités locales ? Aussi, pendant longtemps, la doctrine juridique francophone dans son ensemble n’a-t-elle cessé de déplorer l’« ombre[27] » du Conseil d’État. Pourtant, en droit comparé, la soumission du juge à des influences étrangères est loin d’être propre aux régimes autoritaires ou en transition démocratique. Mieux, le juge administratif gabonais, depuis un arrêt de 1962, a posé le principe de son autonomie par rapport à la jurisprudence administrative d’un État étranger, tandis que certaines juridictions européennes n’ont pas hésité à recourir à des emprunts explicites à la jurisprudence Makwanyane relative à la peine de mort. Ainsi, alors que certaines cours constitutionnelles prennent le risque d’aller à contre-courant pour pouvoir s’imposer, d’autres, comme la Cour suprême américaine, bien que cette dernière soit réputée être un véritable contre-pouvoir, notamment à l’égard du Congrès, seraient très sensibles à l’opinion publique, au point parfois de devancer ses attentes.

Au-delà de cette ombre tutélaire, une autre menace autrement plus redoutable plane sur l’indépendance du juge, soit celle qui est liée à la pesante tutelle du pouvoir exécutif longtemps omniprésente dans les jeunes États.

1.2.2 Un juge dominé

Invariablement, la doctrine a abordé le sujet par un constat : l’isolement et la faiblesse du juge[28]. Le défaut d’une légitimité élective que les pouvoirs exécutif et législatif peuvent invoquer dans un régime démocratique représentatif est un handicap : le juge est nommé par le pouvoir politique et, au début, pouvait être révoqué[29] à tout moment par lui. Participant d’une distribution de l’autorité, sa légitimité doit d’abord à ses qualités personnelles d’intégrité, de neutralité et de compétence qui ne placent guère le « pouvoir judiciaire » en situation égale par rapport aux autres pouvoirs[30]. Inexistant[31], le pouvoir judiciaire est d’abord réduit à une simple autorité, parfois avec la complicité passive ou active des intéressés[32]. Pire, notamment dans un contexte de mimétisme juridique, le juge n’a pas toujours été considéré comme une « véritable source du droit », même s’il a pu avoir une « autorité considérable[33] ». D’autre part, les cours suprêmes ont souvent été plus à l’aise dans l’exercice de leurs fonctions consultatives plutôt que de leurs fonctions contentieuses.

Dans ces États, le juge de l’excès de pouvoir a longtemps observé quelque réticence à recevoir des recours pour excès de pouvoir dirigés contre de simples arrêtés ministériels. C’est que « le juge qui reçoit “inconsidérément” un tel recours s’expose à être le complice du requérant[34] ». Au-delà de la rareté de telles requêtes[35], cette réserve du juge a été consacrée par le droit procédural administratif de la plupart des États francophones qui prévoit le recours gracieux, ou recours administratif, comme condition de forme de la validité du recours contentieux. La sévérité du juge dans le contrôle des conditions de forme de certains recours contentieux apparaît comme un soutien déguisé de l’Administration et traduirait au pire des cas la « légalité de la peur », marque de fabrique des droits africains à cette époque. Une illustration de cette autolimitation juridictionnelle[36] juridiquement organisée est le contentieux de l’appréciation de validité. Ainsi, s’explique l’existence de décrets dont la légalité a été mise en cause non par la voie du recours pour excès de pouvoir, mais par celle du contentieux de l’appréciation de validité. L’effet d’un tel recours n’est pas l’annulation de l’acte, mais son inapplication à l’espèce : l’autorité du président de la République est préservée dans la mesure où son acte survit à la décision du juge. Ce pouvoir présidentiel se décline aussi par l’entremise de la loi, expression de la volonté du chef du pouvoir exécutif qui, par sa place éminente, apparaît comme un interprète privilégié de la Constitution : certains ont même parlé d’un pontife constitutionnel.

Aussi a-t-il fallu la démission du général de Gaulle en 1969 pour que le Conseil constitutionnel s’érige non plus en défenseur du pouvoir exécutif, mais en censeur des pouvoirs institués. Jusqu’alors très prudent relativement à la politique d’autodétermination en Algérie et surtout à la révision constitutionnelle controversée de 1962 par le recours à l’article 11 en lieu et place de l’article 89 pour instituer l’élection du président de la République au suffrage universel direct, le Conseil constitutionnel, à la faveur de la fenêtre d’opportunité de l’alternance politique, a pu s’imposer par l’intermédiaire de la décision « audacieuse » concernant la liberté d’association de 1971[37]. L’enjeu historique de cette décision pour le contrôle de constitutionnalité des lois en France peut soutenir la comparaison avec la portée jurisprudentielle de l’affaire Marbury v. Madison[38] aux États-Unis.

Les juges africains sont contraints d’adopter une politique jurisprudentielle respectueuse des décisions présidentielles. Dès lors et paradoxalement, les progrès du contrôle juridictionnel en Afrique passent par une conception extensive de la notion d’acte de gouvernement[39]. L’exemple de la Chambre administrative de la Cour suprême du Cameroun ayant qualifié d’acte de gouvernement un décret présidentiel portant convocation du corps électoral en vue d’élections présidentielles anticipées en 1992 en est une illustration. La doctrine a critiqué, à juste titre, cette décision en mettant en cause le caractère incertain de la notion d’acte de gouvernement en droit camerounais, comme elle[40] a exprimé sa perplexité à l’égard de la position du juge administratif camerounais qui, de façon inattendue, a décliné sa compétence pour connaître des litiges portant sur le déroulement du scrutin, la remise et la falsification des procès-verbaux de dépouillement du scrutin relatifs aux élections législatives.

Cette incertitude est confirmée par le revirement jurisprudentiel du juge administratif camerounais dans l’affaire Essougou Benoît faisant valoir le mobile politique. Il déclare en substance que « l’acte de gouvernement est un acte à caractère essentiellement politique dont la décision appartient exclusivement au gouvernement[41] ». Cette autolimitation du juge a laissé prospérer une immunité juridictionnelle de fait des actes présidentiels dont seule la loi référendaire bénéficie en droit[42]. Non seulement personne ne peut déduire de la création du droit par le juge un attribut qui en ferait un juge qui gouverne, mais en plus l’exercice du pouvoir normatif des juges est longtemps resté tributaire de la personnalisation du pouvoir politique.

En mettant en exergue les enjeux électoraux de la justice constitutionnelle, les transitions démocratiques vont rendre inconfortable, voire dangereuse la situation des juges constitutionnels africains. La chronique constitutionnelle africaine des deux dernières décennies montre que la conquête de l’indépendance du juge, indispensable à l’exercice de son pouvoir normatif, est une oeuvre jamais achevée.

Et quand bien même le juge exercerait son pouvoir en toute indépendance, l’autorité de la chose jugée n’est pas à l’abri d’une remise en cause par le pouvoir législatif, comme l’a montré l’affaire Perruche[43] en France. La doctrine comparée s’accorde même à voir dans ce tropisme législatif une tendance fondamentale de l’expérience juridique française actuelle qui n’hésite pas à modifier le droit jurisprudentiel au moyen de règles législatives. Tropisme législatif qui, cependant, ne résiste guère au pouvoir constitutionnel de la Cour européenne des droits de l’homme. Les exemples de modifications législatives consécutives à un arrêt de la Cour dans les États membres ne se comptent plus. Mieux, les effets des arrêts de la Cour s’étendent au-delà de l’État condamné : une condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme d’un État membre déclenche souvent des requêtes similaires dans d’autres États, ce qui conduit les autorités de ces derniers à modifier leur législation de manière à ne pas être à leur tour condamnés pour violation de la Convention européenne des droits de l’homme[44]. Les effets de la jurisprudence européenne Ruiz Mateos[45] sur l’organisation nationale du contentieux constitutionnel ne doivent pas faire oublier l’influence mutuelle des cours constitutionnelles et de la Cour européenne des droits de l’homme. Cela n’était pas le cas des autres régimes constitutionnels marqués par l’héritage du modèle de Westminster en raison de l’influence considérable du comité judiciaire du Conseil privé de la Couronne britannique plus tard perçu par les cours suprêmes nationales ou fédérales comme une « cour étrangère ».

Le passage d’une justice administrative retenue par le pouvoir royal vers une justice déléguée censée contrôler les actes de l’Administration explique la double compétence consultative et juridictionnelle du Conseil d’État. La dépendance structurelle historique du juge administratif français à l’autorité administrative et au pouvoir politique a trouvé un écho certain dans les systèmes juridiques africains où l’office du juge constitutionnel n’a été longtemps toléré que parce qu’il était d’abord au service du pouvoir politique. L’expression « Conseil d’État », conservée en dépit du développement d’une jurisprudence exceptionnellement riche, est l’héritage symbolique de cette défiance du corps politique à l’égard du juge, défiance dont le choix terminologique de l’expression « Conseil constitutionnel » par le législateur français de préférence à la tournure « cour constitutionnelle » dévoile la persistance. Dans les deux cas, le risque d’être juge et partie, notamment en raison du cumul des fonctions consultatives et contentieuses, n’est-il pas susceptible d’affaiblir l’autorité du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel par rapport à l’équilibre des pouvoirs institués et à la gestion des rapports sociaux ? En violant le principe de l’impartialité de juridiction consacrée par la Cour européenne des droits de l’homme en son article 6 (1) de la Convention européenne des droits de l’homme, ce risque de partialité nuit à l’autorité juridictionnelle des deux institutions nationales au profit de celle du juge communautaire. Cette crainte régulièrement soulevée par la doctrine, qui agite le spectre du gouvernement des juges, tend à entretenir l’idée sans doute peu démocratique que le juge gouverne vraiment.

2 Le juge gouverne : un pouvoir par procuration ?

Qu’il s’illustre par des décisions audacieuses condamnant des hommes politiques français[46] ou désavouant des dirigeants politiques africains dans l’exercice de leurs prérogatives constitutionnelles, qu’il contribue au règlement des crises politiques en Afrique, qu’il isole, notamment dans le cas des systèmes de common law, les cours suprêmes nationales et le juge fédéral au profit des législations fédérées, le juge exerce une influence indéniable sur la vie politique d’un État et parfois sur un ensemble d’États[47]. Certes, en sanctionnant systématiquement les lois inconstitutionnelles ou en adoptant des prises de position sur des sujets de société sensibles manifestement à rebours du sens commun, du bon sens ou de l’opinion publique, le juge peut légitimement être perçu comme un juge qui gouverne. La coïncidence de l’évolution terminologique de l’autorité au pouvoir pour désigner la fonction juridictionnelle avec la montée en reconnaissance et en puissance du juge constitutionnel n’est pas fortuite. Serait-il détenteur d’une réelle influence, le juge constitutionnel, qu’il soit national ou communautaire, est un juge qui exerce un pouvoir normatif au hasard des saisines et exceptionnellement de manière automatique. Le perfectionnement du dispositif juridique de protection des droits fondamentaux, qui se produit notamment dans la réponse à la question prioritaire de constitutionnalité des lois et à la question prioritaire de communautarité des lois, célèbre en réalité le sacre du citoyen. Un citoyen qui, à l’occasion, revêt la couronne royale du client.

2.1 Le juge constitutionnel : arbitre des pouvoirs institués

Lorsqu’en 1975 la doctrine parlant des membres du Conseil constitutionnel évoque des juges qui ne veulent pas gouverner[48], la saisine n’a pas encore été élargie aux députés. En vérité, la question demeure de savoir si les sages avaient véritablement le choix de gouverner compte tenu de la restriction de la saisine et des réserves suscitées par les incertitudes relatives à sa nature juridictionnelle. La présence de non-juristes comme les anciens présidents de la République parmi les sages alimente très tôt les spéculations les plus folles sur sa nature véritable. La préférence terminologique du terme « Conseil » au terme « cour », majoritairement accordée par les autres démocraties européennes, traduit manifestement la volonté du constituant français de ne pas créer une véritable juridiction constitutionnelle, mais un organe politique susceptible de conseiller le pouvoir exécutif par ses avis et de tempérer les excès du légiscentrisme de 1789. Dans les deux cas, le juge constitutionnel apparaissait déjà comme un contre-pouvoir ou mieux comme un arbitre de la régulation des pouvoirs exécutif et législatif en France, alors qu’il s’est davantage illustré en qualité de juge du contentieux électoral dans la résolution des conflits politiques en Afrique.

2.1.1 Le juge régulateur de l’activité normative des pouvoirs publics

La pratique du principe de la répartition des matières relevant de la loi et du règlement consacré pour la première fois par l’article 34 de la Constitution française de 1958 a placé le juge constitutionnel en arbitre de la régulation des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif, s’appropriant ainsi le mécanisme éminemment politique de l’influence réciproque fondatrice de la séparation des pouvoirs. Par son appréciation du caractère réglementaire ou non d’une matière qui lui est soumise dans l’obscurité ou le silence de la loi constitutionnelle, le juge constitutionnel peut exercer un pouvoir politique[49]. Dans ce cas d’espèce, le juge constitutionnel n’exerce pas véritablement un pouvoir normatif, son arbitrage se limitant à trancher un conflit de compétences entre les deux autres pouvoirs sans nécessairement remettre en cause l’influence de l’exécutif sur le législatif consacrée par les articles 34 et 37 de la Constitution française. Les réceptions africaines de ces articles n’ont fait que confirmer l’importance de l’initiative législative du pouvoir exécutif et ont révélé ainsi les limites de la « délégalisation » de certaines matières.

Le débat constitutionnel relatif à la répartition des compétences entre le niveau fédéral et les niveaux fédérés propre aux États fédérés est un autre exemple édifiant de ce pouvoir de régulation. À la faveur du mouvement général de la décentralisation et du bicaméralisme, et en raison de l’instauration d’un sénat caractéristique du renouveau constitutionnel dans la plupart des États de l’Afrique francophone, ce rôle est promu à un avenir certain : devant la crainte des dérives fédéralistes ou sécessionnistes qu’inspirent le repli communautaire et l’exacerbation périodique des mobilisations ethniques, la valeur éminemment constitutionnelle des principes de l’intégrité du territoire et de l’indivisibilité de la nation conférera sans doute une lourde responsabilité au juge lorsqu’il sera aux prises avec ce type de problème.

Les réceptions africaines de l’article 34 de la Constitution française de 1958 suggèrent que le pouvoir normatif du juge constitutionnel se mesure d’abord à une interprétation de la Constitution dont les conséquences sont toujours considérables dans la vie politique. Même au Sénégal où le juge constitutionnel se limite à un contrôle constitutionnel formel de la loi, il apparaît, contrairement au modèle français, comme un juge de conflits entre le Conseil d’État et la Cour de cassation, autrement dit, toujours comme un arbitre dont le caractère sans appel des décisions lui confère une autorité considérable.

Le temps où les cours suprêmes africaines interprétaient restrictivement les dispositions constitutionnelles délimitant le domaine matériel de la loi en ménageant le pouvoir exécutif semble révolu. De manière générale, cette interprétation a longtemps affaibli les parlements africains en permettant, au moyen de la technique de « délégalisation », au pouvoir exécutif de donner une forme législative à des règles juridiques dont il voulait souligner l’importance politique. Quelle que soit la nature de la régulation opérée par le juge constitutionnel, avis et décisions, son magistère d’influence sur les rapports politiques est parfois sans commune mesure avec ce qui se passe dans les démocraties européennes. Si, en matière de régulation juridictionnelle des pouvoirs publics, le juge constitutionnel est d’abord investi du pouvoir de trancher les « recours pour excès de pouvoir législatif[50] », en matière de régulation juridique (avis), il se révèle être plus généralement un véritable contre-pouvoir institutionnel.

Cette montée en puissance de la justice constitutionnelle est d’autant plus spectaculaire dans la plupart des États de l’Afrique subsaharienne que, par le passé, le juge était un auxiliaire du pouvoir exécutif ou un simple gardien de la loi. La succession du président Houphouet Boigny en Côte d’Ivoire en 1993, l’arbitrage des conflits de cohabitation opposant au Niger le président de la République et le premier ministre en 1995 de même que les circonstances de la destitution du président de la République malgache en 1996 illustrent les solutions constitutionnelles des conflits politiques. Le juge constitutionnel est désormais un acteur politique certes titulaire d’une autorité certaine, mais aussi détenteur d’un pouvoir qu’il n’assume pas toujours pleinement, comme le confirment deux exemples.

Au Niger, saisie une dizaine de fois pendant l’année 1995, la Cour suprême a tranché de délicates questions de compétence des autorités et développé une véritable doctrine de la cohabitation[51]. En effet, le chef de l’État et le premier ministre nigériens se sont adressés à la Chambre constitutionnelle pour savoir si, à la suite des élections législatives du 12 janvier 1995 et du changement consécutif modifiant la majorité parlementaire, le pays ne s’engageait pas dans la voie de la cohabitation, synonyme d’alternance[52]. Tranchant tantôt en faveur de l’un, tantôt en faveur de l’autre, la Chambre constitutionnelle s’est illustrée par ces avis comme l’interprète privilégié de la Constitution, prérogative attributive, mais aussi constitutive d’un pouvoir d’État[53]. La « crise de normativité de la Constitution en Afrique[54] » a révélé le pouvoir d’interprétation du juge constitutionnel au sujet de notions aussi centrales que celle de peuple abusivement invoquée par les présidents sortants pour se maintenir au pouvoir au-delà du terme de leur mandat. Dans un cas d’espèce, à rebours de la prudence du Conseil constitutionnel français placé devant une situation analogue en octobre 1962, la Cour constitutionnelle du Niger dans un avis du 25 mai 2009, dont l’audace lui vaudra sa dissolution a estimé que, « considérant que dès lors que toute révision de la Constitution ne peut s’envisager hors de la procédure prévue par l’article 135 de la Constitution ; que le décret convoquant le corps électoral pour un référendum sur la Constitution de la IVème République a donc été pris en violation des dispositions des articles 49 et 135 de la Constitution […] Qu’il encourt l’annulation de ce chef[55] ». En interprétant les motifs de vacance du pouvoir présidentiel et en appréciant les circonstances justifiant l’intérim après une procédure de destitution ou en constatant une situation d’empêchement, les cours constitutionnelles apparaissent comme de « nouvelle[s] figure[s] d’autorité[56] », dont la légitimité est assurée par une composition dominée presque exclusivement par des juristes et non des politiques.

À Madagascar, les députés ont saisi la Cour constitutionnelle en invoquant la violation de l’article 62 de la Constitution malgache[57] par une décision du chef de l’État rattachant l’Inspection générale de l’État à la présidence de la République. Certes, les députés pouvaient mettre en cause la responsabilité du président de la République, mais, faute de majorité qualifiée pour conduire cette procédure à son terme et dans la crainte d’une dissolution de l’Assemblée en cas de vote d’une motion de censure contre le gouvernement, ils ont choisi de destituer le chef de l’État sur la base de l’article 50 de la Constitution relatif à l’empêchement[58]. Si cette destitution est l’exception qui confirme la règle du principe de l’irresponsabilité politique du chef de l’État dans un régime parlementaire, elle dévoile cependant la complicité active du pouvoir législatif dans la mise en scène du pouvoir du juge constitutionnel. Toutefois, c’est dans leur rôle de juge du contentieux électoral que les juridictions constitutionnelles africaines sont apparues comme des acteurs politiques[59] de premier plan…

2.2 Le juge constitutionnel : juge électoral et défenseur des droits

Touchant au processus démocratique de dévolution du pouvoir politique dans des États longtemps marqués par l’autoritarisme, le contrôle juridictionnel des opérations précédant, accompagnant ou clôturant le scrutin cristallise les attentes, les ressentiments communautaristes et parfois la conflictualité du jeu politique. Plus qu’ailleurs, ce moment de la vie politique des jeunes États de l’Afrique francophone s’inscrit généralement dans le contexte de conjonctures critiques et de mobilisations multisectorielles qui accroissent le caractère décisif de l’action du juge électoral, si bien que celui-ci est parfois partagé entre son autolimitation et l’audace de son intervention. Cependant, en matière électorale, le juge constitutionnel a souvent puisé dans la seconde possibilité les moyens de s’affranchir de l’emprise du pouvoir politique et de conquérir sa légitimité. Certes, si sa nomination est invoquée pour discréditer celle-là, encore certains oublient-ils de souligner qu’il est désigné par des pouvoirs élus et que, par voie de conséquence, il peut justifier ou relativiser le pouvoir dont il est crédité en s’appuyant sur cette part de légitimité démocratique indirecte[60]. Dans ce cas d’espèce, le juge ne crée pas nécessairement le droit à la lumière d’un pouvoir autonome d’interprétation qui illustrerait ce que Michel Troper appelle le « gouvernement par les juges[61] ». Le juge se contente de dire le droit en tranchant des conflits électoraux, ce qui n’est pas sans conséquence sur la redistribution des pouvoirs politiques et la paix civile.

2.2.1 Le juge électoral

L’élection présidentielle béninoise de 1996 a montré comment la Cour constitutionnelle a contrecarré les manoeuvres d’un Nicéphore Soglo pressentant sa défaite face à Mathieu Kerekou en publiant le 29 mars 1996 un communiqué dénonçant les menaces du candidat battu et ses propos répétés sur l’imminence d’une guerre civile qui frapperait les uns et les autres. En 2001, cette cour a su mener à son terme le scrutin présidentiel. Lors des élections législatives du 30 mars 1999, elle a décidé d’annuler près du tiers des bulletins de vote en procédant à « des redressements des décomptes des voix ou à l’annulation des suffrages exprimés dans les bureaux concernés[62] » après avoir constaté des irrégularités diverses. Avec la même fermeté, la Cour constitutionnelle malienne a décidé lors des scrutins présidentiel et législatif de 2002, au premier et au second tour du premier scrutin, de porter au pouvoir Amadou Toure en invalidant un nombre élevé de voix recueillies par les différents candidats. Au cours du second scrutin, le juge, saisi de nombreuses requêtes en annulation, a procédé à des corrections, notamment au détriment de la majorité parlementaire sortante, et il a annulé les résultats dans deux circonscriptions. Il n’a pas hésité à annuler le scrutin législatif de 1997 et à donner une suite à une requête introduite en ce sens par les partis d’opposition.

Mieux, indépendamment de l’enjeu électoral, deux décisions de 2005 ont montré la manière dont la Cour constitutionnelle du Bénin assure le suivi de ses décisions[63] afin de garantir l’autorité de la chose jugée devant les pouvoirs exécutif et législatif : la protection de l’autorité de la chose jugée est garantie par l’exercice d’un pouvoir d’injonction qui se traduit par la prescription du comportement approprié et du délai de réparation du manquement.

Dans un même ordre d’idées, le Conseil constitutionnel sénégalais a donné suite à une requête de trois chefs de parti engagés dans les élections législatives du 29 avril 2001 tendant à interdire que l’effigie du candidat Wade[64] et un acronyme tiré du Wolof rappelant son nom « wad » figurent sur les bulletins de vote des candidats de son parti. Malgré les protestations des responsables politiques de ce parti, le ministre de l’Intérieur a fait immédiatement appliquer la décision du juge constitutionnel.

Pour sa part, le juge constitutionnel togolais s’est émancipé de la tutelle politique du pouvoir exécutif. Un avis, selon lequel la création par l’Assemblée nationale, contre l’avis du chef de l’État, d’une commission électorale nationale autonome chargée d’assurer l’organisation et la supervision des élections n’est pas contraire à la Constitution, l’illustre. La légalité constitutionnelle de ces autorités indépendantes chargées de veiller à la sincérité et à la régularité du vote dans les États en transition démocratique est ainsi affirmée. La réduction des attributions du juge électoral au fil de la réforme sénégalaise de 1992[65] montre une nouvelle fois que la question de son pouvoir se pose d’abord dans le contexte d’un processus démocratique au cours duquel celui-ci gouverne véritablement en faisant prévaloir non plus solitairement, mais solidairement l’autorité des urnes. À l’inverse, notamment en amont, l’exemple canadien caractérisé par la primauté des juristes montre que le juge, en présidant les commissions de délimitation des circonscriptions électorales, peut influer de manière significative sur le résultat des urnes. Même partagé, le pouvoir du juge souffre d’un déficit de légitimité démocratique[66] que l’élargissement de la saisine aux citoyens et l’interventionnisme juridictionnel des contractants dans le procès contractuel en droit des affaires ne peuvent guère résorber…

2.2.2 Le défenseur des droits

En faisant du citoyen français un majeur constitutionnel, la question prioritaire de constitutionnalité transforme le requérant en entrepreneur de politiques constitutionnelles, à l’image de ce qui se passe avec le contrôle a posteriori de constitutionnalité des lois en Afrique. Dans les deux cas, la protection des droits fondamentaux semble être le critère matériel décisif de la compétence du juge constitutionnel, ce qui illustre ainsi la constitutionnalisation du contentieux subjectif et le déclin — irrémédiable ? — du critère organique caractéristique du droit public français[67]. Le dynamisme de l’entrepreneuriat contentieux du requérant n’est-il pas ici une objection à la thèse politique du gouvernement des juges ? Bien entendu, certaines appréciations plus nuancées[68] évoquent l’image d’un citoyen français majeur constitutionnel soustutelle en raison du double filtre de l’appréciation du caractère sérieux et nouveau de la question soulevée et renvoyée au Conseil d’État ou à la Cour de cassation. Toutefois, la question prioritaire de constitutionnalité à travers le double filtre de la Cour de cassation et du Conseil d’État, de la question prioritaire de la conventionnalité et de la communautarisation des lois, bien qu’elles soient hiérarchisables, n’instille-t-elle pas une logique concurrentielle favorable au citoyen et incompatible avec une hypothétique souveraineté du pouvoir du juge ? En prévoyant ces trois formes de contrôle qui célèbrent le sacre du citoyen, « les constituants ont utilisé un procédé bi-séculaire de limitation du pouvoir : sa division et sa répartition entre des organes concurrents[69] ». La thèse du caractère non gouvernable des démocraties européennes n’est pas seulement la conséquence de l’européanisation de l’action publique et de son corollaire, l’honneur perdu de l’État[70], elle est aussi un écho de la revanche du citoyen. La judiciarisation de la vie sociale outre-Atlantique en est une caricature.

Le rôle des professionnels du droit dans la mobilisation des droits aux États-Unis est de favoriser la transposition d’une cause collective de telle sorte que la décision judiciaire au-delà du cas particulier qui la justifie favorise l’inscription du problème visé dans l’espace public. Cette contribution du juge américain à l’inscription au programme législatif d’un problème, dès lors qualifié de problème public en ce qu’elle est la poursuite par le droit des luttes pour la reconnaissance de certaines minorités, ferait de celui-là un instrument politique[71]. L’activisme judiciaire des tribunaux canadiens en la matière[72] suggère un rôle éminent du juge dans le gouvernement des conduites humaines au sens où l’entend Michel Foucault[73], c’est-à-dire comme tentative de dépassement de l’alternative société-État par la conduite des autres et de soi. C’est parce que chaque droit ou liberté porte en raison de sa substance même une valeur que sa garantie jurisprudentielle est un premier pas dans le gouvernement des conduites sociales. Les références juridictionnelles des droits fondamentaux à la Convention européenne des droits de l’homme traduisent leur primauté matérielle sur les ordres juridiques nationaux.

Si « [l]à où il y a pouvoir, il y a résistance ou plutôt par là même, celle-ci n’est jamais en position d’extériorité par rapport au pouvoir[74] », alors l’hypothèse du gouvernement des juges doit être prise au sérieux, surtout lorsqu’elle se conjugue avec le pouvoir normatif. Toutefois, dans certains cas, le magistère d’influence d’une jurisprudence suffit à faire du dialogue des juges un instrument de diffusion du droit. De nombreux exemples[75] confirment une telle appréciation, dont celui de la Cour constitutionnelle sud-africaine, notamment par l’entremise de la décision du 6 juin 1995 portant inconstitutionnalité de la peine de mort. Contre une opinion publique globalement favorable à la peine de mort, le juge constitutionnel sud-africain a pu, en se fondant sur la décision Makwanyane, élaborer toute une jurisprudence qui, forte de ses emprunts plus ou moins explicites aux droits étrangers, est devenue une référence incontournable en la matière explicitement invoquée par les juges européens. Dans ce cas d’espèce, le raisonnement par analogie de la Cour constitutionnelle, médiatisé par le principe selon lequel comparaison vaut raison, influe sur la recherche de solutions techniques aux problèmes constitutionnels européens. En prêchant par l’exemple, par son utilisation de l’argument de droit comparé dont la décision Makwanyane est l’illustration achevée, la Cour constitutionnelle sud-africaine participe ainsi insidieusement au gouvernement des conduites jurisprudentielles. Sans nécessairement créer un droit nouveau, mais par l’intermédiaire d’une méthode de travail et d’une manière de dire le droit — raisonnement par analogie ? — qui honorent son office, elle contribue de manière très constructive au dialogue des juges.

Le développement sans précédent du marché international du droit des affaires laisse penser, depuis l’explosion des redressements judiciaires des entreprises en faillite des années 80 et de l’activité de conseil des Big Five, que le juge est désormais un allié incontournable des marchands du droit[76]. Les grands cabinets d’avocats anglo-saxons ne négligent aucune arme pour défendre leurs intérêts, autrement dit ceux des entreprises qui s’offrent leurs services pour relever le défi de la compétitivité économique.

De fait, l’accroissement des pouvoirs du juge, notamment grâce à la technique de la saisine d’office, est une constante dans l’évolution du droit procédural des faillites[77]. Certes, si cette forme de saisine est incompatible avec les exigences de l’article 6 (1) de la Convention européenne des droits de l’homme, c’est que le juge, même impartial, ne peut guère être considéré comme un tiers au procès qu’il a lui-même intenté. Or cette qualité de tiers étant l’un des critères de l’acte juridictionnel, le juge du droit de la procédure collective, à l’image de certaines cours constitutionnelles dans le paysage politique, apparaît davantage comme un acteur économique ou encore une autorité administrative[78] qu’un véritable tribunal qui dit le droit. Il est permis de se demander, compte tenu du rôle actif du juge-commissaire au service du parti pris d’un législateur en faveur des entreprises en difficulté et de la possibilité du premier de réformer ou d’annuler d’office les ordonnances du second, si celui-ci n’est pas détenteur d’un pouvoir législatif lui permettant de gouverner les entreprises défaillantes. Au-delà de la saisine d’office, l’obligation pour le débiteur de déclarer la cessation des paiements de son entreprise fait du juge de la faillite moins une autorité titulaire du pouvoir normatif qu’un acteur économique majeur, détenteur du pouvoir législatif. Pourtant, cet accroissement des pouvoirs du juge en droit des affaires est trompeur en raison de l’aménagement des pouvoirs du juge par les contractants[79]. La pratique rend compte de ce triomphe du client-roi dans des clauses qui ont pour objectif de limiter les attributions du juge ou bien de réduire ou d’anéantir le pouvoir d’appréciation qui lui revient en principe. Ces clauses sont liées à la qualification des faits et des actes des parties, à l’interprétation du contrat, aux sanctions de l’inexécution ou à l’invalidité du contrat. Le juge lui-même consacre souvent ces clauses qui limitent pourtant ses prérogatives : ce faisant, il reconnaît ainsi aux parties un certain pouvoir dans la délimitation de son propre rôle. Cette consécration de l’imperium des contractants ne traduit pas seulement la reconnaissance de la faculté des parties de prévoir et de canaliser les pouvoirs du juge susceptibles d’être mis en oeuvre à l’occasion d’un litige, mais elle dévoile aussi — du moins implicitement — l’imperium du créancier, notamment en matière de sanctions de l’inexécution du contrat au détriment des prérogatives d’un juge qui ne gouverne plus que par procuration.

À rebours de sa valeur instrumentale contemporaine, la « nécessité démocratique » de la légitimité du juge susceptible de justifier un éventuel pouvoir judiciaire doit son existence à l’imputation au peuple qui, selon l’article 3 de la Constitution française de 1946, est le véritable propriétaire de la souveraineté nationale. L’article 2 de la Constitution française de 1791 parlant d’un pouvoir judiciaire n’énonce t-il pas que les juges sont élus par le peuple ? Le credo démocratique qui a conduit les nouveaux États en formation au lendemain de la Révolution américaine à adopter l’élection des juges en lieu et place de leur nomination par le gouverneur de l’État confirme cette hypothèse. Selon une idée souvent reprise, la démocratie n’est pas le pouvoir du peuple, mais un pouvoir exercé au nom du peuple. Ainsi, selon cette interprétation, le juge parle au nom du peuple et n’exerce pas un pouvoir délégué[80] par le Parlement, mais il est lui-même le représentant du peuple.

Le juge qui crée le droit n’est pas nécessairement[81] un juge qui gouverne. Il peut gouverner sans véritablement exercer un pouvoir normatif. Le cumul des deux rôles n’est pas automatique : son caractère relativement exceptionnel n’est qu’une preuve supplémentaire des liaisons orageuses et inévitables entre le droit et la politique. Titulaire d’une autorité dont il a les moyens d’imposer désormais le respect de celle de la chose jugée ou nommée, le juge est parfois détenteur d’un pouvoir qui dépasse la sphère juridique de l’ordre pour intégrer la sphère politique du mouvement. Toutefois, contingent dans les États unitaires, le pouvoir politique du juge, notamment constitutionnel, apparaît nécessaire dans les États fédéraux aux prises avec la répartition des compétences entre États fédérés et État fédéral. La décision du 20 août 1998 de la Cour suprême du Canada relative au renvoi du gouvernement fédéral concernant une déclaration unilatérale d’indépendance du Québec est illustrative de cette nécessité structurelle[82]. Le comité judiciaire du Conseil privé de la Couronne britannique a pu jouer un rôle déterminant dans la promotion du fédéralisme dans les dominions. Dans une certaine mesure, ce rôle apparaît décisif, comme l’illustre la Judiciary Act qui est à la Cour suprême américaine ce que le pouvoir d’injonction est aux juridictions européennes, une prérogative du pouvoir judiciaire sur les autres pouvoirs notamment exécutif.

Le statut du juge nommé par des pouvoirs élus a pu infirmer, dans la plupart des cas, l’hypothèse du gouvernement des juges. Hypothèse stimulante, car l’oxymore apparente qu’elle désigne suggère un questionnement plus général sur l’office du juge dans le régime démocratique de la représentation nationale. À l’inverse, le magistère d’influence du juge tient moins à son pouvoir de créer de nouveaux principes de droit ou de nouveaux droits qu’à l’audience et à la portée de ses avis et décisions relativement à certaines questions de société sensibles comme la bioéthique, la laïcité[83], la santé[84], la sexualité et les luttes pour la reconnaissance des minorités qui engagent toute une vision du monde gouvernant, au sens de Foucault, les conduites humaines.